Si la monarchie française se décida, en 1789, à convoquer les Etats-Généraux, ce ne fut point par libéralisme, mais par nécessité. Elle succombait sous le poids d'une dette de 4.467.478.000 livres, dont le chiffre parait insignifiant aujourd'hui ; mais les intérêts de cette dette absorbaient chaque année 236.150.000 livres ; les revenus de l'État ne dépassaient pas 475 millions, et les dépenses montant à 531 millions, le déficit annuel était de 56 millions de livres. Le Tiers-État se déclarait incapable de supporter de plus lourdes contributions ; le clergé et la noblesse s'étaient entêtés, jusque-là, à ne pas vouloir accepter leur part des charges publiques. Force avait été d'en appeler à la nation. Le jour même où elle prit le pouvoir (17 juin 1789), l'Assemblée Constituante mit la dette publique sous la sauvegarde de l'honneur national. Elle répondait ainsi aux projets de banqueroute que l'on prêtait à la cour et s'attirait les sympathies du monde des affaires. Mais reconnaître la dette publique n'était pas la payer, et cette dernière opération était tenue pour presque impossible par les hommes compétents. La France du XVIIIe siècle n'avait pas manqué d'habiles financiers ; elle en avait encore en la personne de ses intendants et de ses fermiers généraux ; mais, justement, ces spécialistes ne faisaient pas partie de l'Assemblée nationale, et ne jouissaient auprès d'elle d'aucune autorité. Ils représentaient à ses yeux ce que la monarchie avait eu de plus tyrannique. Elle était bien décidée à briser les obstacles que ces gens d'ancien régime, au génie étroit et terre à terre, pourraient mettre en travers de sa route. Chose assez curieuse, les cahiers du Tiers-État, qui consacrent des pages entières à l'assiette et à la répartition de l'impôt, et qui protestent avec une extrême véhémence contre la gabelle, les aides et la corvée, ne parlent que fort peu de la dette nationale et des moyens de la payer. Il semble que la France soit habituée à traîner ce boulet, et n'y pense plus. Les rares indications que fournissent les cahiers, à cet égard, témoignent chez les gens du Tiers d'une grande inexpérience des affaires et d'une grande indécision. Vienne, Draguignan, Etampes, Evreux, Gien, le Maine, le Gévaudan, etc., indiquent l'aliénation des domaines de la couronne comme le moyen le plus simple de subvenir au paiement de la dette nationale. C'est logique, en effet. Le déficit et la dette ne sont-ils pas nés des dépenses effrénées de la cour, qui montèrent sous Louis XV jusqu'à 50 millions de livres, qui étaient encore de 40 millions en 1785, et que Necker estimait à 33 millions dans l'état des recettes et des dépenses de 1789 ? Dès lors, n'est-ce pas au roi et aux princes de payer leurs folies ? Ne peut-on vendre tous ces palais inutiles et ruineux, ces parcs immenses, ces forêts giboyeuses, qui absorbent une partie des revenus publics, entretiennent autour du roi une armée de parasites, et le détournent lui-même du soin des affaires 7 L'idée était logique, mais inapplicable. Si le roi avait vendu Versailles ou Fontainebleau, qui l'eût acheté, qui l'eût payé, qu'en eût-on retiré ? Il eût fallu détruire les palais et vendre les parcs comme terrains à bâtir ou à ensemencer. Bien faible ressource, comme l'avenir devait le prouver. Le cahier de Dax veut que la dette nationale soit répartie entre les provinces en raison de leurs contributions, ainsi que l'état des remboursements des rentes perpétuelles, et qu'il soit créé à cet effet des billets provinciaux au porteur. C'est bien vague : cela veut dire, sans doute, que le capital de la dette sera réparti entre les provinces, en proportion de leur population et de leur richesse, et que chaque province sera garante de la portion de la dette publique qui lui aura été attribuée. C'est encore là une idée logique et qui semble même, au premier abord, plus pratique que la précédente ; mais, à y bien réfléchir, elle n'avance pas beaucoup la question. Si 30 personnes se déclarent impuissantes à porter un poids donné, diviser le poids en trente parties ne diminuera pas la charge et n'augmentera en rien la force de chacun des porteurs. Si le royaume, qui n'était qu'une réunion de provinces, s'avouait incapable de payer ses dettes, comment ces mêmes dettes, réparties entre ces mêmes provinces, seraient-elles devenues plus aisées à payer ? Les cahiers du Forez et de La Rochelle demandent la formation d'une caisse d'amortissement. Cette idée était de nature à faire sourire un financier, car il est constant que les caisses d'amortissement n'ont jamais réalisé les espérances de leurs fondateurs. Les Etats sont de terribles mangeurs d'argent, et dans leurs urgentes affaires — et toutes leurs affaires sont urgentes, comme chacun sait — ils ne se sont jamais privés de vider dans leur caisse de recettes les fonds des caisses d'amortissement. Melun et Metz demandaient la consolidation de la dette. On ne pouvait pas payer ? Eh bien, on ne paierait pas, et l'on servirait à perpétuité aux créanciers de l'État l'intérêt de leurs créances. C'est