Le jansénisme avait semé l'esprit de révolte dans l'Eglise de France, dès le temps de Louis XIV. Sous Louis XV, il était devenu peu à peu un parti d'opposition, et avait, à ce titre, conquis les Parlements. Les jésuites, au contraire, passaient dans l'opinion publique pour les partisans de l'absolutisme et de tous ses abus. Par une contradiction étrange, très fréquente dans l'histoire politique, les deux factions rivales avaient perdu presque complètement leur caractère primitif. Les jansénistes, adversaires du libre arbitre, étaient devenus les représentants du libéralisme politique, et les jésuites, qui avaient soutenu, envers et contre tous, la doctrine de la liberté morale, représentaient l'autocratie royale et pontificale, le statu quo absolu et odieux. Les philosophes profitèrent de la guerre intestine qui divisait l'Eglise pour pousser leurs affaires entre les partis rivaux et pour les déconsidérer l'un et l'autre aux yeux du public. L'affaire des billets de confession remplit Paris de scandales et discrédita la religion dans l'esprit d'un grand nombre de gens sages, qui lui étaient jusque-là demeurés fidèles. Au moment où l'on commençait à rire bruyamment des jansénistes, des jésuites et de leurs prétentions réciproques à l'orthodoxie et à l'infaillibilité, les débauches du roi et la brutalité de sa police le faisaient prendre en mépris et en haine par le peuple de Paris. Le ministère ayant ordonné une rafle de petits vagabonds pour les envoyer au Mississipi, la police arrêta parmi eux des fils d'artisans et de bourgeois, et ne les rendit à leurs familles que moyennant rançon. Le public était déjà fort irrité, quand le bruit se répandit que Louis XV était devenu lépreux à la suite de ses désordres et prenait des bains de sang pour se guérir ; les enfants que l'on arrêtait étaient destinés à périr pour rendre la santé au roi. Ces bruits atroces trouvèrent immédiatement créance auprès du peuple, tant le roi était méprisé. Le 16, le 22, le 23 mai 1750, Paris se souleva, s'emplit de tumultes et de colères. Le faubourg Saint-Antoine descendit dans la rue, courut sus aux archers, aux exempts, aux espions ; le corps d'un espion, massacré par la foule, fut jeté à la porte du lieutenant général de police, Berryer. Mme de Pompadour, qui se trouvait à Paris, n'eut que le temps de s'enfuir de toute la vitesse de ses chevaux. Il fut question d'aller à Versailles chercher le roi et brûler le château. L'alarme fut si chaude que l'on mit quatre pièces de canon en batterie à l'entrée du pont de Sèvres. Il s'en fallut de bien peu peut-être que la Révolution ne commençât dès cette année. Louis XV garda de l'émeute parisienne un amer souvenir. Il ne fit plus à Paris que de rarissimes apparitions, et fit tracer une route directe de Versailles à Saint-Denis, pour éviter de passer par la ville. On l'appela la route de la révolte, et celte révolte marque l'instant précis du divorce entre Paris et la royauté. Paris reste, dès lors, frondeur et devient très vite antireligieux. Dès 1753, d'Argenson écrit : La
perte de la religion ne doit pas être attribuée à la philosophie anglaise,
qui n'a gagné à Paris qu'une centaine de philosophes, mais à la haine contre
les prêtres, qui va au dernier excès. A peine osent-ils se montrer dans les
rues sans être hués. Les esprits se tournent au mécontentement et à la
désobéissance, et tout chemine à une grande révolution dans la religion et
dans le gouvernement. L'on assure que tout se prépare à une grande réforme
dans la religion, et ce sera bien autre chose que cette réforme grossière,
mêlée de superstition et de liberté, qui nous arriva d'Allemagne au XVIe
siècle. Comme notre nation et notre siècle seront bien autrement éclairés, on
ira jusqu'où l'on doit aller, l'on bannira tout prêtre, tout sacerdoce, toute
révélation, tout mystère. On prétend que, si cette révolution est pour
arriver à Paris, ce sera par le déchirement de quelques prêtres dans les
rues, même par celui de l'archevêque. Tout conspire à nous donner l'horreur
des prêtres, et leur règne est fini. Ceux qui paraissent dans les rues en
habit long ont à craindre pour leur vie. La plupart se cachent ou paraissent
peu. On n'ose plus parler pour le clergé dans les bonnes compagnies ; on est
