Dépouillée et persécutée par la Révolution, asservie par Bonaparte, l'Église est sortie de ces terribles épreuves aigrie contre les hommes, maussade et comme vieillie. Elle n'a guère mis à profit les années de la Restauration que pour contrarier et taquiner ses adversaires jusqu'à les exaspérer. Elle a trouvé, sous Louis-Philippe, des hommes d'action et de haute vertu, comme Montalembert et Lacordaire, pour la mener à la conquête de la liberté d'enseignement. Elle a eu enfin un grand homme, qui eût été capable, s'il eût été compris et suivi par elle, de la mener à la conquête du monde ; mais elle l'a méconnu, calomnié, injurié, banni, et a, ce jour-là, fait la joie de tous ses ennemis. Nous connaissons déjà Lamennais ; nous savons qu'il fut à la fois catholique fervent, savant philosophe, homme d'action. Esprit cultivé et lucide, âme de feu, embrasée du zèle de la cause de Dieu, il voyait dans la religion le secret du bonheur universel, la seule puissance capable d'établir la paix parmi les hommes, en dépit de l'orgueil et de la dureté des princes. Très peu disposé à s'incliner devant les puissances de la terre, il avait, pendant longtemps, réservé toutes ses admirations pour le Saint-Siège apostolique, pour le suprême pontificat, qui lui apparaissait comme l'autorité la plus auguste et la plus bienveillante, comme le dernier recours et la suprême espérance du genre humain. En 1824, il fit un voyage à Rome, et en revint déçu. Très aimablement accueilli par le pape Léon XII, écouté avec curiosité par les cardinaux, il ne trouva pas dans la cour pontificale le foyer d'ardente charité qu'il avait rêvé et se prit dès lors à penser que l'espoir de l'humanité ne résidait qu'en elle-même, que le peuple seul était capable de sauver le peuple. Son idéal chrétien le mena logiquement à la démocratie. Il ne fut pas de ces clercs à courte vue, qui pleurèrent comme un deuil pour la religion la chute du vieux roi Charles X et de ses vieux conseillers. Leur catholicisme suranné et aristocratique n'eut pas de lui une minute de regret. Il vit dans la révolution qui venait de s'accomplir un accroissement de liberté, et il en ressentit une joie héroïque, comme en éprouvent les grands capitaines au matin d'une bataille décisive. Dès le mois de septembre 1830, il avait associé à ses desseins les abbés Gerbet, Rohrbacher et Lacordaire, et des laïques de grand cœur et de ferme volonté : Charles de Coux, Ad. Bartels, le comte Charles de Montalembert, Daguerre, d'Ault-Duménil. Le 16 octobre parut le premier numéro d'un journal catholique, L'Avenir, adressé au peuple de France et, par delà nos frontières, à tous les peuples de l'Europe affamés de liberté et de justice. Au mois de décembre était fondée une Agence générale pour la défense de la liberté religieuse, qui se donna pour tâche de protéger le ministère ecclésiastique contre les attaques des impies, de soutenir la cause de la liberté de l'enseignement, de réclamer le droit d'association pour les catholiques, et de servir de lien entre toutes les sociétés locales qui pourraient se créer dans le même but. Le langage des nouveaux prophètes était merveilleusement sonore et hardi. Rien ne rappelait en lui la gronderie morose, ni les colères vieillottes de la plupart des polémistes ecclésiastiques ; on y sentait passer comme une fière allégresse, une impatience d'action et de combat. Votre puissance se perd et la foi
avec elle, disaient les nouveaux apôtres à l'Église elle-même. Voulez-vous sauver l'une et l'autre ? Unissez-les toutes
deux à l'humanité, telle que, ont faite dix-huit siècles de christianisme.