à cette solution que l'État finit par s'arrêter, mais sous le Directoire, après huit ans d'une lutte désespérée contre le déficit. Le cahier du clergé d'Autun, rédigé par Talleyrand, trouve tout simple de remplir le déficit à l'aide de l'accroissement de recettes provenant de l'abolition des privilèges pécuniaires ; on vendra les domaines royaux inutiles ; une banque nationale, bien organisée et bien dirigée, sera créée, ainsi qu'une caisse d'amortissement ; de nouveaux emprunts pourront être contractés à un taux très bas, grâce au crédit immense de la nation. C'est un raisonnement de grand seigneur que ses dettes personnelles n'ont jamais empêché de vivre à son gré. — L'État a des dettes ?... Il les paiera ! — Mais quand, mais comment ? — Plus tard, nous verrons... ! Vous êtes bien curieux. Quelques cahiers, enfin, font allusion aux biens ecclésiastiques et proposent de les employer au paiement de la dette nationale. Brest déclare audacieusement que
tous les biens-fonds ecclésiastiques et monastiques, en général, seront
aliénés et que le produit de leur vente sera, premièrement, appliqué au
remboursement des dettes auxquelles ces fonds auront été hypothéqués et
affectés par leurs possesseurs, et, secondement, à l'acquit de la dette
nationale. Comme il faut fournir aux ministres de la religion les moyens
d'une subsistance convenable, il leur sera fixé des appointements annuels,
selon les degrés de leur hiérarchie présente ou future. Cet arrangement paraît
le seul propre à détruire efficacement les vices de la pluralité des
bénéfices et de la disproportion du traitement qui en résulte au préjudice
des individus mieux méritants. Forcalquier demande également la mise en vente des biens d'Église, mais surtout pour arriver à une meilleure répartition des revenus ecclésiastiques. Le produit de la vente servira à éteindre la dette du clergé, — à payer les honoraires des prêtres, dépouillés désormais de leurs anciens revenus, — à augmenter le chiffre des portions congrues des curés pauvres, — à assurer des retraites aux prêtres âgés et infirmes, — enfin, à acquitter la dette nationale. Il est probable qu'après avoir satisfait aux obligations des quatre premiers chapitres, il ne serait à peu près rien resté pour le cinquième. C'est dans les cahiers des paroisses qu'il faut chercher
les idées les plus avancées et les solutions les plus révolutionnaires. Le
cahier de Champs (Cantal)[1] porte que si les moyens proposés sont insuffisants pour couvrir le
déficit, il y a dans les mains du haut clergé des biens et des revenus
immenses, qui seraient, sans doute, une ressource assurée pour les besoins de
l'Etat. L'on voit dans les mains d'un seul bénéficier des 20, des 30, des 60,
des 100, 200 et jusqu'à 300 mille livres de rentes, et le pauvre peuple
manque de pain. Quelle injustice ! Les habitants de Parent (Puy-de-Dôme) parlent des privilèges pécuniaires révoltants du clergé et de la noblesse, et trouvent que les dignités et l'opulence de ces deux ordres ont été, jusqu'à présent, autant de fatalités pour le Tiers-Etat. Vic-le-Comte nous montre combien le haut clergé était
impopulaire dans nos campagnes : Le clergé,
dit-il, distingue deux classes dans son ordre : le
haut et le bas clergé, le riche et le pauvre, le noble et le roturier ; on
pourrait ajouter l'inutile et le nécessaire, le féniant (sic) et le
laborieux ; arrêtons ici nos distinctions : elles iraient trop loin. Saint-Pardoux-la-Tour demande que
le tiers du revenu des évêques soit versé dans les coffres du roi pour le
temps qu'il plaira à Sa Majesté[2] ; — que les abbés, les
prieurs et autres gros bénéficiaires y versent aussi la moitié des leurs ;
— que, au cas que les ordres monastiques reniés
n'éprouvent pas la suppression générale, la moitié au moins de leurs biens
— ce qui ne fait pas leur superflu — soit réunie au
domaine de la couronne. Ces idées, nées dans les rudes cerveaux de nos paysans, devaient paraître alors bien scandaleuses, puisque la plupart des cahiers de bailliages n'en soufflent mot. L'Assemblée nationale elle-même, dans les trois premiers mois de son existence (5 mai-4 août 1789), ne paraît pas avoir songé à attaquer la propriété ecclésiastique. Mais il faut remarquer que, jusqu'à la mi-juin, les Etats-Généraux furent arrêtés par la question préalable du vote par tête ou par ordre ; que le Tiers-Etat dut s'attacher à faire la conquête du clergé, et qu'il eût été bien impolitique de lui montrer, dès lors, qu'on songeait à le déposséder. Le premier mot de ce grand procès fut prononcé à la tribune, le 6 août 1789, par tin jeune avocat normand de vingt-neuf ans, par Buzot. Il déclara que les biens ecclésiastiques appartenaient à la nation. L'idée était tellement dans l'air, que l'Assemblée songea immédiatement à la réaliser. Dans l'enthousiaste accès de générosité qui avait saisi tous les ordres, dans la célèbre nuit du 4 août, les dîmes avaient été déclarées rachetables, comme les autres servitudes foncières. On se demanda bientôt s'il ne fallait pas établir une distinction entre les dîmes