Il avait été relativement aisé de faire la guerre aux congrégations religieuses, qui n'avaient en France qu'une situation mal définie, précaire, souvent même extra-légale. Il semblait beaucoup plus difficile de toucher au clergé séculier, protégé contre les entreprises des politiques par une charte écrite et déjà séculaire : le Concordat. Le Concordat de 1801 n'est pas un acte de foi ou de repentir, mais un simple acte politique, arraché par Bonaparte à l'anticléricalisme de ses conseillers, et qui réduisit au strict minimum les concessions faites à l'Église, officiellement replacée au rang de grand corps de l'État. Les droits qui lui furent alors laissés ne sont que les épaves d'un naufrage. Le Concordat formait la base du droit ecclésiastique français, et un examen impartial permet bien vite de reconnaître combien cette base était étroite ; le tour en est bientôt fait. Tout d'abord, le Concordat est un acte de droit international, un traité négocié de puissance à puissance, et, comme le portait le projet de loi présenté au Corps législatif : une convention entre le gouvernement français et le pape. Cette convention contenait des articles favorables au pape et des articles favorables au gouvernement français ; elle avait, au plus haut point, le caractère d'un contrat synallagmatique, où chacune des deux parties assurait à l'autre certains avantages, en vue d'obtenir elle-même certaines concessions, certains privilèges. Parmi les droits ainsi établis figure, au premier chef, le droit de propriété de l'Église sur les édifices consacrés au culte et sur les traitements attribués à ses membres. La loi du 2 novembre 1789 avait déclaré que les biens de l'Église étaient mis à la disposition de la nation, et cette formule adoucie, les étatistes l'ont toujours interprétée dans le sens d'une expropriation complète, d'un transfert de propriété de l'Église à l'État. Or l'article XII du Concordat porte que toutes les églises, métropolitaines, cathédrales, paroissiales et autres, non aliénées, nécessaires au culte, seront mises à la disposition des évêques. L'article 75 des articles organiques répète la même formule. De l'identité des termes on doit conclure que, si la loi du 2 novembre 1789 a transféré la propriété des biens d'Église à la nation, le Concordat, à son tour, a transféré à l'Église la propriété des églises métropolitaines, cathédrales et paroissiales. Cette opinion se trouve corroborée par la jurisprudence. Un arrêt du Conseil d'État du 1er avril 1887, rendu en faveur de la fabrique de l'église Saint-Roch, à Paris, déclare que l'arrêté par lequel un préfet, en exécution de l'arrêté consulaire du 7 thermidor an XI, envoie une fabrique en possession de biens lui ayant appartenu, et non aliénés par l'État, a pour effet d'abandonner au profit de la fabrique les droits de propriété appartenant à l'État. De nombreux arrêts antérieurs qualifient également de droit de propriété le droit transmis aux fabriques par l'envoi en possession. (Rennes, 1824. — Bourges, 1838. Cassation, 1839. — Cassation, 1854.) Le Concordat n'avait pas seulement rendu au clergé les églises non aliénées ; il lui avait encore attribué un traitement, et les juristes et les politiques discutent entre eux pour savoir si ce traitement constituait une générosité toujours révocable, ou une compensation des biens ecclésiastiques confisqués en 1789 par la nation : c'est cette dernière opinion qui est incontestablement la vraie. Le budget du culte catholique, dit avec raison M. Guiraud[1], ne date pas du Concordat, qui n'a fait que le reconnaître. Il date du jour où, prenant à l'Église tous les biens qu'avait accumulés la libéralité des fidèles, l'Assemblée constituante a inscrit au budget national, et même dans la constitution, au profit du culte catholique, apostolique et romain, une rente perpétuelle, intérêt permanent de l'immense capital qu'elle lui enlevait. Cette dette de l'État français envers l'Église, il en a
été parlé au cours des négociations du Concordat : Sa
Sainteté, disait Spina à Bernier, faisant
usage de toute son indulgence envers les acquéreurs de biens ecclésiastiques,
vous conviendrez qu'elle ne doit pas perdre de vue les intérêts de la
religion et la subsistance de ses ministres. Il faut donc que le gouvernement