Rien n'est stationnaire en ce monde. Vous avez régné sur les rois, puis les
rois vous ont asservie. Séparez-vous des rois ; tendez la main aux peuples ;
ils vous soutiendront de leurs robustes bras, et, ce qui vaut mieux, de leur
amour. Abandonnez les débris terrestres de votre ancienne grandeur ruinée ;
repoussez-les du pied comme indignes de vous : aussi bien l'on ne tardera
guère à vous en dépouiller. Votre force n'est point dans l'éclat extérieur ;
elle est en vous ; elle est dans le sentiment profond de vos devoirs
paternels, de votre mission civilisatrice ; dans un dévouement qui ne
connaisse ni lassitude, ni bornes. Reprenez, avec l'esprit qui les animait,
la houlette des premiers pasteurs et, s'il le faut, les chaînes des martyrs. Le triomphe est certain, mais à
ce prix seulement. C'était là prêcher la vérité ; mais, et c'est peut-être ce qu'il y a de plus triste dans la condition humaine, prêcher la vérité, c'est, aux yeux des sages de ce monde, rêver ; le bon prophète qui aperçoit le but, et qui du doigt montre la route, voit autour de lui les pharisiens sourire, et les princes des prêtres le condamnent comme séducteur des foules et artisan de séditions. L'Avenir eut d'enthousiastes lecteurs, de merveilleux succès individuels ; il eut contre lui tous les timides, tous les routiniers, tous les hommes de la tradition et de l'étroite observance. Bien peu nombreux furent les prêtres qui comprirent et levèrent les yeux vers la lumière. Homo homini lupus, sacerdos sacerdoti lupissimus, nous disait un jour un prêtre, et tout ce que nous avons appris depuis lors nous a prouvé qu'il avait raison. Attaques directes ou sournoises, persiflage, moqueries, injures, calomnies, dénonciations à l'autorité civile ou religieuse, toute la lyre de la haine et de la fureur, les rédacteurs de L'Avenir connurent tout cela, et. leur candeur s'en alarma[1]. S'ils avaient méprisé tant
d'indignes attaques et continué hardiment leurs travaux, aucun acte de
l'autorité ne serait venu les forcer de les interrompre. Sils avaient pu savoir d'une manière positive que Rome désapprouvait leurs efforts, ils seraient aussitôt rentrés dans le silence et dans l'inaction, avec regret sans doute, mais sans hésiter un instant. Comme le pape ne parlait pas, ils résolurent d'aller l'interroger. Ils suspendirent la publication du journal, et trois d'entre eux, Montalembert, Lacordaire et Lamennais, partirent pour Rome. Des notes diplomatiques de l'Autriche, de la Prusse et de la Russie les avaient devancés. On y priait le pape de se prononcer contre ces révolutionnaires audacieux, ces impies séducteurs des peuples, qu'ils poussaient à la révolte au nom de la a religion. Ils avaient contre eux les jésuites, dont le principe est la destruction de l'individualité en chaque membre du corps pour augmenter la force et l'autorité de celui-ci. Les jésuites étaient les alliés naturels des princes ; car, entre leur despotisme intérieur et le despotisme politique, il existe une connexité et comme une sorte d'attraction mutuelle qui devait naturellement les rapprocher. Jamais personne, arrivant à Rome pour une importante affaire, n'y rencontra de dispositions moins favorables. L'Italie, qui venait de se soulever contre l'Autriche, avait été remise à la chaîne et présentait l'aspect le plus mélancolique : La misère publique, dit Lamennais, s'y révélant sous mille aspects hideux, y forme un contraste presque général avec la richesse du sol. Le peuple, qui naît, vit et meurt sous le bâton de l'étranger, ou à l'ombre de la potence paternelle des souverainetés nationales, s'est fait du ciel, de l'air et du sommeil comme une autre patrie, semblable à la dernière, celle du tombeau. Dans les contrées soumises à l'Autriche, l'oppression des esprits, refoulés sur eux-mêmes par un pouvoir brutal, qu'intimide la pensée, à quelque degré qu'elle se manifeste, l'absence absolue de garanties pour les propriétés et pour les personnes, la violence et la corruption, l'arbitraire dans le gouvernement, toujours en défiance et en crainte, ont donné au peuple, condamné à végéter sous la baïonnette du soldat et l'œil de l'espion, une prodigieuse misère, physique, morale, intellectuelle, et un abaissement si profond qu'il a presque cessé de le sentir. Il y a une université autrichienne à Padoue. Il y existe un professeur d'histoire moderne ; mais, afin
d'être bien sûr que sa parole sera ce qu'on veut qu'elle soit, on lui envoie
ses cahiers de Vienne ; défense à lui d'y changer une phrase, d'y déplacer un
mol. Et ces cahiers contiennent un long et pompeux panégyrique de la maison
de Lorraine. L'état des mœurs est généralement déplorable : Lorsque les facultés supérieures sommeillent, les vils
instincts dominent. Rome n'est pas en meilleur état que le reste de la
péninsule : Tout le passé est là dans sa pompe
funèbre. Du haut de ces débris, regardez l'horizon : pas un signe qui annonce
le lever de l'avenir !... Rome est la ville des couvents et des églises. Les couvents ne manquent ni de grandeur ni de charme : Nous concevons très bien, dit Lamennais, le genre
