Le premier milieu où ait vécu l'Église fut l'empire romain, le plus vaste État qui ait jamais été gouverné par un seul homme. Le spectacle magnifique de l'autocratie romaine a ébloui pendant quatre siècles les yeux des évêques de Rome, et dans leur âme s'est enracinée peu à peu la passion de l'unité et s'est ancré le sens de l'autorité. Dès la fin du premier siècle de notre ère, l'Église romaine se distingue des églises orientales par son esprit de discipline et d'obéissance, par sa tendance au sacerdotalisme, par son antipathie pour la discussion dogmatique ; elle accueille volontiers les conceptions les plus différentes, pour les fondre en un tout assez peu cohérent, mais accessible à tous et capable de contenter la grande masse des croyants[1]. Etablie au siège de l'empire, l'Église de Rome ne tarde pas à acquérir sur les autres sièges du monde chrétien une suprématie d'honneur, qu'elle mettra tous ses soins à maintenir et à amplifier. En Occident, elle ne trouve guère de rivaux. En Orient, elle a affaire aux grandes Églises d'Alexandrie, de Jérusalem, d'Antioche et Constantinople, qui se croient toutes aussi illustres, et entendent partager avec l'Église de Rome l'honneur de diriger la chrétienté. Rome se montre très déférente pour Alexandrie et pour Antioche, et, de concert avec elles, combat les prétentions de Constantinople à la suprématie. Les épouvantables guerres du sixième siècle, qui réduisent à 50.000 habitants la population de Rome, les invasions des Lombards et des Franks appauvrissent la papauté, mais grandissent encore son rôle politique. Le pape est pour les Romains le représentant de l'empereur, le défenseur de la cité et de la foi ; et quand, au temps de l'hérésie iconoclaste, l'empereur devient hérétique, le pape se sépare de lui et devient, du même coup, indépendant. Au milieu du VIIIe siècle, son autorité est assez grande pour que Pépin le Bref lui demande la confirmation de ses droits à la royauté franque. Pépin et Charlemagne constituent le domaine temporel du Saint-Siège. Léon III pose la couronne impériale sur la tête de Charlemagne, le 23 décembre de l'an 800. Mais la puissance du pontife est plus apparente que réelle. Charlemagne, couronné par surprise, déclare qu'il ne serait pas entré dans l'église s'il eût connu les intentions du pape. A la fin du IXe siècle, Hincmar, archevêque de Reims, enseigne encore que les évêques, successeurs des apôtres, sont tous égaux entre eux et que le pape n'a qu'une suprématie d'honneur. Les premiers empereurs allemands réduisent la papauté en esclavage, et, au moment même où, sous la vigoureuse impulsion d'Hildebrand, elle va ressaisir la suprématie en Occident, Michel Cérulaire, patriarche de Constantinople, brise définitivement les derniers liens qui attachaient encore l'Église grecque à l'Église latine. L'époque des croisades marque l'apogée du pouvoir pontifical. A la voix des papes, le monde occidental s'ébranle. Les papes dirigent le mouvement des armées, excommunient les princes retardataires, prennent la défense des soldats de la croisade contre tous ceux qui voudraient les dépouiller, arrachent l'Italie au joug .des Allemands et rétablissent un instant la suprématie pontificale sur l'Orient lui-même. Un patriarche latin, vassal du Saint-Siège, officie à Sainte-Sophie. Mais, cette fois encore, l'heure de la victoire touche à l'heure de la défaite. L'an 1300, Boniface VIII célèbre à Rome un jubilé triomphal. Il y ceint, le premier, la tiare aux trois couronnes. Il fait porter devant lui les deux glaives symboliques de la puissance temporelle et spirituelle. Il fait crier par ses hérauts : Pierre, tu vois ici ton successeur, et toi, Christ, contemple ton vicaire ! Trois ans plus tard, Nogaret et Colonna l'insultent impunément au château d'Anagni, et son successeur, Clément V, se fait sacrer à Lyon. La papauté est vassale du roi de France. Cette situation ne pouvait finir que par la ruine complète du pouvoir pontifical. Il était bien certain qu'un jour viendrait où les papes, las du joug français, voudraient retourner à Rome pour y retrouver leur antique indépendance ; il n'était pas moins indubitable que les rois de France voudraient retenir le Saint-Siège à Avignon, que chaque parti élirait, un jour ou l'autre, son candidat et que le schisme sortirait de la captivité. La seule autorité capable de s'imposer à deux papes de parti contraire semblait être celle d'un Concile. On recourut, en effet, à ce remède désespéré. L'Église tint à Constance et à Bâle des assises solennelles qui faillirent l'ériger définitivement en République ; mais les désordres inséparables d'une révolution effrayèrent les âmes timides, et quand l'ordre fit rétabli, les papes étaient plus que jamais décidés à gouverner seuls, et le clergé avait perdu toute confiance dans la liberté. La glorieuse occasion était manquée, l'Église retombait dans l'autocratie. La Réforme faillit la sauver ; les papes furent contraints de convoquer encore un Concile, mais les réformés n'y parurent point, les partisans de l'absolutisme pontifical eurent le dessus, et, sans le veto de la France, l'infaillibilité du pontife romain y eût été proclamée. En fait, le pape gouverna l'Église italienne, autrichienne et espagnole, comme s'il eût été déjà reconnu infaillible. Paul IV et ses successeurs soumirent la littérature et la doctrine ecclésiastiques au régime le plus dur et le plus déprimant. Aucun ouvrage ne put paraître sans avoir été soumis à l'examen de trois, quatre ou cinq censeurs, appartenant aux grands ordres monastiques. Chaque censeur pouvait effacer du livre tout ce qui lui déplaisait, et