assure la subsistance, non seulement des évêques, mais encore des curés et des autres ministres inférieurs. (15 novembre 1800.) Le conseiller d'État Siméon, rapporteur du projet de Concordat, exprimait la même idée au Tribunat, quand il disait : L'assemblée nationale applique le patrimoine ecclésiastique aux besoins de l'État, mais sous la promesse de salarier les fonctions ecclésiastiques. Cette obligation, trop négligée, sera remplie avec justice, économie et intelligence. Il n'en coûtera pas au Trésor la quinzième partie de ce que la nation a gagné à la réunion des biens du clergé. Le débat est magistralement résumé par le duc de Broglie dans son livre sur Le Concordat : Si la vente des biens ecclésiastiques n'avait pas été confirmée par une déclaration pontificale, jamais le Concordat n'aurait été seulement mis en discussion ; mais, réciproquement, si la subsistance du clergé dépossédé par la Révolution n'eût été assurée par une promesse formelle, jamais la déclaration pontificale n'eût été obtenue. On est donc ici en présence d'un contrat parfait et d'une application rigoureuse de la formule : do ut des. Tous les écrivains ayant le sens du droit reconnaissent le caractère synallagmatique de la loi du 2 novembre 1789 : On a beaucoup épilogué, dit M. Aulard, sur ces mots : à la charge de... et l'on a dit qu'ils ne constituaient pas un engagement. C'était bien un engagement, et un engagement solennel[2]. Et cet engagement, le Concordat l'a fait revivre. Ce que nous disons des traitements ecclésiastiques doit s'entendre également des immeubles mis par les articles organiques à la disposition des évêques et des curés pour leur habitation. La section III du titre IV des articles organiques est intitulée : Du traitement des ministres. Les articles 64, 65, 66, fixent à 15.000 francs le
traitement des archevêques, à 10.000 francs celui des évêques, à 1.500 et à
1.000 fr. le traitement des curés. L'article 71 dispose que les conseils généraux des départements sont autorisés à
procurer aux archevêques et évêques un logement convenable. L'article 72
porte que : Les presbytères et les jardins
attenants, non aliénés, seront rendus aux curés et aux desservants des
succursales. A défaut de ces presbytères, les conseils généraux des communes
sont autorisés à leur procurer un logement et un jardin. La présence de ces dispositions dans le titre relatif aux traitements des ecclésiastiques prouve bien que le logement est considéré par le législateur comme partie accessoire et complémentaire du traitement. Un évêque reçoit une pension en argent et une maison d'habitation ; pension et maison constituent son traitement. Un curé reçoit 1.500 ou 1.000 francs en argent, plus un presbytère et un jardin ; l'argent, le presbytère et le jardin constituent son traitement. Et de même que le Concordat reconnaît à l'Église de France la propriété de ses temples, il lui reconnaît également la propriété des salaires de ses ministres et des immeubles, évêchés ou presbytères, affectés à leur habitation. Le Concordat reconnaît enfin aux Français le droit de faire des fondations en faveur des églises (art. 15), et les articles organiques confirment ce droit dans l'article 73, ainsi conçu : Les fondations qui ont pour objet l'entretien des ministres et l'exercice du culte ne pourront consister qu'en rentes constituées sur l'État. Elles seront acceptées par l'évêque diocésain, et ne pourront être exécutées qu'avec l'autorisation du gouvernement. D'où l'on est en droit de conclure qu'une libéralité acceptée par l'évêque, autorisée par le gouvernement et convertie en rentes sur l'État, devient la propriété de l'Église, comme ses temples, les salaires de ses ministres, les évêchés et les presbytères. Des milliers de Français avaient ainsi, sur la foi des traités, fait des largesses à l'Église de France et avaient cru leurs donations aussi fermes et aussi stables que peut l'être chose de ce monde. Tels sont les droits reconnus à l'Église par le Concordat et par les articles organiques. Pendant longtemps, la législation concordataire ne souleva, en France, aucune opposition. Napoléon pensait que le code civil et le Concordat seraient, un jour, ses meilleurs titres de gloire aux yeux de la postérité, et la France n'était pas loin de penser de même. Le Concordat n'avait contre lui que quelques audacieux, comme Lamennais, qui ne trouvaient autour d'eux aucun écho. Les évêques, dont le Concordat avait démesurément grossi la situation, tenaient à une législation qui leur était si favorable ; les politiques se défiaient d'une Église libre et préféraient de beaucoup une Église salariée. Vers la fin du second Empire, le parti républicain commença de songer à la séparation de l'Église et de l'État, pour se venger de l'attitude de l'Église à son égard en 1851 ; il n'obtint, tout d'abord, qu'un succès de curiosité. Un député à l'Assemblée nationale, M. Pierre Pradié,
comprit, dès 1871, le péril que pouvait courir un jour le Concordat, et,
catholique convaincu, il proposa hardiment à l'Assemblée un projet de
séparation très bien conçu. L'État ne nommait plus les évêques et renonçait à
toute intervention dans les affaires de l'Église : Il
se bornait à protéger la liberté de conscience, en maintenant l'ordre public,
si les cérémonies extérieures du culte étaient matériellement troublées.
