L'ÉGLISE ET L'ÉTAT EN FRANCE

TOME SECOND. — DEPUIS LE CONCORDAT JUSQU'A NOS JOURS (1801-1906)

 

L'ÉGLISE ET L'UNIVERSITÉ.

 

 

Le roi Louis-Philippe, trop sage pour être longtemps populaire en France, a été le plus libéral de nos souverains, et, quoique l'Église ne lui ait jamais pardonné d'avoir accepté la couronne, elle ne laissa pas de profiter largement de la complaisance du roi pour accroître sa puissance et développer ses ressources.

Les sociétés catholiques prirent, sous la monarchie de Juillet, une extension extraordinaire. MM. de Damas, de Vaublanc, Récamier et de Caumont fondèrent le Cercle catholique ; Ozanam, la Société de Saint-Vincent-de-Paul, qui fit bientôt sentir son action charitable dans toute la France et dans une partie de l'Europe. L'Association pour la propagation de la foi, fondée sous la Restauration, comptait 7 ou 800.000 adhérents en 1840. L'Institut catholique organisa des conférences dans les grandes églises de Paris. Les Amis de l'Enfance, la Société de Saint-François-Xavier s'adressèrent au public ouvrier. Les Frères des Ecoles chrétiennes virent leurs élèves passer de 87.000 à 175.000 en seize ans (1830-1847). Les Sœurs de Charité comptèrent 6.000 religieuses. Les Lazaristes eurent, en France, jusqu'à 400 établissements, dirigèrent des distilleries, ouvrirent une agence de remplacement militaire.

A côté des congrégations autorisées, reparurent dans le royaume une foule d'associations religieuses : trappistes, capucins, chartreux, bénédictins, dominicains, qui s'installèrent où il leur plut de s'installer, comme en vertu d'un droit naturel et imprescriptible.

Chassés par Martignac, ministre de Charles X, les jésuites rentrèrent en France sous Louis-Philippe, rouvrirent leurs maisons, finirent par posséder une trentaine de collèges et de noviciats, et trouvèrent un véritable protecteur dans le protestant Guizot. L'un de leurs membres les plus illustres, le P. de Ravignan, occupa avec un incomparable éclat la chaire de Notre-Dame.

L'Église s'enrichit chaque jour par des dons, des legs, des fondations pieuses. Dans la seule année 1840, elle acquit plus de 80.000 fr. de rentes. Les congrégations autorisées représentèrent bientôt une fortune de 100 millions. Les Lazaristes seuls possédaient 90 millions.

Il y eut, dans ce renouveau de la vie catholique, d'excellentes choses ; il y en eut de médiocres, il y en eut de pitoyables. A côté des grandes doctrines, dont nous parlerons prochainement, poussèrent, pullulèrent de pauvres dévotions parasitaires, dont l'Église eût fait très sagement de ne pas favoriser le développement. Un homme très pieux et très estimable nous dit un jour, à ce sujet, que l'Église se doit à tous ; qu'il y a des intelligences si humbles, si indigentes, qu'elles ne peuvent comprendre la religion que sous sa forme la plus misérable, et qu'à l'aide de ces pratiques si puériles on arrive encore à faire filtrer dans les âmes simples un rayon de vie morale. Nous croyons sincèrement qu'il peut en être ainsi ; nous admettons l'excuse ; nous nous demandons cependant si une bonne vérité morale bien simple, bien impérative, ne ferait pas autant de bien que tous ces petits moyens, dont le moindre inconvénient est souvent de prêter à rire et qui, entre les mains de prêtres peu scrupuleux, peuvent donner lieu aux négoces les plus scandaleux. La religion a, selon nous, tout à perdre à voisiner avec la superstition.

La presse et les écrivains catholiques oublièrent trop souvent la charité fraternelle due au prochain et professèrent parfois de bien singulières théories. — Mgr Bouvier, évêque du Mans, enseigna qu'il était bon et sage de maintenir le peuple dans l'ignorance ; que l'esclavage était légitime ; qu'un prince légitime pouvait faire assassiner un usurpateur. — Le P. Humbert écrivait : Quand même un prêtre ne serait pas saint, et qu'il serait aussi indigne que Judas si vous touchez à son honneur, à ses droits légitimes, à son ministère ou à sa personne, Dieu est sensiblement offensé. (Instructions chrétiennes.)

Nous avons pour la liberté un culte si passionné que nous ne pouvons refuser au clergé ni le droit d'étendre ses œuvres, ni le droit de recevoir les dons volontaires des fidèles, ni le droit d'exprimer ses opinions, si violentes ou si niaises qu'elles puissent paraître, ni même le droit de vendre des chapelets brigittés ; mais nous estimons que ce fut un grand bonheur pour la France de ne pas tomber sous sa domination exclusive et absolue, et nous sentons quelque fierté à penser que l'Université fut la seule puissance morale qui ait été capable de lutter contre lui.

L'Université française, entrevue par les humanistes de la Renaissance, par les magistrats philosophes du dix-huitième siècle et par la Convention, a été créée en 1806 par Napoléon, comme un corps chargé exclusivement de l'enseignement et de l'éducation publique dans tout l'empire. L'empereur a créé à son profit un monopole injuste, qui n'a point duré, qu'aucun universitaire libéral ne voudrait voir rétabli ; mais il lui a donné une constitution simple et forte, qui en a fait, depuis un siècle, un des organismes les plus actifs de la vie nationale.