pouvait être puni de prison pour les propositions téméraires qu'il aurait laissé passer. L'Inquisition et l'Index arrêtaient les livres publiés en terre protestante. La France seule resta ouverte aux études théologiques un peu libres et garda les vieilles théories du IXe siècle. Bossuet croyait et enseignait que les évêques sont, comme le pape, les successeurs des apôtres ; il reconnaissait au Saint-Siège une puissance très haute, très éminente, chère et vénérable à tous les fidèles, mais il mettait encore au-dessus de cette puissance l'Église universelle, seule infaillible. L'Église de France resta gallicane jusqu'à la Révolution. Les violences jacobines et napoléoniennes firent beaucoup pour ramener vers le Saint-Siège la confiance et la sympathie du clergé de France. La négociation du concordat donna au pape une importance et une autorité que des ministres gallicans se seraient bien gardés de lui reconnaître. Pie VII, restauré en 1814, jouit d'un prestige que n'avaient pas eu depuis bien longtemps ses prédécesseurs, et de Maistre l'engagea sans ambages à dogmatiser. On verrait qui oserait élever la voix, quand le pape se serait prononcé. Pie VII ne dogmatisa pas ; mais Grégoire XVI condamna le catholicisme libéral par l'encyclique Mirari vos, et, en 1854, Pie IX, de sa propre autorité, définit le dogme de l'Immaculée Conception. La question de l'infaillibilité pontificale se trouva ainsi posée comme elle ne l'avait encore jamais été, et il parut à tout un grand parti ecclésiastique que les temps étaient venus où cette prérogative suprême du pontife romain devait être érigée en article de foi. Plus la situation politique du Saint-Siège semblait dangereuse, ou même désespérée, plus s'accentuait le conflit entre l'esprit sacerdotal et le monde moderne, plus les tenants de l'infaillibilité désiraient fortifier l'autorité spirituelle du pape, élever dans une sphère plus inaccessible le pontife gardien de la foi et des mœurs. Un très grand nombre d'évêques favorisaient ce mouvement, dans l'intérêt de leur propre prestige et de leur propre autorité. Les concordats modernes ont été surtout avantageux aux évêques, dont ils ont fait de hauts fonctionnaires d'État et les maîtres absolus dans leurs diocèses. L'évêque contemporain ne trouve plus devant lui aucun contrepoids à son autorité ; il parle et tous se taisent, il commande et tous obéissent. S'il est dur, tout le monde pâtit ; s'il est injuste, il n'est presque pas d'excès qu'il ne puisse commettre impunément. Nous avons connu un évêque qui, de sa propre autorité, avait enfermé un de ses prêtres dan s un couvent de trappistes — d'où l'autorité judiciaire réussit à le tirer. Un des confrères de ce prélat atrabilaire lui demandait s'il avait bien le droit d'agir ainsi : Bah ! bah ! répondit l'évêque, si je n'ai pas le droit, je le prends. L'épiscopat, écrivait Huet en 1855, est miné par l'esprit de domination, par l'orgueil pharisaïque. La fraternité, loi suprême du christianisme, en souffre depuis longtemps. La tendance à concentrer l'infaillibilité dans le corps épiscopal et à tout anéantir devant son autorité, sauf à l'anéantir lui-même devant le pape, a séparé en quelque sorte l'épiscopal du reste de l'Église. Rien de moins chrétien, au vrai sens du mot, que le personnage officiel de l'évêque ; c'est, bien souvent, l'absolutisme fait homme ; pour quelques-uns, que l'on pourrait compter, qui trouvèrent le cœur du peuple et furent vraiment les pères de leurs clercs, combien de pasteurs médiocres, sans douceur et sans charité, infatués de leur grandeur et de leur faste, et poussant jusqu'à l'insolence leurs propres prétentions à l'infaillibilité ! Nous en avons entendu un, prêchant dans un lycée de l'État, un jour de première communion, dire devant nous à nos élèves : Quand vos maitres vous disent quelque chose, vous pouvez ne pas les croire ; car leur science peut être en défaut, ou ils peuvent se tromper. Quand je vous dis quelque chose, ou que mon délégué, M. l'aumônier, vous l'a dit en mon nom, il n'y a plus place à la discussion ni au doute, car ce que nous vous disons est la vérité même. Ce prélat, qui prêchait si bien l'indiscipline aux élèves de l'Université, était pour ses prêtres un véritable despote. Et des évêques semblables, il y en a beaucoup de par le monde. Que leur importe l'infaillibilité papale ? Ils sont résolus d'avance à ne jamais essayer de penser par eux-mêmes ; mais, au nom du pape infaillible, ils dogmatiseront à loisir dans leur diocèse, ils courberont les têtes altières, ils mettront au joug les intelligences hardies, ils condamneront au carcere duro les clercs rebelles à leur autorité. Dès 1853, vingt-huit évêques français, réunis à Amiens pour la translation des reliques de sainte Théodosie, proclamaient leur foi à l'infaillible et irréformable autorité du pontife romain. En 1854, l'épiscopat du monde entier applaudissait avec transport à la définition du dogme de l'Immaculée Conception. En 1862, trois cents évêques et neuf mille prêtres accoururent à Rome pour la canonisation des martyrs japonais. Les évêques votèrent au pape une adresse enthousiaste : Nous t'écoutons, toi, l'arbitre. Quand tu décides, nous obéissons au Christ, nous condamnons les erreurs que tu condamnes. En 1864, l'épiscopat applaudit au Syllabus comme il avait applaudi à l'Immaculée Conception. En 1867, eut lieu à Rome une nouvelle réunion d'évêques, et le parti infaillibiliste voulut en profiter pour faire acclamer le nouveau dogme par les prélats réunis autour de Pie IX. D. Guéranger, abbé de Solesmes, écrivait : Tout doit sortir du Saint-Siège : dogme, morale et culte...