Les églises, les chapelles, les cimetières appartenaient au clergé. L'Église
et ses corporations, dotées de la personnalité civile, recevaient le droit de
posséder et d'acquérir sans l'autorisation du gouvernement. Le budget des
cultes était remplacé par une inscription de rentes au Grand Livre ; ces
rentes devaient s'éteindre, à mesure que se reconstituerait le patrimoine
ecclésiastique. Le gouvernement s'entendrait avec Rome pour prévenir les
captations et les agglomérations de biens de mainmorte, qui dépasseraient les
besoins du clergé, du culte, des corporations et des œuvres de bienfaisance.
Pour empêcher ces abus, le gouvernement solliciterait de Rome des
condamnations spirituelles sévères, et même l'interdit contre les coupables. Il y aurait eu, certainement, plus d'un amendement à proposer à ce projet ; les précautions indiquées contre la reconstitution des bien de mainmorte étaient insuffisantes ; mais le projet pouvait être accepté dans ses grandes lignes, séparait l'Église de l'État, débarrassait celui-ci d'une tutelle délicate et onéreuse, et laissait à l'Église toute la liberté qu'elle a dans les pays les plus libres. M. Pradié ne fut pas compris. Thiers s'employa de toutes ses forces à faire échouer le projet. L'idée de la séparation ne devait pas tarder à être reprise par d'autres et allait devenir le premier article du programme politique de la franc-maçonnerie. L'influence de cette association se fait sentir en France dès 1873. En 1876, les francs-maçons comptent déjà 306 ateliers, renfermant 203.000 membres, dont 15.000 pour Paris seulement. Les loges attirent surtout la bourgeoisie ; mais elles ont des affiliés dans les campagnes. Notaires, médecins, vétérinaires, marchands, instituteurs les renseignent, favorisent leur action, répandent leurs idées, et, aux jours d'élections, mènent les électeurs à la bataille. La franc-maçonnerie, qui n'avait été longtemps qu'une association libérale et philanthropique, tend à se transformer de plus en plus en société politique, et se sépare nettement de toute religion positive[3]. Elle se pose en ennemie du clergé, ennemi de la République, et, comme elle offre aux hommes politiques ses cadres tout prêts, sa large publicité, ses journaux : la République Française, le Siècle, le National, le XIXe siècle, la Marseillaise, le Mot d'ordre, le Rappel ; comme elles, dans la Ligue de l'Enseignement, un organe de propagande très puissant, les chefs du parti républicain trouvent commode de profiter de cette organisation toute faite[4]. En 1876, une première protestation contre le budget des cultes est portée devant la Chambre des députés ; elle réunit 68 voix. Quatre-vingt-sept députés contresignent, en 1881, la
proposition Boysset, dont les termes mêmes indiquent déjà l'âpreté des
passions politiques : Nous, républicains de 1881,
nous ne sommes à aucun titre les héritiers de Napoléon Bonaparte et nous ne
pouvons être liés par un traité qu'il a consenti. La République française ne
peut soutenir plus longtemps de ses millions et de son mandat officiel ses
ennemis déclarés... Il s'agit de revenir à la raison et à l'ordre, et de
rompre officiellement ces liens plus qu'à moitié brisés, dont nos ennemis
irréconciliables tirent profit et prestige contre nous-mêmes et qui ne nous
donnent à nous nation, à nous France républicaine, que charges écrasantes,
troubles et périls. Jules Ferry répondit aux signataires de la proposition
Boysset que la séparation de l'Église et de l'État,
loin d'être un élément d'apaisement, loin d'apaiser la question religieuse,
la porterait plus vive et plus intime jusqu'au sein même de la famille, et,
loin de fortifier l'État, ne pourrait que l'affaiblir et ne fortifierait que
les passions. C'était là le langage d'un homme d'État ; mais, contraints de tolérer le Concordat, les anticléricaux entreprirent de s'en faire une arme contre l'Église. Paul Bert développa, en 1883, la théorie de l'observation stricte du Concordat. Il supprimait toutes les institutions monastiques : Plus de ces ordres nombreux, qui dévorent sans avantage la substance du peuple... et qui ne servent dans les États modernes qu'à y entretenir un esprit étranger et funeste. Il supprimait l'immunité militaire des séminaristes et les expulsait des séminaires. Il ne voulait plus d'honneurs extraordinaires pour les évêques, classés à leur rang de préséance parmi les fonctionnaires départementaux. Il leur retirait la jouissance des palais épiscopaux, habitations parfois princières, qui augmentaient au moins autant leur autorité morale que leurs ressources matérielles. Il retirait aux établissements ecclésiastiques le droit de posséder des immeubles et ne leur laissait que les rentes sur l'État. Il enlevait aux prêtres la direction des fabriques, dont la comptabilité bien établie ne devait plus permettre d'abus. Il interdisait au clergé toute participation à l'enseignement public. Il punissait sévèrement le prêtre