Napoléon mit à la tête de l'Université un grand maître, assisté d'un conseil de l'Université. Il divisa l'empire en académies, régies par un recteur, assisté d'inspecteurs d'académie et d'un conseil académique. Il institua auprès de chaque académie des facultés des sciences et des lettres, chargées d'un haut enseignement public et investies du droit de conférer les grades. Il institua en outre 9 facultés de théologie catholique, 3 facultés de théologie protestante, 9 écoles de droit et 3 écoles de médecine. L'enseignement secondaire fut donné dans des pensions et institutions particulières agrégées à l'Université, dans des collèges communaux et dans des lycées impériaux. Un Pensionnat normal, embryon de l'École normale supérieure, eut pour mission de préparer à l'enseignement des maîtres instruits et distingués. L'enseignement primaire fut abandonné à l'initiative des municipalités et des particuliers. Son budget ne dépassait pas la modique somme de 4.250 francs.

Napoléon n'a fait que tracer le plan de l'édifice universitaire mais la maison s'est faite bien plus grande qu'il ne le prévoyait, et l'esprit qui l'a animée n'est pas celui qu'il lui voulait donner.

Dans sa pensée, l'Université devait travailler, avec le clergé, à donner à l'empereur des sujets fidèles et de bons soldats. Il négligea presque entièrement l'enseignement primaire ; il borna le programme des lycées au latin et aux mathématiques ; il ne créa pas de personnel spécial pour les facultés des lettres et des sciences ; il se méfia toujours de l'esprit critique et de la spéculation philosophique. Ses idées, en matière d'enseignement, n'allèrent jamais jusqu'à préparer l'autonomie des intelligences. Son idéal fut mesquin et routinier.

Recrutée, en grande partie, parmi le personnel survivant des anciens collèges municipaux et parmi les anciens religieux sécularisés par la Révolution, l'Université impériale servit loyalement Napoléon et fut une forte école de patriotisme ; mais, si elle répondit sur ce point à toute la pensée de l'empereur, elle la dépassa par ailleurs, et créa, à l'ombre de son pouvoir, un milieu philosophique et scientifique, qui se serait probablement attiré bientôt les sévérités du maitre si l'empire avait duré, mais qui conserva, à travers toute la période de la Restauration, les traditions et le culte de la France révolutionnaire et de la liberté.

L'Université comptait six ans d'existence, lorsque les Bourbons remontèrent sur le trône. Elle leur fut suspecte, dès le premier jour, comme création de Bonaparte ; elle devait avoir déjà quelque force morale, puisqu'ils n'osèrent pas la détruire et se contentèrent de la décapiter en supprimant l'office du grand maitre (1815), pour le rétablir d'ailleurs sept ans plus tard (1822).

L'Université conserva son conseil royal, sa hiérarchie, et même son monopole. On essaya seulement de l'amoindrir, de l'humilier, de la domestiquer. L'année 1816 vit supprimer trois facultés des sciences et neuf facultés des lettres. L'enseignement de la philosophie et de l'histoire moderne disparut du programme des facultés. Les lycées perdirent leur panache pour reprendre, avec le nom de collèges royaux, de faux airs de couvents. Les élèves changèrent le tricorne militaire pour le tuyau de poêle civil ; les mouvements se tirent au son de la cloche et non plus au bruit du tambour. L'enseignement de la philosophie fut réduit à la logique. L'enseignement de l'histoire fut relégué dans les classes inférieures et ne s'adressa qu'à la mémoire. L'aumônier devint le premier personnage du collège (Jules Simon, Mémoires des autres). Beaucoup d'ecclésiastiques occupèrent des chaires universitaires, dirigèrent comme proviseurs ou principaux des collèges royaux ou de petits collèges. Paris eut, un instant, un recteur ecclésiastique, l'abbé Nicolle. Pendant six ans (1822-1838), l'abbé Frayssinous, évêque in partibus d'Hermopolis, fut grand maitre de l'Université.

Cependant la Restauration elle-même réalisa quelques progrès. En 1821, s'ouvrirent les premiers concours d'agrégation. Trois agrégations furent alors fondées : celle de grammaire, celle des-lettres, celle des sciences. On leur ajouta, en 1825, celle de philosophie.

L'Ecole normale, un instant supprimée en 1812, fut rétablie en 1826 sous le nom d'Ecole préparatoire et comme une sorte d'annexe du collège royal de Louis-le-Grand. En 1828, elle recouvra son autonomie et eut pour directeur le savant Guignant.

L'Ecole des Chartes, fondée en 1821, donna un puissant essor aux études d'histoire du Moyen-Age.

En dépit des tracasseries du pouvoir, l'Université garda, sous Louis XVIII et sous Charles X, sa réputation libérale. Le duc d'Orléans lui confia l'éducation de ses fils, et, quand il fut devenu roi, l'Université vit cesser l'injuste défiance dont elle était l'objet.

Cependant ni Louis-Philippe ni ses ministres ne comprirent réellement la grandeur du rôle que devait jouer l'Université. Ils la maintinrent dans une médiocrité bourgeoise, conforme à leur génie, mais indigne d'elle et de la France.

