L'ÉGLISE ET L'ÉTAT EN FRANCE

TOME PREMIER — DEPUIS L'ÉDIT DE NANTES JUSQU'AU CONCORDAT (1598-1801)

 

LA QUESTION PROTESTANTE ET LE RÉTABLISSEMENT DE L'ÉDIT.

 

 

Par un dernier édit, en date du 8 mars 1715, Louis XIV avait déclaré relaps quiconque voudrait persister et mourir dans la religion prétendue réformée, soit qu'il eût fait abjuration ou non... le séjour que ceux qui ont été de la religion prétendue réformée, ou qui sont nés de parents religionnaires, ont fait dans notre royaume, depuis que nous avons aboli tout exercice de ladite religion, étant une preuve suffisante qu'ils ont embrassé La religion catholique, apostolique et romaine, sans quoi ils n'y auraient été ni soufferts ni tolérés.

Ce texte fixa le droit officiel jusqu'en 1787, et en vertu de cette fiction légale : qu'il n'y avait plus de protestants en France, et que ceux qui faisaient acte de protestantisme étaient des relaps ; l'autorité resta toujours maîtresse de mettre les protestants hors la loi, quand elle le voulut. Ce fut pour eux surtout que l'ancien régime fut le régime du bon plaisir.

Les laïques et les clercs n'eurent pas à leur sujet tout à fait les mêmes idées. Les hommes d'Etat voyaient surtout dans l'unité religieuse une affaire politique. Déjà remplis de l'esprit autoritaire et tracassier qui sera l'esprit jacobin, ils ne voulaient pas admettre que l'on pût être un bon sujet du roi, si l'on pensait autrement que Sa Majesté en quelque matière que ce fût ; mais, comptant le dogme pour peu de chose et ne comprenant pas la dignité de la conscience personnelle, ils se contentaient parfaitement d'une adhésion de forme, qui supprimait en apparence les difficultés et leur permettait de répéter leur axiome favori : Il n'y a plus de protestants.

Les clercs voyaient surtout dans la révocation une affaire religieuse. Considérant toujours le protestantisme comme une erreur qui conduisait les Unes à leur perte, voyant dans l'hérésie un vrai crime contre l'Eglise de Dieu et Dieu lui-même, le silence respectueux ne leur suffisait point. Ils voulaient davantage. Ils voulaient une conversion vraie, sincère, absolue ; et voilà pourquoi, prenant la question bien plus au sérieux que les politiques, ils étaient plus intransigeants et plus tyranniques.

Ces deux influences se manifestèrent tour à tour pendant les deux premiers tiers du dix-huitième siècle et rendirent la position des protestants véritablement intenable.

Quand l'autorité civile était laissée à elle-même, les protestants pouvaient cesser de fréquenter les églises et les sacrements, négliger d'envoyer leurs enfants au catéchisme ; les Parlements acceptaient les certificats de mariages protestants, déclaraient légitimes les enfants issus de ces unions, les mettaient en possession de l'héritage de leurs parents.

Quand l'influence du clergé redevenait toute-puissante, on ramenait les huguenots à l'Eglise, on remettait en vigueur les lois sanguinaires de Louis XIV, on courait sus aux assemblées, on les dispersait à coups de mousquet, on arrêtait les ministres, on .les pendait, on fouettait comme gens scandaleux les époux mariés devant l'Eglise réformée, on traitait leurs enfants d'illégitimes, on leur refusait les biens de leur famille pour les adjuger à des collatéraux sans scrupules.

Ces revirements, véritables sautes de vent, s'opéraient tout d'un coup, sans que rien les annonçât ; la tempête éclatait au moment où l'on commençait de se rassurer et de croire enfin close l'ère des massacres et des persécutions.

On comprend, à l'extrême rigueur, qu'un prince aussi dévot et aussi peu éclairé que Louis XIV ail cru bien agir en combattant l'hérésie ; mais on s'explique beaucoup moins qu'un sceptique comme le Régent ait persévéré dans un si odieux système. Philippe n'était ni fanatique, ni cruel ; on dit qu'il eut un moment l'idée de rétablir l'Edit de Nantes, mais il lui partit que, puisque le mal était fait, il serait impolitique de revenir sur une mesure déjà vieille de trente ans, que ce serait se lancer dans une aventure inutile, se mettre à dos tout le clergé, troubler le royaume, à peine remis des convulsions de la guerre de succession d'Espagne. Il laissa subsister l'Edit de Révocation, mais assura aux religionnaires qu'il espérait trouver dans leur bonne conduite l'occasion d'user de ménagements conformes à sa prudence. Plusieurs forçats pour cause de religion furent délivrés, la sortie du royaume devint libre et les intendants de Dauphiné, Guyenne et Languedoc, qui voulaient continuer le système des dragonnades, furent rappelés à la modération.