coupable de s'être mêlé d'administration, de politique et d'élections. L'Église, disait-il, ramenée ainsi à la stricte exécution du Concordat qu'elle a signé, sans qu'aucune apparence de persécution puisse être invoquée justement par elle, ne recevant plus de l'État aucune concession propre à augmenter sa richesse ou son influence politique, n'aura plus que la part très grande et très légitime d'autorité que lui accorde la docilité des fidèles... Sans toutes ces mesures, l'Église rayée du budget de l'État, chassée de ses presbytères et de ses temples, mais laissée absolument libre, retrouverait bientôt une richesse personnelle qui lui fait aujourd'hui défaut, une influence politique qui chaque jour s'en va diminuant, et reconquerrait tous ces édifices dont on l'aurait chassée, toutes ces situations privilégiées dont on l'aurait violemment dépouillée. Le gouvernement n'osa appliquer, dans toute leur rigueur, les théories de Paul Bert. Il en resta cependant quelque chose, une tendance à restreindre les avantages concordataires, à surveiller de plus près le clergé, à se montrer à son égard de plus en plus défiant. La question de la séparation faisait peu de progrès au Parlement. L'abolition du budget des cultes réunissait 143 voix en 1883, 173 voix en 1886, et 148 voix seulement en 1891 ; mais les ecclésiastiques les plus intelligents commençaient à perdre patience sous les attaques incessantes de leurs adversaires ; les plus bardis revenaient aux vieilles idées de Lamennais et appelaient de tous leurs vœux la séparation, qui devait être pour eux la libération. Quant à moi, écrivait Mgr d'Hulst, je suis ravi de voir mûrir la question de rupture du Concordat. Elle amènerait de grandes ruines ; mais elle nous rendrait la dignité, l'indépendance, permettrait de reconstituer un épiscopat fort, un clergé apostolique, et de reprendre à nouveau, dans des conditions laborieuses, onéreuses, mais finalement fécondes, l'évangélisation de la France. Je deviens un partisan ardent de la séparation. On est en train de nous faire un épiscopat de laquais, qui bientôt ne seront même plus des hommes sûrs au point de vue de la foi et des mœurs, et je trouve que tout, même et surtout la pauvreté et la persécution, vaut mieux que cela. Tout ce que je vous dis là, je suis prêt à le crier sur les toits. — Le Concordat ne nous fait plus que du mal. Comme on fera précéder la rupture de mesures législatives destinées à nous rendre par avance la liberté impraticable, c'est à la souffrance qu'il faut nous attendre, et pour longtemps. Tant mieux : les fruits gâtés tomberont sous les secousses de la tempête, et l'esprit du clergé, comme la foi du peuple, se retrempera dans les eaux amères. J'espère voir cela avant de mourir ; ce que je vois est trop écœurant[5]. Mgr d'Hulst ne vit pas la séparation, qui ne trouva encore
à la Chambre que 149 voix en 1894, 187 en 1895, 179 en 1899 et 194 en 1900.
Le gouvernement ne se souciait nullement d'entamer cette grosse affaire.
Waldeck-Rousseau lui-même restait nettement concordataire. L'anticléricalisme
était pour lui une manière d'être constante,
persévérante et nécessaire aux États[6], mais ne
constituait pas un programme de gouvernement et n'excluait pas toute idée de
droit. Il fallut l'arrivée au pouvoir de M. Combes pour inaugurer
définitivement la guerre au Concordat. Il a pris soin de nous dire lui-même qu'il était résolu, dès le début de son ministère, à
préparer, et, si possible, à rendre inévitable la séparation de l'Église et
de l'État ; qu'il a apporté tous ses soins à établir, avec une continuité
attentive, par des incidents réitérés et de chaque jour, l'impossibilité
radicale pour l'État de maintenir avec
l'Église le lien concordataire, que cette dernière s'évertuait follement à
mettre en pièces[7]. Le premier de ces incidents fut la querelle du nobis nominavit. Ces mots, par lesquels le Saint-Siège entendait dire : Nous donnons l'institution canonique au candidat qui nous a été désigné par le gouvernement français[8], M. Combes les interprétait dans ce sens : Nous donnons l'institution canonique au candidat qui a été nommé pour nous, en notre nom, par le gouvernement français, et il y voyait une atteinte au Concordat. Au système de l'entente préalable, il opposait celui de la collation forcée, et prétendait que la Curie devait donner l'investiture à tout candidat nommé par le gouvernement ; comme le Saint-Siège se refusait à admettre cette théorie, il arrêta le recrutement du corps épiscopal ; en 1906, seize diocèses étaient vacants. L'application prolongée de ce système eût abouti à la suppression pure et simple de l'épiscopat, et eût incontestablement donné à l'Église de France une physionomie très inattendue et très originale. Un incident plus grave surgit inopinément en 1903, à l'occasion du voyage à Paris du roi et de la reine d'Italie. Au mois de septembre de cette année, Victor-Emmanuel III et la reine