laïques et inféodées, qui constituaient une portion importante de la fortune d'un certain nombre de particuliers, et les dîmes ecclésiastiques, dont le produit appartenait au corps du clergé. On proposa de maintenir le principe du rachat pour les premières et de supprimer purement et simplement les secondes, en les remplaçant par une contribution générale sur tous les citoyens. Puis, bientôt, on parla de les supprimer toutes. Le 11 août, après un discours entraînant de Mirabeau et un discours très profond de Sieyès, les dîmes étaient abolies. Un article additionnel, déclarant qu'elles continueraient à être perçues jusqu'à nouvel ordre, ne put même pas être exécuté. Le peuple montra par son attitude que, si la loi ne l'eût pas libéré, il se serait libéré lui-même. Le clergé dut comprendre qu'il ne pouvait plus lutter ; car, après avoir tout d'abord défendu ses dîmes comme un droit sacré et intangible, il finit par les abandonner. Le cardinal de La Rochefoucauld, archevêque de Rouen, vint en faire le sacrifice devant l'Assemblée, au nom de l'ordre tout entier. La dîme était devenue l'un des impôts les plus impopulaires de l'ancien régime, non qu'elle fût très dure, mais parce qu'elle ne répondait plus à son institution, parce qu'elle était mal répartie, parce qu'elle soumettait le paysan à une surveillance perpétuelle, et parce qu'elle touchait directement et visiblement aux produits de la terre. La dîme ne répondait plus à son institution : car la moindre part de son rendement réel allait au clergé paroissial, et le plus clair et le meilleur de son revenu servait à entretenir le luxe du clergé du premier ordre et des décimateurs laïques. La dîme était mal répartie : car elle emportait ici le 20e, là le 15e, ailleurs le 10e et même le 9e de la récolte. Il y avait lutte sourde et incessante entre le paysan et le décimateur, le premier cherchant par tous les moyens à se soustraire à l'odieux impôt et le second à l'y soumettre : Vous devriez, disait un curé normand à un laboureur, épierrer ce champ, le fumer, y faire double labour et l'ensemencer en blé. — Vous avez raison, monsieur le curé ; faites vous-même tout ce que vous avez dit là, et je vous paierai la dîme. Au lieu de cultiver son champ en blé, sur lequel il eût payé la dîme, le paysan préférait y semer quelques mauvais légumes, sur lesquels la dime ne pesait pas. La dîme était un vrai crève-cœur pour le paysan. Cette dixième gerbe, qu'il fallait détacher du tas pour la donner au décimateur, lui paraissait toujours la plus blonde, la plus mûre, la meilleure ; ce n'étaient pas les neuf gerbes qui lui restaient qu'il regardait, c'était celle qui s'en allait... avec tant d'autres... dans l'immense grenier de l'abbaye ou du seigneur, dans la grange plus modeste du curé. Le souvenir de la dime est resté si terriblement amer à l'âme du paysan, que son nom seul allume dans les yeux du laboureur un éclair de colère, et que la seule pensée de son rétablissement fait gronder partout la révolte. Nous dirons cependant, avec Sieyès et Louis Blanc, que, si l'Assemblée Constituante ne fut pas réellement forcée d'abolir les dîmes, elle eut tort de les supprimer. La dîme était une charge de la propriété, connue et exactement calculée depuis des siècles, que tous les propriétaires étaient habitués à déduire de leurs revenus et du prix de vente de leurs terres. En la supprimant d'un trait de plume, l'Assemblée faisait aux propriétaires fonciers un cadeau inespéré et magnifique de 120 millions de revenu. Il eût donc beaucoup mieux valu ne pas supprimer une branche aussi importante des revenus publics, quitte à en unifier le taux, a en modérer les exigences, à ôter tout caractère vexatoire à sa perception. Thiers justifie la suppression des dîmes et leur remplacement par une contribution générale en faisant observer que les dépenses du culte sont des dépenses d'intérêt général, et qu'elles ne devaient pas être mises à la charge des seuls propriétaires fonciers. L'objection ne porte pas : car il eût été toujours facile d'atteindre le capital sous toutes ses autres formes, et l'on n'eût point creusé, par la suppression soudaine d'un impôt traditionnel, un gouffre que l'on ne sut plus ensuite comment combler. Louis Blanc voit beaucoup plus juste, quand il considère la suppression des dîmes comme une grave atteinte portée au principe de la propriété, et comme une inconséquence de la part de l'Assemblée, qui voulait maintenir ce principe : Ce fut, dit-il, assigner une valeur purement relative à ce qui avait eu, jus- qu'alors, une valeur absolue ; ce fut abandonner aux hasards de la controverse ce droit de propriété dont on voulait le maintien et creuser la mine sous les fondements de l'édifice qu'on avait résolu de laisser debout. (Hist. de la Révolution française, t. III, p. 15.) Le 26 août, l'Assemblée vota la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, admirable résumé des principes qui devaient la guider dans son œuvre de reconstitution politique et sociale. On ne pensera jamais assez de bien de la Déclaration des droits ; on ne répétera jamais assez qu'elle fut courageuse, qu'elle est restée noble et grande, qu'elle devrait être la sauvegarde absolue de nos libertés, la garantie suprême et sacrée contre laquelle rien ne devrait prévaloir. La Déclaration des droits met la propriété au
