Si complet qu'ait été l'échec du mouvement national et libéral de 1848, il en resta cependant en Europe des traces ineffaçables. A regarder la carte du continent, on pouvait croire que rien n'était changé. L'Italie était toujours coupée en sept morceaux. L'Allemagne n'avait pas conquis son unité ; la vieille diète de Francfort siégeait toujours sous la présidence du délégué de l'Autriche, et nulle part la liberté n'était en faveur. Les gouvernements n'avaient d'autre souci que de maintenir ce qu'ils appelaient l'ordre public et de comprimer toute velléité de mouvement libéral. Ils professaient tous, comme le maréchal Saint-Arnaud, le plus franc mépris pour les finesses de la politique et les combinaisons du parlementarisme. (Mayer, Hist. du 2 décembre, p. 38.) Cependant la France avait gardé le suffrage universel ; et cette seule institution, qu'on le voulût ou qu'on ne le voulût pas, faisait d'elle une démocratie. Victor-Emmanuel avait refusé à l'Autriche d'abandonner le statut royal accordé par son père aux États Sardes. Le régime féodal n'avait pu être rétabli en Autriche. L'Allemagne n'abandonnait pas son rêve d'unité ; mais, comme l'enthousiasme populaire n'avait pas suffi à la libérer, elle n'attendait plus sa délivrance que de la force, et de la force faisait son dieu. L'Italie non plus ne désespérait pas ; mais, comme le pape n'avait pas voulu se mettre à la tête du risorgimento, c'était désormais vers Victor-Emmanuel qu'elle regardait, c'était le ministre sarde Cavour qui allait la conduire en dix ans à l'indépendance[1]. L'histoire de l'indépendance italienne est très mal connue et très mal comprise chez nous. Unifiés depuis des siècles, nous ne pouvons que malaisément nous figurer les misères d'une nation morcelée par la diplomatie, qui voit l'étranger sur son sol, et qui ne trouve nulle part la réconfortante sécurité de la patrie. Au point de vue étroit de notre commodité personnelle, il pouvait nous être plus avantageux d'avoir à nos portes une Italie en morceaux et impuissante qu'une Italie unifiée et grandissante ; mais nous devons nous élever au-dessus de ces idées mesquines et admettre franchement le droit de l'Italie à former une patrie italienne, comme la France offre à ses fils une patrie française. Nous ne devons pas considérer la guerre de 1859 comme une faute politique, mais comme un acte de justice et de magnanimité, comme un des plus nobles épisodes de notre histoire. Nous ne devons pas voir dans les Italiens d'ingrats parvenus, tout prêts à devenir nos ennemis, mais d'ardents patriotes, doublés de fins politiques, qui ont eu depuis un demi-siècle beaucoup à combattre, beaucoup à peiner, pour protéger la patrie retrouvée contre ses anciens ennemis, contre les périls qui la menaçaient au dedans et au dehors, de tous côtés, de notre côté même. Soyons justes envers la nation sœur, et nous travaillerons ainsi à faire disparaitre les malentendus qui peuvent encore séparer deux pays faits pour se comprendre et s'entr'aider dans la vie européenne. Entré au ministère le 4 novembre 1852, Cavour fit de l'unité italienne le but suprême de sa politique. Diplomate de premier ordre, il avait su créer dans le parlement sarde une majorité laborieuse, intelligente et solide, qui le comprenait à demi-mot et le suivait où il voulait la mener, comme de bons soldats suivent un chef aimé et estimé. Quelques courtoisies du roi Victor-Emmanuel valurent à la
Sardaigne la bienveillance du nouvel empereur des Français, ancien carbonaro
lui-même, et qui disait, dès la fin de 185f, à l'ambassadeur sarde : Il viendra un temps où les deux pays se trouveront
compagnons d'armes pour la noble cause de l'Italie. Pendant la guerre de Crimée, l'alliance franco-sarde s'affirma par l'envoi d'un corps de 15.000 Piémontais devant Sébastopol. Les soldats de Victor-Emmanuel, commandés par La Marmora, firent bonne figure à côté des troupes de Pellissier et de Simpson. On leur doit en grande partie la victoire de la Tchernaïa, et leur sang ne fut pas versé en pure perte ; la question italienne fut posée par Cavour au Congrès de Paris. Elle n'y fut pas résolue, il est vrai ; mais Napoléon III dit à Cavour en le congédiant : Tranquillisez-vous, j'ai le pressentiment que la paix actuelle ne durera pas. Quand Napoléon III regardait l'Europe, il était presque aussi italien que Cavour ; quand il regardait la France, il devenait hésitant, parce que les évêques étaient alors ses meilleurs partisans et que l'unité italienne ne pouvait se réaliser qu'aux dépens du pape. Il fût probablement resté très longtemps dans une indécision tout à fait conforme à son caractère, si la bombe d'Orsini (14 janvier 1858) ne l'eût averti de la nécessité d'une action immédiate. Orsini, avant de mourir, écrivit une lettre qui fit sur l'esprit de l'empereur une profonde impression : Que V. M. se rappelle que les Italiens, au milieu desquels était mon père, ont versé avec joie leur gang pour Napoléon le Grand, partout où il lui plut de les conduire ; qu'elle se rappelle que, tant que l'Italie ne sera pas indépendante, la tranquillité de l'Europe et celle de V. M. ne seront qu'une chimère ; que V. M. ne repousse pas le vœu suprême d'un patriote sur les marches de l'échafaud ; qu'elle délivre ma patrie, et les bénédictions de 25 millions de citoyens la suivront dans la postérité. Napoléon III réfléchit encore quelques mois, puis manda Cavour à Plombières, où il le reçut le 20 juillet 1858. Il