Hélène vinrent apporter à la France un témoignage de sympathie dont tous les bons citoyens se réjouirent. Heureux de voir, enfin, dissipés les malentendus qui avaient si longtemps séparé les deux nations sœurs, les Parisiens firent aux souverains italiens l'accueil chaleureux et souriant qu'ils réservent à ceux qu'ils aiment. Au mois d'avril 1904, le président de la République rendit aux souverains italiens la visite qui lui avait été faite, et, comme Victor-Emmanuel était venu à Paris, capitale de la France, M. Loubet se rendit à Rome, capitale de l'Italie. Le Saint-Siège ayant fait savoir que, si M. Loubet, hôte du roi d'Italie, se présentait au Vatican, il n'y serait pas reçu, le président de la République quitta Rome sans avoir cherché à voir le pape. Pour établir très nettement la position qu'il entendait garder, le pape adressa aux gouvernements catholiques une circulaire confidentielle, dans laquelle il se plaignait de l'attitude de la France à son égard et déclarait que tout souverain catholique qui accepterait à Rome l'hospitalité du roi d'Italie verrait se fermer devant lui les portes du Vatican. Comme le pape eût peut-être dû le prévoir, cette circulaire confidentielle ne tarda pas à être connue, et fut publiée tout au long dans le journal la Petite République. L'incident n'était pas en lui-même très grave et aurait pu être vite oublié, pour peu qu'on y eût mis de bonne volonté. La France aurait pu se rappeler qu'un incident analogue avait failli, quelques années auparavant, entraîner une guerre européenne, et que la guerre avait été évitée par la sagesse des gouvernements. En 1883, le roi d'Espagne Alphonse XII, revenant d'un voyage en Allemagne, passa par Paris ; l'empereur Guillaume Ier l'avait nommé colonel honoraire d'un régiment de hulans, en garnison à Strasbourg ; le roi d'Espagne avait paru à une chasse revêtu de l'uniforme de ce régiment, et Paris le siffla outrageusement. L'Espagne et l'Allemagne avaient assurément le droit de se considérer comme offensées beaucoup plus directement, beaucoup plus gravement, que la France ne l'était en 1904 par la circulaire pontificale ; cependant le roi d'Espagne se contenta d'abréger son séjour à Paris, et l'empereur Guillaume trouva suffisant d'écrire au roi Alphonse XII une lettre sévère pour les Parisiens. Si la France eût paru ignorer la note pontificale, l'honneur national n'en eût pas souffert, et personne n'aurait cru que la République reculait devant la garde suisse ou la garde noble. La majorité parlementaire préféra prendre la chose au
tragique. M. Combes rompit les rapports diplomatiques avec le Vatican. M.
Nisard, ambassadeur de France auprès du Saint-Siège, adressa au gouvernement
pontifical ce laconique billet : J'ai l'honneur
d'informer Sa Sainteté que le gouvernement de la République française
a décidé de mettre fin à des relations officielles, qui, par la volonté du
Saint-Siège, se trouvent être sans objet. (30 juillet 1904.) Presque au même moment, une grave affaire de discipline ecclésiastique vint mettre le comble à l'exaspération des partis. Deux prélats français, les évêques de Laval et de Dijon, avaient encouru la disgrâce de Rome ; les motifs de cette animosité sont mal connus ; la politique ne paraît pas y avoir été étrangère, et le cardinal Merry del Val connaît fort bien des églises où des prélats, infiniment plus scandaleux que ne pouvaient l'être les deux évêques français, sont cependant tolérés et reçoivent même de l'avancement. Quoi qu'il en soit, le pape manda les deux prélats à Rome. M. Combes leur défendit de quitter leurs diocèses, et, quand les dociles rebelles se furent rendus aux ordres du pape, une menace de procès canonique leur arracha leur démission. M. Combes prétendit que le Concordat avait été violé, ce qui n'était point tout à fait vrai, puisque les évêques avaient démissionné, mais ce qui n'était point tout à fait faux, puisque ces démissions forcées ressemblaient à s'y méprendre à des dépositions. Il fit remarquer — et il avait cette fois raison — que de pareilles pratiques tendaient à placer l'épiscopat français tout entier sous le régime du bon plaisir pontifical, et à attribuer au pape un droit absolu sur tous les évêques. Le nonce du pape, qui s'était attardé à Paris, reçut ses passeports, et la loi de séparation absorba désormais toute l'attention des Chambres : La volonté, la passion de M. Combes les avaient acculées à cette inéluctable nécessité[9]. Au moment de toucher an but, il semble qu'un scrupule ait
traversé l'âme des politiques, et que l'idée de faire une loi libérale se soit
présentée à leur esprit : Nous devons, disait
M. Ranc, éviter toute apparence de persécution des
personnes... En ce qui concerne tout ce qui est transitoire, soyons accommodants,
très accommodants. Ces velléités libérales ne furent pas de longue
durée, et M. Ranc lui-même, partisan des larges concessions, montrait le peu