d'attrait qu'a pour certaines âmes fatiguées du monde et désabusées de ses
illusions cette existence solitaire... Cependant telle n'est pas la vraie destinée de l'homme. Il est né pour l'action ; il a
sa tâche qu'il doit accomplir. Qu'importe qu'elle soit rude ? N'est-ce pas à
l'amour qu'elle est proposée ? Les églises aux dômes lourds, décorés de fresques, parfois admirables, sont riches en monuments et en marbres précieux ; mais absolument rien n'y saisit l'âme, ne l'émeut puissamment et ne la ravit dans un monde supérieur. Le peuple paie et obéit. La prélature et le Sacré-Collège, exclusivement investis de l'autorité politique, administrative et judiciaire, constituent tout l'État. Le pape est l'homme le moins fait du monde pour comprendre les ardents Français qui viennent à lui. Grégoire XVI, né en 1765, et âgé par conséquent de soixante-sept ans, est un ancien camaldule, très versé eu théologie, consulteur de plusieurs congrégations et vicaire général de son ordre. Elu pape le 2 février 1831, il a eu à lutter tout aussitôt contre une révolte de Bologne, des Marches et des Romagnes. Il l'a combattue avec les armes de l'Autriche, et son alliée a été si frappée elle-même des vices du gouvernement pontifical qu'elle lui a presque imposé des réformes. Il les a promises et ne tient pas ses promesses ; les provinces vaincues, mais frémissantes, restent occupées par l'Autriche, et la France a débarqué des troupes à Ancône. Grégoire XVI a peur de la révolution, peur de l'Autriche, peur de la France, songe à s'appuyer contre elles sur la Russie, victorieuse de la Pologne. Il est conservateur dans l'âme ; et sa politique ne peut être qu'une politique de réaction à outrance contre toutes les idées libérales. Vous faites beaucoup valoir les
avantages de la liberté, dirent à Lamennais les prélats italiens ; mais vous devriez savoir qu'à nos yeux ces avantages, pour
vous si certains, sont plus que problématiques. Nous avons moins de confiance
dans la discussion que dans les prohibitions, dans la persuasion que dans la
contrainte. Vos raisonnements ne sauraient prévaloir contre l'autorité de
l'expérience. Or une expérience de plusieurs siècles nous a convaincus de la
nécessité d'une répression matérielle pour maintenir les peuples dans
l'obéissance due à l'Église. Nous repoussons donc et la liberté civile, et la
tolérance civile, et la liberté des cultes, et la liberté de la presse, et
toutes ces nouveautés licencieuses que vous vantez si imprudemment, pour nous
en tenir aux moyens de conservation que Rome et les conciles mêmes ont
consacrés par des lois solennelles et des instructions spéciales. Il est évident que Lamennais ne pouvait s'entendre avec ces prélats sceptiques et diplomates. Il voulait savoir si le père commun des fidèles condamnerait la liberté de conscience, la liberté de la presse, la liberté des peuples ; et on cherchait à lui faire comprendre qu'il serait beaucoup plus prudent de ne pas parler de toutes ces choses, bien préférable de suivre les vieux errements, de continuer à maudire les hérétiques, à anathématiser les mal pensants et à vivre en bon accord avec les princes. Au bout de quelque temps de séjour à Rome, Lacordaire et Montalembert comprirent que la Cour romaine ne se laisserait pas convaincre. Ils partirent. Dans sa candeur effrayante, Lamennais resta. Il espérait encore gagner le pape ; mais on ne voulut pas qu'il lui parlât. En grande grâce, on lui permit de le voir, en présence du cardinal de Rohan, et à condition qu'il ne serait pas parlé des affaires des catholiques de France. De guerre lasse, Lamennais quitta Rome à son tour et reprit la route de France par le Milanais, le Tyrol et la Bavière. Le 15 août 1832, Grégoire XVI parla. L'encyclique Mirari vos condamna implicitement les doctrines libérales de Lamennais et de ses amis. Quand on vient de lire du Lamennais, et qu'on lit l'encyclique, il semble que l'on passe du plein soleil en une prison. Le pape parle, sur un ton dolent et sénile, des maux, des calamités, des orages, qui l'ont assailli
dès les premiers instants de son pontificat. Il a été lancé tout à coup au
milieu des tempêtes... Si la droite du Seigneur n'avait manifesté sa
puissance, il y aurait été englouti, victime de l'affreuse conspiration des
impies... Il est accablé de tristesse... Il a dû, l'âme navrée de douleur,
arrêter, la verge en main, la fureur sauvage des factieux... Il
dénonce avec indignation ces sociétés conspiratrices
dans lesquelles les hérésies et les sectes ont, pour ainsi dire, vomi comme
dans une espèce de sentine tout ce qu'il y a dans leur sein de licence, de
sacrilège et de blasphème. Il traite ses ennemis sans la moindre
charité. Ce sont des pervers, des impies, d'une
effrayante immoralité, des hommes superbes, des insensés, dont les maximes
absurdes sont la mort de l'âme. Il pose en principe que toute
nouveauté bat en brèche l'Église universelle...