croyait avoir trouvé un moyen de réaliser les vœux de l'Italie, sans se brouiller avec le pape : l'Italie formerait une confédération, sous la présidence d'honneur du Saint-Père, et se composerait de quatre États : Victor-Emmanuel aurait la vallée du Pô ; un autre prince — peut-être le prince Napoléon — la Toscane et une partie des États pontificaux ; le pape aurait Rome et son territoire ; le roi des Deux-Siciles garderait le sud de l'Italie. Le 30 janvier 1859, le prince Napoléon, cousin de l'empereur des Français, épousait la princesse Clotilde, fille de Victor-Emmanuel. Le 29 avril, les troupes autrichiennes franchissaient le Tessin, au moment où les premières colonnes françaises débouchaient des Alpes. Le 4 juin, la victoire de Magenta ouvrait à Napoléon III et à Victor-Emmanuel la roule de Milan. Le ?À juin s'engageait la bataille de Solferino, qui mettait aux prises 350.000 hommes et se terminait par la défaite des Autrichiens. L'Italie tout entière était soulevée. Venise s'attendait à voir paraître l'escadre française dans les eaux de l'Adriatique ; encore une bataille, et l'Italie était libre, des Alpes à l'Adriatique et à la mer de Sicile ; mais Napoléon III, se sentant débordé par la révolution italienne et menacé d'une intervention de l'Allemagne, s'arrêta net, pour maintenir son programme de Plombières ; encore ce programme était-il réduit, puisque la Vénétie restait autrichienne, puisque Modène, Parme et Florence devaient garder leurs souverains particuliers. On ne peut se figurer l'effet que produisit en Italie cette stupéfiante reculade : ce fut un bloc de glace tombant dans un brasier. Victor-Emmanuel fut assez maître de lui pour se contenir r mais Cavour éclata en reproches : J'ai donné ma démission, disait-il à Piétri... il y a un point sur lequel l'homme de cœur ne transige jamais : c'est l'honneur. Votre empereur m'a déshonoré ; oui, Monsieur, déshonoré : il m'a déshonoré ! Mon Dieu, il a donné sa parole, il m'a promis qu'il ne s'arrêterait pas avant d'avoir chassé les Autrichiens de toute l'Italie. En récompense, il se réserve la Savoie et Nice. J'ai persuadé à mon roi de faire ce sacrifice pour l'Italie. Mon roi, bon, honnête, a consenti, se fiant à ma parole. Et maintenant, votre empereur emporte la récompense, mais il nous laisse en plan. Il faut que la Lombardie nous suffise. En outre, il veut enchaîner mon roi dans une confédération avec l'Autriche, et les autres princes italiens, sous la présidence du pape ! Il ne manquerait plus que cela !... Mais cette paix ne se fera pas ! Ce traité ne s'exécutera pas ! Je prendrai par une main Solaro della Margherita, par l'autre Mazzini, s'il le faut, je me ferai conspirateur, je me ferai révolutionnaire ! Mais ce traité ne s'exécutera pas. Non ! mille fois non ! jamais ! jamais ! (Souvenirs de Kossuth, témoin de l'entrevue.) Tandis que Napoléon, attristé, mécontent et inquiet, regagnait la France, le gouvernement sarde rappelait les commissaires qu'il avait envoyés en Toscane, à Bologne et à Modène ; mais tous refusèrent d'obéir. Les peuples ne voulaient plus être qu'Italiens. Le 21 août, une constituante, réunie à Modène, proclame la déchéance de la maison d'Este. Le 7 septembre, Bologne se détache définitivement des États pontificaux. Le 10 septembre, Parme et Plaisance font cause commune avec Modène et Bologne. Les quatre pays se fondent en un nouvel État, l'Emilie, qui, à peine fondé, demande à Victor-Emmanuel un prince de sa maison pour régent. Florence se donne à un noble florentin, Ricasoli, qui la garde en paix et qui l'arme, jusqu'au jour où il peut la donner à l'Italie. Et tandis que les vieux diplomates cherchent à organiser des congrès, publient des notes et des brochures, les peuples italiens s'unissent, s'organisent et envoient partout d'habiles émissaires plaider auprès de l'Europe la cause sacrée de l'Italie. Peu à peu, la brume qui couvre la péninsule s'éclaircit, et la figure de la nation ressuscitée se précise. Les plus sceptiques commencent à y croire, quand ils voient Cavour rentrer aux affaires, le 20 janvier 1860. Cavour se rapproche de Napoléon III, il lui remet la
Savoie et Nice ; puis, se penchant à l'oreille du baron de Talleyrand,
plénipotentiaire français, il lui dit avec force : Et
maintenant, baron, nous sommes complices ? Le 11 mars 1860, la Toscane vote son annexion à l'Italie par 366.571 voix contre 14.925. Le 12 mars, l'Emilie se fait italienne par 426.000 oui contre 1.500 non. Le 2 avril, les députés des nouvelles provinces se réunissent à Turin, à l'ancien Parlement sarde. Deux États seuls restent encore en dehors du mouvement national : Naples et Rome. Garibaldi, le chef italien le plus populaire, brave soldat, révolutionnaire incorrigible, italien avant tout, italianissime, comme il le dit lui-même, débarque en Sicile, au mois de mai 1860, avec 1.200 partisans. A u mois d'août, la Sicile est conquise ; il passe le détroit le 19 août, bat les Napolitains le 21 et entre à Naples le 7 septembre, tandis que l'amiral napolitain Persano arbore sur ses vaisseaux la bannière italienne. L'Italie est faite au Nord et au Sud. Au centre, l'État pontifical empêche Victor-Emmanuel de communiquer avec Garibaldi, de contenir sa fougue, de lui faire respecter ce que l'Europe n'admettrait pas qui ne fût point respecté. Victor-Emmanuel demande au pape le passage à travers ses États. Italien au fond du cœur, Pie IX eût peut-être cédé ; mais Antonelli