L'ÉGLISE ET L'ÉTAT EN FRANCE

TOME SECOND. — DEPUIS LE CONCORDAT JUSQU'A NOS JOURS (1801-1906)

 

LA FRANCE CATHOLIQUE. — LES ATTARDÉS ET LES VIOLENTS.

 

 

La France catholique n'a pas eu que de belles âmes, de nobles penseurs et de grands écrivains ; elle a connu, elle connaît encore toutes les misères intellectuelles et morales dont n'est exempt presque aucun homme, dont souffrent toujours toutes les sociétés. Dire qu'elle a connu ces misères, que nous connaissons tous, n'est pas lui manquer de respect : c'est l'étudier avec la royale liberté dont parle l'Apôtre, et gui est la condition indispensable de tout jugement impartial.

Nous pensons que presque tout ce que l'on peut reprocher de plus sérieux et de plus grave au clergé français actuel, s'explique par son mode très défectueux de formation intellectuelle.

De nombreux ecclésiastiques se sont occupés de la question, et c'est à eux que nous demanderons de nous renseigner sur l'enseignement des grands séminaires et sur ses lacunes. Nous ne citerons, en si délicate matière, l'opinion d'aucun laïque[1].

Le futur prêtre devrait, d'après certains auteurs, être instruit dans des collèges spéciaux, où l'éducation devrait être tout entière conçue et réglée, comme si tous ceux qui y entrent en devaient sortir prêtres. (R. P. Zocchi.) D'après d'autres, il-vaut mieux qu'il soit élevé dans des collèges accessibles aux jeunes gens du monde, qui ne se destinent pas à la prêtrise. Mgr Bougaud y voit pourtant ce grand inconvénient que de tels collèges ne déversent habituellement dans les grands séminaires que la queue des classes, la tête allant chercher fortune ailleurs.

Le choix des maîtres qui enseignent dans les petits séminaires ne dépend que du bon plaisir des évêques. Certains prélats voient d'un bon œil les prêtres munis d'un grade universitaire : baccalauréat ou licence ; d'autres n'ont point le fétichisme des grades, et, d'un geste, changent le séminariste de la veille en professeur de latin, d'histoire, de philosophie ou de sciences à leur choix. On raconte, à ce propos, l'amusante anecdote que voici. Un supérieur fait venir un jeune clerc et lui dit à brûle-pourpoint : Vous allez enseigner les mathématiques !Moi, répond l'autre, enseigner les mathématiques ?Oui, vous. — Mais je ne les connais point !Vous les apprendrez. — Mais je n'ai aucune aptitude pour cela ; c'est à peine si je sais faire une addition. — Vous aurez la grâce d'état, et l'obéissance fera le reste.

Un autre est bombardé professeur d'histoire et préparateur à l'Ecole de Saint-Cyr ; rempli du sentiment de son incompétence et de sa responsabilité, il n'a d'autre ressource que de prier ses élèves de le tirer de ce mauvais pas. A sa prière, ils simulent une révolte et menacent de quitter la maison, si on leur impose un tel professeur.

Certains ecclésiastiques poussent si loin la méfiance de toute science profane, qu'ils vont jusqu'à regarder d'un mauvais œil les classiques grecs et latins. On sait que Mgr Dupanloup dut défendre les anciens contre Veuillot. L'abbé Aubry voyait en eux des corrupteurs de la jeunesse : La morale qui découle de leurs œuvres, dit-il, est une quintessence exquise, capable, étant délayée par l'éducation dans les intelligences, de porter la peste dans toute une génération, avec espoir qu'il ne sera pas de sitôt possible d'extirper, de faire mourir le germe empoisonné répandu par cette opération chimique.

On fait remarquer que les élèves des séminaires remportent au baccalauréat au moins autant de succès que les élèves des lycées de l'État, et on en conclut que les professeurs non gradés font d'aussi bonne besogne que les licenciés et les agrégés officiels ; notre expérience personnelle du baccalauréat nous permet d'affirmer, en toute connaissance de cause, que, si les élèves de l'enseignement religieux ont, en général, une connaissance du latin égale à celle des élèves de l'Université, ils leur sont très souvent inférieurs pour la culture scientifique, philosophique ou historique. Ils paraissent avoir appris l'histoire comme on apprend une leçon ; leurs réponses ressemblent à une récitation ; et, si l'on essaie de faire appel à leur raisonnement et à leur esprit critique, on n'obtient bien souvent aucun résultat. Interrogeant, un jour, un candidat de philosophie sur la liberté de la presse, nous lui demandâmes si ce n'était point une bonne, et agréable chose de dire ce que l'on pensait ; nous ne pouvons vous peindre la physionomie effarée du candidat à cette simple question : Oh ! Monsieur, finit par répondre le pauvre garçon, c'est bien dangereux ! Réponse vraiment stupéfiante chez un enfant de dix-huit ans.

La culture que suppose le baccalauréat est bien élémentaire et bien médiocre ; elle effraie cependant nombre d'évêques, qui se soucient très peu d'avoir des bacheliers au grand séminaire.

Mgr Le Camus concède qu'il pourrait être sage d'exiger le baccalauréat à l'entrée du grand séminaire ; mais il proteste contre les dires d'un indiscret, qui l'avait accusé d'avoir introduit cette règle dans Son diocèse. Mgr Lacroix écrit qu'en des temps comme les nôtres, où tout le monde est avide de s'instruire, où l'on demande à l'instruction aussi bien la richesse que les honneurs, la science est le meilleur terrain que l'Église puisse choisir pour reconquérir les sympathies qu'elle a perdues. Il eût voulu exiger le baccalauréat de ses futurs prêtres, au seuil du séminaire ; il est dénoncé à Rome comme un téméraire novateur.

L'évêque de Saint-Claude interdit le baccalauréat à ses clercs.