Le devoir des évêques est de rester inviolablement attachés à la chaire de
Pierre Les prêtres doivent être soumis aux évêques et les honorer comme les
pères de leurs âmes... Chercher à troubler en quoi que ce soit l'ordre ainsi
établi, c'est ébranler la constitution de l'Église. C'est un attentat de
blâmer par une liberté insensée d'opinion la discipline que l'Église a consacrée.
C'est le comble de l'absurdité et de l'outrage de prétendre qu'une
restauration et qu'une régénération lui sont devenues nécessaires La liberté de conscience est une maxime
fausse et absurde, ou plutôt un délire. Pour amener la destruction des États
les plus riches, les plus puissants, les plus glorieux, les plus florissants,
il n'a fallu que cette liberté sans frein des opinions, cette licence des
discours publics, cette ardeur pour les innovations... La liberté de la
presse est la liberté la plus funeste, une liberté exécrable pour laquelle on
n'aura jamais assez d'horreur... Les peuples doivent demeurer soumis
aux princes auxquels le pouvoir a été surtout donné
peur l'appui et la défense de l'Église. Il ne faut pas recommander la
séparation de l'Église et de l'État, car c'est un
fait avéré que tous les amateurs de la liberté la plus effrénée redoutent
par-dessus tout cette concorde, qui a toujours été aussi salutaire et aussi
heureuse pour l'Église que pour l'État. Enfin, le pape condamne les
associations et réunions, qui, sous les apparences,
il est vrai, du dévouement à la religion, n'ont en réalité d'autre désir que
de répandre partout les nouveautés et les séditions, proclamant toute espèce
de liberté, excitant des troubles contre le pouvoir sacré et contre le
pouvoir civil, et reniant toute autorité, même la plus sainte[2]. Lamennais et ses amis n'étaient pas désignés ; mais, pour leur enlever toute tentation de ne pas se reconnaître, le cardinal Pacca écrivit à Lamennais, le 16 août 1832, une lettre beaucoup plus explicite que l'encyclique, où les idées du pape étaient précisées de la manière la plus formelle. Le 10 septembre, Lamennais et ses amis décidaient la
suppression du journal L'Avenir et de l'Agence générale pour la
défense de la liberté religieuse, convaincus qu'ils
ne pourraient continuer leurs travaux sans se mettre en opposition avec la
volonté formelle de celui que Dieu a chargé de gouverner son Église. Le 27 octobre, le cardinal Pacca écrivit à Lamennais une lettre d'affectueuses félicitations pour son acte de soumission. Mais on ne tarda pas à insinuer que Lamennais ne s'était pas véritablement soumis, et, dans un bref adressé à l'archevêque de Toulouse, Grégoire XVI condamna encore, à mots couverts, les doctrines de L'Avenir. Lamennais écrivit au pape (4
août 1833) et déclara se soumettre à toutes
les décisions émanées ou à émaner du Saint-Siège apostolique sur la doctrine,
la foi et les mœurs,
ainsi qu'aux lois de discipline portées par
son autorité souveraine. Grégoire XVI ne trouva pas cette formule suffisante et, dans un bref adressé à l'archevêque de Rennes, exigea une adhésion inconditionnelle et illimitée aux doctrines contenues dans l'encyclique Mirari vos. Le 5 novembre, Lamennais répondit que
sa conscience lui faisait un devoir de déclarer que, selon sa ferme
persuasion, si dans l'ordre religieux le chrétien ne sait qu'écouter et
obéir, il demeure à l'égard de la puissance spirituelle entièrement libre de
ses opinions, de ses paroles et de ses actes dans l'ordre purement temporel. Le 28 novembre, le cardinal Pacca lui répondit en lui demandant encore une approbation simple, absolue, illimitée. Lamennais soumit à l'archevêque de Paris un mémoire destiné au pape et où il indiquait, avec plus de précision que jamais, la frontière qu'il prétendait marquer entre l'obéissance due par le catholique au Saint-Siège et le libre arbitre du citoyen. Il se refusait à maudire la liberté civile et la liberté de la presse, à conseiller la soumission absolue aux princes, à croire que le Concordat fût le meilleur régime sous lequel pût vivre l'Église. Il demandait si, pour être catholique, il faut abjurer tout ensemble et sa raison et sa conscience, et si, pour avoir la paix, il devait déclarer que le pape est Dieu. Il s'engageait, en même temps, à ne plus rien écrire sur la religion ni sur l'Église. L'affaire allait peut-être s'assoupir. Mis en présence d'une conscience aussi haute et aussi fière, les prélats romains allaient peut-être trouver quelque biais courtois qui pût ménager