Le papisme est la grâce de notre temps. Il faut que
le dogme triomphe de l'histoire ! La Civiltà cattolica,
organe officieux du Vatican, publiait, le 15 juin 1867, un article intitulé :
Un nouveau tribut à saint Pierre. On y exhortait les évêques à promettre solennellement de s'en tenir fermement, en toutes circonstances, même si l'on
devait répandre son sang, à la doctrine, déjà universellement propagée parmi
les catholiques, qui considère le pape comme infaillible, lorsqu'au nom de
son autorité, il expose en qualité de docteur général, ou, comme l'on dit
d'habitude, ex cathedra, ce qu'il faut croire en matière de foi et de morale,
et que, par suite, ses décrets dogmatiques sont irrévocables et obligent en
conscience, même avant l'acquiescement de l'Église. Chose étrange, il y eut assez de résistances parmi les
évêques présents à Rome pour que le nouveau dogme ne pût être proclamé
d'enthousiasme. Un certain nombre d'évêques pensèrent, avec Mgr de Ketteler,
archevêque de Mayence, que, si le Saint-Père croyait qu'il
convenait de prendre de semblables résolutions, il devait les faire préparer
et décider auparavant, dans le fond et dans la forme, à la manière sublime de
l'antiquité, qui garantit avant tout à l'Église la présence vivante du
Saint-Esprit parmi elle. Grâce aux résistances, le projet d'adresse
resta trop pâle pour dispenser du Concile, et malgré ses répugnances, Pie IX
se décida à le convoquer. Pie IX a poursuivi avec obstination la définition
dogmatique de l'infaillibilité pontificale ; mais, comme on l'a très
justement dit : ce qui serait chez un autre un
orgueil insensé a été chez lui une exaltation de piété. Etranger à la
théologie, il n'a été arrêté dans son dessein par aucune considération
empruntée à l'histoire, à la tradition de l'ancienne Église. La prudence, qui
calcule les périls d'une décision immédiate, lui eût semblé l'abandon même de
sa foi en Dieu, c'est-à-dire en lui-même, car il n'a cessé de se regarder
comme l'organe de la vérité absolue. Ses vertus, sa bonté, la bonne grâce de
sa parole, montée parfois au Ion inspiré, sa figure si noble sous ses cheveux
blancs, tout a contribué à accroître son ascendant. L'idolâtrie croissante
dont il était l'objet lui faisait croire qu'il pouvait tout oser. Un cardinal
français l'appelait l'incarnation de l'autorité du Christ. La Civiltà
allait jusqu'à déclarer que le Verbe pensait en lui. A force de s'entendre
proclamer divin, il le croyait et ne craignait pas de s'identifier avec le
Christ. — La tradition, c'est moi, — disait-il à ceux qui commettaient devant lui
l'inconvenance d'invoquer l'histoire[2]. On ne peut imaginer à quel point les infaillibilistes poussèrent — de très bonne foi d'ailleurs — l'admiration pour sa personne. Mgr Baunard, recteur de l'Université catholique de Lille, nous dit dans un livre tout récent : Pie IX était le saint de Dieu ! Je me souviens qu'un jour de la semaine sainte, ayant été admis à voir Pie IX monter les degrés de la Scala sen ta, au pied de laquelle il a fait représenter en marbre, d'un côté le Christ baisé traîtreusement par Judas, de l'autre le Christ vendu honteusement par Pilate, je me figurai vraiment voir Jésus-Christ lui-même recommençant sa passion entre les mêmes sortes d'hommes[3]. On sut si bien le griser par des
fêtes continuelles, par des pèlerinages à Rome, des flagorneries de toute
nature, en particulier par d'innombrables adresses et des articles dans la
bonne presse, qu'il lui fut impossible d'apprécier sainement les choses, et
qu'il se figura que son 'pontificat était le plus brillant et le plus
bienfaisant pour l'Église et pour la société. (Döllinger.) Ajoutons qu'il détestait les libéraux, allant
jusqu'à appeler Montalembert un monstre d'orgueil
et les catholiques libéraux des semi-catholiques...