Tant que le Régent vécut, il y eut une sorte d'accalmie, mais après sa mort, Lavergne de Tressai], son ancien aumônier, acolyte de Dubois, parvenu par intrigue à l'évêché de Nantes et pourvu de 76 bénéfices ecclésiastiques, imagina de refaire sa propre réputation en recommençant les persécutions un moment interrompues. Le duc de Bourbon, alors premier ministre, l'écouta, et le 14 mai 1724 parut un édit tellement barbare que les lois de Louis XIV parurent dépassées. Peine de mort contre tout prédicant, peine des galères contre quiconque lui donnerait asile, baptême, mariage, extrême-onction catholiques et obligatoires ; formation d'une caisse avec les biens confisqués aux religionnaires pour récompenser leurs dénonciateurs et venir en aide aux convertis[1].

L'édit était si féroce et si bas, qu'il ne fut jamais pleinement obéi ; mais il donna lieu à d'innombrables violences.

Fleury, qui succéda bientôt au duc de Bourbon, se montra plus tolérant, mais ne supprima aucune des lois en vigueur. Il n'y eut, de 1726 à 1744, que des persécutions locales, caprices d'autorité d'intendants trop zélés ou fanatiques.

En 1744, un synode protestant fut tenu dans un lieu écarté du Bas-Languedoc et compta des délégués de presque toute la France. Près de dix mille fidèles assistèrent au prêche qui suivit l'assemblée.

La Cour prit peur, et, au mois de février 1745, deux ordonnances royales vinrent encore enchérir sur tous les précédents édits. Toutes les peines déjà portées contre les ministres furent rappelées et tous les protestants habitant une localité où un ministre serait arrêté menacés d'une amende de 3.000 livres.

Les années qui suivirent furent marquées par une recrudescence de cruauté. Les enlèvements d'enfants se multiplièrent. dans les provinces, et prirent en Normandie une telle extension que six cents familles s'expatrièrent. Les Parlements de Grenoble, de Bordeaux, de Toulouse, les intendants de Saintonge, de Guyenne, de Dauphiné, de Quercy et de Languedoc poursuivirent sans relâche les réformés qui avaient fait bénir leurs mariages et baptiser leurs enfants au désert.

Une assemblée fut dispersée à coups de mousquet, le 17 mars 1745, à Mazamet.

En deux ans (1745-46) le Parlement de Grenoble condamna 300 personnes au fouet, à la dégradation de noblesse, à la prison, aux galères, même à la mort pour cause de religion. En quatre ou cinq ans, les amendes infligées aux protestants du Dauphiné montèrent à 200.000 livres. Nîmes paya pour sa part plus de 60.000 livres.

Plusieurs ministres furent condamnés à mort. Louis Ranc, âgé de 26 ans, fut pendu à Die au mois de mars 1745 ; Jacques Roger, âgé de 70 ans, mourut, peu de temps après, avec le même courage.

En 1751, Guignart de Saint-Priest, intendant de Languedoc, entreprit une campagne de rebaptisation des enfants et de rebénédiction des mariages, qui donna lieu à de nouvelles dragonnades. Les réformés récalcitrants reçurent des cavaliers dans leurs maisons avec ordre de leur payer 4 livres par jour. On traînait de force à l'église des enfants de quinze ans pour les rebaptiser. A Lussan, on les enferma sous clef dans l'église, et l'un d'eux s'exaspéra jusqu'à dire au curé qu'en le voyant, il croyait voir le diable.

Quelques paysans cévenols reprirent alors le mousquet en déclarant qu'au premier acte de violence contre leurs enfants, il y aurait du sang répandu. Ni les prêtres ni les soldats n'en tinrent compte. Les Cévenols se mirent en embuscade, et, voyant passer quelques prêtres qui servaient de guides à la maréchaussée, ils firent feu sur eux, aux environs de Lédignan, le 10 août 1752. Trois prêtres furent blessés, dont deux mortellement.

Versailles s'émut et s'inquiéta, eut peur d'une guerre civile, et l'entreprise des rebaptisations fut abandonnée, cette fois pour toujours. L'orthodoxie de parade des ministres n'allait pas jusqu'à risquer une seconde guerre des camisards.

Les mœurs s'adoucissaient peu à peu ; les magistrats avaient déjà peine à dissimuler leur horreur pour la sinistre besogne qu'on leur imposait. Obligé de condamner au gibet le ministre Desubas, l'intendant de Languedoc lui disait : C'est avec don- leur, Monsieur, que nous vous condamnons ; mais ce sont les ordres du roi. — Je le sais, Monsieur, répondait simplement le pasteur.

Le 21 décembre 1750, sept pasteurs adressèrent à Louis XV une respectueuse requête, où ils exposaient leurs souffrances et les injustices dont ils étaient victimes : Vos troupes nous poursuivent dans les déserts comme si nous étions des bêtes féroces ; on confisque nos biens ; on nous enlève nos enfants ; on nous condamne aux galères ; et, quoique nos ministres nous exhortent sans cesse à remplir nos devoirs de bons citoyens et de fidèles sujets, on met leur tête à prix et, lorsqu'on peut les arrêter, on leur fait subir les derniers supplices.

Un magistrat, Rippert de Montclar, procureur général au Parlement d'Aix, faisait observer avec raison que les protestants étaient persécutés, alors que les Juifs jouissaient en France de la paix religieuse.