est intraitable. Il a fait appel à tous les volontaires catholiques, il a organisé une Légion de Croisés commandée par Lamoricière. Le général français prêche la guerre sainte : L'Europe est aujourd'hui menacée, par la Révolution, comme autrefois par l'islamisme ; la cause de la papauté est, comme jadis, celle de la civilisation et de la liberté. Au commencement de septembre, Victor-Emmanuel donne l'ordre au général Cialdini de passer la frontière des États pontificaux. Le 18 septembre, l'armée papale est battue à Castelfidardo. Le 29, Lamoricière capitule dans Ancône, et la route de Rome est ouverte aux Italiens. Cialdini contourne le Latium, se rabat sur Gaëte et oblige Garibaldi à laisser le champ libre à Victor-Emmanuel. Le 13 février 1861, Gaëte capitule. Le 18, le premier Parlement italien proclame Victor-Emmanuel roi d'Italie. Il ne manque plus que Rome et Venise pour que la patrie italienne soit entièrement reconstituée. Tous ces changements prodigieux se sont accomplis en face de l'Europe surprise, mais plutôt bienveillante. Napoléon III comprend qu'il ne peut détruire, en septembre 1860, ce qu'il a commencé d'édifier en juin 1839 : Fate presto, faites vite, dit-il à l'envoyé de Cavour, Farini. L'Autriche voudrait bien recommencer la guerre, la Russie l'en dissuade. La Prusse voit dans l'unité italienne le prélude de l'unité allemande. L'Angleterre proclame avec ostentation le droit des peuples à changer de gouvernement ; c'est une leçon indirecte à l'empereur des Français, l'imprudent apôtre du principe des nationalités. Et Cavour triomphe, aussi grand dans le succès que dans
l'épreuve. Nous sommes, disait-il, en dehors de la légalité. Oui, oui et oui ; mais
placez-vous sur le terrain, non pas piémontais, non pas toscan, non pas
napolitain, mais italien, et vous serez forcé de reconnaître que nous sommes
dans le droit général d'une nation, qui, pour rentrer en possession
d'elle-même, est précisément obligée de briser tout ce qui était depuis si
longtemps l'ordre régulier, convenu, sanctionné, déclaré sacrosaint par les
bourreaux. Il y a une force des choses, conséquence d'injustices séculaires,
plus forte que tous les dis lilliputiens qu'on appelle les conventions
diplomatiques ! Il ne tenait pas absolument à Rome ; il l'eût voulue ville libre et placée comme en dehors de l'Italie, s'administrant par des institutions municipales. Les Romains seraient dédommagés de leur isolement politique par le droit de cité italienne, qui leur serait garanti où il leur plairait. Rien n'empêcherait non plus de leur donner droit de cité en France, en Espagne, en Allemagne. Rome serait partout chez elle, comme tous les hommes seraient chez eux à Rome ; elle serait municipale et cosmopolite. A d'autres jours, celte solution bâtarde de la question
romaine lui apparaissait comme impossible, et il en revenait à l'idée de
l'occupation : Rome seule doit être la capitale de
l'Italie ; il faut que nous allions à Rome, mais à deux conditions : que ce
soit de concert avec la France et que la grande masse des catholiques, en
Italie et ailleurs, ne voie pas dans la réunion de Rome au reste de l'Italie
le signal de l'asservissement de l'Église. Il faut que nous allions à Rome,
mais sans que l'indépendante du souverain pontife en soit diminuée, sans que
l'autorité civile étende son pouvoir sur les choses spirituelles. Cavour entreprit de faire partager au pape ses idées de patriote italien. Des le début de 1860, par l'intermédiaire de l'abbé Stellardi, puis plus tard par le Dr Pantaleoni, puis par le P. Passaglia. Il offrait au pape les prérogatives, les droits, l'inviolabilité et les honneurs de la souveraineté, un large patrimoine immobilier dans le royaume, la propriété absolue du Vatican et de quelques autres palais et résidences, la liberté absolue pour l'Église dans son ministère spirituel. L'État renonçant à toute intervention dans les affaires ecclésiastiques. Pie IX écoutait les envoyés de Cavour, paraissait touché de leurs raisons ; son émotion était telle que sa santé en parut un moment ébranlée ; mais, subjugué par Mérode et par Antonelli, il refusa encore une fois tout accommodement ; Le monde, dit-il, me dispute le grain de sable sur lequel je suis assis, mais ses efforts seront vains. La terre est à moi. Le Christ me l'a donnée, à lui seul je la rendrai. Cavour s'adressa alors à Napoléon III, très mécontent du pape et des cléricaux français, qui le tramaient aux gémonies pour avoir laissé morceler les États de l'Église, et ne lui savaient aucun gré de refuser Rome aux vœux des Italiens. M. de Gramont, notre ambassadeur à Rome, nous a donné de
fort curieux mémoires sur l'État romain à cette époque : A Rome, dit-il, il n'y a
pas de peuple ; c'est-à-dire que la population de la ville est une agglomération
de clients, qui se tient hiérarchiquement, par une espèce de communisme dans
les abus, les vols administratifs, les subventions cléricales, les pensions,
les aumônes, la charité, l'usure et la simonie. Tout cela plus ou moins a
besoin d'un voile pour cacher ses turpitudes et d'un gouvernement sui generis
pour les autoriser. Les chefs du parti ecclésiastique déclament contre la
France et parlent des Français et de l'empereur dans les termes les plus
méprisants : On en est à se demander, écrit
le ministre Thouvenel à M. de Gramont, si nous
continuerons à protéger de notre drapeau et de nos armes un foyer de haine
contre l'empereur (6 novembre 1860)...