complètement imbus de principes corrompus... ressassant des doctrines maintes fois réprouvées, des
chicanes historiques, des calomnies, des sophismes de tout genre... qui le réduisaient à déplorer dans leur conduite une
déraison égale à leur témérité. Il disait bien : Moi, Jean-Marie Mastaï,
je crois à l'infaillibilité ; Pape, je n'ai rien à demander au Concile, le
Saint-Esprit l'éclairera. Mais il était bien certain qu'un homme de
foi aussi intransigeante ferait tous ses efforts pour seconder l'action du
Saint-Esprit, fût-ce au détriment de la liberté des Pères ; et l'histoire du
Concile semble bien prouver qu'il en fut ainsi. La bulle d'indiction du Concile parut le 29 juin 1868. Le
pape y annonçait que le Concile devrait examiner
avec le plus grand soin et déterminer ce qui convient, en ces temps
calamiteux, pour la plus grande gloire de Dieu, pour l'intégrité de la foi,
pour la splendeur du culte, pour le salut éternel des hommes, pour la
discipline et la solide instruction du clergé régulier et séculier, pour
l'observation des lois ecclésiastiques, pour la réforme des mœurs, pour
l'éducation chrétienne de la jeunesse, pour la paix générale et la concorde
universelle. La Civiltà commenta ce programme à sa manière et
lui donna le ton d'un défi au monde moderne :
Les États chrétiens, disait-elle, ont cessé d'exister. La société des hommes est redevenue
païenne et ressemble à un corps d'argile, qui attend le souffle divin. Mais,
avec l'aide de Dieu, rien n'est impossible. Par la vision d'Ezéchiel, nous
savons qu'il anime les ossements blanchis. Les ossements blanchis, ce sont
les pouvoirs politiques, les parlements, le suffrage universel, les mariages
civils, les conseils municipaux. Quant aux Universités, ce ne sont pas des os
arides, ce sont des os putrides, et grande est l'infection qui s'exhale de
leurs enseignements corrupteurs et pestilentiels. Mais ces os peuvent être
rappelés à la vie, s'ils entendent la parole de Dieu, c'est-à-dire s'ils
acceptent la loi divine qui leur sera annoncée par le suprême et infaillible
docteur le pape. Ainsi donc, avant même que le Concile se fût assemblé, la Civiltà proclamait le pape infaillible et limitait les pouvoirs de l'assemblée à un enregistrement pur et simple des doctrines pontificales. Dans un nouvel article, publié le 6 février 1869, elle
dressait le véritable programme des délibérations
conciliaires. Les catholiques libéraux, disait-elle, redoutent de voir
proclamer la doctrine du Syllabus et l'infaillibilité dogmatique du pape par
le Concile... Les véritables catholiques
— c'est-à-dire, la grande majorité des croyants — ont
l'espoir tout contraire. Ils désirent que le Concile promulgue les doctrines
du Syllabus en propositions affirmatives... Ils accueilleront avec joie la proclamation de
l'infaillibilité dogmatique du pape... Le
pape lui-même n'est pas disposé à prendre l'initiative d'une proposition qui
semble se rapporter directement à lui ; mais on espère que l'unanime
manifestation du Saint-Esprit par la bouche des Pères du Concile définira par
acclamation l'infaillibilité du pape... Enfin
un grand nombre de catholiques souhaitent que le Concile couronne la série
d'actions de grâces que l'Église a adressées à la bienheureuse Vierge Marie
par la promulgation du dogme de sa glorieuse réception dans le ciel...
