La dynastie était à peine restaurée que commença de s'affirmer, par les actes les plus significatifs, la nouvelle alliance de l'Église et de la monarchie. L'article 6 de la charte constitutionnelle de 1814 reconnut la religion catholique, apostolique et romaine comme la religion de l'État. Le 7 juin 1814, le ministre de la police, Beugnot, rendit l'observation du dimanche obligatoire par une ordonnance dont le préambule considérait que l'observation des jours consacrés aux solennités religieuses est une loi qui remonte au berceau du monde, qu'il y avait été pourvu par différents règlements de nos rois qui ont été perdus de vue durant les troubles, et qu'il importait d'attester à tous les yeux le retour des Français à l'ancien respect de la religion et des mœurs, et à la pratique de vertus qui peuvent, seules, fonder pour les peuples une prospérité durable. Le même jour, une seconde ordonnance défendit la circulation des voitures dans Paris les deux dimanches de la Fête-Dieu, de huit heures du matin à trois heures de l'après-midi, et obligea tous les habitants à tendre les façades de leurs maisons sur le parcours des processions. Louis XIII avait jadis placé la France sous la protection spéciale de la Vierge. Louis XVIII annonça par une lettre aux évêques qu'il renouvelait le vœu de son aïeul, et une procession montra aux Parisiens les princes de la maison royale suivant la statue de Notre-Dame un cierge à la main. C'eût été, en d'autres temps, un spectacle touchant : le Paris de 1814 s'en amusa. En janvier 1815, une comédienne très aimée du public, Mlle Raucourt, vint à mourir, et le curé de Saint-Roch, qui avait souvent reçu pour ses pauvres les libéralités de l'actrice, fit fermer son église au cadavre de l'excommuniée. La foule s'amassa, introduisit de force le cercueil dans l'église, et, pour éviter de plus graves désordres, le roi envoya un de ses aumôniers réciter les dernières prières sur les restes de la pauvre femme. Le peuple de Paris Se montra, ce jour-là, plus chrétien que le clergé. Le 21 janvier, on transporta en grande pompe à Saint-Denis les restes de Louis XVI et de Marie-Antoinette, exhumés de la couche de chaux vive qui les recouvrait depuis 1793. Cette cérémonie fournit aux feuilles royalistes l'occasion naturelle d'anathématiser, une fois de plus, la Révolution. Le retour triomphant de Napoléon prouva, peu de jours après, combien la France était restée révolutionnaire. Elle l'était à tel point que, même après Waterloo, la situation de Napoléon n'eût peut-être pas été désespérée, s'il eût consenti à se coiffer du bonnet rouge ; mais il eut peur de la foule qui l'acclamait, et il aima mieux, par pudeur d'aristocrate et gloriole d'empereur, se confier aux Anglais que de devenir le César de la plèbe. Lui disparu, la réaction fut toute-puissante. Les députés de la. Chambre introuvable entrèrent au pouvoir avec leurs rancunes d'émigrés, les fureurs amassées pendant les Cent jours, et le désir sincère de rendre à la France son âme des anciens jours. Les plus violents criaient : Des fers ! des bourreaux ! Les meilleurs songeaient à refaire l'éducation morale de la nation, mais n'imaginaient rien de mieux que de la remettre sous la férule du clergé, et semblaient, dans leur impolitique précipitation, se faire les complices des sectaires qui ne rêvaient que proscriptions et représailles. Il y avait des talents chez les ultras. M. de La Bourdonnais, l'un des plus fougueux, ne manquait dans ses discours ni d'élévation ni de vigueur, mais avait toutes les passions d'un conventionnel qui serait passé au drapeau blanc. M. de Lalot avait un style plein d'images et d'une abondance véhémente et colorée. M. Dudou était profondément versé dans l'étude de la législation administrative ; son front haut ne pliait devant aucune objection ; il recevait à bout portant les coups de mitraille de l'opposition avec le flegme d'un Anglais. M. de Castelbajac s'agitait sur son banc avec une vivacité toute méridionale, frappait du pied et du poing, criait, s'exclamait et interrompait les députés incrédules à sa foi monarchique. M. de Salaberry, chaud royaliste, orateur pétulant, marchait, le pistolet au poing, à la rencontre des libéraux et répandait sur eux, du haut de la tribune, les bouillantes imprécations de sa colère. M. de Marcellus, pour qui la royauté n'était pas seulement un principe, mais une divinité, se prosternait devant son idole avec la ferveur naïve d'un pèlerin et d'un chevalier. (Cormenin.) Ces