à la fois Lamennais et l'encyclique, quand le terrible Breton publia, sans dire gare, son chef-d'œuvre : Les Paroles d'un Croyant. Lamennais a certainement cru tenir parole au Saint-Siège ; il avait promis de n'écrire ni sur la religion ni sur l'Église ; il écrivit pour le peuple, dans un style d'une admirable simplicité et d'une force merveilleuse, un livre où sa grande âme apparut tout entière. Il n'était question, cette fois, ni de pape, ni d'évêques, ni d'encyclique, ni de brefs, ni de mémoires ; mais le grand homme démasquait toutes les tyrannies qui pèsent sur les peuples, et conviait toutes les nations à s'affranchir des vieilles servitudes, pour vivre la vie fraternelle et pacifique qui réaliserait sur terre le royaume de Dieu. En imprimant ce petit livre, les ouvriers imprimeurs avaient peine à contenir leur enthousiasme. Il fut populaire dès sa naissance. En quelques mois, 100.000 exemplaires en furent distribués. On le traduisit dans presque toutes les langues de l'Europe, jamais livre n'eut succès plus rapide, plus éclatant ni plus pur. Les Paroles d'un Croyant sont le chef-d'œuvre de Lamennais. Il a retrouvé parfois l'éloquence de la Bible, et parfois il a atteint à la souveraine douceur de l'Evangile. C'est un des plus beaux livres du XIXe siècle et un des plus nobles de toute notre littérature ; un de ces livres comme nous en avons si peu en France, absolument sincère, issu d'une conviction profonde et devenu poétique par la seule force de la pensée, par l'intensité même du sentiment. Les rois sont les mauvais génies de l'humanité. Ils abolissent la religion, la science, la pensée, emmurent les peuples dans leurs frontières, divisent pour régner, terrorisent et avilissent la foule et corrompent les prêtres pour s'en faire des bourreaux. Le czar Nicolas et l'empereur d'Autriche ont certainement
inspiré à Lamennais ces versets vengeurs : Deux
hommes rêvent de supplices, — car,
disaient-ils, où trouverons-nous quelque sûreté ? Le sol est miné sous nos
pieds ; les nations nous abhorrent ; les petits enfants mêmes dans leurs
prières demandent à Dieu, soir et matin, que la terre soit délivrée de nous. Et
l'un condamnait à la prison dure, c'est-à-dire à toutes les tortures du corps
et de l'âme et à la mort de la faim, des mal- heureux qu'il soupçonnait
d'avoir prononcé le mot de patrie ; et l'autre, après avoir confisqué leurs
biens, ordonnait de jeter au fond d'un cachot deux jeunes tilles, coupables
d'avoir soigné leurs frères blessés dans un hôpital. Qui s'assemble autour de ces
puissants du monde, qui approche d'eux ? Ce n'est pas le pauvre : on le
chasse ; sa vue souillerait leurs regards. On l'éloigne avec soin de leur présente.
Qui donc se rassemble autour des puissants du monde ? Les riches et les
flatteurs qui veulent le devenir, les femmes perdues, les baladins, les fous
qui distraient leur conscience et les faux prophètes qui la trompent. Qui
encore ? Les hommes de violence et de ruse, les agents d'oppression, les
durs exacteurs, tous ceux qui disent : Livrez-nous le peuple et nous ferons
couler son or dans vos coffres et sa graisse dans vos veines. Les despotes s'appuient sur leur armée, et, pour s'assurer de leurs soldats, ils leur ont forgé de faux dieux, qu'ils adorent et qui les rendent sourds à la loi du Christ. Et l'on voit des enfants du
peuple lever le bras contre le peuple, égorger leurs frères, enchaîner leurs
pères et oublier jusqu'aux entrailles qui les ont portés. Quand on leur dit :
Au nom de tout ce qui est sacré, pensez à l'injustice, à l'atrocité de ce
qu'on vous ordonne, ils répondent : Nous ne pensons point, nous
obéissons ! Et quand on leur dit : N'y a- t-il plus en vous aucun amour
pour vos pères, vos mères, vos frères, vos sœurs ? ils répondent : Nous n'aimons
point, nous obéissons ! Et quand on leur montre les autels du Dieu qui a
créé l'homme et du Christ qui l'a sauvé, ils s'écrient : Ce sont là les dieux
de la patrie ; nos dieux à nous sont les dieux de ses maîtres. La fidélité et
l'honneur ! — Je vous le dis en vérité,
depuis la séduction de la première femme par le serpent, il n'y a point eu de
séduction plus effroyable que celle-là. Il n'a pas plus de confiance dans les lois humaines que
dans la clémence des tyrans : Il n'y a guère que de
mauvaises lois dans le monde. — Quand vous
voyez un homme conduit en prison et au supplice, ne vous pressez pas de dire
: Celui-là est un homme méchant, qui a commis un crime contre les hommes.