nombre des droits imprescriptibles de l'homme ; elle déclare que la propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne
peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement
constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable
indemnité. Voilà le langage ferme et tranchant que doit parler la loi. Voilà l'affirmation solennelle du droit nouveau, qui ne veut connaître aucune des distinctions, des subtilités, des arguties de l'ancien droit, qui s'interdit d'avance à lui-même toutes les entreprises contre la propriété que se permettait l'ancien régime. Légale sous la monarchie absolue, la confiscation devenait impossible en présence d'un pareil texte. Mais comme si le Destin eût choisi pour se moquer des hommes le moment même où ils pensaient avoir rendu au droit l'hommage le plus solennel qu'il eût jamais reçu, ce fut, précisément, à l'instant où paraissait la Déclaration des droits que l'on commença de parler de l'expropriation générale du clergé. La facilité avec laquelle on lui avait arraché ses dîmes avait fait concevoir immédiatement l'espoir de lui enlever aussi ses biens-fonds. L'Assemblée se montrait en apparence fort respectueuse du clergé ; elle choyait tout particulièrement les curés ; elle aimait parler du Dieu de paix ; elle votait des Te Deum après chaque victoire de la liberté ; elle n'en était pas moins profondément imbue de l'esprit philosophique du dix-huitième siècle ; elle ne voyait dans la religion qu'une institution sociale et dans le catholicisme qu'une forme surannée de la pensée religieuse, qu'il fallait respecter provisoirement, mais dont il était permis de souhaiter et même de hâter l'évolution vers une forme supérieure. Les sentiments de l'Assemblée pour l'Église étaient donc ceux d'une condescendance politique bien plutôt que d'une estime réelle et profonde. Les hommes d'alors considéraient le sacerdoce comme un service public, au même titre que l'armée et la magistrature, et devant, comme tel, vivre sous la tutelle de la puissance publique. Un clergé propriétaire et indépendant les inquiétait ; ils lui préféraient un clergé salarié, et partant surveillé et conduit. L'expropriation du clergé était, cependant, une si grosse affaire que l'Assemblée laissa passer encore deux mois avant de rien entreprendre et ne commença d'en parler qu'après son transfert à Paris. Un des hommes les plus habiles, mais des plus décriés de l'épiscopat, Talleyrand, évêque d'Autun, accepta de présenter à l'Assemblée le terrible projet. Le 10 octobre 1789, il vint lire à la tribune la proposition suivante : La nation deviendra propriétaire
de la totalité des fonds du clergé et des dîmes dont cet ordre a fait le
sacrifice. Elle assurera au clergé les deux tiers des revenus de ces biens.
Le produit des fonds monte à 70 millions, celui des dîmes à 80 millions, ce
qui fait 150 millions, et pour les deux tiers 100 millions, qui, par les
bonifications nécessaires, par les vacances, peuvent se réduire dans la suite
à 80 ou 85 millions. Ces 100 millions seront assurés au clergé par privilège
spécial. Chaque titulaire sera payé par quartier et d'avance, au lieu de
son domicile, et la nation se chargera de toutes les
dettes de l'ordre. Il existe, en France, 80.000 ecclésiastiques dont il faut
assurer l'existence, et, parmi eux, on compte 40.000 pasteurs qui ont trop
mérité des hommes, qui sont trop utiles à la société, pour que la nation ne
s'empresse pas d'assurer et d'améliorer leur sort. Ils doivent avoir, en
général, au moins 1.200 livres chacun, sans y comprendre le logement. La démarche de Talleyrand était si extraordinaire et le personnage si suspect, que le premier effet produit sur l'Assemblée par cette motion fut un effet de surprise et presque de scandale. Mirabeau reprit cependant la proposition et lui donna, en
quelques mots, une forme beaucoup plus acceptable : Les
biens ecclésiastiques devenaient la propriété de la nation, à charge par elle
de pourvoir au service des autels et à l'entretien des ministres. La dotation
des curés ne pourrait être moindre de 1.200 livres par an, non compris le
logement. Le 13 octobre, eut lieu la première discussion. M. de Montlosier soutint une thèse originale. Le clergé n'était pas propriétaire de ses biens, mais la nation ne l'était pas davantage ; les biens du clergé appartenaient aux institutions et aux établissements auxquels ils avaient été primitivement attribués. L'abbé Maury essaya d'attirer l'attention sur le danger que pouvait présenter un pareil projet, et jeta en vain ce cri d'alarme : Vous nous conduisez à la loi agraire ! Malouet se fit, en termes éloquents, l'avocat des pauvres
: Tant qu'il y aura en France, disait-il, des hommes qui ont soif et faim, les biens de l'Eglise
leur sont substitués par l'intention des testateurs avant d'être réversibles