hommes naïfs, passionnés et honnêtes, tout à fait comparables pour la candeur aux républicains de 1848, eurent, un moment, une grande idée : ils songèrent à établir en France le suffrage universel et à donner à la royauté restaurée la large base du consentement populaire. Cette idée n'était pas seulement grande, elle était de plus très politique. La population des grandes villes n'était pas, en majorité, monarchique ; mais celle des campagnes l'était probablement, et si le gouvernement de Louis XVIII eût accepté le suffrage universel, il eût certainement noyé le libéralisme bourgeois sous le flot irrésistible du loyalisme populaire. Il est bien à croire que la monarchie se fût trouvée ainsi consolidée pour de longues années et peut-être pour toujours. Mais ce ne fut chez les royalistes qu'une velléité. Ils ne surent pas accomplir ce qu'ils révèrent jamais de plus grand, et ils firent en revanche une foule de maladresses qui donnent la mesure de leur inaptitude politique. M. de Castelbajac demanda que la religion fût mise au-dessus de la loi. La Chambre introuvable supprima le divorce comme attentatoire à la loi religieuse des catholiques, sans penser que les non-catholiques pouvaient s'en accommoder, et que le divorce est parfois tellement justifié que l'Église elle-même admet de nombreux cas de nullité de mariage, ce qui équivaut, en fait, à reconnaître le divorce dans quelques circonstances désespérées. Le remaniement de l'Institut prit l'apparence d'une vengeance politique par l'exclusion des académiciens régicides, et par la suppression de l'Académie des sciences morales et politiqués. La dotation publique du clergé fut augmentée de cinq millions, alors que tous les autres services de l'État se trouvaient réduits au strict nécessaire. Les prêtres mariés pendant la Révolution perdirent leurs pensions, qui étaient parfois leur seul moyen d'existence, et qui allèrent accroître les revenus des autres ecclésiastiques. Le clergé reçut de nouveau le droit d'acquérir par donation, legs ou testament, ce qui était de droit commun et de justice ; mais il fallut que la Chambre des pairs refusât d'accepter les donations faites au confesseur in articulo mortis, pour que ces libéralités si suspectes fussent interdites. La Chambre vote, en outre, la conversion en rentes perpétuelles, inscrites au grand-livre, des 41 millions de francs qui faisaient alors la dotation de l'Église, et lui restitua à titre de propriété incommutable les biens, autrefois sa propriété, qui se trouvaient actuellement aux mains du gouvernement. Cette loi, très équitable en son principe, eût rendu à l'Église la propriété de ses biens non encore aliénés et l'eût à peu près mise à l'abri de toute surprise dans l'avenir ; mais, votée par la Chambre des députés, elle ne put être présentée à la Chambre des pairs avant la clôture de la session. Pour un retard de quelques jours, par l'effet de l'incurable légèreté du parti, cette loi capitale resta à l'état de projet, et l'occasion manquée ne se retrouva plus. Les hommes d'État de la Restauration ne montrèrent pas beaucoup plus d'habileté dans une autre affaire aussi importante, qui leur tenait fort à cœur, et qu'ils ne surent pas mener à bonne fin : la révision du Concordat. Nous savons comment avait été négocié le traité de 1801 entre Bonaparte et le Saint-Siège ; nous n'avons rien dissimulé des pressions, des violences, des fraudes, que l'on peut équitablement reprocher à cette nouvelle constitution civile de l'Église de France. Le gouvernement de la Restauration, décidé à s'appuyer sur l'Église, devait désirer un remaniement du pacte de 1801 dans un sens plus orthodoxe et plus favorable aux intérêts ecclésiastiques : c'était là une œuvre éminemment politique, et une œuvre de justice à plus d'un égard. Louis XVIII y pensa dès 1814 et envoya à Rime l'ancien évêque de Saint-Malo, Courtois de Pressigny, pour négocier un nouveau Concordat. Dans son ardent désir d'effacer les dernières traces du régime napoléonien, le roi ne demandait rien moins que l'abolition de l'acte de 1801 et la démission de tous les évêques. La cour de Rome, à peine restaurée elle aussi, avait rapporté de l'exil la ferme résolution de gouverner à l'avenir dans un sens résolument catholique et venait d'en donner une preuve éclatante en rétablissant solennellement l'ordre des Jésuites (31 juillet 1814). Pie VII désirait, comme le roi de France, obtenir des avantages que le Concordat de 1801 lui refusait ; mais il lui semblait qu'il se serait diminué aux yeux du monde catholique en désavouant ab irato un acte qu'il avait souscrit douze ans auparavant, qu'il avait loué alors comme un acte glorieux, et qui avait rendu à l'Église de France son existence publique et légale au sortir des temps de persécution. Peut-être aussi Pie VII et ses cardinaux connaissaient-ils mieux la France que ne la connaissaient Louis XVIII et ses ministres, et se rendaient-ils compte qu'un retour pur et simple à l'ancien régime y était impossible. Consalvi, redevenu secrétaire d'État, refusa de déchirer le Concordat, et opposa très habilement les droits de l'infaillibilité pontificale aux droits de la légitimité monarchique. Loin de demander leur démission aux évêques concordataires, il insista au contraire avec force pour que le roi obtint la démission des évêques d'ancien régime, qui n'avaient point voulu céder aux instances du pape en 1801. Les Cent jours interrompirent la conversation, qui fut reprise, l'année suivante, par M. de Blacas. Le 25 août 1816, un projet de Concordat était signé par le plénipotentiaire français et par le cardinal Consalvi. On revenait au Concordat de 1516 ; les articles organiques étaient abolis ; la nouvelle circonscription des diocèses était renvoyée à une convention ultérieure ; la question du déplacement des évêques était réservée. Le projet ne contenta personne et suscita bientôt une formidable opposition. Les prélats protestataires de 1801 refusaient de se démettre. Les évêques concordataires ne voulaient pas davantage abandonner leurs sièges ; le pape se montrait inquiet des dispositions de la Charte qui garantissaient la liberté des cultes. Le gouvernement, de son côté, manifestait des tendances libérales depuis la dissolution de la Chambre introuvable (5 septembre 1816) et ne consentait plus à l'abolition pure et simple des articles organiques. Il fallut reprendre la négociation : elle aboutit à un second projet, adopté le 11 juin 1817 par les représentants de la France et du Saint-Siège. Les articles organiques étaient supprimés en ce qu'ils ont de contraire à la doctrine et aux lois de l'Église. Les diocèses supprimés en 1801 étaient rétablis en principe, sauf à examiner combien il serait bon d'en rétablir en fait par la suite. Les évêques concordataires gardaient leurs sièges, sauf exceptions. Les évêchés devaient être dotés en biens fonds. La tolérance religieuse établie par la Charte n'était et ne devait être que purement civile. Sans attendre les ratifications du traité par les Chambres françaises, te pape érigea en France quarante-deux nouveaux évêchés (6 août 1817). C'était aller trop vite. Le gouvernement n'osa prendre sur lui d'exécuter le Concordat sans l'avoir soumis au Parlement, et l'on s'aperçut bientôt que les difficultés ne faisaient que commencer. Portalis, Rayez, Beugnot, Royer-Collard et Camille Jordan furent chargés de préparer la loi qui devait déterminer les effets légaux du Concordat, et réglementer la forme des appels comme d'abus. Les commissaires étaient loin d'être uniformément favorables au nouveau Concordat. Portalis était le fils du rédacteur des articles organiques et ne pouvait manquer d'avoir hérité des idées si nettement gallicanes de son père. Rayez, l'aigle du barreau
girondin, célèbre par la gravité de sa prestance et la beauté de son organe,
maitre de ses passions et de celles des autres, était un légitimiste
constitutionnel qui s'accommodait de la Charte comme d'une nécessité plus
forte que lui et que la royauté qui la subissait. (Cormenin.) Il n était pas vraisemblable
qu'il sacrifiât la solidité de la Charte aux outrances hasardeuses d'un
Concordat trop favorable aux intérêts ecclésiastiques. Beugnot était le plus royaliste des libéraux ; mais on pouvait aussi l'appeler le plus libéral des royalistes : il avait été longtemps fonctionnaire impérial. Il est douteux qu'il ait été bien chaud partisan du Concordat de 1817. Royer-Collard était aussi un libéral, et devait être, en 1830, un des 221. Camille Jordan, charmant homme d'esprit, un peu sentimental et provincial, religieux mais libéral, allait bientôt devenir un des chefs de l'opposition. Tous ces hommes désiraient, sans doute, vivre en bonne intelligence avec l'Église et lui faire une situation forte et solide, mais aucun ne voulait la mettre au-dessus des lois. Ils discutèrent longtemps ; quand ils eurent rédigé leur rapport, la situation politique avait changé. L'entrée au ministère