Le nombre des collèges royaux passa seulement de 40 à 54 ; rien ne fut chatte à la discipline générale, et les programmes ne furent qu'imparfaitement développés. L'enseignement des sciences, de l'histoire et de la philosophie devint bientôt l'honneur de l'Université. L'agrégation des sciences se scinda en sciences mathématiques et sciences physiques. L'Ecole normale fut installée dans un édifice construit pour elle et cessa d'être menacée par un pouvoir ombrageux.

M. de Salvandy rétablit la plupart des facultés des lettres et des sciences supprimées en 1816, leur assura un personnel indépendant ; et la France commença d'avoir quelque chose comme un enseignement supérieur.

Guizot rétablit l'Académie des Sciences morales et politiques.

En 1846 fut fondée l'Ecole française d'Athènes.

L'Université n'était point sans défauts ; nous en dirons loyalement noire sentiment, comme de toutes les autres institutions dont nous parlons.

Installés dans les anciennes écoles ecclésiastiques des XVIIe et XVIIIe siècles, les collèges étaient mal situés, médiocrement grands, mat aérés, sombres, parfois sordides et presque croulants. Le vieux lycée de Clermont en est, encore aujourd'hui, un exemple.

Napoléon avait conservé l'internat, faute que l'Université n'a jamais eu le courage de corriger et dont elle souffrira aussi longtemps qu'elle persistera dans cette erreur initiale. L'État peut et doit être, à notre estime, instructeur et éducateur, il ne peut pas se faire maître de pension. L'enfant n'est pas fait pour vivre en cage, pour être surveillé dès l'instant qu'il s'éveille jusqu'au moment où il s'endort. Le milieu naturel où doit vivre l'enfant, c'est sa famille ; à défaut de sa famille, une famille amie ; à défaut de famille amie, une société où il retrouvera quelque chose de la douceur et de l'affection du milieu familial. Cette atmosphère intime, chaude, nécessaire au développement moral de l'enfant, la nature même des choses défend à l'Université de la lui donner ; car, dans des maisons qui renferment des centaines de pensionnaires, une discipline étroite et sévère est indispensable.

L'internat n'avait pas seulement pour inconvénient de faire jouer à l'État un rôle qu'il ne peut remplir : il rendait encore indispensable l'autorité despotique des principaux et des proviseurs, et maintenait ainsi le corps enseignant dans la servitude la plus fâcheuse.

Tandis que, dans l'enseignement supérieur, chaque faculté élit son doyen et vit réellement en pleine liberté intellectuelle, dans l'enseignement secondaire tous les professeurs d'un même établissement : le philosophe, l'historien, le littéraire, le grammairien, le scientifique, vivent sous la férule du proviseur ou du principal, qui ne peut évidemment contrôler toutes les parties de l'enseignement, qui ne possédait, le plus souvent, que des grades médiocres, et dont la lourde et tracassière autorité arrêtait chez les malins toute velléité d'initiative.

La manie de l'automatisme était poussée si loin que les inspecteurs d'académie tyrannisaient à leur tour les proviseurs, l'étaient eux-mêmes par les recteurs et par les bureaux du ministre, qui prétendaient régler jusqu'à l'emploi du temps et â la longueur des leçons. On dit qu'un jour M. de Fontanes tira sa montre et dit avec un sourire d'orgueil : Il est 8 heures du matin ; on dicte le thème latin dans tous les lycées et collèges de l'empire. Ce mot typique résume à merveille l'absurde idéal de l'administration d'alors.

On a souvent reproché aux universitaires leur pédantisme. Que plus d'un professeur se soit exagéré et sa valeur personnelle et la valeur de sa science, c'est certain ; que le pédantisme soit particulier à l'Université, nous ne le croyons pas. Le pédantisme, c'est le métier fait homme. L'armée, la magistrature, le sacerdoce n'ont-ils pas leurs pédants, tout comme les collèges ou les facultés ?

Un reproche plus grave est celui de scepticisme et de paradoxe, qui a souvent été fait aux professeurs de lettres et de philosophie, et même d'histoire. Il a pu être parfois fondé ; mais il faut observer que, sur le terrain scientifique, le professeur est presque toujours jugé par des gens incompétents, très disposés à crier au scepticisme si le maître ne partage pas tous leurs préjugés, et au paradoxe s'il s'écarte de leurs propres idées. La culture intellectuelle a pour principal résultat d'affiner le sens critique ; rien d'étonnant qu'un esprit critique n'ait pas tout à fait les mêmes dieux que la masse, qu'il en veuille moins et qu'il les veuille autres. Le scepticisme universitaire, bien rarement agressif et sectaire, ne conduit pas à l'indifférence, mais à la tolérance, et devient ainsi une des qualités les plus attiques et les plus aimables de l'éducateur.

Sainte-Beuve prétend que les professeurs de l'Université, sans être hostiles à la religion, ne sont pas très religieux. Les élèves le sentent, et, de toute cette atmosphère, ils sortent, non pas nourris d'irréligion, mais indifférents. Quoi qu'on puisse dire pour on contre, en louant ou en blâmant, on ne sort guère chrétien des écoles de l'Université.

A ce jugement de Sainte-Beuve, qui fut lui-même un assez médiocre chrétien, nous pouvons opposer les graves ou enthousiastes paroles de plusieurs maîtres éminents.