Les catholiques ont la conviction que le Concile
sera de courte durée. On pense que les évêques seront unanimes sur les
questions principales, de sorte que la minorité ne pourra faire une longue
opposition, quelque préparée qu'elle y puisse être. Le programme réel était ainsi tracé, et le parti infaillibiliste faisait savoir d'avance aux Pères qu'il ne s'agirait pas d'une assemblée réellement délibérante, mais d'une représentation générale, où la pompe du décor dissimulerait l'absence étrange de vie et de liberté. Tous les détails étaient réglés d'avance. Un prélat
anglais, le cardinal Manning, s'était chargé de supplier le Saint-Père
d'élever l'infaillibilité à la dignité de dogme ; les acclamations de la
majorité docile auraient retenti, le dogme eût été proclamé séance tenante,
et à la clarté de ce nouveau soleil levant de la
vérité divine, toujours brillant, tous les spectres nocturnes d'une fausse
science et les images trompeuses de la culture moderne s'enfuiraient pour
toujours épouvantés. Les schismatiques et les hérétiques furent, suivant
l'usage, invités à participer au Concile. Convoqués à Rome, dans la basilique
même de Saint-Pierre, pour rendre hommage à la papauté, les patriarches de
Jérusalem, d'Antioche et de Constantinople, et les prélats russes refusèrent
de comparaître. Les protestants parurent peu touchés des arguments du pape,
qui leur rappelait les révoltes déplorables, les
désordres et les troubles qui avaient visité les peuples schismatiques. Le droit de siéger au Concile fut limité aux évêques et aux représentants des ordres religieux ; mais, tandis que les évêques titulaires, c'est-à-dire indépendants, n'obtenaient pas le droit de se faire représenter par des délégués, les évêques in partibus infidelium, et les vicaires apostoliques, placés sous l'autorité directe de la curie, étaient tous autorisés à siéger dans l'assemblée. On compta ainsi au Concile 50 cardinaux, 100 vicaires apostoliques, 50 généraux d'ordres et abbés mitrés, 100 évêques de la propagande et 270 prélats italiens, dont 143 appartenaient aux États pontificaux. C'était un bloc de 570 infaillibilistes, qui marchaient en phalange serrée et devaient assurer la victoire à toutes les propositions émanées du Saint-Siège. Les lettres d'invitation furent adressées directement aux évêques,
sans passer par les divers gouvernements européens. Le Saint-Siège crut ainsi
affirmer sa complète indépendance. Les États, après avoir un instant songé à
protester, s'abstinrent tous, d'un commun accord ; et le Concile, au lieu
d'être un immense Congrès mondial, se trouva réduit aux proportions d'une
simple assemblée de prêtres, discutant entre eux des questions que le siècle
se résignait de fort bonne grâce à ignorer. Le
gouvernement italien, disait aux députés le ministre de
Victor-Emmanuel, n'a pas cru devoir mettre le
moindre obstacle à la réunion à Rome des
évêques du royaume au sujet du Concile. Sa Majesté forme des vœux pour que de
cette assemblée sorte une parole destinée à concilier la foi et la science,
la religion et la civilisation. Mais, quoi qu'il arrive, la nation peut être certaine
que le roi maintiendra intacts les droits de l'État et sa propre dignité. Le règlement général de l'assemblée ne fut même pas abandonné aux délibérations des Pères. Chaque évêque reçut en arrivant au Concile une bulle réglementaire, rédigée à l'avance, et un évêque hongrois, qui eut le courage de protester contre cette procédure insolite, fut, par trois fois, rappelé à l'ordre. Le pape avait nommé une Commission des Propositions, et nul projet ne pouvait venir devant le Concile sans avoir été approuvé par cette Commission, remplie d'ultramontains, et sans avoir été confirmé par le pape. Les Commissions de la Foi, des Missions et de la Discipline furent laissées à l'élection du Concile ; mais le pape dressa lui-même des listes de candidats officiels, et n'y mit, bien entendu, aucun membre de l'opposition. Ces Commissions étaient d'ailleurs purement consultatives, la préparation du travail du Concile étant confiée aux congrégations romaines. Les cardinaux présidents étaient armés d'un pouvoir discrétionnaire. L'excommunication majeure était prononcée contre quiconque contesterait le Syllabus, ou tout autre acte pontifical. Défense était faite aux évêques de se réunir par nation, ou de se concerter. A peine le Concile fut-il ouvert, que l'Index défendit la lecture des Lettres de Döllinger. Deschamps et Manning avaient toute liberté pour attaquer les anti-infaillibilistes ; la réponse que leur adressa Mgr Dupanloup ne put trouver d'imprimeur. Cent évêques protestèrent contre ce règlement draconien. On ne tint aucun compte de leur protestation. En dépit de toutes ces précautions, l'opposition s'annonçait comme très sérieuse. De pays comme l'Espagne et l'Italie, depuis longtemps façonnés au joug pontifical, on n'avait rien à craindre ; mais la France comptait des prélats opposants de haute science, comme le cardinal Mathieu, archevêque de Besançon ; de grande éloquence, comme Mgr Dupanloup ; ou de situation prépondérante, comme l'archevêque de Paris, Mgr Darboy. L'Allemagne et la Hongrie montraient encore plus de répugnances à suivre Pie IX dans la voie où il voulait engager l'Église. Un catholique allemand accusa la Curie romaine d'avoir déshonoré le catholicisme, en présentant l'Église
comme une institution de police dans l'ordre
social et une puissance de ténèbres dans l'ordre intellectuel. La Gazette d'Augsbourg publia, sous le nom de
Janus, une série d'articles inspirés par le chanoine Döllinger et qui
constituaient un véritable réquisitoire contre l'autocratie pontificale : Nous reconnaissons, disait l'auteur, appartenir à cette opinion que nos adversaires nomment
libérale. Nous partageons les vues de ceux qui tiennent une réforme générale
et décisive de l'Eglise pour aussi nécessaire qu'inévitable. Pour nous,
l'Église catholique ne s'identifie nullement avec le papisme ; nous sommes
profondément séparés de ceux dont l'idéal ecclésiastique est un empire
universel, régi par un monarque spirituel, et, s'il est possible, temporel,
un empire de crainte et d'oppression, dans lequel le pouvoir séculier prête
son bras aux dépositaires de la puissance ecclésiastique pour réprimer ou
étouffer tout mouvement désapprouvé par elle. La Gazette de Cologne publia un manifeste des
catholiques allemands, qui demandaient qu'on en
finit à jamais avec tout ce qui rappelait la théocratie du Moyen-Age...
et que l'Église prit une position normale vis-à-vis
de la culture intellectuelle et de la science. Prenez garde, disait le
cardinal Diepenbrock. Ne prenez pas de résolution
que l'esprit allemand ne pourrait pas supporter. Rappelez-vous que toute la
classe moyenne dirigeante instruite, que tout le monde laïque pensant en
Allemagne a reçu sa culture dans les Universités allemandes. Vous possédez
bien encore des millions de catholiques allemands, mais ces millions sont
partout pénétrés d'éléments protestants, vivent de littérature protestante et
non de littérature ultramontaine ; ils subissent l'influence journalière
d'une presse quotidienne absolument libre, et la honte seule les empêcherait
de recevoir l'infaillibilité pontificale, doctrine qui est une insulte à
l'Ecriture sainte, à l'ancienne Église, à l'histoire, à la raison humaine...