M. Alfred Loisy nous écrit que : depuis 1875 jusqu'à ces dernières années, il y avait eu un sérieux effort pour renouveler les études ecclésiastiques. L'effort avait été tenté par les instituts catholiques, surtout par celui de Paris, il gagnait du terrain et donnait des résultats dans les grands séminaires, au moins dans certains. Mais il est comme anéanti par les actes de Pie X concernant le modernisme. Le Pape veut ramener l'enseignement ecclésiastique au point où il était avant cet essai de réforme.

En dépit de tous les efforts, l'enseignement que le candidat à la prêtrise reçoit au grand séminaire est dominé par un esprit singulièrement exclusif et autoritaire. Voici comment un jésuite italien, le père Zocchi, en caractérisait les méthodes, en 1903 :

Quiconque veut avoir l'esprit d'apostolat s'attachera à mettre sous le joug, sinon à exterminer sa nature corrompue. Les aspirants au sacerdoce seront donc soumis cette autorité disciplinaire discrètement, mais sans faiblesse, sans concession au flou du temps, aux partis pris modernes, à l'irritante manie de discuter et de critiquer, à l'esprit d'indépendance, de présomption et d'orgueil. Qu'ils y soient soumis avec une immuable rigueur, comme par une main de fer qui ne desserre pas son étreinte... Si les directeurs combattent énergiquement le libéralisme d'idées, il est difficile que les jeunes gens dissimulent longtemps. Ou ils sortiront d'eux-mêmes, ou ils resteront malgré eux, forcés par la règle inflexible qui les brisera... Les évêques et les réguliers n'enverront aux Universités que le nombre d'élèves absolument nécessaire,pas un de plus. Les ordres enseignants n'en enverront aucun. Ils les y maintiendront le temps strictement requis, pas une minute de plus.

Ce code terrible a reçu l'approbation d'un grand nombre de prélats italiens. J'ai lu, dit l'un d'eux, avec un extrême intérêt votre très beau travail ; vous cherchez à y combattre spécialement la maligne influence du siècle, pénétrant peu à peu le jeune clergé et lui faisant prendre des mœurs intellectuelles qui menacent de le conduire à sa ruine. Je fais des vœux pour que tous ceux qui sont chargés de l'éducation des clercs fassent grand état de votre petit volume. Le prélat qui s'exprimait ainsi était le cardinal Sarto, patriarche de Venise.

Le futur clerc qui entre au séminaire, médiocrement préparé en général, et qui va être mis sous le joug défini par le P. Zocchi, trouvera-t-il au moins dans les sciences ecclésiastiques, qui vont être désormais le seul aliment de son esprit, tout ce qui est nécessaire à sa réfection spirituelle ? Science jalouse et vengeresse, la théologie va-t-elle, du moins, le consoler de tout ce qu'il lui est défendu de savoir ; lui tenir lieu de toutes les clartés auxquelles on lui fait fermer les yeux ?

L'abbé Moreau nous dit que l'enseignement des grands séminaires, en général, est faux et faux l'esprit des séminaristes ; que cet enseignement est futile, étroit, et que, pour le rendre a plus ennuyeux encore, on le donne en latin.

Mgr Fèvre est encore plus sévère : Point d'originalité, point de recherches, point d'études propres et approfondies, pas même de pensée personnelle. Un travail de copiste et des exercices de mémoire, et c'est tout. La mémoire d'un perroquet peut faire de vous le saint Thomas du nouveau régime. S'il fallait qualifies une semblable méthode d'enseignement, il faudrait l'appeler la méthode de la crétinisation.

Le mot est si dur que nous voulons le tenir pour passionné ; mais Mgr Touchet, très respectueux de l'influence sulpicienne, est presque aussi sévère que Mgr Fèvre pour les manuels théologiques. Il critique l'habitude invariable des auteurs d'établir les vérités à démontrer : 1° par l'autorité ; 2° par l'écriture ; 3° par la tradition ; 4° par la raison théologique. Toutes ces démonstrations sont mises sur le même pied, quoique leur importance relative diffère beaucoup suivant les questions. Les manuels font souvent preuve d'une critique insuffisante. Des questions essentielles sont laissées de côté, sous prétexte que ce sont des questions modernes. Mais, ajoute avec raison l'évêque d'Orléans, de ce que ces problèmes sont modernes, de ce que nos concitoyens vibrent, vivent, meurent de discussion, s'ensuit-il qu'il n'en faut rien ou presque rien savoir ?... Et pourquoi écrire ces choses ? Que les hommes et Dieu me le pardonnent ! C'est pour accuser. Et accuser qui ? Accuser ce que j'ai loué ; accuser ce que j'aime et vénère ; accuser ce à quoi je dois beaucoup ; accuser ce qui m'instruisit, me disciplina, me prépara ; accuser ce qui me donna la vie de mon âme ; accuser la Compagnie de Saint-Sulpice. Je vous accuse, chers et vénérés maîtres ! Vous êtes la grande force théologique de France... Le clergé est entre vos mains. Il aura de tout à fait bons livres, si vous les lui donnez. Donnez-les-lui ! Il ne les a pas. (Lettre sur la formation morale et pastorale.)

Suivant l'abbé Lenoir, les manuels sont des squelettes de livres où les preuves ne sont données qu'à dose infinitésimale. Dans un cours de soixante élèves, quatre comprennent à peu près tout, dix la moitié du livre, et le reste ne comprend rien.

Les manuels de philosophie suivis dans les séminaires, dit un autre écrivain, ne livrent qu'un saint Thomas détérioré et ne donnent même pas des caricatures complètes des philosophes modernes ; ils ignorent les contemporains... les élèves sont parqués dans le pâturage scolastiqué... La langue des manuels est un mauvais latin, forgé avec des mots français latinisés et des locutions qui ne remontent pas au delà du Moyen Age. Le professeur donne ses explications en français, tant il comprend lui-même que cette langue bâtarde est moins claire que l'autre. (P. Saintyves.)