du maréchal Gouvion Saint-Cyr et de Molé y donnait la majorité aux libéraux. Au cours de la session de 1818, Lainé soumit à la Chambre le texte du Concordat, et plusieurs projets de loi relatifs à l'érection de quarante-deux nouveaux sièges épiscopaux et à la discipline du clergé. Les actes de la cour de Rome qui porteraient atteinte aux lois françaises devraient être vérifiés par les deux Chambres. Les cours royales auraient le jugement des appels comme d'abus et des délits commis par les ecclésiastiques. Les projets de M. Lainé portent bien la trace des hésitations de ceux qui avaient été chargés d'étudier la question. Les textes relatifs à la discipline de l'Église étaient manifestement inspirés de l'esprit gallican. On peut même dire qu'ils constituaient une aggravation de l'état de choses ancien, dont s'étaient si souvent plaints les pontifes. Les papes avaient réclamé contre le droit de visa que s'arrogeait l'autorité royale sur tous les actes de la chancellerie romaine, et ils voyaient ce droit transporté du roi au Parlement. Il ne s'agissait plus pour eux d'obtenir le consentement du seul souverain, presque toujours bien disposé à leur égard ; il leur fallait gagner les suffrages des deux assemblées. Leur situation se trouvait certainement plus mauvaise. Ils voyaient, d'autre part, la procédure des appels comme d'abus conservée et fortifiée. L'attribution des délits des prêtres aux cours royales n'était pas non plus pour leur plaire. L'Église avait toujours revendiqué le droit de juger elle-même ses ministres, et on les déférait à une juridiction civile, auprès de laquelle le scandale devait être d'autant plus grand que cette juridiction était plus élevée. Si les catholiques se montraient peu favorables au projet, leurs adversaires s'y montraient, à plus forte raison, bien plus opposés. La création de quarante-deux évêchés d'un seul coup leur paraissait un luxe et un gaspillage ; la dévolution des délits des ecclésiastiques aux cours royales leur semblait créer un privilège contraire à l'esprit des lois nationales. Au premier rang des opposants figurèrent l'ancien chef de l'Église constitutionnelle Grégoire, l'abbé de Pradt, ancien archevêque de Malines, et l'ancien girondin Lanjuinais. La commission parlementaire tint dix-sept séances, sans pouvoir aboutir à une solution. Le député royaliste de Marcellus sollicita l'avis du pape et reçut un bref où la loi et ses divers amendements étaient critiqués avec sévérité. Le 20 mars 1818, le gouvernement retira son projet. Après trois ans de négociations, le succès du Concordat paraissait plus problématique que jamais. Les partis s'étaient rencontrés face à face devant cette question, et leur animosité réciproque semblait s'être encore accrue ; les cléricaux devenaient de plus en plus ennemis de la Révolution et les partisans de la Révolution se défiaient de plus en plus de l'esprit clérical. En 1820, le ministère Richelieu résolut de reprendre les négociations avec Rome et envoya Portalis auprès du pape. Pie VII marqua très peu d'empressement à rouvrir la question. Il répondit aux avances de Portalis que c'était la France qui avait demandé la modification du Concordat de 1801 ; qu'un traité semblable, conclu entre deux puissances souveraines, n'aurait pas dû être soumis aux Chambres, et que le pontife romain devait à cette maladresse la mortification d'avoir nommé un grand nombre de prélats, qui attendaient depuis trois ans que le gouvernement français voulût bien rétablir leurs sièges. Après avoir ainsi fait connaître son mécontentement, Pie VII se radoucit et consentit à diminuer le nombre des évêchés rétablis, et à régler par une nouvelle convention les points douteux du Concordat de 1817. Mais, quoique l'on fût alors en pleine réaction, ni le duc de Richelieu ni le ministre Lainé n'osèrent soutenir le Concordat, et le pape se déclara de son côté fermement résolu à s'y tenir. De nouvelles négociations furent entreprises. On crut qu'une démarche de l'épiscopat français pourrait hâter la solution. Le 10 mai 1820 s'ouvrit à Paris une réunion d'évêques, qui vola une adresse au Souverain Pontife. Cette sorte de mémoire était malheureusement écrit dans le style chagrin dont l'Église s'est fait une si fâcheuse spécialité. L'état de la religion en France y était dépeint sous de si tristes couleurs que le roi s'en montra offensé, et n'envoya la lettre au pape qu'en l'accompagnant d'observations et de restrictions qui disaient tout son