Car, peut-être, est-ce un homme de bien qui a voulu servir les hommes et qui
en a été puni par leurs oppresseurs. Il déteste l'intolérance religieuse, et a trouvé pour la
condamner des expressions d'une force singulière : L'esprit
de Jésus est un esprit de paix, de miséricorde et d'amour. Ceux qui persécutent
en son nom, qui scrutent les consciences avec l'épée, qui torturent les corps
pour convertir l'âme, qui font couler les pleurs au lieu de les essuyer,
ceux-là n'ont pas l'esprit de Jésus. Malheur à qui profane l'Evangile en le
rendant pour les hommes un objet de terreur ! Malheur à qui écrit la bonne
nouvelle sur une feuille sanglante !... Fuyez l'impie ; mais ne le
haïssez point, car qui sait si Dieu n'a pas déjà changé son cœur ? L'homme
qui, même de bonne foi, dit : Je ne crois point, se trompe souvent. Il y a,
bien avant dans l'aine, jusqu'au fond, une racine de foi qui ne sèche point. Il ne croit pas à la science humaine, dont il a mesuré le
peu de valeur en face de l'immensité de l'univers : Les
savants se troubleront dans leur science, et elle leur apparaîtra comme un
petit point noir quand se lèvera le soleil des intelligences ! Et l'humanité tout entière lui apparaît comme un seul
homme : Et cet homme avait fait beaucoup de mal et
peu de bien, avait senti beaucoup de douleurs, peu de joies. Et il était là,
gisant dans sa misère sur une terre tantôt glacée, tantôt brûlante, maigre,
affamé, souffrant, affaissé d'une langueur entremêlée de convulsions, accablé
de chaînes forgées dans la demeure des démons. Sa main droite en avait chargé
sa main gauche, et la gauche en avait chargé la droite, et, au milieu de ses
rêves mauvais, il s'était tellement roulé dans ses fers que tout son corps en
était couvert et serré. Prêtez l'oreille, et dites-moi
d'où vient ce bruit confus, vague, étrange, que l'on entend de tous côtés ?
Posez la main sur la terre et dites-moi pourquoi elle a tressailli Quelque
chose que nous ne savons pas se remue dans le monde ; il y a là un travail de
Dieu. C'est en Dieu qu'est le salut des peuples ; c'est vers le
Christ qu'ils doivent revenir : La miséricorde du
Christ est sans exclusion. Il est venu dans ce monde pour le sauver, non pas
quelques hommes, mais tous les hommes ; il a eu pour chacun d'eux une goutte
de sang. Mais les petits, les faibles, les humbles, les pauvres, tous ceux
qui souffraient, il les aimait d'un amour de prédilection. Son cœur battait
sur le cœur du peuple et le cœur du peuple battait sur son cœur. Et c'est là,
sur le cœur du Christ, que les peuples malades se raniment et que les peuples
opprimés reçoivent la force de s'affranchir. Dieu veut que les hommes soient libres : Il n'a point formé les membres de ses enfants pour qu'ils
soient brisés par des fers, ni leur âme pour qu'elle soit meurtrie par la
servitude. Il les a unis en familles et toutes les familles sont sœurs. Il
les a unies en nations et toutes les nations sont sœurs, et quiconque sépare
les familles des familles et les nations des nations divise ce que Dieu a uni
et fait l'œuvre de Satan. Vous n'avez qu'un père qui est
Dieu et qu'un maître qui est le Christ. Quand donc on vous dira de ceux qui
possèdent une grande puissance : Voila vos
maîtres ! ne le croyez point. S'ils sont justes, ce sont vos serviteurs.