Les explications du professeur ne sont, d'ordinaire, que des citations ou une brève condamnation des théories contraires à la sienne. L'élève qui demande trop souvent des explications est bientôt considéré comme un esprit chagrin. Tout embryon d'esprit critique est condamné à périr. Un supérieur de séminaire écrit à un de ses élèves qu'il ne lui croit point la vocation ecclésiastique, parce qu'il n'a point la routine de la piété et qu'il est d'ailleurs trop intelligent et trop indépendant, pour qu'on n'ait pas à redouter qu'il ne tombe par la suite en toutes sortes d'écarts. (P. Saintyves, p. 36.)

Le R. P. Fontaine, de la Société de Jésus, avoue que la jeunesse cléricale des grands séminaires est très friande de nouveautés, qu'elle prend pour des progrès. Rien n'est propre à la séduire comme une sorte d'impartialité scientifique, qui se fait une loi de se dégager de tout préjugé dogmatique. De tous les rationalismes, le pire est bien celui qui se glisse dans l'étude des sciences religieuses... On n'en guérit pas ; c'est là le péché contre le Saint-Esprit... Voilà pourquoi les facultés de théologie protestantes sont des officines d'incrédulité.

Une éducation dirigée de la sorte ne peut incontestablement donner que de très médiocres résultats. Beaucoup de prêtres distingués le reconnaissent et en gémissent. L'abbé Garilhe écrivait, en 1899 : Le clergé n'a pas reçu la haute culture intellectuelle des derniers siècles ; ni les petits, ni les grands séminaires, ni la Sorbonne ne la lui ont donnée en général ; il n'a pas été familiarisé avec l'emploi des méthodes scientifiques contemporaines, souvent même il les ignore et ne peut les apprendre.

Cette observation est très juste et marque très nettement le défaut capital de l'éducation scolastique. Qu'est-ce donc que cette méthode, plus nécessaire encore que la science à la formation-de l'esprit ? Quelle est cette pierre philosophale, ce talisman-mystérieux ? M. Lanson nous le dit fort simplement et en excellents termes : La recherche méthodique du vrai, voilà en quoi consiste l'esprit scientifique, et le faire dominer, c'est subordonner toutes les études à l'idée que leur but commun, leur direction convergente, doivent être de façonner des esprits, qui, toute leur vie, en toutes choses, sachent pratiquer la recherche scientifique du vrai. La méthode, c'est donc l'amour du vrai, scientifiquement et rationnellement cherché et démontré.

L'éducation scolastique est le contre-pied de la méthode : Le premier sentiment, dit Dom Guéranger, que fait naître chez un grand nombre le récit d'un miracle est la défiance. Le vrai catholique, au contraire, se sent tout d'abord incliné à croire. Pour lui, la critique, toute nécessaire qu'elle est, est la loi odieuse.

A la raison, à la science, à la critique, à la méthode, à toutes ces petites subtilités mondaines, le scolastique oppose l'autorité, la révélation, la foi, la grâce. Ce qu'on lui enseigne échappe à l'analyse et à la dialectique, aux procédés ordinaires du raisonnement humain ; mais qu'importe si ces vérités contradictoires à notre entendement ont Dieu pour auteur ? Tant pis pour notre raison, si elle ne sait pas les comprendre ; tant pis pour nos yeux, s'ils ne savent pas les voir ! Et l'on arrive au cri de Tertullien : Credo quia absurdum, quia impossibile !

Nous avons entendu un prédicateur parler avec un enthousiasme communicatif des joies de la foi : Les trophées de la science, disait-il, si je ne les ai point conquis, ce n'est point faute d'avoir combattu pour les obtenir, ce n'est point faute de les avoir désirés avec ardeur ; mais que m'eût donné la science, au prix de ce que m'a donné la foi ? M'eût-elle dit d'où je viens, ce que je dois faire en ce monde, où je vais ? Non, sans doute ! et, avec les yeux de ma foi, je vois les éléments obéir à la pensée créatrice, le chaos se débrouiller, la terre se parer de fleurs et se peupler d'animaux ; je vois 'mitre l'homme ; j'assiste à sa déchéance et à sa rédemption ; je vois la loi d'amour succéder à la loi de représailles et de vengeance ; je vois s'ouvrir, devant l'humanité purifiée, la route du ciel et de l'immortalité !

A Dieu ne plaise que nous méconnaissions la grandeur d'une pareille vision. Nous aussi, nous en avons — et maintes fois goûté l'enchantement, et si les nécessités de la vie ne nous avaient condamné à l'acharné labeur, nous fussions allé où nous portait notre cœur : vers la contemplation, vers le rêve I Nous avons été contraint de vivre autrement, de nous plier à une autre discipline, et nous croyons sincèrement qu'elle nous a été fortifiante et salutaire ; nous croyons qu'il n'est pas sain à l'homme de vivre en dehors de la vie, et nous nous rappelons ces dures mais justes paroles d'un de nos maîtres : Si vous ne voulez pas vivre avec votre temps, cela ne l'empêchera pas de marcher ; et vous verrez, vous, ce que cela vous coûtera ! L'éducation en vase clos est un mauvais système d'éducation.

Elle suppose, en premier lieu, une étrange défiance de la vérité religieuse. Faut-il donc tant de remparts, de ponts-levis et de herses pour la garder ? Elle est donc bien délicate et bien fragile, qu'on craigne pour elle le moindre contact extérieur ? Pourquoi ne se plaît-elle que dans les geôles et les ténèbres ? Quelle princesse enchantée est-ce donc là ?

L'expérience prouve que la foi irréfléchie est réellement moins solide que la foi lentement acquise par le labeur de l'esprit. Le nombre est plus grand qu'on ne le croit de ceux qui sortirent du séminaire avec la foi du charbonnier et qui la perdirent au souffle de l'air libre.