mécontentement. Irrité à son tour, Pie VII déclara en consistoire secret, le 23 août 1820, qu'il maintenait purement et simplement le Concordat de 1801. La question ne fut reprise qu'en 1821, à l'occasion de la discussion d'une loi sur les pensions ecclésiastiques. Le ministère proposa la création de douze nouveaux sièges épiscopaux. On était loin des quarante-deux évêchés de 1817. Les catholiques jetèrent feu et flammes ; de Bonald soutint que la création de douze évêchés était notoirement insuffisante. Il accusa le ministère d'avoir traduit la religion à la barre de l'Assemblée, de laisser discuter l'origine de sa créance sur l'État, et de la soumettre, chaque année, au vote du budget. La gauche attaqua de son côté les ministres et leur reprocha de vouloir imposer au pays le Concordat de 1817. Quarante députés demandèrent la parole. On finit par voter l'érection de trente nouveaux sièges ; mais le Concordat de 1801 resta debout, et le clergé continua d'être salarié et assimilé à une administration d'État. L'œuvre d'émancipation de l'Église, à laquelle les catholiques avaient voulu travailler, restait interrompue par leur faute, par leur impéritie politique. C'était pour leur parti un échec lamentable, si grave qu'ils ne l'ont jamais réparé. Les plus intelligents d'entre eux reconnaissaient que nul changement législatif ne serait possible aussi longtemps que la France garderait l'esprit de la Révolution. Ils voulurent essayer de reconquérir la France, de la ramener, par la persuasion et par l'exemple, à sa foi traditionnelle. Disons, tout de suite, que cette prétention était absolument légitime et qu'aucun homme vraiment épris de liberté n'élèvera jamais la moindre objection contre l'exercice d'un droit aussi essentiel et aussi sacré que le droit d'exposer et de propager ce que l'on croit être la vérité. Voyons, maintenant, si les moyens employés furent bien choisis ; s'ils marquent chez les catholiques d'alors une réelle entente de la situation sociale de la France ; s'ils ne révèlent pas chez eux un esprit d'imprudence et d'erreur, qui expliquerait à lui seul l'insuccès final. Pour leur propagande, les catholiques de la Restauration ont eu vraiment les plus grands avantages. Ils ont disposé de l'administration, du clergé, de la tribune, de la presse et du livre. Ils n'ont manqué ni de volontés ni d'intelligences, et ils n'ont jamais su trouver ce point d'appui qui leur eût permis de soulever le monde. La grande raison de leur échec vient de ce qu'ils se donnèrent pour tâche de ressusciter une société parfaitement morte. On ne ressuscite le passé qu'en esprit, dans les livres. Dans la vie, il n'y a pas de revenants. Le langage qu'ils parlèrent à la France ne manquait parfois ni de grandeur ni de noblesse ; mais il était alors trop sévère pour être entendu et goûté de la foule ; quand il se faisait plus simple et plus compréhensible, il blessait encore par son amertume, ou se rendait suspect de vues intéressées. La grande masse de la nation estimait la morale catholique trop dure, trop tyrannique, bonne pour des moines et des prêtres, mais intolérable pour l'homme de moyenne vertu. La France détestait en majorité les excès de la Révolution, mais avait le sentiment profond que cette époque restait en somme une des plus glorieuses de son histoire. Elle n'aimait pas que l'on insultât ses grands souvenirs. L'épopée révolutionnaire et impériale avait gardé pour elle tous ses prestiges. Elle voulait bien y voir un rêve, trop grand pour avoir été raisonnable ; elle ne souffrait pas sans impatience qu'on lui dtt que ce rêve avait été criminel. Enfin le clergé, allié à la royauté légitime et à l'aristocratie, dirigé par ses prélats nobles, ne lui semblait pas assez désintéressé pour mériter toute sa confiance. Elle trouvait le nouvel ordre de choses si favorable aux intérêts matériels de la noblesse et du clergé qu'elle craignait d'avoir tout à perdre en les suivant. Vous n'aurez jamais une armée à vous en ce pays, disait Paul-Louis Courier à un gentilhomme. — Nous aurons, répondait celui-ci, les gendarmes et le procureur du roi. Triste réponse, qui, montre combien peu tous ces gens savaient aller au cœur du peuple. Le chef-d'œuvre du parti fut une institution curieuse, restée légendaire dans notre histoire, à laquelle on attribue généralement plus d'importance qu'elle n'en eut, et qui rappelle étrangement la fameuse Compagnie du Très-Saint-Sacrement du dix-septième siècle. La Congrégation fut fondée à Paris, le 2 février 1801, par le P. Delpuits, ancien jésuite sécularisé. Il avait réuni dans son salon transformé en chapelle sept jeunes gens, qui vinrent, l'un après l'autre, s'agenouiller devant l'autel et réciter en latin la formule suivante : Sainte Marie, mère de Dieu, je