Il est revenu à l'empereur que le ministre des armes
(Mgr de Mérode) aurait dit au général de Goyon : Vous êtes le
dernier oripeau qu'emploie votre maître pour couvrir son infamie. Ce
serait bien vif ! Le propos, vrai ou exagéré, a profondément blessé S. M. Le pape n'était ni plus clairvoyant ni plus raisonnable
que ses cardinaux : C'est dans le pape,
disait M. de Gramont, que résident l'opiniâtreté et
l'aveuglement... la mobilité de son esprit est extrême, sa loquacité devient
fâcheuse et son indiscrétion n'a plus de bornes... il discrédite lui-même
toutes les nouvelles qu'il annonce. Pie IX avait parfois des accès de franchise terribles : l'ancien
libéral se réveillait en lui ; il voyait tous les vices de son gouvernement
et disait, comme se parlant à lui-même : Des
bouffons ! des bouffons ! tous des bouffons !... bouffons par-ci, bouffons par-là ; nous sommes tous des
bouffons ! Buffoni, buffoni, tutti buffoni !
buffoni di qua, buffoni di là ; noi giorno tutti buffoni. Mais
Antonelli le reprenait ; ce ministre greffé sur un
sauvage, comme l'appelait About, défendait les abus dont il profitait
et persuadait au pape que la résistance absolue était pour lui une question
de conscience et d'honneur. Cependant les gens de sang-froid, bien placés pour voir,
ne se faisaient pas la moindre illusion sur la popularité du gouvernement
pontifical. L'auditeur de rote, Lavigerie, écrivait à M. Thouvenel, ministre
des affaires étrangères : Il n'est pas douteux pour
moi que si l'armée française quittait Rome, lors même qu'on imposerait au
Piémont de s'abstenir complètement et de ne pas franchir les frontières, il
n'est pas douteux que le parti de l'action ne renverserait en vingt-quatre
heures le pouvoir temporel du Saint-Siège. En présence de cette éventualité,
le calme profond, l'indifférence apparente du pape et de tous ceux qui ont
part à son gouvernement est absolument inexplicable. (4 décembre 1861.) Napoléon III savait parfaitement que le gouvernement romain
était indigne de sa bienveillance et ne lui en était même pas reconnaissant.
Il s'en plaignait amèrement au pape : On m'a signalé,
lui disait-il, comme l'adversaire du Saint-Siège ;
on a ameuté contre moi les esprits les plus exaltés du clergé de France ;
enfin Rome s'est fait un foyer de conspirations contre mon gouvernement.
Et cependant l'empereur n'osait pas rappeler ses troupes, et le duc de
Gramont nous donne bien le fin mot de cette insoluble énigme : Nous ne sauvons pas le gouvernement pontifical pour lui-même,
nous le sauvons malgré ses fautes, malgré son ingratitude, parce que nous
avons besoin de la souveraineté temporelle du pape, et que si celle
souveraineté temporelle doit s'éteindre, il est nécessaire qu'elle ne
s'éteigne pas dans nos bras et qu'on ne puisse pas nous accuser d'avoir
devancé les décrets de la Providence. La France s'était faite, en
1849, la protectrice du Saint-Siège et n'avait su lui imposer aucune réforme
; elle subissait les conséquences logiques de sa détermination et n'aspirait
plus qu'à se retirer de cette fâcheuse aventure sans paraître abandonner le
pape à ses ennemis. Les années 1861 et 1862 se passèrent en négociations.
L'Italie voulait de plus en plus fermement faire de Rome sa capitale. En
plein Parlement italien, le député Cernuschi s'écriait : Moi aussi, j'ai senti, et senti avec fureur, ce que
sentent aujourd'hui les Italiens ; je l'ai senti au sommet même du Capitole.
Je voulais- Rome à tout prix ! Depuis ce jour, les années et la réflexion
m'ont dévoilé les cruelles nécessités qui m'étaient inconnues. J'ai appris
que, tant que les deux grands empires dont les Alpes nous séparent se
proclameront catholiques, ils refuseront ou reprendront Rome à l'Italie...