En 1755, le prince de Conti se proposa d'intervenir auprès du roi en faveur des réformés ; Paul Rabaut, pasteur de Nimes, fit le voyage de Paris et eut deux entrevues avec le prince ; mais Conti désespéra de rien obtenir, et les négociations de Rabaut n'eurent pas de suites.

Un peu plus tard, quelques réformés engagèrent Rousseau à plaider devant la nation la cause des protestants. La réponse de Rousseau n'est pas à son honneur : Vous ignorez sans doute, Monsieur, que l'homme à qui vous demandez de beaux placets et de belles lettres, tourmenté de la maladie la plus douloureuse qui soit connue des hommes, est dans un état de dépérissement qui lui permet à peine, à chaque jour, d'en espérer un autre... Plaignez-moi, priez pour moi, Monsieur, je vous en supplie, mais n'exigez pas d'un homme accablé de ses maux des soins qu'il n'est pas en état de remplir.

Son correspondant, Ribatte-Charon, revint à la charge et pensa le gagner en lui racontant les souffrances des réformés. Rousseau n'en fut pas plus ému : — J'ai quelque peine à croire, répondit-il, que ces furieux dont vous me parlez se portassent à ce point de cruauté si la conduite de nos frères n'y donnait quelque prétexte. Je sens combien il est dur de se voir sans cesse à la merci d'un peuple cruel, sans avoir même la consolation d'entendre en paix la parole de Dieu ; mais cependant, Monsieur, cette même parole est formelle sur le devoir d'obéir aux lois des princes. La défense de s'assembler est incontestablement dans leurs droits et, après tout, ces assemblées n'étant pas de l'essence du christianisme, on peut s'en abstenir sans renoncer à sa foi... Je ne ferais par un zèle indiscret que gâter la cause à laquelle je voudrais m'intéresser. Les amis de la vérité ne sont pas bien venus dans les cours. Chacun a sa vocation sur la terre. La mienne est de dire au public des vérités dures, mais utiles, sans m'embarrasser du mal que les méchants me font quand ils le peuvent. J'ai prêché l'humanité, la douceur, la tolérance ; ce n'est pas ma faute, si l'on ne m'a pas écouté. Vous avez pris un meilleur expédient en écrivant à M. de Voltaire, mais je doute qu'il mette un grand zèle à sa recommandation. Mon cher Monsieur, la volonté lui manque, à moi le pouvoir. Et cependant le juste pâtit ! Je vois par votre lettre que vous avez appris ainsi que moi à souffrir à l'école de la pauvreté. Hélas elle nous fait compatir au malheur des autres, mais elle nous met hors d'état de les soulager. Bonjour, Monsieur, je vous salue de tout mon cœur[2].

A partir de 1760, le contraste devint si violent entre les mœurs et les lois que l'autorité n'osa plus appliquer les ordonnances.

Une dernière fois encore, le 19 février 1762, un ministre fut exécuté à Toulouse avec trois gentilshommes du pays de Foix qui avaient pris les armes pour défendre leur coreligionnaire ; mais le greffier du Parlement versait des larmes, et le condamné, Rochette, fut obligé de réconforter un soldat : Mon ami, lui dit-il, n'êtes-vous pas prêt à mourir pour le roi ? pourquoi donc me plaignez-vous de mourir pour Dieu ? Le bourreau était ému de pitié, et Toulouse, la ville la plus fanatique du Midi, semblait être devenue une ville protestante.

Dix-huit jours plus tard, dans celte même ville, le supplice d'un vieillard de soixante-huit ans donnait le signal d'une campagne victorieuse et décisive en faveur des réformés.

Jean Calas, négociant à Toulouse et protestant, avait quatre fils et deux filles. L'aîné des fils, Marc-Antoine ; se voyait avec chagrin exclu des carrières libérales par sa religion. Dans un accès de désespoir, il se pendit entre deux portes dans la maison même de son père. Les lois d'alors étaient terribles pour les suicidés. On faisait le procès au cadavre, on le traînait sur la claie par les rues, la face contre terre, au milieu des huées de la populace. Pour éviter une pareille honte à leur famille, les Calas dirent que leur fils était mort d'une congestion ; mais la foule, qui s'était amassée dans la rue, penchait à croire que ces huguenots avaient tué leur fils pour l'empêcher de se faire catholique ; le capitoul David de Beaudrigue, qui vint dresser le procès-verbal, se persuada aussitôt que la foule avait raison et fit arrêter les Calas. Ils déclarèrent alors la vérité. On refusa de les croire. On fit de leur fils mort un martyr de la foi. On célébra ses funérailles en grande pompe à l'église des Pénitents blancs. Le Parlement, saisi de l'affaire, condamna Calas à être rompu vif, et la sentence fut exécutée le 10 mars 1762. Le condamné protesta de son innocence avec une telle force, et montra sur l'échafaud un si admirable courage, que les juges acquittèrent Mme Calas, sa servante et un jeune protestant de Bordeaux, Lavaysse, qui avait dîné chez Calas le soir de la mort de Marc-Antoine. Ils commençaient eux-mêmes à douter de la culpabilité du malheureux.