La foi de l'ignorant ne se conserve que par l'ignorance ; aussi les partisans de l'éducation scolastique veulent-ils la continuer, même après la sortie du séminaire, toujours, jusqu'à la mort : défense à l'adepte de jamais lever le bandeau.

Le P. Fontaine ne veut, à aucun prix, que les clercs fréquentent nos Universités ; il va jusqu'à les appeler de bien mauvais lieux. Nous avons, aux hasards d'une villégiature, vécu quelques jours avec un prêtre breton, professeur dans un petit séminaire de Bretagne. Une sympathie naturelle ne tarda pas à s'établir entre nous ; nous parlâmes de tout ce qui nous intéressait mutuellement ; nous étions presque toujours d'accord, mais notre collègue disait souvent avec une terreur comique : Ah ! si mon supérieur me voyait en conversation avec un professeur de Faculté ! Non !... ce serait la fin du monde ! Il nous avait demandé quelques renseignements professionnels : nous lui avons écrit ; nous n'avons jamais reçu de réponse. La bastille s'est refermée sur lui ; le pont-levis s'est redressé devant le Sarrasin.

Si quelque clerc hardi veut pousser ses études, surtout dans ces sciences éducatives que sont l'histoire et la philosophie, il constate bientôt que son éducation est à reprendre par la base, et quand, à force de patience et d'efforts, il est arrivé à refaire son esprit, il sort de l'épreuve suspect aux siens, jalousé et parfois honni.

S'il a le malheur d'aborder les études théologiques avec un sens critique tant soit peu développé, il court à peu près infailliblement à sa perte.

On appelle exégèse l'étude philologique et historique de la Bible. Le concile de Trente a dressé la liste des livres canoniques, et le concile du Vatican a fulminé l'anathème contre quiconque ne recevrait pas pour sacrés les livres saints de la sainte Ecriture dans leur intégrité, avec toutes leurs parties, comme le saint concile de Trente les a énumérés, ou nierait qu'ils sont divinement inspirés.

Cependant la philologie s'est attaquée à l'ancien et au nouveau Testament, comme elle s'était attaquée à Homère et à tous les textes antiques ; elle a collationné les manuscrits latins et grecs ; elle a étudié le texte hébreu ; elle a découvert dans les livres saints des traces nombreuses de remaniements et d'interpolations ; elle a reconstitué l'histoire et la chronologie de ces textes, et les conclusions auxquelles s'arrêtaient les Pères du concile de Trente deviennent, de jour en jour, plus difficiles à maintenir. C'est, cependant, ce maintien absolu qu'entendent défendre les orthodoxes.

Le cardinal Meignan disait, en 1892, à M. Alfred Loisy : Il n'y a rien à faire ; tous ceux qui reprendront la tentative de Richard Simon seront écrasés comme il l'a été par Bossuet. Les théologiens sont féroces, mon bon ami, ils nous mettraient à l'index pour rien[2].

Mgr Turinaz jette, en ces termes, le cri d'alarme contre les novateurs : Si cette critique et cette exégèse sont dans le vrai, s'il leur est permis de nier la véracité ou l'inspiration d'un seul des livres que l'Église a définis être canoniques, l'Église s'est trompée ; si l'Église s'est trompée, Jésus-Christ n'est plus Dieu ; si Jésus-Christ n'est pas Dieu, il n'y a pas de religion vraie, et je pourrais ajouter : Dieu n'existe pas ![3]

L'abbé Ledrain, qui s'était imprudemment engagé dans le labyrinthe de l'exégèse, y a vu de telles choses, qu'il est tout simplement sorti de l'Église, estimant l'orthodoxie biblique incompatible avec les nouvelles découvertes.

Mgr Duchesne, esprit bien plus souple et plus avisé, n'a pas échappé aux rigueurs des orthodoxes. Il a vu son cours suspendu pendant un an, à l'Institut catholique de Paris, par l'autorité diocésaine, et, quand il a repris son cours, M. Icard, supérieur de Saint-Sulpice, a défendu aux élèves du séminaire d'assister à ses leçons.

Le plus célèbre des exégètes catholiques est M. Alfred Loisy, un savant de haute valeur, dont la vie sera, un jour, bien intéressante à écrire. Ses premiers travaux, très sérieux et très prudents, ont été ainsi caractérisés en Angleterre : Ses livres ne sont que des premiers pas dans la bonne voie. Il n'est jamais assez critique et assez scientifique pour oublier qu'il est théologien, ayant une cause à entendre et un client à défendre... Il est, en un mot, le critique catholique du criticisme biblique[4].