Michelet écrivait à la même époque : Les choses les plus filiales qu'on ait dites sur notre vieille mère l'Église, c'est moi peut-être qui les ai dites.

Villemain écrivait, le 14 janvier 18114, à Mgr Mathieu : Je connais la douceur du nom de Jésus-Christ, et je le fais aimer à mes petits-enfants. Les âpretés de la vie publique, loin de détourner de Celui qui console, y ramènent le cœur.

Quinet commente La Vie de Jésus du Dr Strauss en homme tout à fait opposé à la négation absolue. Il termine son étude par une véritable prière : Nous nous demandons les- uns aux autres, saisis de crainte, qui soulèvera la pierre de ce tombeau ; mais cette pierre, qui nous opprime tous, sera à la fin brisée, fût-elle plus pesante mille fois que tous les mondes ensemble. Du sein de nos ténèbres, le Dieu éternellement ancien, éternellement nouveau, renaîtra vêtu d'une lumière plus vive que celle du Thabor !

Ozanam était un catholique déclaré, et voici comment un ancien professeur de notre Université, M. Nourrisson, caractérise son enseignement : Je n'oublierai jamais avec quelle bonté il s'abaissait jusqu'à des enfants ; quel prestige exerçaient sur nous ses brûlantes improvisations ; de quel souffle nous pénétraient ses discours. Le respect profond que nous inspirait sa présence suffisait seul à nous contenir. Il aurait fallu voir ces vingt ou trente écoliers, si insouciants d'ordinaire et si légers, avidement suspendus à la parole du maitre, vend il expliquait quelque page d'Homère, de Virgile ou de Bossuet, pour comprendre bout ce qu'il y avait de talent chez Ozanam et de vivacité dans son talent.

Nourrisson était lui-même le digne disciple de cet excellent maitre. Sa délicieuse correspondance nous met en face de l'âme la plus ardente et la plus délicate qui soit. A vingt-deux ans, il écrit à M. de Barante sa vie laborieuse de candidat à l'agrégation de philosophie : Si ma pensée s'élance parfois au delà des murs que j'habite, je ne la surprends jamais se mêlant aux amusements du monde, enivrée de ses joies... Quand je serai agrégé, ma vie sera moins triste ; je prendrai part, enfin, à la vie pratique que j'appelle de tous mes vœux, car je crains fort que la vie spéculative ne soit qu'un contresens.

Tous ces hommes comptaient ou devaient compter, un jour, parmi nos héros ; ils avaient dans les rangs profonds de l'Université beaucoup d'émules. J'ai encore connu des hommes de cette génération ; j'en ai eu pour maîtres, et le souvenir ému et respectueux que j'en garde dit quelle douceur et quelle âme, quelle honnêteté profonde et touchante ils savaient mettre dans leur enseignement.

Le premier professeur d'histoire de cette Université, M. Olleris, fut un modèle de conscience et de droiture. Travailleur acharné, il conquit l'une des plus hautes récompenses que puisse ambitionner un savant, le grand prix Gobert, et resta professeur à la faculté des lettres de Clermont. Pendant des années, il écrivit sur sa notice individuelle cette mention pleine de sagesse et de modestie : Est content de sa situation et ne demande rien.

Son collègue de littérature ancienne, M. Damien, avait pour les lettres antiques le culte enthousiaste d'un érudit de la Renaissance. Atteint d'une grave maladie, jouissant du calme de la retraite, il travaillait encore. Un jour, il ferma ses livres et ses cahiers, rangea son bureau, et mourut peu de mois après, inconsolable de ne plus pouvoir travailler.

Combien d'autres pourrais-je citer, aussi épris de leur science, aussi attachés à leurs fonctions, aussi exempts de toute vaine ambition : Charma et Denis, de la faculté de Caen ; Duméril, de Toulouse ; Charaud, de Grenoble ; Nicolas, de Rennes, qui surent tous si bien allier le sens critique à l'enthousiasme, la jeunesse de l'esprit à l'expérience des années.

Ecoutons Michelet parler de l'Université : J'ai quelque droit d'en parler, dit-il ; je l'ai traversée tout entière à la sueur de mon front ; je n'ai pas fait de l'enseignement un marchepied, un passage d'un jour pour aller parader dans la presse ou dans le monde, monter aux places lucratives... L'Université est modeste et fait peu parler d'elle. Nos professeurs offrent à leurs élèves et aux parents mondains le type édifiant de la famille... J'ai connu parmi eux de véritables saints à mettre dans la légende d'or. Mais je parle plutôt de la masse de ce grand peuple, si modeste, obscur et voulant l'être, fort libéral, quoique discret et timide, de formes excellentes et sans le moindre pédantisme... Corps très loyal, qui vit en pleine lumière... Dans l'Université, tout est transparent et cristal. Chacun la voit de part en part... Les petites hypocrisies que l'État ordonne et enjoint ne sont que ridicules, inutiles et peu obéies... Sauf des nuances assez légères, ses livres officiels et ses chaires de philosophie enseignent la même chose : la souveraineté du devoir, la primatie du juste, l'indépendance de la loi morale... Avec tous ses défauts, sa faiblesse timide, l'Université reste pourtant le seul gardien du grand principe de 89, du dogme de la justice, hors duquel nulle éducation. (Michelet, Nos fils.)