vous choisis pour ma dame, ma patronne et mon avocate, et je me propose
fermement et vous promets de ne jamais vous abandonner, de ne jamais rien
faire ou dire contre votre honneur et celui de votre divin Fils, ni permettre
que rien soit fait ou dit contre ce même honneur par ceux qui dépendent de
moi. Je vous en supplie donc, recevez-moi comme votre serviteur à jamais ;
soyez-moi présente en toutes mes actions, et surtout ne m'abandonnez pas à
l'heure de la mort. Ainsi soit-il. La société se développa peu à peu. Les réunions se tenaient tous les quinze jours et avaient uniquement, au début, un but de piété et d'édification. La cotisation des membres était fixée à trois francs par an, et le père directeur ne souffrait pas qu'elle fût augmentée. Renforcée par des élèves des grandes écoles de l'État, par
des membres de l'aristocratie, par quelques industriels et commerçants, la
Congrégation comptait 180 adhérents lorsque Pie VII vint à Paris à la fin de
1805. Le P. Delpuits lui demanda de pouvoir admettre
les congrégations de province à s'unir à celle de Paris, et de les faire
participer aux faveurs spirituelles concédées par les papes aux anciennes
congrégations établies depuis si longtemps dans les maisons de la Compagnie
de Jésus. En 1808, la Congrégation admit dans son sein deux savants du plus haut mérite, le géomètre Cauchy et le physicien Biot ; en 1809, l'abbé Philibert de Bruillard, qui s'était conduit en héros pendant la Terreur, et qui devait devenir, en 1825, évêque de Grenoble. Mais la Congrégation s'attira l'animadversion impériale en favorisant la publication de la bulle qui excommuniait les spoliateurs du Saint-Siège. Le 10 septembre 1809, le P. Delpuits engagea lui-même les congréganistes à se disperser. Ils ne se réunirent de nouveau que le lundi de Pâques, avril 1814, le jour même de la signature du traité de Paris, la veille de l'entrée de Monsieur dans la capitale. Les adhésions vinrent en foule à la société reconstituée : les trois frères de Rigaudelle, employés à la trésorerie, le colonel de Gontaut, gouverneur des pages de Monsieur, Dubois de Montlignon, garde du corps, le prince Jules de Polignac, l'abbé Elissagaray, recteur de l'académie de Pau. Au mois d'août 1814, la Congrégation passa sous la direction du P. Ronsin, qui devait la conduire pendant toute la période de la Restauration. Né à Soissons, le 18 janvier 1771, le P. Ronsin appartenait à la Société des Pères de la Foi, qui avait recueilli les traditions de la Compagnie de Jésus et suivait sa règle. On ne le trouva pas d'abord assez homme du monde ; mais on ne tarda pas à reconnaître et à apprécier son infatigable activité. Tout en conservant le caractère d'une société d'édification mutuelle, la Congrégation se préoccupa de remédier au dénuement physique et moral dans lequel gémissait la population parisienne, et entreprit à la fois un grand nombre d'œuvres pieuses et charitables. La Société des bonnes œuvres, présidée par Charles de Lavau, se consacra au soulagement des malades et des prisonniers et prit le patronage des petits Savoyards, qui venaient pendant l'hiver exercer à Paris de menus métiers. L'Œuvre de l'apprentissage des orphelins, l'Œuvre des prisonniers pour dettes, l'Œuvre des orphelins de la Révolution, l'Œuvre de la marmite des pauvres, l'Œuvre des maîtres d'école, l'Association de Saint-Joseph pour le placement des ouvriers, la Maison de Saint-Nicolas pour les enfants abandonnés, vécurent et prospérèrent sous l'action personnelle des membres de la Congrégation. On créa, plus tard, les sociétés des Jeunes Economes, de Sainte-Anne, des Amis de l'Enfance, de Saint-François-Régis pour la bénédiction des unions irrégulières, la Société de l'Adoration du Sacré-Cœur de Jésus pour les hommes, et la Confrérie du Saint-Cœur de Marie pour les femmes. L'Œuvre de la propagation de la foi, fondée à Lyon, le 3 mai 1821, compta bientôt ses adhérents par milliers. La Société des bons livres, créée, en 1824, par Mathieu de Montmorency, distribua en deux ans 800.000 volumes élémentaires ou de vulgarisation pour ramener le public aux bonnes doctrines. La Bibliothèque des bons livres formait les bibliothèques pour les personnes instruites, en