Il n'en a pas moins été attaqué avec une véritable fureur par les traditionalistes ; il a été exclu de l'Institut catholique, condamné par le pape, persécuté, pourchassé dans toutes les revues où il a écrit, même sous des pseudonymes. Il n'est pas de prêtre scandaleux pour lequel l'Église n'ait vingt fois plus de ménagements que pour ce savant homme, coupable seulement de penser que le texte de la Vulgate n'est pas encore scientifiquement établi. Son histoire apparaît à un de nos maîtres du Collège de France comme le chef-d'œuvre de la méchanceté cléricale. On peut certainement la rapprocher de celle de Galilée ; car on lui a demandé de se soumettre, lui aussi, à des jugements que sa conscience de savant s'est refusée à accepter. Il a comparé le savant catholique à un enfant tenu en lisière, et qui ne peut faire un pas en avant sans être battu par sa nourrice. Il a été battu et terriblement. Il vient de l'être encore. Le décret du Saint-Office Lamentabili sane exitu et l'encyclique pontificale Pascendi dominici gregis sont en partie dirigés contre lui, considéré comme un des chefs du mouvement moderniste. Sans discuter les choses au fond, le savant exégète vient de publier de ces deux documents la plus pénétrante critique qui pût en être faite. Il a reconstitué les procédés de raisonnement employés par les auteurs des documents pontificaux, et il explique comment ils ont, de très bonne foi, faussé les opinions qu'ils ont prétendu exposer, en leur appliquant les procédés scolastiques de la déduction syllogistique et en les transformant en principes absolus et en base de raisonnement. Ils ont ainsi constitué le système que les modernistes doivent avoir, bien qu'ils ne le professent pas. Après avoir montré combien les membres du Saint-Office romain sont peu préparés à entendre ce qui n'est pas notion abstraite et argumentation purement logique, M. Alfred Loisy s'adresse au pape lui-même et lui reproche doucement de voir des orgueilleux là où il n'y a que des hommes de bonne foi, épris de vérité : Laissez-moi vous dire, très Saint-Père, en toute sincérité, que, si les modernistes étaient les hommes que vous croyez, ils auraient devant vos censures et vos reproches une autre altitude que celle qu'ils savent garder. J'ajouterai que, si celui qui écrit ces lignes était l'orgueilleux que vous dénoncez en particulier dans vos encycliques, il ne serait pas resté dans l'Église à subir les humiliations dont on l'abreuve depuis quinze ans et auxquelles Votre Sainteté a mis le comble[5].

Les orthodoxes prétendent, eux aussi, faire de l'exégèse. Il y a auprès du Vatican une Commission biblique pontificale, qui condamna, en 1906, l'opinion contraire à l'origine mosaïque du Pentateuque. Cette décision, dit un savant américain, n'aura pas beaucoup de poids... et, quelle qu'en soit l'importance dans les cercles ecclésiastiques, ne peut être que de peu ou de point de conséquence devant le tribunal de la science biblique... Le recteur Janssens traite la Bible d'une façon si peu scientifique, celle dont il manie la langue hébraïque trahit une si profonde ignorance, que nul travailleur sérieux ne saurait lui reconnaître de compétence... Le nom de Vigouroux évoque une apologétique vieillie... Si ces deux noms sont bien représentatifs de la majorité de la Commission, son rapport est vraiment sans valeur[6].

Il n'est pas besoin, pour encourir les foudres de l'Index, de composer un ouvrage nouveau ; la simple entreprise de traduire les Livres Saints y expose le traducteur. Le 5 juillet 1870, cinquante-cinq archevêques et évêques demandent au pape la permission de publier la traduction de l'ancien Testament faite par l'abbé Glaire. Ils n'obtiennent aucune réponse. En 1872 seulement, l'abbé Glaire reçois enfin l'autorisation de faire examiner sa traduction par les archevêques de Bordeaux, de Paris et de Bourges et de la publier sous la responsabilité des trois prélats. Rome tolère, mais n'autorise pas. Un catholique avéré, M. Henri Lasserre, écrit une traduction des Evangiles ; il passe douze ans à la corriger ; elle est bénite par le pape, approuvée et célébrée par une trentaine de cardinaux et d'évêques ; vingt-cinq éditions se succèdent en treize mois ; 1.500 exemplaires d'une édition de luxe sont enlevés en quinze jours... ce qui n'empêche pas le livre d'être bientôt mis à l'Index. M. Lasserre se plaint, offre de corriger les erreurs qu'on lui signalera. On le fait attendre des mois et on lui demande de supprimer 91 passages dans la préface et de corriger 5.548 passages dans le texte et dans les notes ; il devra, en outre, supprimer 4 à 5.000 majuscules, ou mots mis en italique, ou points de suspension, ou guillemets.

Les tendances actuelles semblent encore accentuer la politique de compression.

Une récente encyclique pontificale vient de restreindre le peu de liberté accordé jusqu'ici aux commentateurs des Livres Saints. Un prélat distingué[7], placé à la tête d'un des Instituts catholiques de France, a été révoqué. Un barnabite italien, le P. Salvatore Minocchi, vient d'être suspendu a divinis pour n'avoir pas considéré comme historique et indiscutable la version de la Genèse au sujet du paradis terrestre, et avoir vu dans le récit biblique une conception symbolique de l'origine de la morale. L'espionnage et la délation sont encouragés par les autorités orthodoxes. Décidément, comme le disait le cardinal Meignan, les théologiens sont féroces.

Et ainsi s'est forgé peu à peu l'esprit clérical, qu'il faut bien se garder de confondre avec l'esprit chrétien, et dont on a dit : C'est lui qui a trouve pour la vérité ces deux étais : l'ignorance et l'erreur. Son histoire est écrite dans l'histoire du progrès humain, mais au verso. Il n'y a pas un écrivain, pas un poète, pas un philosophe, pas un penseur que vous acceptiez, et tout ce qui a été écrit, trouvé, déduit, imaginé, inventé par le génie, le trésor de la civilisation, l'héritage séculaire des générations, le patrimoine commun des intelligences, vous le rejetez.

Le clérical n'a pas le sentiment de son ignorance ; il se croit, au contraire, le vrai représentant de la science légitime, et il n'est pas de théorie abandonnée ou hasardeuse qui effraie son audace.

Victor de Bonald, fils du philosophe, croyait à l'immobilité de la terre dans l'espace : Ainsi, disait-il, du haut des cieux, les anges contempleraient, au milieu des ouvrages de la création, celui qui en est le chef-d'œuvre et le roi, non dans l'attitude majestueuse et grave d'un prince au milieu de ses sujets, mais tournoyant, culbutant et pirouettant à l'infini, en présence du soleil et des étoiles immobiles ! Je ne sais ; mais cette image singulière a quelque chose qui refroidit involontairement pour le système reçu. En 1858, Lachèze allait plus loin et rétablissait purement et simplement le système de Ptolémée : la terre immobile au centre de l'univers, et tous les globes célestes tournant autour de nous dans des espaces bien moins éloignés que ne se figurent les astronomes.