Voltaire, informé de ce qui s'était passé par un négociant marseillais, de passage à Toulouse, fut long à se décider. Le cardinal de Bernis, archevêque d'Alby, le maréchal de Richelieu, gouverneur de Guienne, lui conseillaient de laisser le Parlement de Toulouse en repos. Il n'avait pas grande sympathie naturelle pour les huguenots : Nous ne valons pas grand'chose, disait-il, mais les huguenots sont pires que nous ; et, de plus, ils déclament contre la comédie. Il croyait Calas fort capable d'avoir tué son fils pour l'acquit de sa conscience. — Ce saint réformé aura cru faire une bonne action !

Il était dans ces dispositions, quand le plus jeune des fils Calas vint à passer par Genève. Voltaire le vit, se fit raconter les choses et commença à croire qu'il pouvait bien y avoir au fond de cette histoire une épouvantable erreur judiciaire. Il écrivit à Mme Calas et lui demanda si elle signerait, au nom de Dieu, que son mari était innocent. Elle-répondit affirmativement sans hésiter, et Voltaire commença la glorieuse campagne qui devait aboutir à la réhabilitation de Calas et qui est la plus belle action de sa vie.

Ce n'est point chose facile, en tous temps, d'attaquer l'autorité de la chose jugée. Au dix-huitième siècle, avec l'effroyable esprit de corps qui animait la magistrature, c'était une entreprise presque sans issue. Les Parlements ne voulaient pas entendre parler de l'infaillibilité du pape, mais croyaient en la leur avec opiniâtreté. Il fallut à Voltaire sa science des affaires, ses immenses relations, son crédit et son génie pour triompher de la robe.

Il entreprit une longue enquête où il déploya les talents d'un magistrat instructeur de premier ordre ; il mit tout en œuvre pour retrouver la vérité, pour s'instruire de la conduite des Calas et de leurs Mœurs ; il les interrogea lui-même très souvent et ne commença à plaider leur cause auprès de l'autorité qu'après s'être convaincu tout le premier de leur innocence.

Pour obtenir la cassation de l'arrêt de Toulouse, Voltaire fit jouer toutes ses influences. Il agit auprès du chancelier de Lamoignon, par le président de Nicolaï, par son gendre d'Auriac, président au Grand Conseil. Il en appela à la vieille amitié de Mme de Pompadour et aux bontés de Choiseul. Il fit le siège de Saint-Florentin par les ducs de Richelieu et de Villars, par son médecin de Chaban, par le premier commis Ménard, surtout par la duchesse d'Enville, et, le terrain une fois préparé, il détermina Mme Calas à se rendre à Paris. La pauvre femme hésitait ; mais ses filles étaient renfermées dans des couvents ; Voltaire l'assura que le seul moyen de les revoir était de faire casser la condamnation de leur père[3].

Mme Calas, à Paris, devint bientôt à la mode. On ne parlait que de son affaire dans les salons, les dames plaidaient pour elle ; on faisait des souscriptions pour lui venir en aide ; les banquiers Dufour-Mallet et Leroyer s'offraient pour être ses trésoriers. D'Alembert et l'avocat Mariette s'improvisaient ses conseils. Les plus célèbres orateurs du barreau, Elie de Beaumont, Loyseau de Mauléon, défendaient sa cause, et Voltaire lançait sans se lasser d'enflammés libelles : l'Histoire d'Elisabeth Canning et des Calas, la Lettre de Donat Calas à sa mère, son Mémoire pour son père, sa mère et son frère, la Déclaration de Pierre Calas, le Traité de la Tolérance, pamphlet virulent, passionné, injurieux même, mais qui remua toute l'Europe et mit la tolérance à l'ordre du jour, au moment où la Faculté de théologie de Paris tenait encore l'intolérance pour un principe essentiel du catholicisme (1767).

Voltaire ne fut pas le seul à prendre les armes. Court de Gébelin, fils du pasteur Antoine Court, écrivit ses Lettres toulousaines, et un anonyme publia le Sermon prêché d Toulouse devant MM. du Parlement et du Capitoulat.

Un curieux incident donna aux Calas une alliée tout à fait inattendue. Anne Calas, fille du supplicié, avait été mise aux Visitandines de Toulouse, et l'on cherchait à la convertir, mais tout en résistant de tout son cœur aux efforts des religieuses, la jeune fille montra tant d'excellentes qualités que les nonnes-finirent par lui pardonner son obstination et se mirent de son parti contre le Parlement. Tout en voyant dans Voltaire un ennemi de la religion, la sœur Anne-Julie ne cessait de l'appuyer, et Voltaire, ravi d'avoir une Visitandine dans son jeu, écrivait : Il me semble que la simplicité et la vertueuse indulgence de cette nonne condamne terriblement le fanatisme des assassins en robe de Toulouse. Il ne trouvait pas de mots assez durs à l'adresse des gens du Parlement. Il les traitait de Wisigoths, de Hurons et de Topinamboux, et l'opinion publique, engagée à fond, lui donnait raison.