S'ils ne le sont pas, ce sont vos tyrans. J'ai vu dans un berceau un enfant
criant et bavant, et autour de lui étaient des vieillards qui lui disaient :
Seigneur ! et qui s'agenouillaient et l'adoraient. Et j'ai compris toute la
misère de l'homme... Si donc quelqu'un vous dit : Vous êtes à moi, répondez :
Non, nous sommes à Dieu qui est notre père et au Christ qui est notre seul
maître. Lamennais revient sans cesse sur l'idée de liberté. Il en
avait réellement suif et faim : La liberté,
disait-il, n'est pas un placard qu'on lit au coin de
la rue. Elle est une puissance vivante qu'on sent en soi et autour de soi :
le génie protecteur du foyer domestique, la garantie des droits sociaux et le
premier de ces droits... La liberté est le pain que les peuples doivent
gagner à la sueur de leur front. La liberté exige des peuples de
grands sacrifices ; mais croyez-vous que le chapon à
qui l'on jette du grain dans la basse-cour soit plus heureux que le ramier
qui, le matin, ne sait pas où il
trouvera sa pâture de la journée ?... La liberté luira sur vous, quand
vous aurez dit au fond de votre âme : Nous voulons être libres ; quand, pour
le devenir, vous serez prêts à sacrifier tout et à tout souffrir. Pour titre
libre, il faut avant tout aimer Dieu ; car, si vous aimez Dieu, vous ferez sa
volonté, et la volonté de Dieu est la justice et la charité, sans lesquelles
point de liberté. La violence qui vous mettra en possession de la liberté
n'est pas la violence féroce des voleurs et des brigands, mais une volonté forte,
inflexible, un courage calme et généreux. D'esclave, l'homme de crime peut
devenir tyran, mais jamais il ne devient libre. Libres, les hommes sont égaux
entre eux, car ils sont nés pour Dieu seul, et quiconque dit une chose
contraire dit un blasphème. Que celui qui veut être le plus grand parmi vous soit
votre serviteur, et que celui qui veut être le premier parmi vous soit le
serviteur de tous. La loi de Dieu est une loi d'amour, et l'amour ne s'élève
point au-dessus des autres, mais il se sacrifie aux autres. Egaux entre eux, les hommes doivent s'aimer les uns les
autres comme des frères. Celui qui n'aime pas son
frère est maudit sept fois, et celui qui se fait l'ennemi de son frère est
maudit septante fois sept fois. C'est pourquoi les rois et les princes et
tous ceux que le monde appelle grands ont été maudits : ils n'ont point aimé
leurs frères et les ont traités en ennemis. Aimez-vous les uns les autres, et vous ne craindrez ni les grands, ni
les princes, ni les rois. Ils ne sont forts contre vous que parce que vous
n'êtes point unis... Ne soyez pas comme les moutons qui, lorsque le loup a
enlevé l'un d'eux, s'effraient un moment et puis se remettent à paître. Car,
pensent-ils, peut-être se contentera-t-il d'une première ou d'une seconde
proie, et qu'ai-je affaire de m'inquiéter de ceux qu'il dévore ? Qu'est-ce
que cela me fait à moi ? Il ne me restera que plus d'herbe... Et si l'on vous
demande : Combien êtes-vous ? Répondez : Nous sommes un, car nos frères c'est
nous, et nous c'est nos frères. Même parmi l'humanité régénérée, le travail restera une
nécessité : L'homme fit le mal, et comme il s'était
révolté contre Dieu, la terre se révolta contre lui. Il lui arriva ce qui
arrive à l'enfant qui se révolte contre son père ; le père lui retire son amour
et il l'abandonne à lui-même ; et les serviteurs de la maison refusent de le
servir, et il s'en va cherchant çà et là sa pauvre vie et mangeant le pain qu'il
a gagné à la sueur de son visage. Depuis lors, donc, Dieu a condamné tous les
hommes au travail, et tous ont leur labeur, soit du corps, soit de l'esprit,
et ceux qui disent : Je ne travaillerai point, sont les plus misérables...