de fonds qu'on pouvait faire sur son libéralisme, quand il ajoutait que ces
concessions n'avaient rien d'irrévocable. Le
ministre des cultes prenait soin de préciser ce point important, et rappelait
qu'une loi nouvelle pouvait, dans cinq ans, dans dix
ans, reprendre les avantages concédés aujourd'hui[10]. Il devenait
évident que ce n'était pas un genre de vie que la réforme préparait à l'Église,
mais un genre de mort[11], et, quand les
hommes imbus de l'idée du droit s'élevaient contre les prétentions de la
majorité, il se trouvait des députés pour leur répondre : Le droit, c'est nous qui le faisons ![12] La loi du 9 décembre 1905 déclare que la République assure la liberté de conscience et garantit
le libre exercice des cultes, mais qu'elle n'en reconnaît, salarie ou
subventionne aucun. (Art. 1 et 2.) Elle divise les biens ecclésiastiques en catégories
distinctes, suivant qu'ils proviennent de l'État, des départements, des
communes ou des particuliers, et suivant qu'ils sont grevés d'une affectation
cultuelle ou d'une affectation charitable. L'État, les départements ou les
communes reprennent leurs biens, sous certaines réserves et dans certains
délais. Les biens grevés d'affectations charitables sont
attribués aux services ou établissements publics ou d'utilité publique, dont
la destination est conforme à celle desdits biens. Les
biens grevés d'une affectation cultuelle sont dévolus aux associations qui
viendront à se fonder en se conformant aux règles
d'organisation générale du culte dont elles se proposeront d'assurer l'exercice. (Art. 4.) A défaut de constitution des associations cultuelles, les
biens qu'elles auraient dû recueillir seront attribués par décret aux
établissements communaux d'assistance ou de bienfaisance. L'état général des
biens ecclésiastiques sera établi par inventaire, dans le délai d'un an. Le budget des cultes est aboli. Par mesure transitoire, les prêtres comptant moins de vingt années de service toucheront encore, pendant un an, leur traitement intégral ; les deux tiers de leur traitement pendant la seconde année qui suivra la promulgation de la loi ; la moitié pendant la troisième ; le tiers pendant la quatrième. Les prêtres affectés au service paroissial des communes de moins de 1.000 habitants toucheront ces mêmes allocations temporaires pendant deux, quatre, six et huit ans. Les prêtres âgés de plus de quarante-cinq ans, et comptant plus de vingt ans de services, toucheront une pension viagère égale à la moitié de leur traitement. Les prêtres âgés de plus de 60 ans, et comptant plus de trente ans de services, toucheront une pension viagère égale aux deux tiers de leur traitement. En aucun cas, ces pensions ne pourront dépasser 1.500 francs ; elles seront supprimées dans le cas où les bénéficiaires se rendraient coupables de diffamation de fonctionnaires publics ou d'excitations à la désobéissance à la loi. (Art. 34 et 35.) Les églises, séminaires, évêchés et presbytères sont et demeurent propriété de l'État, des départements et des communes. (Art. 12.) Les édifices consacrés au culte sont laissés à la disposition gratuite des associations cultuelles, et ne peuvent être désaffectés que par une loi, à moins que les. associations cultuelles n'aient point réussi à se former dans un délai de deux ans, ou que les associations fondées aient été dissoutes, ou que le culte ait cessé d'être célébré dans l'édifice pendant six mois, ou que la conservation de l'édifice ou des objets classés compris dans son mobilier ne soit compromise par insuffisance d'entretien, ou que l'édifice soit détourné de sa destination, ou que l'association cesse de remplir son but ; dans tous ces cas, la désaffectation peut être prononcée par simple décret rendu en Conseil d'Etal. Par mesure transitoire, les évêchés sont laissés à la disposition du clergé pendant deux ans, et les séminaires et presbytères pendant cinq ans. Passé ce délai, l'État, les départements et les communes recouvreront la libre disposition de ces édifices. Les églises seront représentées aux yeux de l'État par des
associations cultuelles, composées de sept personnes dans les communes de
moins de 1.000 habitants, de quinze personnes dans les communes de moins de
20.000 habitants, et de vingt-cinq personnes dans les communes peuplées de
plus de 20.000 habitants. Ces associations ne pourront rien recevoir, sous
quelque forme que ce soit, de l'État, des départements ni des communes ; mais
elles seront tenues des réparations de toute nature et des frais
d'assurances. Elles pourront encaisser les cotisations de leurs membres, le
produit des quêtes et des rétributions cultuelles. Elles pourront verser
leurs bonis dans la caisse d'autres cultuelles plus pauvres. Elles pourront
former des unions avec d'autres cultuelles. Il leur sera permis de constituer
un fonds de réserve égal à six fois leur revenu, si elles ont moins de 5.000
francs de rente, à trois fois seulement, si elles ont plus de 5.000 francs.