Les ministres, extrêmement ennuyés de cette affaire, malmenaient à leur tour les gens de Toulouse ; l'un d'eux ayant un jour hasardé : Monseigneur, il n'est si bon cheval qui ne bronche !... le chancelier lui répliqua : Un cheval ! passe encore ; mais toute une écurie !...

Tant d'efforts n'eurent pas lieu en pure perte. Le Conseil du roi fut saisi de l'affaire, exigea, au nom du roi, communication de toute la procédure de Toulouse, informa à nouveau, entendit les témoins à décharge et cassa la sentence des capitouls et les arrêts du Parlement.

La cause fut renvoyée aux maîtres des Requêtes de l'Hôtel, .et, le 9 mars 1765, ce tribunal, à l'unanimité des juges, prononça la réhabilitation de tous les accusés et de la mémoire de -Calas ; il ordonna que les noms de ces malheureux fussent effacés sur les registres du Parlement de Toulouse et des écrous, et que le nouveau jugement fût inscrit en marge et affiché dans les rues de Toulouse. Sur la demande à partie et à dommages-intérêts, les Calas furent renvoyés à se pourvoir ainsi qu'ils aviseraient, ce qui était une sorte de déni de justice ; mais Mme Calas et ses enfants vinrent à la Cour, furent gracieusement reçus par la reine, et le roi leur fit remettre 36.000 livres tirées de son épargne.

Le Parlement de Toulouse eut encore l'audace de refuser la radiation des noms sur ses registres et l'affichage du jugement, et la puissance de la robe était si grande que le Chancelier lui-même conseilla aux Calas de ne pas insister.

Cette grande affaire n'était pas encore terminée qu'une autre, toute semblable, se présentait à Saint-Alby. Un réformé, nommé .Sirven, avait vu sa fille aillée mise au couvent par ordre de l'évêque de Castres, M. de Barrai. Comme la jeune fille donnait -des signes de folie, elle fut rendue à sa famille, mais les religieuses prétendirent qu'Elisabeth Sirven voulait se faire catholique et était pour ce motif persécutée par ses parents. Sirven obtint de l'intendant de Languedoc la permission de s'établir à Saint-Alby et, un jour, sa fille, devenue tout à fait démente, se jeta dans un puits. Sirven et sa femme furent aussitôt accusés d'avoir tué leur enfant, mais, plus heureux que Calas, ils purent s'enfuir à temps et gagner Genève, où Voltaire s'employa pour eux, comme il l'avait fait pour Calas.

L'arrêt du Parlement de Toulouse, qui condamnait Sirven à la roue, sa femme au gibet, et ses filles au bannissement, finit par être cassé par le Parlement lui-même ; mais Sirven n'obtint aucune indemnité pour les longues années d'angoisse par lesquelles il avait passé.

Voltaire triomphait ; le supplice du chevalier de La Barre vint lui montrer que le Parlement, vaincu par lui, gardait toute sa puissance. La Barre condamné par la magistrature, et malgré l'évêque d'Amiens, pour avoir la des livres impies, eut la langue coupée et la tête tranchée à Abbeville le 1er juillet 1766. Voltaire, qui avait essayé de le sauver aussi, éclata en cris indignés contre les Busiris en robe qui faisaient périr dans les plus horribles supplices des enfants de seize ans ; mais ses amis lui rappelèrent que La Barre avait été surtout- condamné pour avoir lu le Dictionnaire philosophique et portatif, que le livre avait été brûlé par le bourreau, et que l'auteur pourrait bien avoir quelque jour le sort du livre ; ils l'engagèrent à se tenir sur ses gardes : La bête féroce a trempé sa langue dans le sang humain, écrivait Diderot, elle ne peut plus s'en passer... et, n'ayant plus de jésuites à manger, elle va se jeter sur les philosophes.

La bête féroce contint, Dieu merci, ses appétits. Le supplice de La Barre fut comme sa dernière convulsion.

A partir des retentissants procès de Calas et de Sirven, les protestants respirèrent et commencèrent à espérer en la résurrection du droit.

L'honneur d'avoir soutenu pendant ces longues épreuves le courage des réformés revient à leurs héroïques pasteurs, dont l'histoire mérite d'être comparée aux plus belles pages des annales de la primitive Eglise.

Dans les dernières années de Louis XIV, le protestantisme avait perdu, en France, 200.000 personnes par l'effet des persécutions et des guerres, et peut-être 300.000 par l'émigration ; les survivants avaient été obligés d'avouer des lèvres la religion catholique et vivaient sous l'œil haineux du clergé, sans secours spirituels, à l'abandon et dans le désespoir.

Un jeune homme de dix-sept ans, Antoine Court, entreprit de réorganiser l'Eglise protestante, de rétablir les assemblées religieuses, d'arrêter les désordres causés par les illuminés, de reconstituer la discipline et le corps des pasteurs.

Le 21 août 1715, onze jours avant la mort de Louis XIV, le premier synode du désert se réunit dans un coin des Cévennes et posa les bases de la restauration de l'Eglise. Des six premiers signataires de ces règlements, quatre périrent sur l'échafaud.