les vices les dévorent, et, si ce ne sont les vices, c'est l'ennui. Et quand
Dieu voulut que l'homme travaillât, il cacha un trésor dans le travail, parce
qu'il est père, et que l'amour d'un père ne meurt point. L'homme qui accepte franchement la loi du travail et qui
vit suivant l'ordre de Dieu, n'a point, en général, à craindre la misère ; la
pauvreté n'en reste pas moins un des grands fléaux de l'humanité, mais c'est
lui faire maladroitement la guerre que de s'attaquer violemment à la
propriété. Ce n'est pas en prenant ce qui est à
autrui qu'on peut détruire la pauvreté ; car comment, en faisant des pauvres,
diminuerait-on le nombre des pauvres ? Chacun a droit de conserver ce qu'il
a, sans quoi personne ne posséderait rien. Mais chacun a droit d'acquérir par
son travail ce qu'il n'a pas, sans quoi la pauvreté serait éternelle. Qu'est-ce
qu'un pauvre ? C'est celui qui n'a pas encore de propriété. Que souhaite-t-il
? De cesser d'être pauvre, c'est-à-dire d'acquérir une propriété. Or celui
qui dérobe, qui pille, que fait-il, sinon abolir, autant qu'il est en lui, le
droit même de propriété ? Piller, voler, c'est donc attaquer le pauvre aussi
bien que le riche, c'est renverser le fondement de toute société parmi les
hommes. L'ordre est le bien, l'intérêt de tous... Affranchissez donc votre travail, affranchissez vos bras,
et la pauvreté ne sera plus parmi les hommes qu'une exception permise de
Dieu, pour leur rappeler l'infirmité de leur nature et le secours mutuel et
l'amour qu'ils se doivent les uns aux autres. Sa vie matérielle une fois assurée, le premier besoin de
l'homme est la paix ; mais, cette paix, il faudra là conquérir contre ceux
qui veulent perpétuer l'asservissement. Lamennais croit que la paix ne
s'établira qu'au prix de grandes luttes, et autant il déteste le soldat du
despotisme, autant il aime le soldat de la liberté : Jeune
soldat, où vas-tu ? Je vais combattre pour que tous aient au ciel un Dieu et
une patrie sur la terre. — Que tes armes
soient bénies, sept fois bénies, jeune soldat. Le secret de la paix entre les hommes est dans l'amour : Vous n'avez qu'un jour à passer sur la terre ; faites en
sorte de le passer en paix... Nul n'est parfait... Chaque homme pèse sur les
autres et l'amour seul rend ce poids léger. Si vous ne pouvez supporter vos
frères, comment vos frères vous supporteront-ils ? Celui qui aime, son cœur
est un paradis sur la terre : il a Dieu en soi, car Dieu est amour.... Oh !
si vous saviez ce que c'est qu'aimer !... Il le savait, lui dont la grande âme brillait de sympathie
pour tous les êtres, et il comprenait mieux que n'avait fait aucun des siens la
sublime beauté de l'amour terrestre, que le sacerdoce lui interdisait à
lui-même. Est-il en aucun poème rien de plus doux, de plus chaste et de plus
pénétrant que cette strophe : Et les jeunes hommes
diront aux jeunes filles : Vous êtes belles comme les fleurs des champs,
comme la rosée qui les rafraîchit, comme la lumière qui les colore. Il nous
est doux de voir nos pères, il nous est doux d'être auprès de nos mères ;
mais, quand nous vous voyons et que nous sommes près de vous, il se passe en
nos âmes quelque chose qui n'a de nom qu'au ciel. Et ayant ainsi exposé tous les principes qui doivent régir
la vie de l'homme, étant monté de l'indignation à la révolte pour la justice,
de la révolte à la liberté, de la liberté à l'union, à la fraternité, à la
sympathie universelle ; du haut de la montagne sacrée qu'il a su gravir d'un
cœur si vaillant, le poète contemple au loin la cité humaine devenue enfin la
cité de Dieu. Il l'entend palpiter harmonieusement dans le travail, dans
l'allégresse et dans l'amour. Il en fixe les grands traits ; il la voit
vivante sous ses yeux : Dans la cité de Dieu, chacun
aime ses frères comme soi-même, et c'est pourquoi nul n'est délaissé, nul n'y
souffre, s'il est un remède à ses souffrances. Dans la cité de Dieu, tous
sont égaux, aucun ne domine ; car la justice seule y règne avec l'amour. Dans
la cité de Dieu, chacun possède sans crainte ce qui est à lui et ne désire
rien de plus, parce que ce qui est à chacun est à tous, et que tous possèdent
Dieu, qui renferme tous les biens. Dans la cité de Dieu, nul ne sacrifie les
autres à soi ; mais chacun est prêt à se sacrifier pour les autres. Dans la
cité de Dieu, s'il se glisse un méchant, tous s'unissent pour le contenir ou
le chasser ; car le méchant est l'ennemi de chacun, et l'ennemi de chacun est
l'ennemi de tous. Et, par delà son rêve terrestre, le poète voit encore la
patrie céleste : Dégagé des entraves de la terre, je
m'en allais de monde en monde, comme ici-bas l'esprit va d'une pensée à une
pensée, et, après m'être plongé, perdu, dans ces merveilles de la puissance,
de la sagesse et de l'amour, je me plongeais, je me perdais dans la source
même de l'amour, de la sagesse et de la puissance. On ne saura jamais tout le bien que fit ce livre, sur combien d'âmes il a passé comme un souffle purifiant et vivifiant. Le 7 juillet 1834, le pape Grégoire XVI le condamna. |