L'Université constituait, après tout, le corps le plus instruit de la nation, et, si sa culture était restée parfois trop formaliste et trop spéciale, la faute en était bien plus à l'administration qu'au corps enseignant.

Il est de mode, chez ceux qui savent peu et ne lisent pas, de railler le fétichisme des grades. On ne sait pas assez quelle somme de travail représentent les concours d'entrée à l'École normale ou d'agrégation, les examens de licence et de doctorat. Le diplôme n'est assurément pas un brevet de génie ; mais il est un brevet de travail, et le travail est la base indispensable de toute culture sérieuse et honnête. C'est l'amour du travail qui fait proprement l'honneur de l'Université.

Les hommes qui se vouaient alors à l'enseignement savaient que nulle autre carrière n'exigerait d'eux des efforts aussi considérables ni aussi soutenus ; ils savaient qu'ils ne pouvaient espérer qu'un salaire dérisoire et une infime retraite, à peine suffisante pour les mettre à l'abri du besoin ; ils savaient qu'ils ne seraient même pas payés en honneurs et que leur chère Université, postérieure au décret de messidor, n'avait même pas de rang dans les cérémonies publiques. Ils savaient tout cela, et ils allaient résolus, souriants, enthousiastes, à la jeunesse, au devoir, au labeur, à la science, la Grande Mère, la Bonne Déesse, qui remplit la vie et console des hommes.

Ils vivaient en marge de l'action, en contact perpétuel avec la jeunesse, gardant comme elle quelque chose des candeurs de l'enfance. Presque toujours trop graves pour aimer beaucoup la vie mondaine, trop fiers pour se plier à ses exigences, ils aimaient la nature, les longues promenades, les causeries entre collègues, les discussions à la mode hellénique, où leur esprit fin et alerte se jouait à l'aise au milieu des subtilités de la dialectique.

A presque tous un mariage de sentiment ouvrait les joies de la famille ; et ces hommes, époux charmants, pères délicieux, en devenaient meilleurs éducateurs, plus tendres, plus patients, plus doux.

Nous laisserons de côté la gloire scientifique et littéraire de l'Université ; il y aurait tout un livre à faire sur la part qu'elle a prise au progrès de la culture française au siècle dernier. Nous avons surtout insisté sur son caractère moral, parce que c'est sur ce point qu'elle a été le plus souvent attaquée, et, à notre avis, très injustement.

Pourquoi les hommes dont je viens de parler, si probes, si désintéressés et si sympathiques, n'ont-ils jamais pu s'entendre avec le clergé, et ont-ils parfois trouvé en lui un véritable ennemi et un persécuteur ?

Il n'y a pas entre le prêtre et le philosophe hostilité profonde et nécessaire. Tous deux travaillent au même œuvre ; tous deux ont les mêmes qualités générales, et quelques-uns des mêmes travers. Pourquoi ces hommes, si bien faits pour se comprendre, se sont-ils méconnus et combattus avec acharnement ?

Je me suis bien souvent posé cette question, et je crois que la réponse doit être cherchée tout entière dans l'antinomie fondamentale qui existe entre l'esprit ecclésiastique et l'esprit laïque.

L'universitaire est presque toujours un rationaliste. Il peut être plein de respect pour la fui ; il peut avoir pour elle la sympathie la plus vraie : il la place bien rarement au-dessus de la raison ; il l'honore, il ne l'adore pas.

Le prêtre voit en elle, au contraire, le principe unique, vital et divin, de la vie intellectuelle et morale. Accordez-lui ce point et vous êtes son ami, mais il est votre maitre. Refusez-lui cette concession, vous êtes libre de son joug, mais il ne voit plus en vous qu'un païen.

C'est à peine si quelques rarissimes esprits arrivent à concilier la plénitude de la foi avec le respect de l'opinion d'autrui. Le plus souvent, le croyant se montre exclusif et intolérant.

Tel est le point de départ de la lutte déjà presque séculaire de l'Église et de l'Université.

Le combat commença dès 1814, avec la rentrée des jésuites et l'ouverture des petits séminaires diocésains.

En 1815, la commission de l'instruction publique, rattachée au ministère de l'intérieur, élimina un tiers des recteurs, beaucoup de proviseurs et de professeurs, et fit tous ses efforts pour favoriser le recrutement ecclésiastique de l'Université.

En 1821, les évêques obtinrent le droit d'inspecter les collèges. Des médailles d'or furent offertes aux professeurs qui se distingueraient le plus par leur conduite morale et religieuse. Tissot se vit retirer la parole à la Sorbonne. Dans les petits collèges, le professeur ne touchait son traitement d'avril que s'il avait fait ses pâques.

L'année suivante, tout le corps enseignant passa sous la juridiction de l'abbé Frayssinous, évêque d'Hermopolis, orateur de talent et catholique fervent, qui se donna pour tâche de mettre l'Église dans l'Université. Dès son entrée en charge, il avertit les recteurs que celui qui aurait le malheur de vivre sans religion ou de ne pas être dévoué à la famille royale devrait bien sentir qu'il lui manque quelque chose pour être un digne instituteur de la jeunesse. Trois mois plus tard (6 septembre 1822), il fermait l'École normale, et, pendant quatre ans, tout contrôle fut supprimé à l'entrée du professorat ; les places ne furent plus données qu'au zèle politique ou religieux. (Paul Dupuy, l'Ecole normale de l'an III.) Frayssinous autorisa les évêques à fonder de nouvelles écoles, suspendit le cours de Victor Cousin, supprima l'École de médecine de Paris, et élimina de l'Ecole restaurée onze professeurs, parmi lesquels Jussieu et Vauquelin.