Antoine Court, n'ayant pas reçu la consécration pastorale, envoya en Suisse un de ses compagnons, Pierre Corteis, qui, à. son retour, imposa les mains à Antoine Court en présence d'un synode et renoua ainsi la chaîne des temps.

Le synode de 1718 compta déjà quarante-cinq membres, ministres et anciens, fixa les premières règles pour l'admission à la charge pastorale et engagea les églises à rétablir leurs consistoires et à fréquenter les assemblées où l'on chantait les prières liturgiques et les psaumes, où l'on prêchait et où l'on célébrait la Cène aux jours de grande fête.

Le péril, visible sur toutes les têtes, donnait à ces assemblées une solennité et une beauté morale extraordinaires.

En dépit des persécutions et des exécutions, l'Eglise protestante se reformait lentement. En 1728, Antoine Court entreprit une tournée de près de cent lieues, convoqua trente-deux assemblées en moins de deux mois et compta jusqu'à trois mille auditeurs autour de sa chaire de gazon.

Tout en résistant au roi dans ce que ses ordonnances avaient de tyrannique, les huguenots n'oubliaient pas le grand précepte évangélique : Rendez à César ce qui est à César, et dans toutes leurs assemblées priaient pour le roi et recommandaient à leurs frères la plus stricte obéissance aux lois du royaume, en tout ce qu'elles avaient de compatible avec les droits supérieurs de la conscience.

Le synode de 1730 marqua très bien ce double principe dans la décision suivante : Les membres de nos Eglises, qui, pour se dispenser de payer les droits dus au Roi, feront ou autoriseront la contrebande seront d'abord censurés, et, s'ils y retombent, exposés à l'excommunication majeure. L'assemblée ne comprend point dans cet article la contrebande des livres de religion, qui ne porte aucun préjudice au roi ni à l'Etat.

Le réveil religieux du Languedoc et du Dauphiné excita l'émulation des autres provinces. Le Rouergue, la Guyenne, le Quercy, la Saintonge, l'Aunis et le Poitou reprirent leurs assemblées et demandèrent des pasteurs.

On n'en avait qu'un petit nombre, et de peu instruits ; Antoine Court réussit Monder à Lausanne un séminaire théologique français, dont il prit la direction en 1730 comme député général des églises et d'où sont sortis tous les pasteurs de France jusqu'au règne de Napoléon.

Nous avons déjà parlé du synode de 1741, dont le succès merveilleux amena contre les réformés une nouvelle recrudescence des fureurs administratives.

La constance des protestants dans cette dernière bataille ne se démentit pas un instant et finit par faire honte à leurs bourreaux, déjà moins férus de leur droit et plus sensibles à la voix de la raison et de l'humanité. Les assemblées ne cessèrent nulle part, et les ministres forcèrent l'admiration de leurs pires ennemis par leur stoïque courage devant la mort.

Un seul faiblit devant le supplice ; il se réfugia ensuite en Hollande et y vécut trente ans, rongé par le remords, ravagé par la honte, objet de pitié pour ses frères, qui ne purent réussir à le consoler.

Un homme domine tous les autres à cette époque dans l'Eglise protestante : c'est Paul Rabaut, qui fut pasteur de Nîmes de 1740 à 1795. Il devint la lumière de son parti et, pour ainsi dire, le chef de son Eglise.

Il écrivait, en 1746, à l'intendant de Languedoc : En me destinant à exercer le ministère dans ce royaume, je n'ai pas ignoré à quoi je m'exposais ; aussi je me suis regardé comme une victime dévouée à la mort. J'ai cru faire le plus grand bien dont je suis capable en me dévouant à l'état de pasteur. Les protestants étant privés du libre exercice de leur religion, ne croyant pas pouvoir assister aux exercices de la religion romaine, ne pouvant avoir les livres dont ils auraient besoin pour s'instruire, jugez, Monseigneur, quel pourrait être leur état s'ils étaient absolument privés de pasteurs. Ils ignoreraient leurs devoirs les plus essentiels ; ils tomberaient ou dans, le fanatisme, source féconde d'extravagances et de désordres, ou dans l'indifférence et le mépris de toute religion.

Cet homme, que les lois du royaume condamnaient à mort et dont la tête était mise à prix, contribua plus que personne maintenir la paix dans le Midi, et les autorités royales eurent plus d'une fois recours à son influence pour ramener le calme dans l'esprit des populations troublées.

Lorsque le marquis de Paulmy, ministre de la guerre, traversa le Languedoc en 175, Rabaul eut le courage de l'aborder à un relais de poste, se nomma et lui remit un mémoire en le priant de le faire passer sous les yeux du roi. D'après les lois d'alors, Paulmy aurait eu le droit de faire arrêter Rabaut séance tenante, et de le faire même exécuter par décision sommaire. Frappé de l'air de noblesse et de gravité du pasteur, le marquis le salua courtoisement, prit sa requête et lui promit de la faire tenir au roi.