Cette infaillibilité est une folie, une chimère de
cerveau malade. (Cité par Döllinger, Kleine
Schriften, p. 40.) Enfin, vingt évêques allemands, réunis à Fulda, supplièrent le pape de ne soumettre au Concile aucune définition qui ne serait pas contenue dans la sainte Ecriture et dans la tradition apostolique. Ces énergiques déclarations ne tirent qu'irriter les infaillibilistes, sûrs de leur majorité. Peu s'en fallut cependant que l'opposition ne l'emportât. En dépit des habiles mesures prises par la Curie, en dépit de la timidité des opposants, qui, suivant une très heureuse expression, ne faisaient la guerre qu'à genoux et se prosternaient après chaque tentative de résistance[4], la défense dura huit mois ; et, si elle avait duré un mois de plus, le Concile se dissolvait de lui-même sans avoir rien décidé. Le 8 décembre 1869, une grandiose procession se déroula dans la nef de Saint-Pierre. En tête venaient les représentants des ordres religieux, puis les Pères du Concile, sept cents évêques, la mitre blanche en tête, la chape blanche sur les épaules, puis les cardinaux, puis le pape, sur la Sedia. Pie IX était radieux. Il mit pied à terre dans le vestibule de la basilique et alla s'agenouiller devant la Confession. Après la messe d'inauguration et l'obédience des évêques, le pape récita la prière d'ouverture du Concile, le cardinal Antonelli récita la prière des évêques, et toute l'assemblée dit ensuite les litanies des saints. Ce fut une splendide et émouvante cérémonie. Pendant les huit mois qu'il a siégé, le Concile du Vatican
a promulgué deux constitutions. Par la première, Dei Filius, qui est, parait-il,
un chef-d'œuvre de littérature théologique[5], le Concile a
renouvelé les condamnations déjà prononcées contre l'athéisme, le panthéisme,
le matérialisme. Il a également, proclamé à nouveau la canonicité
indiscutable de tous les livres de la Vulgate, y compris les apocryphes de
l'Ancien Testament. Il a anathématisé ceux qui disent que les sciences humaines doivent être traitées avec une telle liberté,
que l'on puisse tenir pour vraies leurs assertions, quand même elles seraient
contraires à la vérité révélée, ou que l'Église ne peut les proscrire. Par la seconde constitution : Pastor æternus, le
Concile a défini le dogme de l'infaillibilité pontificale : Le pontife romain, quand il parle ex cathedra,
c'est-à-dire quand, accomplissant l'office de pasteur et docteur de tous les
chrétiens, il définit, en vertu de sa suprême autorité apostolique, une
doctrine sur la foi et les mœurs, qui doit être observée par l'Église tout
entière, jouit, moyennant l'assistance divine, qui lui est promise en la personne
du bienheureux Pierre, de cette infaillibilité dont le divin Rédempteur a
doté son Église, définissant la doctrine sur la
foi ou les mœurs, et par conséquent, les définitions du pontife romain sont
irréformables. Ce ne fut pas sans peine que le vote du projet de
déclaration fut obtenu. Si les infaillibilistes avaient pour eux une
incontestable et docile majorité, les opposants avaient pour eux le prestige
de la science, de l'éloquence et l'autorité qui s'attache aux grands sièges. Pendant
de longs mois, ils combattirent courageusement, sans se laisser émouvoir par
l'hostilité de leurs adversaires. Leur situation morale fut extrêmement
pénible. Les luttes religieuses passionnent tellement les hommes que les
meilleurs deviennent sans entrailles en face de celui qui ne voit pas comme
eux la vérité. Pour un opposant, un infaillibiliste était un téméraire
novateur, un flatteur, un ennemi de la liberté chrétienne. Pour un
infaillibiliste, un opposant était un homme sans foi, sans enthousiasme, sans
cœur, un ennemi du pape et de l'Église, un mauvais évêque, un mauvais
catholique, un orgueilleux tout prêt à tomber dans les pièges du malin.