Avoir Rome, quand on a Naples, Palerme, Florence, Milan, Turin, ce serait une
perle de plus dans la fédération ! Ce n'est pas un talisman. Heureuse encore
ma patrie ! Quelle nation sur la face du monde pourrait faire comme elle
: prêter Rome et rester l'Italie ! Ainsi parlait un modéré, un
politique, capable de comprendre que l'Autriche et la France ne permettaient
pas à l'Italie d'occuper Rome. Ricasoli, plus résolu, disait énergiquement : Pensons à Rome ! Nous voulons aller à Rome ; Rome séparée
politiquement du reste de l'Italie restera un centre de conspirations, une
menace permanente pour l'ordre public. Aller à Rome est, pour les Italiens,
non seulement un droit, mais une inexorable nécessité. La révolte du royaume de Naples, en 1862, donna raison au ministre. Les insurgés furent soutenus ostensiblement par l'archevêque de Naples et encouragés par Rome ; il fallut pour les réduire envoyer une véritable armée, commandée par Cialdini. Ricasoli adressa une note aux puissances et proposa au gouvernement français un projet d'entente avec le pape. L'Église aurait la liberté la plus grande de prêcher et d'enseigner. Les évêques seraient absolument libres dans l'exercice de leur ministère ; ils seraient nommés en dehors de toute intervention du gouvernement. Le patrimoine ecclésiastique, mis sous la protection des lois, serait déclaré intangible. On garantirait au Saint-Père une liberté illimitée dans l'exercice de son autorité spirituelle. Les fidèles de la catholicité pourraient librement communiquer avec le Saint-Siège. Les ministres et les nonces pontificaux jouiraient de l'inamovibilité personnelle. Le Saint-Siège serait pourvu d'un riche patrimoine de biens-fonds en Italie et à l'étranger. En revanche, l'Église renoncerait au pouvoir temporel. Napoléon III n'osa aller jusque-là et proposa un arrangement : le pape renoncerait aux provinces perdues et l'Italie lui garantirait celles qu'il possédait encore. L'empereur pensait qu'un pape content n'est pas nécessaire à la France et qu'un pape libre lui suffit. Quelques ecclésiastiques patriotes essayèrent d'amener le
pape à une capitulation honorable. Le P. Passaglia, ancien professeur de
dogmatique au Collège romain, avait publié en 1861 un opuscule patriotique — Pro
causa italica, ad episcopos catholicos — où il déclarait que l'union d'une souveraineté politique au souverain
pontificat n'est point un dogme engageant la conscience du Pontife, de
l'Église et des fidèles. Il présenta au pape une adresse, signée par
10.000 prêtres et le suppliant de renoncer au pouvoir temporel. Le pape n'en
tint aucun compte et demeura pareil à une pierre,
qui demeure par son propre poids là où elle tombe. Le 10 juin 1862,
deux cent quatre-vingts évêques, réunis à Rome, déclarèrent, en réponse à une
allocution du pape, qu'ils reconnaissaient la souveraineté temporelle du
Saint-Siège comme une institution nécessaire et d'origine divine. Le 18 juin, le Parlement italien vota une adresse au roi et affirma les droits de la nation et sa volonté d'aller à Rome. Garibaldi reparut en Sicile, se proclama dictateur au nom du peuple et prépara une expédition contre Rome. Le gouvernement italien voulut prouver qu'il suffisait à protéger le Saint-Siège. Garibaldi fut battu par le colonel Pallavicino à Aspromonte, fait prisonnier et envoyé à la Spezzia (août 1862). Les négociations reprirent encore entre la Cour de Rome et
Napoléon III. L'empereur déclarait bien haut qu'il maintiendrait ses troupes
à Rome, tant que l'Italie ne se serait pas réconciliée avec le pape ; mais il
eût bien voulu que cette réconciliation eût lieu. Ce fut encore Antonelli qui
refus4 toute concession : Le Souverain Pontife avant
son exaltation, comme les cardinaux lors de leur nomination, s'engage par
serment à ne rien céder du territoire de l'Église. Le Saint-Père ne ferait
donc aucune concession de cette nature ; un conclave n'aurait pas le droit
d'en faire, un nouveau pontife n'en pourrait pas faire ; ses successeurs, de
siècle en siècle, ne seraient point libres d'en faire. Au Non possumus
absolu d'Antonelli, le général Durando, ministre des affaires étrangères
d'Italie, répondit par une déclaration presque révolutionnaire : La nation tout entière réclame sa capitale ; elle n'a résisté à l'élan inconsidéré de
Garibaldi que parce qu'elle est convaincue que le gouvernement du roi saura
remplir le mandat qu'il a reçu du Parlement à l'égard de Rome... Un tel état
de choses n'est plus tenable il finirait par avoir pour le gouvernement du
roi des conséquences extrêmes, dont la responsabilité ne saurait peser sur
nous seuls et qui compromettraient les intérêts de la catholicité et la tranquillité
de l'Europe. Cette note donna au parti clérical français l'occasion d'attaquer à fond la politique impériale. L'impératrice se rangea ouvertement du côté ultramontain, et l'Italie, comprenant la gravité de la situation, fit offrir à Napoléon III de reprendre les pourparlers relatifs à l'évacuation de Rome par les troupes françaises, l'Italie s'engageant à respecter l'intégrité de l'État pontifical et même le défendre contre toute attaque extérieure. L'empereur fit la sourde oreille, changea ses ministres, parut donner gain de cause aux ultramontains. Au bout de deux ans, la question romaine était. moins avancée que jamais ; Antonelli restait toujours aussi entêté. Napoléon III rouvrit les négociations avec Victor-Emmanuel. Par la convention du 15 septembre 1864, l'Italie
s'engageait à ne pas attaquer le territoire actuel
du Saint-Père, et à empêcher, même par la force, toute attaque venant de
l'extérieur contre ledit territoire. La France retirerait ses troupes des
États pontificaux, à mesure que l'armée du Saint-Père serait organisée.
L'évacuation devrait néanmoins être accomplie dans le délai de deux ans. Le
gouvernement italien s'interdisait toute réclamation contre l'organisation
d'une armée papale, pourvu que cette force ne pût dégénérer en moyen
d'attaque contre lui. Cette convention était probablement très sincère de la
part des souverains. Victor-Emmanuel ne tenait pas personnellement à Rome et
avait des scrupules de conscience ; il s'engagea de bonne foi à ne pas
attaquer le pape, pour voir les Français s'éloigner. Napoléon III vit dans
l'évacuation un heureux dénouement de la question romaine. Il sentait bien
que sa politique était un peu celle de Pilate ; mais il avait confiance dans
la loyauté de Victor-Emmanuel et se disait sans doute : Cela durera autant que nous !... L'avenir sera ce qu'il
plaira à Dieu ! Pour montrer à tous que l'Italie renonçait définitivement à Rome, Napoléon III demanda et obtint de Victor-Emmanuel que la capitale du royaume fût transférée à Florence, ville de grand renom historique, position centrale, pays fertile et industrieux, tout ce qu'il fallait pour donner à la belle Italie une charmante capitale. Et tout se trouva ainsi arrangé : le pape à Rome, Victor-Emmanuel à Florence, en bon voisin, toujours prêt à accourir pour défendre Rome... ou pour l'occuper, suivant les circonstances. Napoléon III et Victor-Emmanuel étaient peut-être contents ; mais ils étaient assurément les seuls en Italie. Le pape, outré de voir qu'on avait négocié sans lui,
disait amèrement : On m'a traité comme un mineur ou
comme un interdit. Le chevalier Nigra, ambassadeur d'Italie à Paris,
déclarait que le traité ne signifiait point une renonciation de l'Italie aux
aspirations nationales. Pour nous, disait-il,
la question romaine est une question morale, que
nous entendons résoudre par les forces morales. Nous prenons donc,
sérieusement et avec loyauté, l'engagement de ne pas user des moyens
violents, qui ne résoudraient pas une question de cet ordre ; mais nous ne
pouvons renoncer à compter sur les forces de la civilisation et du progrès
pour arriver à la conciliation de l'Italie et de la papauté, conciliation que
l'intervention française ne fait que rendre plus difficile et plus éloignée.