On enseignait encore, en 1870, au séminaire de Grenoble, la théorie de la création du monde en six jours de vingt-quatre heures. — Ni l'existence des fossiles, disait-on, ni l'aspect sédimentaire des roches stratifiées, ni la cristallisation des roches primitives, ni le soulèvement des montagnes, ni la fluidité des éléments terrestres à leur origine, ne nous empêchent de croire que la création n'a duré que six jours. Au contraire, tous ces faits s'expliquent mieux en supposant le monde créé dans ce court intervalle, qu'en supposant une création qui dure de longs siècles, comme le fait la géologie.

L'abbé Ferrière croit que la Bible a été imitée par Homère, Hésiode, Pindare, Eschyle, Sophocle et Euripide[8].

La critique est considérée par ces singuliers savants comme l'hérésie des hérésies. La critique allemande les met particulièrement en fureur : Les Allemands, dit l'un d'eux, sont grossiers et impudents. Leur impudence a quelque chose de bestial. Ils se jettent dans le bourbier sans hésitation, de préférence même, et en sortent tout souillés et viennent ensuite se frotter à nous et nous parler tout près et nous empuanter de leur odeur. (Balleyquier, 1878.)

L'abbé Dessailly blâme M. Loisy de s'incliner parfois devant la critique germanique : La fière raison gauloise, dit-il, donnera toujours le coup de pied de l'âne à cette science tudesque[9]. Remarquons, en passant, que donner le coup de pied de l'âne n'a jamais passé pour une action d'éclat, et que le français de l'abbé Dessailly n'est pas meilleur que sa critique.

Incrédules à la raison scientifique, ces mêmes hommes croient aux présages, aux avertissements, aux prophéties. L'abbé Raboisson prédisait la fin des maux de l'Église pour 1874, d'après le livre de Daniel et l'Apocalypse, et adjurait la France de proclamer le comte de Chambord. L'abbé Mémain, chanoine de Sens, commente les mêmes Livres Saints et trouve dans l'Apocalypse l'indication très précise des canons et des fusils modernes[10].

Le R. P. Ollivier considère l'incendie du Bazar de la Charité comme une manifestation de la colère céleste et fait entendre à Notre-Dame, devant le Président de la République, le conseil des ministres et le corps diplomatique, ces stupéfiantes paroles : Sans doute, ô Maitre souverain des hommes et des sociétés, vous avez voulu donner une leçon terrible à l'orgueil de ce siècle, où les hommes parlent sans cesse de leur triomphe contre vous. Vous avez retourné contre lui les conquêtes de la science, si vaine quand elle n'est pas associée à la vôtre, et de la flamme qu'il prétend avoir arrachée de vos mains, comme le Prométhée antique, vous avez fait l'instrument de vos représailles. Ce qui donnait l'illusion de la vie a produit l'horrible réalité de la mort. Dans le morne silence qui enveloppe Paris et la France depuis quatre jours, il semble qu'on entende l'écho de la parole biblique : Par les morts couchés sur votre route, vous saurez que a je suis le Seigneur !

Disons bien vite que des voix nombreuses s'élevèrent, au sein même du clergé, contre la théologie sanguinaire du P. Ollivier ; mais de tels discours justifient ce mot : Le vrai clérical a une âme d'inquisiteur. Et, comme il en a l'inhumanité, il en a aussi la superbe ; il écrit tranquillement que, si les anges rencontraient un prêtre, ils devraient baiser la robe de ce nouveau Christ. (P. Saintyves, p. 68.)

Chez l'immense majorité des membres du clergé, tous ces défauts, fruits naturels de la discipline scolastique, n'apparaissent qu'atténués par la charité et par l'indulgence que donne le spectacle des misères humaines. Leur ignorance devient de l'apathie intellectuelle ; leur intransigeance se mue en dédain pour l'hétérodoxe ; leur orgueil s'assoupit en une satisfaction, légèrement pharisienne, de ne pas être, comme tel ou tel, dans la voie de la perdition.

Nous ne croyons pas que ce soit chez les prêtres que doivent être cherchés les types les plus complets d'esprit clérical, mais bien chez certains laïques, plus jésuites que Sanchez, et plus ultramontains que le pape lui-même. Ceux-là prendront la doctrine telle qu'on la leur donne, et en pousseront les conséquences jusqu'aux plus folles extrémités, ne se piquant jamais que de logique et nullement de charité.

Il y aurait une étude fort curieuse à entreprendre sur les déformations que subit l'idée religieuse dans les esprits étroits et chez les mauvais cœurs. Hérétiques à leur manière, ces bouillants champions de l'orthodoxie ne prennent dans la religion que ce qui peut flatter leurs idées, leurs rancunes, leurs haines véritables ; leur âme fielleuse ne sait voir partout que sujets d'indignation et motifs de proscription et d'anathème. On ne sait pas jusqu'où peut descendre la sotte méchanceté de certains esprits. Nous avons eu jadis entre les mains un petit livre de colportage dévot intitulé Jacques Latour ; c'est le nom d'un assassin fameux qui, vers 1863, tua deux vieillards à coups de hache pour les voler. L'auteur avait fait de cette abominable histoire un réquisitoire en forme contre l'Université. Si Jacques Latour était devenu un assassin, c'est qu'il avait été élevé à l'école communale laïque, et le livre n'était qu'un tissu d'histoires et de contes à dormir debout sur les excès et les hontes de l'internat officiel. — Un autre petit livre du même acabit avait pour titre Ahd-el-Kader et instruisait avec le même sans-gêne le procès de la franc-maçonnerie.