En 1826, au fort de la tempête déchaînée par Montlosier contre les jésuites, Frayssinous parut se désintéresser de la question. Il déclara qu'il existait dans le royaume 38 collèges royaux, 60 collèges communaux, 800 pensionnats, 100 petits séminaires et 80 séminaires théologiques, et qu'aucun de ces établissements n'était dirigé par les Pères de la Société de Jésus. Ils étaient, il est vrai, rentrés en France dès 1800, grâce à la protection de l'abbé Fesch, oncle de Bonaparte. Ils avaient fondé sept collèges, qui tous reconnaissaient l'autorité épiscopale. Les jésuites étaient de bons chrétiens, d'excellents éducateurs, de fort honnêtes gens, qui ne pouvaient causer à personne la moindre inquiétude.

Les pairs de France en jugèrent peut-être autrement, lorsque M. Lainé leur eut dit, ce que s'était bien gardé de dire Frayssinous, que les sept collèges des jésuites avaient, à eux seuls, autant d'élèves que tous les collèges royaux de la province (15 juillet 1826).

L'année 1826 vit du moins rétablir l'École normale, mais avec un règlement tout ecclésiastique, qui lui donnait presque les allures d'un séminaire. Les élèves devaient, chaque dimanche, rédiger des compositions d'histoire religieuse sur les notes prises au cours de l'aumônier ; ils étaient invités à se confesser tous les mois, ou tous les deux mois au minimum. Les surveillants devaient s'appliquer à connaître le caractère des élèves et leur degré de ferveur religieuse.

Martignac rouvrit la Sorbonne à Guizot et à Cousin, et voulut soumettre les collèges des jésuites au contrôle de l'autorité universitaire. Les Pères préférèrent fermer leurs établissements. Il voulut placer les écoles primaires sous l'autorité de comités de surveillance, où trois membres sur neuf étaient nommés par l'évêque. Le clergé cria à l'athéisme et à la persécution.

La révolution de juillet 1830 fut la défaite du parti prêtre ; mais la charte promit la liberté d'enseignement et la conquête de ce droit fut, dès lors, le but avoué de tous les efforts du clergé. La cause était grande et juste ; il la compromit en laissant trop voir que, sous couleur de liberté, c'était en réalité un privilège qu'il réclamait. Il la compromit surtout par le ton injurieux qu'il crut devoir prendre à l'égard de ses adversaires. Les injures ne sont jamais des raisons, et, quand on voit un parti s'abaisser jusqu'à ce genre d'arguments, on peut hardiment conclure que ce parti n'est point mûr pour la liberté.

Au mois de mai 1840, parut un livre intitulé : Le Monopole universitaire dévoilé à la France libérale, à la France catholique, par une société d'ecclésiastiques, sous la présidence de l'abbé Rohrbacher. L'auteur, l'abbé Garot, de Nancy, déclarait l'enseignement universitaire inconciliable avec les principes du catholicisme et avec la liberté des cultes, voyait dans l'Université une coalition des ennemis de l'Église représentée par le sacerdoce et opposait à ces nouveaux païens les ordres religieux, et particulièrement les jésuites, dont il faisait une apologie sans réserves.

Un peu plus tard (1842), l'évêque de Chartres, Clausel de Montais, accusa l'Université de faire un horrible carnage d'âmes. Il prétendait que les doctrines de l'éminent et vertueux Jouffroy autorisaient implicitement le vol, le bouleversement de la société, le parricide et les voluptés les plus infâmes. D'après lui, les professeurs de l'Université passaient leur temps à faire l'apologie des égorgeurs de 93, n'enseignaient que des systèmes sacrilèges et transformaient les enfants en animaux immondes et en bêtes féroces.

L'évêque de Belley appelait, dans un mandement, les établissements universitaires des écoles de pestilence.

L'archevêque de Toulouse dénonçait au ministre M. Gatien Arnoult, professeur de philosophie à la faculté des lettres, coupable de professer le déisme.

Le journal l'Univers dénonçait d'un seul coup comme ennemis de la religion dix-huit professeurs, élite de l'enseignement d'État : Cousin, Jouffroy, Charma, Nisard, Gatien Arnoult, Ferrari, Ch. Labitte, Francisque Bouillier, Lherminier, Jules Simon, Michelet, Joguet, Edgar Quinet, Philarète Chasles, Michel Chevalier, J.-J. Ampère, Patrice Larroque, Damiron.

En 1843, l'abbé Desgarets, chanoine de Lyon, publia un véritable réquisitoire contre l'Université. Le livre intitulé Le Monopole universitaire n'est qu'un haineux pamphlet. L'auteur déclare que les infâmes ouvrages du marquis de Sade n'étaient que des églogues auprès de ce qui se passait dans l'Université. L'enseignement officiel avait pour conséquences : le suicide, le parricide, l'homicide, l'infanticide, le duel, le viol, le rapt, la séduction, l'inceste, l'adultère, toutes les plus monstrueuses impudicités, les vols, les spoliations, les dilapidations, les concussions, les impôts et les lois injustes, les faux témoignages, les faux serments, les calomnies. — Selon l'Université, il n'y avait pas plus de vice, d'injustice et de mal à faire toutes ces choses qu'il n'y en a pour le feu de brûler, pour l'eau de submerger, pour le lion de rugir, pour les boucs et les chèvres de Théocrite à servir de modèles à leurs frères du Collège de France et de l'Ecole normale.