Les catholiques français jetaient feu et flammes. M. de Falloux écrivait au Correspondant
: Parlons des engagements respectueux du Piémont !
La convention ne nous dit pas si les premiers pourparlers sont nés en Savoie,
et si on a juré : Foi de Chambéry ! Mais qui peut parler aujourd'hui
de l'autorité des traités sans rire ou sans rougir ? Cependant, le 4 décembre 1866, les troupes françaises
quittèrent Rome, et, le 15 décembre, Victor-Emmanuel annonçait ce grand événement
au Parlement italien : Le gouvernement français, fidèle
aux stipulations de la convention de septembre 1864, a déjà retiré ses
troupes de Rome. De son côté, le gouvernement italien, plein de respect pour
ses engagements, respecte et respectera le territoire pontifical. La bonne
intelligence avec l'empereur des Français, auquel nous lient d'étroits
rapports d'amitié et de reconnaissance, la modération des Romains, la sagesse
du Souverain Pontife, le sentiment religieux et le jugement droit du peuple
italien rendront plus facile la tâche de distinguer et de concilier les
intérêts catholiques et les aspirations nationales, qui se confondent et
s'agitent à Rome. Plein de déférence pour la religion de nos ancêtres, qui
est celle de la grande majorité des Italiens, je rends hommage en même
temps au principe de liberté, qui, appliqué avec
sincérité et largeur, contribuera à écarter les occasions des anciens conflits
entre l'État et l'Église. Malheureusement, tout le monde n'était pas aussi diplomate que Victor-Emmanuel. Antonelli provoqua l'enrôlement des catholiques exaltés de tous les pays. Le général Randon, ministre de la guerre de l'empire français, remit une épée d'honneur au colonel d'Argy, commandant des volontaires français. Pie IX passa en revue, au camp prétorien, les zouaves pontificaux, magnifique régiment composé de Belges, de Suisses, de Bretons et de Vendéens, qui le saluèrent des cris de Vive le pape-roi ! L'excellent vieillard en fut tout remué et se crut devenu très puissant. Il refusa sa bénédiction au roi d'Italie ; mais, dans la même
lettre, il l'accorda à Victor-Emmanuel, roi de Sardaigne, et le roi lui
répondit finement : J'ai lu dans un livre approuvé
par l'Eglise que Dieu, dans ses impénétrables desseins, s'est servi tantôt
d'un pape pour châtier un roi, et tantôt d'un roi pour châtier un pape. Si
Votre Sainteté ne peut reconnaître et bénir un roi d'Italie, qu'Elle reconnaisse
au moins et bénisse en lui l'instrument dont se sert la divine Providence,
dans une fin qui dépasse notre pénétration. Les bravades des catholiques étrangers exaspérèrent les patriotes italiens. Garibaldi proclama à Pérouse la nécessité de marcher sur Rome pour écraser ce nid de vipères, faire la lessive et effacer la tache noire. Au moment de faire une première tentative contre Rome, il fut arrêté et reconduit à Caprera. Il s'en échappa bientôt, vint directement à Florence et partit en plein jour, en train spécial, pour rejoindre ses bandes, qui avaient déjà pénétré sur le territoire romain. Toute la question était de savoir si la France interviendrait. Les Italiens ne surent pas fare presto. Une escadre française sortit de Toulon, le 26 octobre, et les troupes impériales rentrèrent à Rome quatre jours plus tard. Les garibaldiens n'avaient plus qu'à se retirer : Les imbéciles ! disait le pape, la France leur avait pourtant donné huit jours. Le 8 novembre, le général de Failly les atteignit à
Mentana et leur infligea un échec décisif. Il eut le tort d'écrire que les chassepots avaient fait merveille. Le mot fut
entendu en Italie et fut trouvé par tous injuste et cruel. Ah ! ces chassepots, disait Victor-Emmanuel au
marquis Pepoli, ils ont percé mon cœur de père et de
roi. Il me semble que les balles me déchirent la poitrine. C'est une des plus
grandes douleurs que j'aie éprouvées de ma vie ! — Et Pepoli écrivait
à Napoléon III : Les derniers événements ont éteint
tout sentiment de reconnaissance dans le cœur de l'Italie. L'alliance avec la
France n'est plus dans les mains du gouvernement. Le fusil chassepot à Mentana
l'a blessée mortellement. Le 5 décembre, Rouher lui donna le coup de grâce, en
disant au Corps législatif : Nous le déclarons,
l'Italie ne s'emparera jamais de Rome. Jamais, jamais la France ne supportera
cette violence faite à son honneur et à la catholicité. — Nous le lui ferons voir son jamais ! répliqua
Victor-Emmanuel en haussant les épaules, quand on lui répéta le propos du
ministre français. La question romaine resta, jusqu'à la fin, la plaie au flanc du gouvernement impérial. Dans les dernières années de son règne, Napoléon III se rendit compte des fautes qu'il avait commises et s'effraya de son isolement en face de l'Allemagne bismarkienne. Il chercha à rapprocher l'Autriche de l'Italie ; il y parvint : il obtint de ces deux puissances la promesse d'un concours éventuel contre la Prusse. Il entrevit le moyen de tenir la Prusse en échec par une triple alliance de la France, de l'Autriche et de l'Italie ; mais, au moment de conclure, le cœur lui manqua toujours, parce que l'Italie demandait Rome pour prix de son- alliance et que Napoléon III ne croyait pas pouvoir se brouiller avec le clergé de France. On a dit que l'Italie s'était, dans ces négociations,