vue de fortifier et d'accroître leur foi. La Société des bonnes lettres, fondée en 1821, sous le patronage de Chateaubriand, organisait des lectures et des cours que l'on vit fréquentés par des pairs de France, des députés, des généraux, des banquiers, des fonctionnaires de tout ordre. La Société des bonnes études, définitivement constituée en 1823, s'adressait aux étudiants des écoles, et eut surtout du succès auprès des étudiants en droit. Sous la direction d'un membre de la Congrégation, Laurentie, de Rémusat, Hennequin, Berryer, y soutenaient de brillantes joutes oratoires aux applaudissements de 300 jeunes magistrats, avocats et étudiants, venus là pour entendre discuter dans un sens orthodoxe les questions de droit public et privé les plus controversées et les plus palpitantes. En 1821, le capitaine Bertaud du Coin, membre de la
Congrégation, fonda à Notre-Dame des Victoires une Congrégation militaire et
chrétienne dont les membres se donnaient pour but de
se fortifier dans la foi et dans l'amour de leurs
devoirs, de s'animer et s'encourager les uns les autres, de faire aimer et
respecter la religion, et de montrer an monde qu'on peut être militaire et
chrétien. Le caractère de prosélytisme que la Congrégation revêtait, chaque jour, davantage, y attirait en grand nombre les ecclésiastiques. De 1815 à 1825, quarante-neuf prélats y entrèrent et fondèrent, à leur tour, dans leurs diocèses des congrégations provinciales. Nous avons appris,
écrivait l'évêque de Montpellier, qu'il existe à
Paris une société pieuse et littéraire, qui produit des effets merveilleux
dans la classe des jeunes gens, et nous avons formé le projet d'en établir
une semblable dans notre ville épiscopale, après avoir demandé des
renseignements à M. Ronsin, prêtre, directeur de cette nombreuse et fervente
société. L'abbé Jean de Lamennais fonda des congrégations dans presque
toutes les villes de Bretagne. Dès 1820, la Société comptait en province quarante-sept congrégations affiliées et en eut jusqu'à soixante et onze en 1826. Louis XVIII, le duc de Bourbon et le comte d'Artois s'étaient fait inscrire, dès 1814, sur les listes de la Congrégation ; mais, tandis que le roi et le duc ne lui avaient donné que leur nom. Monsieur lui donna vraiment son cœur, et, quand il fut roi, la Congrégation vit s'ouvrir devant elle une ère de prospérité indéfinie. Ce fut, précisément, le moment où son influence commença à déchoir et où se déclara contre elle une hostilité qu'elle ne put parvenir à abattre. Nous avons, jusqu'ici, résumé son histoire d'après les écrivains qui lui sont le plus favorables[1]. Nous répétons qu'il n'y eut rien de plus légitime que le but moral que se proposa la Société. Elle eut le droit de se former ; elle eut le droit de se répandre ; elle eut le droit de manifester par tous les moyens légaux son activité ; son zèle, sa charité. Elle sut grouper autour d'elle un grand nombre d'hommes de grand savoir et de haute vertu. Elle a mérité, d'une manière générale, le superbe éloge qu'en fit un de ses membres, M. Gossin, conseiller à la cour royale de Paris : Je suis congréganiste ; je le dis
hautement, et si ce titre, aux yeux de plusieurs de ceux qui m'écoutent,
n'est pas un gage d'impartialité, au moins en est-il un de compétence. En
vous parlant donc de ce que j'ai vu et entendu depuis huit ans, j'ai le droit
d'être cru. Si vous ne me croyiez pas, je désespérerais d'une époque où un
magistrat, affirmant à ses collègues des faits où il a été mêlé personnellement,
provoquerait le sourire de l'incrédulité. On vous a dépeint la Congrégation
comme une assemblée délibérante... en état
d'insurrection, occulte mais perpétuelle, contre le trône et contre les
libertés publiques. Mais que deviennent ces reproches si, depuis huit ans que
j'en fais partie et que j'en suis assidûment les exercices, je n'ai pas
entendu proférer dans son enceinte, je ne dis pas une phrase, mais un mot
ayant trait à la politique et aux événements du jour ? Les congréganistes ne
se voient qu'au pied des autels, dans une chapelle autorisée par Mgr
l'archevêque ; ils s'y voient sans se parler, et ils ne se voient nulle part
ailleurs. Ils entendent la messe ; ils prient de tout leur cœur, mais c'est
tout... Ils ont un autel, point de tribune ;
des livres d'heures, point d'ordre du jour. Le prêtre qui les dirige leur
adresse, d'après le texte des saints livres, des exhortations propres à les
corriger de leurs défauts ; jamais il ne leur a suggéré même l'ombre d'une