Quand des hommes ainsi faits se font journalistes, leur première idée est de prendre Veuillot pour modèle ; mais, comme ils n'en ont ni les hautes idées, ni le grand cœur, ni l'intelligence, ils ne lui empruntent que ses défauts, ses violences, ses outrances, ses partis pris furieux. Le monde leur apparaît comme une sentine où rampent mille animaux immondes ; les ambitions et les passions humaines, même les plus légitimes, ne sont pour ces pessimistes que des manifestations de l'esprit d'orgueil et d'impureté ; ils frappent avec une joie sinistre sur tout ce qu'ils ne comprennent pas ; s'il arrive quelque malheur à leur patrie, ils s'en réjouissent férocement, comme s'ils assistaient à un auto-da-fé ; ils ne parlent que de chaînes, de geôles, de supplices et de tyrans. Ils anathématisent comme ennemi de Dieu quiconque les combat ou simplement hausse les épaules devant leurs fureurs.

Ils ont un vocabulaire d'injures d'une réelle opulence[11]. S'ils parlent de Voltaire, c'est pour l'appeler illustre ignare ; c'est pour se moquer de ses bévues et de ses inepties. Ils tournent en dérision le drapeau omnicolore de la libre pensée. La révolution du 4 septembre est, pour eux, un tour de coquins. Les hommes d'État italiens de l'école de Cavour forment une engeance d'hommes sans tête et sans cœur... Le Seigneur fera descendre dans l'opprobre les rejetons excommuniés de la maison de Savoie.

Quatre classes d'hommes leur sont particulièrement odieuses : les juifs, les libres penseurs, les protestants et les francs-maçons. Il n'est pas de crime dont ils ne soient tout prêts à les croire coupables.

L'antisémitisme est une opinion régressive et barbare, dont un homme de liberté ne saurait être partisan. Si l'on entend par juif l'homme d'argent, l'avare, l'agioteur sans scrupules et sans entrailles, on a raison de le considérer comme un type vraiment haïssable ; mais il faut se dire qu'il y a de tels hommes dans toutes les classes et dans toutes les religions, et qu'il est beaucoup de pseudo-catholiques qui sont juifs sur ce point. Ce n'est pas ainsi que l'entendent les antisémites ; pour eux est juif, ou vendu aux juifs, quiconque n'épouse pas toutes leurs querelles, et tous n'ont pas le talent — un peu gros d'ailleurs — de M. Drumont pour faire passer leurs diatribes.

Les libres penseurs sont l'objet de moqueries sans fin, qui paraissent être l'un des plats de résistance de cette mauvaise cuisine. Voici comment une brochure de propagande, le Contrepoison, fait parler un libre penseur : Je crois à ce que je vois, moi, et pas à autre chose ! Le palpable, voilà ce que j'admets et voilà ce que j'aime. Parlez-moi d'une bonne table ! A la bonne heure ! Ça me va !... Le vice ? La vertu ?... Viandes creuses que tout cela !... Le vice, la vertu, le dévouement, le sacrifice, savez-vous ce que c'est que tout cela ? De simples produits, comme le vitriol !

Le 20 décembre 1874, un petit journal dévot du Puy-de-Dôme dressait ainsi l'acte d'accusation du libéralisme : Soit religieux, soit politique, le libéralisme est la plaie sociale la plus terrible de nos jours, — c'est le pape qui l'a dit. — Le libéralisme se personnifie dans les de Broglie, les Decazes, les de Cumont. Le républicain le plus modéré était un innocent, qui ne soupçonnait pas les scélératesses que masque l'opinion républicaine, et, qui ne devinait pas les catastrophes que sa diffusion préparait.

Les protestants, que Bossuet lui-même appelait nos frères séparés, sont poursuivis avec un redoublement de rage. Les pasteurs prétendent avoir le même Evangile que les catholiques. Possible, et je les en félicite : ça leur fait au moins un bon livre ; mais ils devraient nous dire encore à quelle sauce ils le mettent... Le protestantisme n'est pas, en effet, une religion : c'est une salade de religions. Chacun s'y fait la sienne, plus ou moins salée ou forte, comme son café, suivant ses goûts. (Croix d'Auvergne, 29 avril 1900.)

Quant aux francs-maçons, les connaître, c'est les maudire (Id., 14 janvier 1900) ; ce sont les brigands qui rédigent les lois dans les loges et les font voter ensuite par leurs ministres et leurs députés. (Id., 18 février 1900.)

Et ces députés, ces sénateurs !... ne m'en parlez pas ! Tous ces gens-là se valent. S'ils se disputent de temps en temps, c'est parce qu'il leur fait peine de partager l'assiette au beurre que chacun voudrait garder pour soi. (Id., 7 janvier 1900.)

La République est, bien entendu, la plus détestable forme de gouvernement que l'on puisse imaginer. On en donne quelquefois de bien singulières raisons :

En 1873, M. Thiers fut assez sérieusement indisposé : N'est-ce pas pitoyable et effrayant, écrivait un journal monarchiste, qu'un pays comme le nôtre en soit réduit à voir sa tranquillité dépendre de l'existence d'un vieillard de soixante-seize ans, qu'on peut trouver mort dans son lit, le matin ? Cette idée seule bouleverse les sens. Voilà où nous ont conduits quatre-vingts ans de révolution, et voilà ce que nous donne la République : un inconnu affreux, que l'on redoute de connaître. Au diable soit la République ! (Dimanche des Familles, 16 mars 1873.) Qu'aurait dit cet intelligent royaliste, s'il eût vécu en 1714, alors que le roi avait soixante-seize ans, pouvait mourir d'un jour à l'autre, mourut effectivement l'année suivante et laissa après lui cet affreux inconnu qui s'appela la Régence, avant cet inconnu non moins affreux qui s'appela le règne de Louis XV ?