au domaine national. Et il proposait de déclarer les biens du clergé
propriété nationale et d'en régler ainsi l'emploi : service des autels,
entretien des ministres, soulagement des pauvres ; le reste à la disposition
de l'Etat pour soulager les contribuables nécessiteux. Une commission
ecclésiastique aurait présidé à la liquidation et à l'emploi des deniers. Après cette première bataille, les deux partis respirèrent un instant et cherchèrent, chacun de leur côté, à gagner l'opinion publique. Les pamphlets anticléricaux partirent de tous côtés. Le Théâtre-Français représenta le Charles IX de Marie-Joseph Chénier. On ne parla plus que de la simplicité de l'Église primitive, des abus de la prélature et des excès du fanatisme. Les ennemis du catholicisme poussaient de toutes leurs forces à l'expropriation ; les créanciers de l'Etat se réjouissaient de voir augmenter, tout d'un coup, la sûreté de leurs créances. Le petit clergé n'était pas insensible aux avantages qu'on lui promettait. Le malheureux congruiste à 700 livres, qui ne touchait pas toujours le tiers de sa congrue, se prenait à songer à l'aisance que lui donnerait, tout d'un coup, ce traitement inespéré de 1.200 livres ; sans désirer la richesse, il est bien permis au pauvre de désirer la médiocrité. Sieyès, qui avait combattu l'abolition de la dîme, condamna de même l'expropriation de l'Eglise. Dans une brochure intitulée Observations sommaires sur les biens ecclésiastiques, il défendit avec la plus grande énergie le principe de la propriété de l'Eglise. Vous avez, disait-il, beau faire déclarer à la nation que les biens dits
ecclésiastiques appartiennent à la nation, je ne sais ce que c'est que de
déclarer un fait qui n'est pas vrai. Lors même que, saisissant le moment
favorable, vous feriez déclarer que les biens du Languedoc appartiennent à la
Guyenne, je ne conçois pas comment une simple déclaration pourrait changer la
nature des droits. Seulement je conviens que, si les Gascons étaient armés,
et s'ils voulaient, ou pouvaient, par une grande supériorité de forces,
exécuter la présente sentence, je conviens, dis-je, qu'ils envahiraient la
propriété d'autrui. Le fait suivrait la déclaration, mais le droit ne
suivrait ni l'un ni l'autre. Le 23 octobre, l'Assemblée reprit la délibération. Le clergé ne trouva pas, pour soutenir ses droits, l'orateur qu'il eût fallu. M. de Boisgelin, archevêque d'Aix, défendit la propriété ecclésiastique comme appuyée sur une possession dix à douze fois centenaire, pauvre argument, en gomme, alors qu'il en était tant d'autres d'un meilleur aloi. Enfin, le 2 novembre, jour des morts, l'Assemblée, réunie à l'archevêché et présidée par le prêtre Camus, vota la loi d'expropriation de l'Eglise qu'avait présentée l'évêque d'Autun. Au moment du vote, les représentants n'osèrent pas décréter immédiatement que les biens de l'Eglise appartenaient à la nation : ils déclarèrent, par 568 voix contre 346, que les biens ecclésiastiques étaient mis à la disposition de la nation, qui se chargerait désormais de subvenir aux frais du culte et à la subsistance des ministres. L'Eglise perdit ainsi, en moins de deux mois, ses dîmes et ses biens-fonds, et se trouva faible et nue sous la main d'un Etat déjà assez mal disposé à son égard et tout prêt à se déclarer son ennemi. L'Assemblée nationale avait-elle réellement le droit d'agir comme elle l'a fait ? La réponse à cette très grave question différera suivant l'idée que l'on se fait du droit lui-même. Les hommes du fait diront que rien ne peut demeurer sûr et stable au monde. L'humanité marche et laisse derrière elle, à chaque étape, ses idées et ses principes de la veille : vérité d'aujourd'hui, erreur de demain. Les nations disposent d'elles-mêmes en souveraines absolues. Leur volonté légalement constatée crée le droit. Il ne faut point le chercher en dehors de la loi, changeante à son tour comme la pensée populaire, changeante comme la vie. Le droit réside donc, pour chaque époque, dans l'idée qu'elle s'en fait. Le droit, c'est le fait légal. Les hommes de l'idée, plaçant l'idée de droit plus haut que l'humanité, refuseront toujours aux majorités le droit de prévaloir contre les principes. Pour eux, le fait ne crée pas le droit. Examinons, maintenant, chacun des arguments proposés par les politiques pour justifier la loi du 2 novembre 1789. Quelques-uns ont attaqué la propriété ecclésiastique comme souillée dans son principe même par la captation : Le prêtre, dit Louis Blanc, n'attendait pas la générosité des cœurs pieux ; il la provoquait en la trompant. Il conduisit avec une hardiesse trop heureuse le négoce des pardons. Il ouvrit des bureaux de conscience. La naissance et la mort, le crime et la vertu, l'espérance et la peur, le paradis et l'enfer, tout lui fut une proie. Il fit argent de son Dieu, né dans une étable, et le ciel mis en vente lui servit à acheter la terre. Il est incontestable que le clergé s'est, maintes fois, montré avide, et qu'il y avait parmi ses biens beaucoup de biens fort mal