En dehors de cette réserve ordinaire, elles en pourront former une autre à
capital illimité pour achat, décoration et
réparation d'immeubles servant au culte. Leur gestion financière sera
contrôlée par l'administration de l'enregistrement et par les inspecteurs des
finances. En cas de contravention à la loi, l'association délinquante pourra
être dissoute et ses excédents illégaux pourront être versés aux
établissements d'assistance ou de bienfaisance ; une amende de 16 à 200
francs, doublée en cas de récidive, frappera les membres del association
coupable. L'association cultuelle ne pourra s'occuper d'autre chose que du
culte et sera civilement responsable des délits de parole commis par lés
prêtres qui exerceront le culte dans l'édifice confié à ses soins. (Art. 36.) Le culte sera public ; mais, dans l'intérêt de l'ordre, il
sera placé sous la surveillance de l'autorité. Tout
ministre d'un culte qui, dans les lieux où s'exerce ce culte, aura
publiquement, par des discours prononcés, des lectures faites, des écrits
distribués ou des affiches apposées, outragé
ou diffamé un citoyen chargé d'un service public, sera puni d'une amende de
500 à 3.000 francs et d'un emprisonnement d'un mois à un an, ou de l'une de ces
deux peines. (Art. 34.) Tout
discours séditieux, prononcé dans les mêmes conditions, exposera son auteur à
une peine allant de trois mois à deux ans de prison. (Art. 35.) Telle est, dans ses grandes lignes, l'économie de la loi nouvelle. Les israélites l'ont acceptée sans mot dire. Les protestants se sont soumis non sans quelque regret. Les catholiques n'ont pas dissimulé que la loi leur parait mauvaise et n'ont pas manqué de dire pourquoi. Ils lui reprochent, avant tout, d'être une loi de représailles. dirigée contre l'Église par des hommes qui la haïssent ; mauvaise condition pour faire une loi juste. La rupture entre le gouvernement français et le Saint-Siège a été, quoi qu'en disent les politiques, voulue par eux, et leurs excuses ne constituent, au dire de M. Ribot, qu'un mensonge historique. Certains d'entre eux, du reste, avouent hautement la préméditation. La rupture a été une véritable déclaration de guerre. Un traité qui portait la signature du pape et celle du premier consul de la République française, a été déchiré par une des deux parties, sans que l'autre ait pu négocier. Gambetta, partisan lui aussi de la séparation de l'Église et de l'État, la concevait comme une séparation à l'amiable entre gens du monde, une de ces séparations pour incompatibilité d'humeur qui laissent intacte chez chacun des conjoints l'estime réciproque et qui se terminent par un salut et une révérence. Ce n'est point cette sorte de séparation qu'a réalisée la loi de 1905, mais un brusque divorce, accompagné de menaces. L'Église pouvait revendiquer la propriété de ses temples, en vertu du Concordat et de la jurisprudence, et la loi les lui a enlevés. Les hommes les moins suspects de sympathie pour le catholicisme ont senti qu'il y avait là quelque chose d'extrêmement dur. M. Augagneur, que personne ne prendra pour un clérical, aurait voulu laisser les églises au clergé. Elles ne sont, dit-il à la Chambre, utilisables que pour l'usage auquel elles ont été destinées... Les plus belles sont des églises gothiques, dans lesquelles l'absence de lumière interdira à tout jamais l'installation d'un musée quelconque. Il n'est pas de ville un peu ancienne dans laquelle on ne trouve une grange ou un entrepôt qui fut jadis église ou chapelle ; sa valeur est à peu près nulle. (Discours du 8 juin 1905, Journal officiel, p. 2119.) Les églises attribuées à l'État, aux départements et aux communes, sont susceptibles aujourd'hui d'être désaffectées par simple décret. L'Église pouvait revendiquer la propriété de ses évêchés, de ses séminaires, de ses presbytères, et la loi les lui a enlevés. L'Église considérait le salaire de ses ministres comme une compensation des richesses abandonnées par elle à l'époque révolutionnaire, et l'État lui dit : Je ne vous dois rien. Seule, désormais, l'association cultuelle est autorisée à acquérir, et son droit peut sembler bien précaire dans un pays où la propriété collective n'a qu'une existence provisoire, où la loi peut tout aussi aisément supprimer les personnes morales qu'elle peut les créer. Instituée hier, l'association cultuelle n'a pas encore réussi à prendre forme ; qui dit qu'elle ne sera pas demain éteinte, avant d'avoir vécu 7 Instruit, sans doute, par l'exemple de l'Assemblée constituante, le législateur de 1905 n'a pas voulu faire de théologie et n'a point cherché à rédiger une nouvelle constitution civile du clergé ; mais, par crainte de l'hérésie, il a affecté de ne connaître ni prêtres, ni évêques, ni pape, ni religion quelconque, et il faut y regarder de bien près pour se douter que la loi est faite pour un pays catholique. Les associations cultuelles apparaissent un peu dans la