Ce n'est pas seulement la République qui est mauvaise, c'est la France tout entière qui ne vaut rien. La famille, par exemple, n'existe plus. Aujourd'hui, il n'y a plus de famille. Il y a un homme, une femme et des rejetons, qui, de temps en temps, et à de rares intervalles, se réunissent sous le même toit, dans la même maison, à la même table,mais ce n'est pas la famille. L'homme, d'un côté, roule son existence désœuvrée et nonchalante dans les auberges, dans les cafés, dans les cercles. Là, il s'abrutit, il s'enivre de boissons et de tabac, jus- qu'à ce que la police le mette à la porte à une heure avancée de la nuit... La femme, de son côté, sous le fallacieux prétexte de faire des visites ou d'en recevoir, passe son temps à des riens et à des futilités. — A l'âge de treize ou quatorze ans, les enfants fument le cigare, culottent des pipes, vont au café... Voilà comment est élevée la génération actuelle ! Citez-moi un homme public de valeur Aussi la France se débat dans les convulsions de la mort ; elle râle, et pus un homme ne surgit pour la sauver, pas un de ses enfants ne se lève pour la prendre dans ses bras, et par un élan surhumain de piété filiale la sortir du gouffre honteux et malheureux où elle est plongée aujourd'hui ! (Dimanche des Familles, 14 mai 1871.)

Heureusement, direz-vous, il y a encore dans ce triste pays quelques royalistes, et l'on va sans doute nous montrer nos sauveurs. Hélas 1 ils sont tout aussi gangrenés, tout aussi veules que les autres : Trouvez-moi, soit à la Chambre, soit en France, un légitimiste de valeur, un homme d'action sensé, d'influence puissante, un homme dont l'éclat, l'intelligence, rayonnent tant soit peu et projettent une lumière, si pâle qu'elle soit ?... Mais, pour être juste, ce parti a cela de supérieur aux autres, c'est qu'il a conscience de sa nullité et qu'il se tient prudemment et sagement tranquille dans son coin ! (Id., 1er déc. 1872.)

Il n'est pas surprenant que cette France de juifs, de libres penseurs, de huguenots et de francs-maçons, où les hommes vont au café, où les femmes font des visites, où les enfants fument des cigares et où il n'y a même plus de légitimistes, attire sur elle les colères célestes.

Avant la guerre, on écrit : Satan règne en maître, en ce moment, dans la capitale de la France. Le dévergondage des mœurs rivalise avec le dévergondage de la pensée. Le premier se dévoile à la province étonnée par des journaux à chroniques scandaleuses et à gravures immondes, où les saturnales des bals travestis, publics et privés, s'étalent dans tout leur cynisme. Le dévergondage de la pensée se fait jour par les journaux de la libre pensée, les réunions politiques, et se traduit enfin par des émeutes où le ridicule se mêle au tragique. (Id., 1er février 1870.)

Mais le châtiment est enfin venu, et la joie du pieux moraliste ne connaît pas de bornes : Sodome, Gomorrhe, Babylone, Jérusalem, ont péri en punition de leurs crimes ; mais, au moins, Dieu a pris, pour ainsi dire, la peine de les détruire. Il a fait, tomber Sodome et Gomorrhe dans les flammes qu'il a faites lui-même, et qu'il a envoyées lui-même du ciel. Il a fait démolir Babylone et Jérusalem par l'étranger. Tandis qu'il ne veut pas s'occuper de punir Paris. La punition sera autrement sanglante, dramatique, terrible, épouvantable. Les bons, les mauvais, tous confondus ensemble, périssent dans la même fournaise. — Dieu, qui regardait Paris encore au commencement de la guerre, a aussitôt détourné ses regards pour l'abandonner à lui-même. Il a mis un cercle de fer prussien, quelque chose de tudesque et de rude, pour lui battra les flancs, puis il s'est retiré. Alors Paris, comme un fou furieux, prend un couteau, s'ouvre le ventre et jette lui-même au vent ses entrailles que des chiens immondes et dévorants viennent consommer ! (Id., 4 juin 1871.)

Arrêtons-nous ici ; car nous touchons à cette limite où l'imbécillité se change en fureur, et nous avons promis de ne pas la dépasser.

Nous venons de faire le tour d'une société où se rencontrent tous les extrêmes, où se heurtent tous les contrastes. Avec ses plus nobles représentants, nous avons atteint les plus hautes cimes ; avec ses plus médiocres adeptes, nous avons pénétré des abîmes de niaiserie féroce. Par en haut, elle semble toucher au ciel ; par en bas, elle descend bien au-dessous du niveau moyen de l'humanité, déjà si bas pourtant. Suivant l'étage où l'on s'arrête pour la contempler, elle apparaît comme sublime, ou vulgaire, ou barbare. Considérée dans son ensemble, on n'y voit plus qu'une société comme toutes les autres sociétés humaines, ni meilleure ni pire, qui n'a le droit de jeter l'anathème à aucune autre, et qu'aucune autre n'a le droit d'anathématiser.

 

 

 



[1] Cf. P. Saintyves, La Réforme intellectuelle du clergé, Paris, 1904.

[2] Les périls de la foi et de la discipline dans l'Église de France à l'heure présente, Paris, 1902.

[3] Contemporary Review, août 1894.

[4] Cf. Houtin, La Question biblique chez les catholiques de France au XIXe siècle, Paris, 1902.

[5] A. Loisy, Simples réflexions sur le décret du Saint-Office Lamentabili sane exitu et sur l'encyclique Pascendi Dominici gregis, Paris, 1908.

[6] A. Briggs et F. de Hügel, La Commission pontificale et le Pentateuque, Paris, 1901, p. 11.

[7] Mgr Batiffol, recteur de l'Université Catholique de Toulouse.

[8] La Bible travestie par Homère, 1891.

[9] Le Paradis terrestre et la race nègre devant la science, Paris, 1895.

[10] L'Apocalypse de saint Jean et le VIIe chapitre de Daniel, avec leur interprétation, Paris, 1898.

[11] Les citations suivantes sont empruntées au Dimanche des Familles de Clermont-Ferrand (1869-73) et à la Croix d'Auvergne.