L'intendant de Languedoc n'osait pas se saisir de Rabaut, mais il désirait ardemment le faire sortir de la province ; il alla pour l'y décider jusqu'à persécuter sa femme, Madeleine Gaidan ; mais Madeleine, aussi héroïque que son mari, aima mieux mener une vie errante avec sa vieille mère et ses enfants que de conseiller à son mari d'abandonner son poste. Après deux ans de poursuites, le due de Mirepoix permit à cette admirable femme de rentrer à Mmes.

Paul Rabaut n'en restait pas moins sous le coup des ordonnances : Pendant près de trente ans, dit un de ses biographes, il n'a habité que des grottes, des huttes et des cabanes, où on allait le relancer comme une bête féroce. Il habita longtemps une cachette sûre, qu'un de ses guides lui avait ménagée sous un tas de ronces et de pierres. Elle fut découverte par un berger, et telle était la misère de sa condition qu'il regrettait encore cet asile plus propre à des bêtes fauves qu'à des hommes.

Il prenait toutes sortes de déguisements et de noms ; c'était M. Paul, M. Denis, M. Pastourel, M. Théophile. Il était tantôt marchand, tantôt garçon boulanger, et restait toujours doux et humble de cœur. Quand je fixe mon attention, disait-il, sur le feu divin dont brûlaient pour le salut de nos âmes, je ne dirai pas Jésus-Christ et les apôtres, mais les réformateurs et leurs successeurs immédiats, il me semble qu'en comparaison d'eux, nous ne sommes que glace. Leurs immenses travaux m'étonnent et en même temps me couvrent de confusion. Que j'aimerais à leur ressembler en tout ce qu'ils eurent de louable !

Son éloquence peu cultivée, mais pleine de sincérité, de vigueur et de feu, allait jusqu'au cœur de ses auditeurs, rassemblés parfois au nombre de dix à douze mille autour de lui. Sa voix était si éclatante et si distincte qu'elle parvenait aux plus éloignés et que tous remportaient chez eux quelque chose de ses salutaires leçons.

Après les procès de Sirven et de Calas, Rabaul put plaider la cause de ses frères auprès du gouverneur de Languedoc, prince de Beauvau, qui accorda aux protestants tout ce qu'il lui était possible de leur accorder.

En juin 1763, un synode national, tenu en Languedoc, envoya une nouvelle et plus ferme requête à Louis XV.

En 1767, une assemblée fut encore surprise ; mais, cette fois, on ne tua personne. Huit protestants notables se laissèrent prendre et acceptèrent la responsabilité commune. L'officier qui les avait pris, très embarrassé de ses prisonniers, leur offrit de les laisser s'évader. Ils refusèrent, et, au bout de deux mois, on les relâcha.

En 1769, les derniers forçats pour cause de religion quittèrent le bagne de Toulon, et la tour Constance lâcha ses dernières victimes. Quelques-unes de ces femmes étaient parvenues à une extrême vieillesse et y avaient passé plus de la moitié de leur vie.

On continua plus longtemps à pressurer les protestants. Les taxes arbitraires pleuvaient sur eux et ne tombaient pas toutes dans les caisses du roi.

L'anarchie juridique où ils vivaient finit par attirer l'attention, non des philosophes, presque tous indifférents à leur sort, mais des légistes, dont l'esprit d'ordre s'effrayait de voir si mal réglé un point si important.

Joly de Fleury en 1752, Rippert de Monclar en 1755, Gilbert de Voisins en 1766 demandèrent qu'un état civil particulier Mt accordé aux protestants ; mais Louis XV ne fit rien pour légaliser la situation des réformés.

Au sacre de Louis XVI, le roi prêta le serment ordinaire et jura d'exterminer les hérétiques ; mais, comme sa conscience ne lui permettait pas de prêter un serment qu'il était décidé à ne pas tenir, il prononça cette partie de la formule en parlant très vite et en bredouillant, de façon à la rendre inintelligible. Il n'en avait pas moins juré, et l'archevêque de Toulouse, Brienne, put lui dire : Sire, vous réprouverez les conseils d'une fausse paix, les systèmes d'une tolérance coupable. Nous vous en conjurons, Sire, ne différez pas d'ôter à l'erreur l'espoir d'avoir parmi nous des temples et des autels. Il vous est réservé de porter le dernier coup au calvinisme dans vos Etats. Ordonnez qu'on dissipe les assemblées schismatiques des protestants, excluez les sectaires, sans distinction, de toutes les charges de l'administration publique, et vous assurerez parmi vos sujets l'unité du véritable culte chrétien.

L'assemblée du clergé, en 1780, demanda encore le bannissement des ministres, la dispersion des assemblées et l'exclusion des protestants de toutes les charges publiques, mais protesta enfin contre toute idée de retour à la violence : Loin de nous la seule pensée du glaive et de l'épée !

Les temps approchaient où les juristes allaient enfin obtenir gain de cause.

Le baron de Breteuil fit rédiger par Rulhières des Eclaircissements historiques sur les causes de la révocation de l'Edit de Nantes, et présenta à Louis XVI, en 1786, un mémoire sur les moyens de rendre l'état civil aux protestants.

Louis XVI hésitait, Rulhières et Breteuil durent lui persuader, pour le décider, que la tolérance était le meilleur moyen de ramener les hérétiques.