Edgar Quinet n'était pour le chanoine qu'un impur blasphémateur. Patrice Larroque était assimilé à l'assassin Lacenaire.

Le curé limousin Védrine trouva le moyen d'être encore plus injurieux dans son Simple coup d'œil sur les douleurs et les espérances de l'Église aux prises avec le tyran des consciences et les vices du XIXe siècle. Il faisait de l'Université l'Alger du monopole, un recueil de pirates et d'écumeurs. Il ne voyait dans les professeurs de l'État que des hommes sans croyances, impure vermine, mirmidons de l'athéisme, enseignant à une jeunesse perdue de vices, la philosophie de Voltaire, la politique d'Hébert et l'histoire à la façon de Pigault-Lebrun. La liberté des cultes était pour l'abbé une invention de Julien l'Apostat. L'Église devait s'emparer de la presse et de l'enseignement. L'Université était incompatible avec le catholicisme ; il fallait qu'elle disparût, qu'elle rendît au clergé l'enseignement qu'elle avait usurpé, et que le clergé possédait par droit divin, le Seigneur ayant dit à ses disciples : Ite et docete omnes gentes.

Ces outrances de langage furent, il est vrai, désapprouvées par beaucoup de sages prêtres, à la tète desquels on est heureux de voir l'archevêque de Paris, Mgr Affre ; mais elles restèrent à la mode dans le camp clérical. Un prédicateur de talent, que nous nous rappelons avoir entendu dans notre jeunesse, l'abbé Combalot, adressa aux évêques de France et aux pères de famille un Mémoire à consulter sur le péril universitaire. Il y disait que l'Université forme des intelligences prostituées, qui vont chercher au fond des enfers la glorification du bagne, de l'inceste, de l'adultère et de la révolte. Elle pousse les jeunes générations au brutisme de l'intelligence. Elle double toute la puissance de l'homme pour le mal ; elle livre les écoliers aux seuls instincts de la bête.

En face de ces attaques furibondes, l'Université ne trouva ni chez ses chefs, ni chez les pouvoirs publics, aucune sympathie vraie, aucun appui sérieux.

Louis-Philippe se croyait grand politique en faisant le Philinte auprès de tous les partis. Il connaissait l'Université et l'estimait, mais son bon vouloir n'allait pas jusqu'à la confiance entière ; il se méfiait de l'indépendance d'esprit des professeurs. Il ne voulait pas se laisser dominer par le clergé ; mais il pensait que c'était encore quelque chose de très fort qu'un prêtre. Il disait à Cousin : Ne me faites pas d'affaires avec la reine. Il se posait devant Mgr Affre comme le rempart de l'Église : Ah ! si je n'étais pas là, tout serait bouleversé ! Que deviendriez-vous ? Que deviendrait la religion ?... Il causait publiquement avec son cher archevêque ; il le cajolait, et lui faisait des scènes quand le cher archevêque ne se montrait pas assez docile. Il se vantait à la reine de lui avoir fait une peur de chien, et l'archevêque, bien autrement sérieux, disait avec raison : Ces gens-là ne voient dans la religion qu'une affaire gouvernementale. Ils ne se doutent pas que nous avons une conscience. (Thureau-Dangin.) Il n'y avait aucun fond à faire sur le roi.

Thiers ne voulait voir dans la question de la liberté de l'enseignement qu'une querelle de cuistres et de bedeaux.

Guizot, tout à la politique, négociait avec le clergé, fermait les yeux sur ses empiétements et semblait tout près de lui livrer la place.

Cousin tergiversait. Son scepticisme l'éloignait du clergé, son esprit autoritaire l'en rapprochait. Il s'effrayait parfois de ses audaces de jeune homme ; il recommandait aux professeurs de philosophie de réserver leur première visite à l'évêque de leur résidence, et de se bien garder de lui faire des affaires avec l'Église. Il devait dire, après juin 1848 : Il ne nous reste plus qu'à nous jeter dans les bras des évêques. C'était, au vrai, un assez triste personnage. Sainte-Beuve avait raison de traiter sa politique de charlatanisme ; Henri Heine l'accusait de jésuitisme, et Proudhon, moins académique et plus brutal, déclarait sans ambages sa conduite indigne et ignoble.

Seul, Villemain montra quelque souci des intérêts de l'Université, intérêts que Sainte-Beuve appelait dédaigneusement des anxiétés de pot-au-feu et qui étaient, au fond, les intérêts du rationalisme, et, dans une large mesure, les intérêts de la science elle-même.

Mal défendue par ses chefs, il n'est pas étonnant que l'Université ait songé à se défendre elle-même. Les violences de l'attaque trouvèrent un contrepoids nécessaire clins la vigoureuse défensive de quelques hommes, parmi lesquels se signalèrent surtout deux professeurs au Collège de France, Quinet et Michelet.