L'évêque de Laval déclarait, dans une lettre rendue publique, qu'il aimerait mieux tomber mort que d'avoir écrit les
lettres de Mgr Dupanloup. On appelait Voie
scélérate la route qui conduisait du pavillon occupé par l'évêque
d'Orléans au Vatican. Mgr Strossmayer fut conspué en plein Concile pour
s'être opposé à la flétrissure du protestantisme. Le pape, bien loin de rester neutre, se jeta avec passion dans la lutte. Il blâmait publiquement les évêques indépendants ; il alla jusqu'à interner dans des couvents certains évêques des pays d'Orient ; il n'eut jamais un mot de pitié pour les prélats malades, que la chaleur atroce de l'été de 1870 torturait : Qu'ils meurent ! répondit-il, un jour, à quelqu'un qui lui demandait l'ajournement. du Concile. Quoique le règlement du Concile fût déjà draconien, la Curie l'aggrava encore, le 20 février 1870. Tout amendement aux projets dut être communiqué par écrit aux commissions spéciales, les évêques rapporteurs des commissions reçurent le droit de prendre la parole après chaque opposant. Toute demande signée de dix Pères suffit pour que la clôture de la discussion fût mise aux voix. Les évêques opposants finirent par être forcés de renoncer à la parole, pour ne pas être accusés de faire de l'obstruction. Cependant, le 13 juillet 1870, en congrégation générale, soixante-dix évêques s'abstenaient de voter, soixante-deux ne donnaient au projet qu'une adhésion conditionnelle et quatre-vingt-huit le rejetaient entièrement. Le 17 juillet, cinquante-six prélats suppliaient encore le pape de retirer le projet, et Pie IX refusait de leur donner satisfaction. Ils avaient tort, suivant lui, de croire qu'un article de foi doit être prouvé par l'Ecriture et la tradition et qu'il ne peut exister d'article de foi catholique que ce qui a été cru toujours, partout et par tous. Ils n'avaient pour but que d'empêcher notre siècle de se réjouir de ses vérités propres, que n'avaient pas connues les précédents, et ils n'avaient pas compris qu'avec le progrès des temps de nouveaux mystères étaient révélés. Ainsi éconduits, les chefs de l'opposition quittèrent Rome et, le 18 juillet, en séance plénière présidée par le pape, cinq cent trente-trois Pères votèrent la définition dogmatique de l'infaillibilité. Deux prélats seulement eurent encore le courage de refuser leur adhésion. L'évêque de Cajazzo lança sous les voûtes de Saint-Pierre un formidable Non placet. Mgr Fitzgerald, évêque de Little-Rock aux États-Unis, vota non. Au dehors, un orage couvrait Rome de tonnerres et d'éclairs. Le lendemain, la guerre était déclarée entre la France et l'Allemagne. Soixante-quatre jours plus tard, les troupes italiennes entraient à Rome. Un mois après la prise de la ville, Pie IX ajournait le Concile, qui n'avait encore accompli qu'une faible partie de sa tâche, et en avait déjà trop fait. Si l'on en croit les infaillibilistes, le nouveau dogme a
assuré à jamais la fortune de l'Église. L'idée d'avoir un maitre infaillible
exalte certains esprits jusqu'à l'extase : Les
conséquences sont sous nos yeux, dit le P. Bainvel, et elles démentent toutes les prévisions pessimistes des
opposants : le Pape usant de son autorité pour grandir les évêques et grouper
autour d'eux les fidèles, écouté des rois, se rapprochant des peuples pour
les instruire et les soulager, plus que jamais un des centres autour desquels
gravite le monde... A notre époque de trouble
et d'inquiétude intellectuelle, il fallait un pape infaillible, une autorité
indiscutée pour marquer la route aux esprits désorientés, pour rallier et
raffermir les âmes en désarroi. Nous avons l'étoile directrice ! Voilà l'acte de foi orthodoxe. Avons-nous besoin de dire que le nouveau dogme est bien loin de trouver partout un accueil aussi enthousiaste ? Le P. Lacordaire y voyait une
suprême insolence envers Jésus-Christ. Mgr Sibour, archevêque de Paris, mort à un moment où l'on ne faisait encore que prévoir l'infaillibilité, y voyait la disparition de toute hiérarchie, de toute discussion raisonnable, de toute résistance légitime, de toute individualité, de toute spontanéité. Le P. Hyacinthe Loison sortit de l'Église, juste au moment
où toutes ces grandes choses allaient disparaître, et il rendit témoignage
aux droits de la conscience avec la plus courageuse éloquence : Vous exigez, écrivait-il à son supérieur, que je parle un langage, ou que je garde un silence qui ne
serait plus l'entière et loyale expression de ma conscience. Je n'hésite pas
un instant... Je ne saurais remonter dans la
chaire de Notre-Dame... Je m'éloigne en même
temps du couvent que j'habite et qui, dans les circonstances nouvelles qui me
sont faites, se change pour moi en une prison de l'âme... J'ai promis l'obéissance monastique, mais dans les limites
de l'honnêteté de ma conscience, de la dignité de ma personne et de mon
ministère, je l'ai promise sous le bénéfice de cette loi supérieure de
justice et de royale liberté, qui est, selon l'apôtre saint Jacques, la loi
propre du chrétien. La théologie rationnelle,
dit à son tour un philosophe, Réville, ne peut
admettre l'infaillibilité qu'en Dieu. C'est un des attributs de l'absolu.