Malesherbes aida à leurs efforts par un traité sur le mariage des protestants.

Les Notables, convoqués en 1787, n'avaient pas à s'occuper de la question ; mais La Fayette la proposa, et, après avoir présenté quelques observations, le comte d'Artois offrit à l'assemblée d'en parler au roi. Une adresse fut aussitôt rédigée pour appeler la bienveillance du roi sur cette portion nombreuse de ses sujets qui gémit sous un régime de proscription également contraire à l'intérêt général de la religion, aux bonnes mœurs, à la population, à l'industrie nationale et à tous les principes de la morale et de la politique.

L'édit de tolérance fut, enfin, rendu au mois de novembre 1787, cent deux ans après l'acte de révocation.

La religion catholique restait religion d'Etat ; mais les protestants acquéraient enfin le droit de vivre en France et d'y exercer une profession et un métier, sans être inquiétés pour cause de religion ; ils pouvaient se marier légalement devant les officiers de justice, faire constater les naissances devant le juge du lieu et faire ensevelir honorablement leurs morts.

On était enfin sorti de la persécution ; les assemblées retentissaient d'actions de grâces à Dieu, de bénédictions pour le roi et ses ministres[4].

Deux ans avant la Révolution, par la seule force de la vérité et du progrès social, le protestantisme se relevait et la vieille monarchie, qui l'avait proscrit, lui rouvrait elle-même, avant de disparaitre, les portes de la cité.

Les grands événements qui ont suivi out fait oublier l'édit de tolérance de Louis XVI. Si la Révolution n'était point venue, cet édit marquerait la date la plus mémorable du siècle dans l'histoire intérieure de la France.

Si la Révolution n'était point venue, cet édit marquerait la date la plus mémorable du siècle dans l'histoire intérieure de la France.

***

Nous voici parvenus à la fin de l'ancien Régime. En quelle attitude l'Eglise va-t-elle se présenter à la nation ?

Nous avons vu la France s'essayer sous Henri IV à la liberté religieuse, sans parvenir à s'y ployer. Louis XIII et Richelieu enlèvent aux protestants les garanties abusives que Henri IV avait cid leur accorder ; les deux cultes subsistent côte à côte et rivalisent de science et de zèle pour le bien public. Mais les catholiques demeurent exclusifs, et, malgré leurs querelles intestines entre molinistes et jansénistes, s'accordent pour déraciner le protestantisme et ruiner l'œuvre de Henri IV. L'étroite dévotion de Louis XIV leur permet de commettre cette faute irréparable, et trente ans de luttes sanglantes semblent assurer le triomphe absolu du catholicisme. Il parait alors comme épuisé par sa propre victoire, stérilisé par l'abaissement de son ennemi II se déchire de ses propres mains quiétistes et traditionnalistes, jansénistes et jésuites se condamnent et s'excommunient, tandis que commence à grandir une force nouvelle, presque étrangère cette fois à l'esprit chrétien, et qui règne bientôt sur le siècle. La philosophie et le jansénisme s'allient contre les jésuites et les ruinent ; mais les deux alliés se séparent presque aussitôt pour recommencer leurs querelles. Les protestants en profitent pour reconquérir leur droit à l'existence, et la Révolution commence, entre le jansénisme politique, déjà usé et sans crédit, et la philosophie décidée à tout renouveler autour d'elle.

Toutes ces luttes ont été, par certains côtés, nobles et grandes ; elles ont donné à notre histoire une allure dramatique d'un puissant intérêt ; elles ont causé des maux incalculables et gaspillé sans profit des énergies précieuses, dont on eût pu faire un bien meilleur emploi. Elles ont prouvé la puissance et la vitalité de l'idée religieuse et les dangers du fanatisme, et il me semble que la leçon dernière qui s'en dégage est une pensée de liberté.

Supposons, un instant, que la France soit restée fidèle aux traditions de Henri IV, qu'elle n'ait proscrit ni calvinistes, ni jansénistes, ni quiétistes, ni jésuites, ni philosophes, et que chacune de ces écoles ait pu se développer librement dans notre pays, n'est-il pas certain que la vie religieuse et morale, plus variée et plus active, y fût aussi restée plus sérieuse et plus profonde ? N'est-il pas infiniment probable que l'habitude de vivre en paix avec des hommes d'opinion différente aurait développé chez nous le respect ides droits d'autrui et le sens de la liberté ? N'est-il pas presque certain que le catholicisme, plus tolérant, n'aurait pas trouvé dans la philosophie une ennemie aussi intraitable et serait arrivé plus respectable et plus respecté au seuil des temps modernes ?

 

 

 



[1] Cf. G. de Félice, Histoire des protestants de France, Toulouse, 1880, in-8°.

[2] Cité par E. Bersier, Quelques pages de l'histoire des huguenots, 1891, in-12.

[3] E. LAVISSE, Histoire de France (Il. Carré, Louis XV). — C'est à l'ouvrage de M. Carré que nous empruntons le récit de l'affaire Calas.

[4] Cf. G. de Félice, Histoire des protestants de France, 1880.