acquis. Il est certain aussi que les gouvernements ne surent pas le surveiller d'assez près et favorisèrent trop complaisamment ses intrigues, ses négoces et ses simonies. Mais il n'est pas moins indubitable que les propriétés privées ont aussi leurs tares, et que, si l'on attaque la propriété ecclésiastique comme mal acquise, plus d'une propriété particulière tremblera sur sa base. On a dit que la propriété ecclésiastique manquait très souvent des conditions essentielles à la constitution de la propriété. Un grand nombre de donations ont été faites, au Moyen-Age, à la Vierge, aux apôtres, à des saints plus ou moins connus et authentiques ; ces libéralités faites ides morts ou à des personnes incertaines tombent d'elles-mêmes et ne sauraient constituer de droits. Mais la validité juridique des actes dépend de la loi en vigueur au moment où ils ont été faits, et le Moyen-Age tout entier a admis la validité des donations et des legs faits à la Vierge et aux saints. En fait, il n'y avait là qu'une formule pieuse, derrière laquelle se trouvait toujours une église, matérielle et vivante, pour recueillir la libéralité. Mirabeau a dénié le caractère de propriétaire au clergé, parce que la propriété emporte trois droits : droit d'user, droit de jouir, droit d'aliéner. Le clergé, n'ayant pas le droit d'aliéner ses biens, n'était pas propriétaire. C'est de la pure scolastique. A ce compte, les biens qui composaient les majorats, les biens grevés de substitution, si nombreux dans l'ancienne France et tous indisponibles dans les mains de leurs possesseurs, n'auraient point été non plus des propriétés ? Et cependant on ne voit pas que l'Etat se les soit attribués pour ce seul motif. Ce qu'il y avait de vrai dans l'argument de Mirabeau, c'est qu'il eût fallu abolir l'inaliénabilité des domaines ecclésiastiques. Sitôt qu'on eût remis les biens d'Église dans le commerce, la plupart des inconvénients de la mainmorte eussent disparu. On a prétendu que l'Eglise avait fait mauvais usage de ses biens et méritait par là que la nation les lui reprit. Mais est-il rien de plus dangereux que d'autoriser la société à se poser en juge souverain de l'usage que tel ou tel corps peut faire de ses biens ? — Quelle propriété sera sûre, si l'on admet une minute la légitimité d'une pareille ingérence — N'est-ce pas en vertu de semblables sophismes que les collectivistes menacent aujourd'hui les propriétaires ? N'est-ce pas avec de pareilles conceptions que les Allemands prétendent légitimer leurs conquêtes passées, leurs violences présentes et leurs empiétements futurs sur des races moins énergiques et moins laborieuses, qui ne savent point tirer Parti des ressources de leur pays ? On a accusé l'Eglise d'avoir mal géré un patrimoine qui n'était, en réalité, que le bien des pauvres. Michelet a écrit là-dessus une page éloquente, dont nous citerons quelques fragments : Il ne faut pas que le peuple
meure. Il a une ressource, après tout, un patrimoine en réserve, auquel il ne
touche pas. C'est pour lui, pour le nourrir, que nos charitables aïeux
s'épuisèrent en fondations pieuses, dotèrent du meilleur de leurs biens les
dispensateurs de la charité, les ecclésiastiques. Ceux-ci ont si bien gardé, augmenté, le bien des pauvres
qu'il a fini par comprendre le cinquième des terres du royaume. Le peuple, ce
pauvre si riche, vient aujourd'hui frapper à la porte de l'Eglise, sa propre
maison, demander part dans un bien qui lui appartient tout entier... Panem ! propter Deum !... Il serait dur de laisser ce propriétaire, ce fils de la
maison, cet héritier légitime, mourir de faim sur le seuil. Si vous êtes
chrétiens, donnez : les pauvres sont les membres du Christ. Si vous êtes
citoyens, donnez : le peuple, c'est la patrie vivante. Si vous êtes honnêtes
gens, rendez : car ce bien n'est qu'un dépôt ! Cette page est admirable, mais que vient-elle faire dans le débat ? Est-ce aux pauvres que l'on a distribué les trois milliards de biens-fonds de l'Eglise ? Est-ce à la bienfaisance que sont allées ces immenses ressources ? Ne sont-elles point allées s'engloutir dans le gouffre du déficit ? — Ne nous parlez pas des pauvres ; ils n'ont pas été conviés au banquet. On a dit, enfin, qu'il fallait distinguer entre la propriété des individus et la propriété des collectivités. La première, fruit et but du travail, est sacrée, la seconde, attribuée aux collectivités par la bienveillance de la loi, peut recevoir de la loi une autre destination. Les collectivités, les corps, les personnes morales, n'existent jamais qu'à titre provisoire, tant que l'Etat leur permet l'existence ; le jour où il les supprime, elles s'évanouissent comme de vains fantômes, et de même que leur suppression n'est pas un homicide, leur spoliation ne saurait être considérée comme un vol. Mais ne peut-on pas objecter qu'il y a certains corps tellement anciens qu'ils ont fini par devenir de véritables organes de la vie sociale ? La propriété collective ne peut être distinguée sans danger de la propriété particulière, car l'une et l'autre s'acquièrent aux