Ces deux grands penseurs combattirent, chacun à sa mode, en présence d'une foule vibrant, qui fit de leurs belles leçons autant de batailles et autant de triomphes.

Quinet revendiqua pour le professeur le droit absolu de libre examen et de discussion, le droit de toucher aux questions religieuses comme à toutes les autres. Sa profession de foi fut digne de sa haute intelligence et de son grand caractère : Un homme qui enseigne publiquement au nom de l'État devant des hommes de croyances différentes est-il obligé de s'attacher à la lettre d'une communion particulière ?... Poser la question, c'est la résoudre. N'est-ce pas ici, dans ces chaires, que se sont montrés tous ceux qui ont servi l'indépendance de l'esprit humain, quand elle était le plus contestée ? C'est là notre tradition. L'esprit de ces hommes est avec nous ?... Je crois qu'il y a de l'esprit vivant de Dieu dans toutes les communions sincères de ce pays. Je ne crois pas que, hors de mon Église, il n'y ait pas de salut.

Il s'attaqua non au christianisme, ni même au catholicisme, mais à cette forme particulière du catholicisme qui prétend, depuis trois siècles, le gouverner et l'absorber, au jésuitisme.

Dans l'esprit de l'Évangile, dit-il, le maitre se donne à tous, pleinement, sans réserves, sans réticences. Chaque disciple devient à son tour un foyer qui répand la vie, la développe autour de lui, et jamais le mouvement ne s'arrête dans la tradition... Loyola, au contraire, ne communique à ses disciples que la moindre partie de lui-même, l'extérieur ou l'écorce de sa pensée. Il a connu, senti l'enthousiasme dans sa jeunesse ; mais dès qu'il vise à organiser un pouvoir, il n'accorde plus à personne ce principe de liberté et de vie. Il garde le foyer, il ne prête que la cendre.

Quinet conclut à l'antinomie irréductible de l'esprit français et de l'esprit jésuitique : Voyez ! tout ici le contredit et le heurte. Si nous valons quelque chose dans le monde, c'est par l'élan spontané : il en est tout le contraire. C'est par la loyauté, même indiscrète, au profit de nos ennemis : il en est tout le contraire. C'est par la rectitude de l'esprit : il n'est que subtilité et détours d'intentions. C'est par une certaine manière de nous enflammer promptement pour la cause d'autrui : il ne s'occupe que de la sienne. C'est enfin par la puissance de l'âme, et c'est de l'âme qu'il se défie !

Michelet apporta dans la lutte toute la chaleur de sa grande âme, tout son amour de la vérité, toute sa sincère et bouillante éloquence. Un historien clérical, M. Thureau-Dangin, en fait une sorte d'énergumène, enivré de passion révolutionnaire et à demi fou de vanité. Nous avons relu de bout en bout les sommaires des fameuses leçons du Collège de France, et nous n'y avons rien trouvé qui ne Mt digne du grand, du très grand mettre que fut Michelet.

Voici en quels termes magnifiques il oppose les jésuites et l'Université :

Ce que sont les jésuites aujourd'hui et ce qu'ils font, qui le sait ? Nous aurions le droit de leur dire : la partie n'est pas égale entre vous et nous. Nous livrons toutes nos pensées au public ; nous vivons dans la lumière. Vous, qui vous empêche de dire oui le matin, non le soir ? On sait ce que nous faisons. Nous travaillons, bien ou mal. Chaque jour, nous venons tout apporter ici, notre vie, notre propre cœur... Nos ennemis peuvent y mordre. Et il y a longtemps — simples que nous sommes et laborieux — que nous les nourrissons de notre substance. Nous pouvons leur dire, comme, dans le chant grec, le blessé dit au vautour : Mange, oiseau, c'est la chair d'un brave ; ton bec croîtra d'une coudée.

Michelet, qui devait en ses derniers jours faire cette belle prière : Merci, mon Dieu, de tant d'œuvres et de tant d'amitiés ! Michelet avait l'âme profondément religieuse.

Vous dites que tout est fini, disait-il à ses adversaires, vous ne voulez pas qu'on ajoute. Vous trouvez les tours assez hautes... Nous, nous disons qu'il faut toujours bâtir, mettre œuvre sur œuvre, et des œuvres vives ; que, Dieu créant toujours, nous devons suivre, comme nous pourrons, et créer aussi. Vous vouliez qu'on s'arrêtât... et nous avons poursuivi. Malgré vous, nous avons, au XVIIe siècle, découvert le ciel (comme la terre au XVe). Vous vous êtes indignés ; mais il vous a bien fallu reconnaître cet immense accroissement de la religion. Avant le droit des gens, qui a mis la paix dans la guerre même ? Avant l'égalité civile, le christianisme lui-même était-il réalisé ? Qui a ouvert ces grandes voies ? Le monde moderne que vous accusez. L'égalité politique dont vous commencez à savoir le nom, pour l'employer contre nous, ce sera encore une pièce que nous ajouterons à notre grande construction... Nous sommes des maçons, des ouvriers ; laissez-nous bâtir, laissez-nous poursuivre de siècle en siècle l'édification de l'œuvre commune, et, sans nous lasser jamais, exhausser de plus en plus l'éternelle Église de Dieu !

Voilà comment l'Université répondait à ses détracteurs ; voilà le noble idéal qu'elle opposait, et qu'elle oppose encore, à leur haine et, à leurs injures.