Lors même que la vérité serait communiquée à un être fini surnaturellement, il
ne pourrait en recevoir communication que par l'intermédiaire de son
intelligente, il ne pourrait la transmettre à d'autres qu'en la traduisant en
paroles humaines, et ces autres, à leur tour, ne la connaîtraient que
moyennant l'exercice de leurs moyens de connaître. Or tout cela est toujours
faillible. Les politiques s'effraient de l'autorité absolue et
surhumaine que prétend s'attribuer le pontife romain. On a beau leur dire
qu'il ne s'agit que d'une infaillibilité ex cathedra, limitée aux matières de
foi et de morale ; ils répondent avec raison que les théologiens eux-mêmes ne
s'entendent pas sur le sens des mots ex cathedra, et que, si l'on admet
l'infaillibilité, on ne voit pas pourquoi le pape serait faillible dans un
bref, presque infaillible dans une allocution et tout à fait infaillible dans
une encyclique. Ils citent les opinions des infaillibilistes qui font du pape
un autocrate absolu, un oracle suprême. La Civiltà n'a-t-elle pas dit.
: Quand le pape médite, c'est Dieu qui pense en lui
? Léon XIII n'a-t-il pas écrit que, pour un évêque, interroger sa conscience, c'est se demander si sa conduite
est conforme aux prescriptions du pape ? Ils montrent les prétentions
de l'infaillibilité s'étendant peu à peu du domaine de la foi et des mœurs
aux rapports de la religion avec la société, de l'Église avec l'État, voire
même aux institutions nationales, aux questions de science et d'enseignement.
Ils affirment que le régime de l'Église a été changé, qu'elle se trouve
désormais soumise à la cléricature italienne, que les Conciles deviennent
inutiles et que toute la science théologique consistera désormais à savoir si
telle ou telle décision du pape est ou n'est pas dogmatique. Ils déclarent
que le nouveau dogme a élargi l'abîme qui séparait déjà l'Église du monde
moderne. Et on ne peut pas dire qu'ils se trompent ou qu'ils
mentent, quand on entend des ecclésiastiques affirmer, comme M. Lecanuet, que
la domination de Jésus-Christ sur les peuples qu'il
a rachetés est absolue, universelle, permanente, et qu'en vertu du décret
royal de l'Homme-Dieu, l'Église doit s'emparer de la terre et y régner. Que deviendraient, dans un pareil État, les droits de la conscience ? Ils disparaîtraient devant l'autorité du roi-pontife, et
les infaillibilistes nous disent en souriant : Pouvez-vous
opposer votre petite raison à l'intelligence divine, préférer votre petite
lanterne à ce soleil éblouissant ? — Et là se trouve, en effet, tout
le nœud de la question, le point vital, qu'on ne saurait abandonner sans
mourir. La pensée est le tourment de l'homme ; mais c'est aussi sa dignité, c'est sa vraie, sa seule raison d'être ; et la pensée de l'homme doit être libre, souverainement libre. Faible et misérable en ce monde immense et hostile, qu'il ne pénétrera jamais, qui le menace, qui le blesse, qui le pille, qui l'opprime de toutes parts, qu'il ait au moins à lui, bien à lui, à lui seul, son âme et sa conscience ; qu'il ait son âme libre, pour y puiser chaque jour quelque force, pour y goûter parfois quelque réconfort ; qu'il ait sa conscience à lui seul pour y installer en paix ses pauvres joies, ses humbles amours, ses lambeaux d'idées, acquises au prix de tant de luttes, de tant de labeurs, au prix de sa force et de sa vie ; qu'il soit là chez lui, maître et seigneur ; que personne ne puisse pénétrer par effraction dans ce sanctuaire, personne, ni chef, ni juge, ni roi, ni empereur, ni pontife !... Sa conscience, c'est sa Rome, à lui ! Si vous la lui enlevez, que lui restera-t-il sur la terre ?... Vous prétendez que, sans Rome, vous ne pouvez exercer sûrement avec succès et librement votre autorité de suprême pasteur ; et l'homme ne peut pas davantage, sans la pleine possession de sa conscience, assumer sa tâche morale, accomplir son œuvre de salut et de rédemption. Prenez garde, d'ailleurs : dans le conflit actuel entre les hommes de foi et les hommes de raison pure, la seule défense possible du christianisme est la conscience individuelle. C'est dans la conscience que réside la seule force capable de faire équilibre à l'effroyable effort de la puissance laïque ; c'est devant cette seule force que cette puissance consent à s'incliner ; la conscience est le réduit central de la défense religieuse ; n'allez donc pas la violenter, la forcer vous-mêmes, à la grande joie de l'ennemi. La conscience est votre dernier asile : tenez-la pour inviolable ; c'est votre dernier temple : n'y mettez pas le feu. |
[1] Cf. Guignebert, Manuel d'Histoire ancienne du christianisme, Paris, 1906, p. 477.
[2] E. de Pressensé, Études contemporaines, 1880, p. 98.
[3] Un siècle de l'Eglise de France, 1906, p. 102.
[4] J.-V. Bainvel, S. J., Le dogme et la pensée catholique, dans Un Siècle ; mouvement du monde de 1800 à 1900, Paris, 1900, in-4°.
[5] Leroy-Beaulieu, Les catholiques libéraux, l'Église et le libéralisme, Paris, 1883, in-12.