mêmes conditions et par les mêmes modes. Que Pierre achète une maison, passe l'acte de vente chez son notaire, le fasse transcrire sur les registres publics et paie le prix convenu, je dirai que Pierre est devenu propriétaire de sa maison, et que nul ne peut l'en dépouiller contre sa volonté. Que telle ou telle communauté achète un domaine, passe l'acte de vente chez un notaire, veille à sa transcription sur les registres publics et paie le prix convenu, ne dirai-je pas que la communauté en question est devenue propriétaire du domaine, et que nul ne peut l'en dépouiller contre sa volonté ? Existe-t-il une raison légitime de reconnaître le caractère de propriétaire à Pierre et de le refuser à la communauté ? Pas un civiliste ne voudra l'admettre un seul instant. Poussons, cependant, les choses plus loin encore. Concédons, pour un moment, à la majorité le droit d'exproprier une collectivité. A qui doit revenir le prix des immeubles aliénés ? A la collectivité expropriée, évidemment, puisqu'en cas d'expropriation pour cause d'utilité publique, la juste et préalable indemnité stipulée par la loi est versée au propriétaire évincé et non à d'autres. Mais l'indemnité peut consister dans le paiement d'une rente tout aussi bien que d'un capital, si l'intéressé y consent. Dès lors, l'accord conclu, le 2 novembre 1789, entre la nation et l'Eglise devient valable suivant la lettre du droit. L'Eglise se laisse exproprier pour cause d'utilité publique légalement reconnue, et la juste et préalable indemnité qui lui est due lui est fournie sous forme d'une rente perpétuelle, payable par quartiers et d'avance, au domicile de chacun de ses membres. L'Eglise a, sans doute, fait un marché imprudent : elle a laissé estimer ses biens aux trois quarts de leur valeur ; l'Eglise a été imprévoyante, c'est possible ; mais il n'y a, dans l'acte du 2 novembre 1789, ni violence, ni spoliation, au sens légal du mot. Mais remarquons que cet acte est un contrat synallagmatique, qui lie également les deux parties. L'Eglise cède ses biens ; l'Etat s'engage à subvenir aux dépenses du culte. Si l'Eglise prétendait garder ses biens, l'Etat se trouverait par là même dégagé de ses obligations envers elle ; le jour où l'Etat cesserait de subvenir aux dépenses du culte, l'Eglise serait en droit de lui réclamer ses biens. — Or ce jour arriva, et beaucoup plus vite qu'on ne l'avait supposé. Le 18 septembre 1794, moins de cinq ans après l'expropriation du clergé, la nation déclarait ne plus vouloir salarier aucun culte. Si l'expropriation générale du clergé pouvait, à la rigueur, être regardée comme conforme à la lettre de la loi, elle n'en constituait pas moins un véritable excès. Les sociétés civilisées reposent sur le principe de la propriété, et ont trouvé en lui le secret de leur force et de leur progrès. C'est pour acquérir la propriété que l'homme travaille ; diminuer la sécurité du propriétaire, c'est diminuer l'énergie du travailleur, c'est lui enlever le motif le plus puissant qu'il ait pour agir, peiner et produire ; c'est décourager son effort et réduire par là même la somme du travail et le total de la richesse dans la nation. Attaquer la propriété collective, n'était-ce pas attaquer la légitimité des contrats et de tous les instruments de droit, n'était-ce pas menacer directement la propriété individuelle ? Faire disparaître, en un jour, un droit consacré par toutes les lois antérieures de la nation et reconnu par tous depuis une longue suite de siècles, prétendre que cette expropriation était légitime parce qu'elle avait réuni une majorité de 200 voix, dans une assemblée de 1.200 personnes, représentant 25 millions d'habitants, c'était dire qu'il n'y avait aucune distinction possible entre ce que cette majorité pouvait faire, et ce qu'elle avait, en équité et justice, le droit réel de décider ; c'était définir la propriété, comme le fit plus tard Robespierre : le droit de jouir des biens dont la loi vous laisse la disposition. En fait, et comme toutes les choses humaines, la loi du 2 novembre 1789 a eu ses bons et ses mauvais côtés. Elle rendit au commerce et à la liberté d'immenses étendues qui n'avaient jamais changé de mains depuis des siècles ; elle facilita l'accès de la propriété à une foule de citoyens qui n'auraient pu l'acquérir sans elle, et la richesse nationale, se trouva, en fin de compte, avoir gagné à cette nouvelle répartition du sol. Mais ce serait une grave erreur de croire que ce soit le peuple qui ait le plus gagné au nouveau régime de la propriété. L'Assemblée confia la vente des biens ecclésiastiques aux administrations de districts, et les districts les vendirent aux enchères à ceux-là seuls qui pouvaient les acheter, c'est-à-dire aux capitalistes. On voit bien figurer dans les procès-verbaux des ventes officielles des gens du peuple de très humble condition ; mais ils ne sont là que comme prête-noms, et cachent derrière eux le bourgeois — ou même le noble, trop prudent pour acheter à visage découvert du bien d'Eglise. Un grand nombre de fortunes contemporaines ont