loi comme une institution inutile si elle est dans la main du clergé,
dangereuse pour l'Église si elle n'est pas sous sa tutelle. M. Rouanet
reconnaît du reste que les associations cultuelles
constituent des personnes morales de nature à permettre à l'Etat de suivre
leur évolution et leur développement, afin de pouvoir réprimer les abus
auxquels l'Église sera peut-être tentée de se porter, auxquels assurément
elle se portera. Les associations sont donc, dans la pensée des
politiques, des comités de surveillance placés auprès de l'Église, des
agences de renseignements et de contrôle. Ces associations doivent se conformer aux règles générales d'organisation du culte dont elles se proposent d'assurer l'exercice, et cette disposition semble assurer l'orthodoxie des cultuelles ; mais si, par hasard, deux associations viennent à se fonder dans la même paroisse, l'autorité qui prononcera sur leur orthodoxie ne sera pas l'évêque, mais le Conseil d'État, tribunal mi-juridique, mi-politique, dont l'Église décline la juridiction en matière de discipline. En somme, la loi dit aux associations cultuelles : Si vous ne plaisez pas, si votre attitude n'est pas
agréable au préfet ou au ministre, nous nous réservons de constituer à côté
de vous une nouvelle association, de reprendre vos biens et de les donner à
celle-ci, de sorte que vous aurez l'église demain, mais qu'après-demain, s'il
y a des circonstances propices à ce qu'on appelle l'évolution administrative,
l'église et les biens vous seront repris au bénéfice d'une autre association.
(Journal officiel, 23 mai 1905, p.
1858, discours de M. Ribot.) La loi semble décourager elle-même les fidèles d'entrer dans les associations cultuelles, puisqu'elle déclare les fondateurs et directeurs de ces associations civilement responsables des délits commis par les ministres des cultes officiant dans l'église possédée par l'association. Enfin, la loi semble ignorer que le culte n'est qu'une des manifestations de la vie ecclésiastique, et que la bienfaisance et l'enseignement en font partie intégrante. Le culte public est surveillé ; le culte privé est interdit, et avec cette interdiction deviennent impossibles les retraites, les instructions pour une catégorie spéciale de personnes, mille actes de la vie morale de l'Église. Le prêtre ne peut exercer son ministère que sous le couvert d'une association cultuelle, et son langage peut attirer sur cette association les rigueurs les plus sensibles. Une solidarité étroite est établie par la loi entre lui et les membres de l'association ; et, comme ils ont à craindre ses écarts de langage, ils seront amenés à le surveiller. C'est cependant cette loi que les politiques ont présentée comme une loi de liberté et d'apaisement. |
[1] La séparation de l'Église et de l'État et les élections, Paris, in-12, 1906.
[2] Revue Bleue, 14 nov. 1904.
[3] L'humanité, voilà le seul vrai Dieu ; elle a tous les droits, sans aucun devoir, car tel est le privilège nécessaire de la divinité. Le respect de l'humanité, voilà le premier de tous les devoirs, celui qui comprend tous les autres. Le dévouement à l'humanité, voilà la synthèse de toutes les vertus. Le père, le fils et la femme, voilà la seule Trinité. La génération du fils, par le père, dans le sein de la femme, voilà le mystère de l'Incarnation, la perpétuelle réparation que le père, devenu vieux, trouve dans la jeunesse de son enfant. — Leroux, souverain grand inspecteur général, La franc-maçonnerie sous la troisième République, t. I, p. 115.
[4] Cf. Hanotaux, Histoire contemporaine, t. II, p. 525.
[5] Lettres du 13 décembre 1891, du 3 décembre et du 15 décembre 1895.
[6] Le Temps, 13 octobre 1901.
[7] Nouvelle Presse libre, janvier 1907.
[8] Le sens propre de nominare est nommer, désigner par son nom.
[9] M. Maujan, Radical du 3 février 1905.
[10] Journal officiel, 9 juin 1905, p. 2154.
[11] Revue des Deux Mondes, 15 janvier 1887. E. Lamy, La politique religieuse du parti républicain.
[12] Journal officiel, 23 mai 1905, p. 1849.