pensée relative à la direction de l'État ou à leur avancement personnel dans
leur carrière. Ils n'ont pas de signe de reconnaissance ; pourquoi en
auraient-ils ? Ils n'ont pas besoin de se reconnaître, ni même de se
connaître. Nous croyons à la sincérité de M. Gossin ; nous croyons qu'il y a eu effectivement des congréganistes pour lesquels la Congrégation n'a été qu'une école de piété et de désintéressement. Nous croyons aussi qu'il y en eut d'autres pour lesquels
elle fut un instrument d'ambition. Le désintéressement est une vertu
excessivement rare, si rare même que beaucoup d'hommes n'y croient pas. Ils
ont tort ; mais ce n'est pas une erreur de croire que, parmi ceux qui
semblent désintéressés, il en est beaucoup qui ne pensent qu'à leur avantage
particulier. Il y eut des congréganistes d'âme évangélique. Il y en eut d'âme
très mondaine. L'apologiste le plus convaincu de la Congrégation, M. de
Grandmaison, avoue lui-même qu'un petit groupe de
légitimistes s'efforça de mettre en commun ses relations pour recommander des
hommes de mérite et d'une fidélité éprouvée. Il prend soin d'ajouter,
il est vrai, que la Congrégation ignora toujours ces agissements ; mais,
comme il nomme parmi les légitimistes du petit groupe ambitieux Mathieu de
Montmorency, Alexis de Noailles, le ministre de Lavau, Franchet d'Esperey,
Ponton d'Amécourt, Rennequin, tous membres de la Congrégation, il est
difficile de soutenir qu'elle n'en sut rien. Recommander ses amis est chose très légitime ; mais constituer un comité de recommandation, délivrant, pour ainsi dire, des certificats de mérite et de loyalisme, est déjà une chose très grave et très dangereuse, — comme l'avenir devait le prouver. La Congrégation s'est de même défendue d'avoir été une société secrète, et, légalement parlant, elle a raison. Pratiquement, elle fut du moins une société tellement discrète que le public ne connut jamais bien ni son but, ni son mode de recrutement, ni sa vie. On voyait, à de certains jours, la rue du Bac se remplir de monde, une foule d'hommes graves, de hauts fonctionnaires, de membres de l'aristocratie, la fine fleur du parti légitimiste, se rendre au couvent des Missions étrangères. On savait que les réunions étaient fermées très rigoureusement à quiconque n'était pas membre de la Société, et personne ne croyait que tant de gens de même opinion pussent se réunir si régulièrement pour entendre la messe et le sermon, qu'ils pouvaient ouïr devant tout le monde dans toutes les églises de Paris. Le public voyait dans ces réunions mystérieuses une conspiration, et contre quoi les légitimistes pouvaient-ils conspirer, si ce n'était contre les libertés si péniblement sauvées du grand naufrage de la Révolution ? La multiplication des sociétés catholiques à Paris et en province était, elle aussi, parfaitement légitime ; elle ne laissait pas d'inquiéter l'opinion, qui voyait déjà tout le royaume pris dans un vaste filet, dont les mailles allaient se resserrant chaque jour. Dans un pays habitué aux mœurs de la liberté, le remède eût été bien vite trouvé. Aux associations catholiques et monarchistes se seraient opposées, avec le même droit et la même légalité, des associations protestantes, libres penseuses, libérales. Il y eut des tentatives de ce genre ; mais le gouvernement les voyait d'un mauvais œil et les tolérait impatiemment. Ne pouvant vivre au grand jour, les libéraux se répandirent dans les ventes du carbonarisme et dans les loges de la franc-maçonnerie, société alors presque identique à la Congrégation, prétendant n'avoir, comme elle, qu'un but philosophique et philanthropique, ralliant les libéraux comme la Congrégation ralliait les catholiques et les légitimistes, secrète dans le même sens que la Congrégation, puisque personne n'ignorait son existence, mais que les affiliés seuls participaient à sa vie intime, connaissaient ses statuts et ses forces. Il y eut, en réalité, au-dessus de la grande France laborieuse, assez indifférente dès ce temps aux questions religieuses et politiques, deux petites Frances ennemies : l'une royaliste et cléricale, l'autre antiroyaliste et résolument libre penseuse. La première comprenait certainement la religion d'une manière étroite et formaliste ; la seconde comprenait aussi mal la liberté cependant ce mot magique devait lui assurer la victoire. |
[1] G. de Grandmaison, La Congrégation, Paris, 1890 ; J.-M. Villefranche, Histoire et légende de la Congrégation, Paris, 1901.