montrée peu sincère et que l'Autriche seule avait réellement l'intention de
partir en guerre avec nous. Cela parait démenti par les paroles de
Victor-Emmanuel lui-même. Quand il apprit, en août 1870, le résultat des
premières batailles, il eut un moment d'effarement, puis s'écria : Pauvre empereur !... Mais nous l'avons échappé belle
!... A son premier voyage en Allemagne, il salua gracieusement
l'empereur Guillaume Ier, mais lui dit avec sa franchise de galant homme : Vous savez, Sire, que, sans mes ministres, en 1870, je
vous faisais la guerre. Ces mots ne semblent laisser aucun doute sur
la résolution du gouvernement italien de s'allier à la France contre la
Prusse. On a dit encore que l'Autriche et l'Italie avaient été découragées par les hésitations de Napoléon III, et par la connaissance qu'elles avaient de l'infériorité de nos forces. Il est incontestable que l'alliance se serait faite beaucoup plus vite si l'empereur eût été moins irrésolu — et moins entêté — et si la France eût été plus prête ; mais les dépêches publiées par MM. Bourgeois et Clermont (Rome et Napoléon III) prouvent que les négociations entre Paris, Florence et Vienne continuèrent jusqu'à la fin de l'empire, que les projets d'alliance furent extrêmement sérieux et furent toujours arrêtés par la question romaine. Et s'il en fut ainsi, ce fut en grande partie l'impératrice qui doit en être tenue pour responsable. D'intelligence médiocre et restée très espagnole, elle crut, en protégeant le Saint-Siège, assurer à son fils la faveur du ciel et exerça un réel ascendant sur l'empereur affaibli : On peut encore, disait un des intimes de Napoléon III, arriver au cœur de l'empereur ; on ne peut plus arriver jusqu'à sa volonté. Napoléon III capitula à Sedan, le 2 septembre 1870 ; Paris proclama, le 4, la déchéance de l'empereur. Le 7 septembre, le gouvernement italien notifia aux puissances son intention d'occuper Rome et leur fit connaître les conditions qu'il accordait à la papauté. Le 8 septembre, le comte Ponza di San Martino partit pour Rome avec une lettre de Victor-Emmanuel pour Pie IX. Très Saint Père, disait le roi, c'est avec la tendresse d'un fils, la foi d'un catholique, la loyauté d'un roi et un cœur d'Italien que je m'adresse, une fois encore, au cœur de Votre Sainteté. Le pape montra une grande émotion, mais Antonelli exigea qu'il restât intraitable. Pie IX répondit à Victor-Emmanuel : Votre lettre, Sire, n'est pas digne d'un fils affectueux, qui se fait gloire de professer la foi catholique et s'honore d'une loyauté royale. Je remets entre les mains de Dieu une cause qui est en même temps et complètement la sienne. Le II septembre, le roi d'Italie donna l'ordre au général Cadorna de marcher sur Rome. Le 12, les troupes italiennes s'emparèrent de Civile Castellane et s'avancèrent lentement vers la ville à travers les provinces soulevées. Le 15, Cadorna adressa un ultimatum au général Kanzler, commandant les troupes pontificales. Les soldats du pape déclaraient qu'ils ne se défendraient pas. Le 20, deux attaques simulées furent dirigées sur les portes Saint-Jean et. Saint-Pancrace ;l'attaque principale eut lieu contre la Porta Pia et la Porta Salera. Quand l'artillerie eut fait brèche, un bataillon de bersaglieri s'élança et ne trouva phis d'adversaires en face de lui. Les premiers bataillons italiens qui défilèrent dans la ville furent reçus par une pluie de fleurs. Le pape fit hisser le drapeau blanc sur le château Saint-Ange. Quand le général Cadorna fut entré dans la ville, le corps diplomatique alla le féliciter ; l'ordre se rétablit presque instantanément : Rome se jeta tout entière dans les bras de l'Italie, et le spectacle que donna la ville en ces jours inoubliables dut être bien touchant ; car un vieux cardinal dit finement : En vérité, le diable n'est pas aussi laid qu'on le croyait. Le général Cadorna n'avait pas occupé le Transtevere, et l'intention de Victor-Emmanuel était de laisser au pape le château Saint-Ange et la cité léonine avec une route libre vers la mer. Mais les habitants de la cité ayant tiré sur les gendarmes pontificaux, Pie IX fit prier Cadorna d'occuper les quartiers de la rive droite et les autorisa même à entrer au Vatican. Le 25 septembre, Antonelli livra de lui-même aux Italiens le château Saint-Ange et la cité léonine, pour que Pie IX pût se dire prisonnier. (E. Gebhardt, Journal des Débats, 18 nov. 1896, Diplomatie italo-pontificale.) Lei octobre, Rome vota son annexion à l'Italie : 40.785 citoyens acclamèrent la réunion de Rome à la patrie italienne ; les opposants réunirent 46 voix. Le 3 octobre, le duc de Sermonetta porta à Florence le
résultat du plébiscite ; et Victor-Emmanuel, au comble de ses vœux, adressa à
son peuple la noble proclamation que voici : Enfin,
elle est achevée, elle est complète, cette difficile entreprise ; la patrie
est reconstituée. Le nom de Rome, le plus grand qui résonne sur les lèvres
des hommes, est aujourd'hui réuni à celui de l'Italie, le nom le plus cher à
mon cœur... Aujourd'hui, les peuples italiens sont vraiment les maîtres de
leurs destinées. Réunis, après une dispersion séculaire, dans la cité qui fut
la métropole du monde, ils sauront certainement tirer des vestiges des
grandeurs antiques les éléments d'une nouvelle grandeur, qui sera leur œuvre.