pour origine des achats de biens nationaux, c'est un fait certain et cent fois prouvé. La vente des biens ecclésiastiques n'eut pas seulement pour conséquence de surexciter les convoitises, elle eut aussi pour résultat la destruction systématique d'un grand nombre de monastères et d'églises, parmi lesquels on pourrait citer de véritables chefs-d'œuvre. La cathédrale de Cambrai, bâtie par Villart de Honnecourt, fut vendue en 1796 et démolie. On songea, tout d'abord, à conserver l'élégante flèche qui couronnait le portail principal ; mais la tour, qui n'était plus soutenue par la nef, s'écroula en 1809. La cathédrale d'Arras, terminée au XVe siècle, était une grande église gothique de 113 mètres de longueur sur 70 de large ; deux tours ornaient le portail principal ; un porche curieux s'élevait en avant d'un portail latéral. Tout cela a disparu aujourd'hui. Les magnifiques abbayes de Saint-Bertin, de Saint-Omer, de Saint-Wandrille, ont été détruites à la même époque. Paris a perdu un grand nombre d'églises pendant la Révolution : Saint-Jacques la Boucherie, Saint-Magloire, les Jacobins du faubourg Saint-Honoré, les Cordeliers, les Grands-Augustins. A Tours, la basilique de Saint-Martin a disparu presque tout entière. C'était une immense église, moitié romane, moitié gothique, avec une crypte très ancienne et quatre grands clochers. Tout près de la même ville, l'abbatiale de Marmoutier fut également détruite avec les bâtiments claustraux et un bel escalier tout neuf qui n'avait pas coûté moins de 80.000 écus. Limoges perdit sa vieille 'abbatiale de Saint-Sauveur, l'un des monuments les plus intéressants du style roman, prototype des églises de Conques et de Saint-Sernin de Toulouse. Clermont faillit perdre sa cathédrale, sauvée par Verdier-Latour, et vit démolir l'église Saint-Genès, dont le clocher passait pour le plus beau de la ville. L'église ronde de Saint-Bénigne, à Dijon, fut démolie, malgré les protestations de l'ingénieur Antoine, parce que la place qu'elle occupait avait été jugée indispensable pour l'exercice du canon et de la jeunesse au maniement des armes. La rage de la destruction fut poussée à un degré inimaginable. Reims possédait une charmante église, bijou du XIIIe siècle, modèle de la merveilleuse cathédrale. Un ennemi juré des arts s'en empara pour la détruire. Elle était si belle que la municipalité intervint et obtint sa grâce. Le démolisseur interrompit les travaux ; mais ce fut pour les reprendre, sitôt que la vigilance des autorités se relâcha. Napoléon lui interdit de continuer sa besogne ; il reprit le pic sitôt que l'empereur l'eut oublié, et de la délicieuse église il ne reste plus aujourd'hui qu'un petit modèle, conservé à Saint-Remy. Comme nos vieilles églises françaises sont des œuvres de science autant que d'art, comme toutes leurs parties se prêtent un mutuel appui, leur démolition présente des dangers spéciaux, qu'un certain Petit-Radel prit à tâche de faire disparaître. Il trouva un moyen court et facile de démolir une cathédrale, sans risquer de se faire écraser sous ses ruines. Il conseilla de remplacer deux ou trois assises d'un pilier par des cubes de bois bien sec ; on y met le feu, le bois se réduit en cendres, le pilier s'écroule, et avec lui une partie de la nef et des voûtes. On n'est pas plus ingénieux. Beaucoup de monuments religieux ne trouvèrent point acheteurs et restèrent pour compte à l'Etat. Leur sort ne fut pas beaucoup plus enviable. Il y eut des églises transformées en magasins à fourrages, comme Saint-Nicolas de Caen, Saint-Martin de Vendôme et l'église des Jacobins de Toulouse. Il y en eut d'abandonnées à la destruction lente, comme l'abbaye de Jumièges. Il y en eut de métamorphosées en prisons, comme Fontevrault et le Mont Saint-Michel. Le Mont Saint-Michel, ce château de rêve, bâti au péril de la mer, sur les confins de la Bretagne et de la Normandie, devint une maison de détention ; la salle des chevaliers fut divisée en deux étages de cellules. La-nef romane de l'église fut encombrée de poutres, de solives, de cloisons, de guichets, de cellules et d'ateliers. Un beau jour, tout cela flamba, et, aujourd'hui encore, l'église brûlée et rongée par le feu n'est plus qu'un cadavre aux teintes sanglantes, une ruine douloureuse. Et qui dira les pertes d'objets d'art de toutes sortes : pièces d'orfèvrerie, boiseries sculptées, devants d'autels, grilles précieuses, statues, tableaux, broderies ? La France était encore, à la fin du XVIIIe siècle, le pays le plus monumental de l'Europe, le plus riche en objets précieux. Il nous en est resté assez pour nous faire une idée de ce qu'elle put être au temps de sa splendeur ; mais il y eut alors des pertes irréparables, et, si notre XIXe siècle n'a connu que de si pauvres architectures, si tout y parait si sec, si mesquin, si vide d'inspiration, si dépourvu de fantaisie, n'est-ce pas comme un châtiment de l'oubli coupable où nous avons si longtemps laissé notre art national, l'un de nos meilleurs titres de gloire pourtant, le plus bel art qui ait été depuis la Grèce ? |