Ils entoureront de leur respect le siège de cette domination spirituelle qui
a porté ses pacifiques drapeaux jusque dans des régions où n'étaient point
parvenues les aigles païennes. Comme roi et comme catholique, en proclamant
l'unité de l'Italie, je reste ferme dans ma résolution d'assurer la liberté
de l'Église et l'indépendance du Souverain Pontife. Pie IX déclara de son côté et protesta, devant Dieu et devant l'univers catholique, qu'il se
trouvait en une telle captivité qu'il ne lui
était nullement possible d'exercer sûrement, avec succès et librement, son
autorité de suprême pasteurs. Au mois de mai 1871, le Parlement italien vota la loi des
garanties accordées par l'Italie à la papauté : La
personne du Souverain Pontife est déclarée sainte et inviolable ; l'attentat
contre le pape est puni comme l'attentat contre le roi. Les offenses et
injures publiques à sa personne sacrée sont punies conformément à la loi sur
la presse. La discussion sur les questions religieuses est libre. Le
Souverain Pontife a les honneurs souverains. Il a le droit de garder auprès
de sa personne, et pour le service de ses palais, le nombre ordinaire de ses
gardes. Il sera fait au Saint-Siège une dotation annuelle de 3.225.000
livres, inscrites au grand-livre de la dette publique. Cette dotation sera
payée même pendant la vacance du trône pontifical. Le Saint-Siège conservera
la jouissance des palais apostoliques (Vatican,
Latran, Chancellerie) et de la villa de
Castelgandolfo, exempts de toute taxe et impôts. L'expropriation pour cause
d'utilité publique ne leur sera pas applicable. Pendant la vacance du siège
pontifical, une liberté personnelle absolue sera laissée aux cardinaux. Les
réunions de conclaves ou de conciles seront protégées par le gouvernement
contre toute violence extérieure. Le Souverain Pontife est entièrement libre
dans toutes les fonctions de son ministère spirituel. Les envoyés des
gouvernements étrangers auprès du Saint-Siège jouiront des mêmes privilèges
que les agents diplomatiques accrédités auprès du roi. Liberté de correspondance
du pape par voie de la poste et du télégraphe avec tout l'épiscopat du monde
entier, sans immixtion du gouvernement. Droit de réunion absolu pour les
membres du clergé. Libre administration par le pape, à Rome, des académies,
séminaires, universités et collèges d'instruction ecclésiastique. L'État
renonce à tout droit à la disposition des fonctions ecclésiastiques, à la
formalité de l'exequatur et du placet regium vis-à-vis des
publications de l'autorité ecclésiastique, à l'exigence du serment des évêques
nommés par le pape. L'État refuse de prêter son bras aux jugements
ecclésiastiques, nuls dans leurs effets quand ils seront en contradiction
avec les lois de l'État. Le pape refusa de reconnaître cette loi : Rome ne pouvait être à la fois le siège du Vicaire du
Christ et celui de Bélial. Le 16 juin 1871, quand le général Bertole Viale et le capitaine Michel vinrent porter à Pie IX les compliments de Victor-Emmanuel, à l'occasion de ses vingt-cinq ans de pontificat, le pape les fit attendre pendant deux heures dans une salle du Vatican et ils durent partir sans avoir été reçus. Pourtant, au fond de son cœur de chrétien et d'Italien, Pie IX aimait et admirait Victor-Emmanuel ; et, quand le roi mourut, le vieux pontife, prêt de paraître aussi devant Dieu, dit avec émotion : Il est mort en chrétien, en roi et en galant homme. Il comprenait donc que Victor-Emmanuel n'avait réellement pas pu faire autrement qu'il n'avait fait. Mais au non possumus du roi d'Italie il croyait devoir opposer, avec un droit égal, son non possumus de Pontife romain ; et ces deux hommes, qui s'estimaient et qui s'aimaient, vécurent ainsi l'un en face de l'autre, séparés par la fatalité de leurs devoirs contradictoires, et unis par une foi commune à la religion da devoir. Nous ne pensons pas qu'il soit juste de reprocher à Pie IX son invincible obstination. Sans doute, il eût été plus habile de céder un droit qui ne pouvait plus être défendu, de se réconcilier avec l'Italie et de vivre paisiblement, sous sa tutelle, en acceptant son aumône. Mais l'habileté n'est pas tout dans le monde : la dignité a son prix aussi, et la dignité du Saint-Siège interdisait à Pie IX toute concession. On nous a souvent demandé, à nous Français, d'oublier nos désastres et nos malheurs, de nous réconcilier avec ceux qui ont mutilé notre patrie, et qui l'ont calomniée sans vergogne après l'avoir vaincue ; et combien que cette réconciliation puisse nous être avantageuse, nous nous y sommes refusés jusqu'ici, et les hommes de cœur trouvent que nous avons bien fait. Ne jetons donc pas la pierre au vieux pontife, qui a voulu mourir fidèle à son serment. |