honni et regardé comme des familiers de l'Inquisition. Les prêtres ont
remarqué, cette année, une diminution de plus d'un tiers dans le nombre des
communiants. Le collège des jésuites devient désert
; cent vingt pensionnaires ont été retirés à ces moines si tarés. On a
observé aussi, pendant le carnaval à Paris, que jamais on n'avait vu tant de
masques au bal contrefaisant les ecclésiastiques, en évêques, abbés, moines,
religieuses ; enfin la haine contre le sacerdoce et L'épiscopat y est portée
au dernier excès. Chacun des deux partis religieux accusait l'autre de cette déplorable situation ; chacun voulait servir la religion en exterminant la faction contraire. Un curé moliniste d'Amiens déclarait en chaire qu'il était prêt à tremper ses mains dans le sang des hérétiques ; un jésuite, prêchant devant le roi, soutenait qu'il fallait du sang pour éteindre les hérésies, et que certaines exécutions, faites à temps, épargnaient parfois des sévérités plus grandes. (E. Lavisse, Hist. de France : Louis XV, par A. Carré.) Les jansénistes n'avaient pas plus de mansuétude, payaient les libelles destinés à perdre les jésuites dans l'opinion, et leur agent écrivait de Rome en 1758 : Le cordon tracé autour des jésuites est de telle nature qu'ils ne sauraient le rompre malgré leur crédit et tous les trésors de l'Inde. C'est en Portugal que se forma d'abord l'orage qui devait ruiner la puissance des jésuites. En 1750, l'Espagne céda au Portugal les sept districts du Paraguay, que les jésuites avaient organisés et convertis en une province florissante. Les habitants se soulevèrent contre les Portugais, et le tout-puissant ministre du roi de Portugal, D. Sebastien de Carvalho, rendit les jésuites responsables de la rébellion. Il fit nommer le cardinal patriarche de Lisbonne visiteur de l'ordre, et soumit ainsi les jésuites de Portugal à une surveillance rigoureuse ; ils ne dirigèrent plus la conscience du roi, ils perdirent même le droit de prêcher et de confesser dans tout le Portugal. Le 3 septembre 1738, le roi José Ier, se rendant incognito chez la marquise de Tavora, fut grièvement blessé de deux coups de mousquet. Carvalho persuada au roi de s'isoler dans son palais, prépara à Loisir tous ses plans et, le 12 décembre, trois mois après l'attentat, fit arrêter. le duc d'Aveiro, le marquis de Tavora, sa mère, leurs parents, leurs amis, leurs domestiques, tous ceux qu'il voulut englober dans leur désastre. Jugés par un tribunal d'inconfidence, présidé par Carvalho lui-même, les accusés furent condamnés à mort le 12 janvier 1759, conduits ensemble à l'échafaud et exécutés de demi-heure en demi-heure. Après les grands vint le tour des jésuites. Le 13 décembre 1758, le P. Henriquez, provincial de Portugal, les PP. Malagrida, de Mattos, Jean Alexandre, d'autres encore furent arrêtés et jetés dans d'atroces prisons. La fureur de Carvalho se tourna surtout contre le P. Malagrida, vieux jésuite septuagénaire, qui s'était usé dans les missions du Brésil et dont un ardent mysticisme avait dérangé la raison. Ce vieillard prétendait avoir eu des visions, opéré des guérisons miraculeuses, remporté une victoire sur l'Antéchrist et écrit un livre sous la dictée de sainte Anne. Son véritable crime était d'avoir composé une tragédie de collège, intitulée Aman, où Carvalho se reconnaissait. Après de longs mois de détention, Malagrida fut condamné au feu et brillé vif, le 20 septembre 1761, avec 33 autres personnes, en présence du roi. Mais les accusations dirigées contre la Société de Jésus étaient mal prouvées, et tout le monde vit dans cette horrible exécution une vengeance de Carvalho ; la cour d'Angleterre ne dissimula pas à celle de Portugal son horreur pour un pareil excès de cruauté. Cependant les jésuites portugais étaient soumis dans leurs maisons à un odieux espionnage et calomniés auprès du roi et du public. Carvalho fabriqua de fausses lettres, qu'on leur attribua, et une fausse bulle qui permettait de les dépouiller de leurs biens. Ils furent arrêtés au nombre de 1.500 et divisés en groupes de 150 à 200. On les embarqua sans vivres sur des vaisseaux de commerce, qui, obligés de relâcher sans cesse pour faire de l'eau et des vivres, n'arrivèrent qu'après une longue navigation à Civita Vecchia, où les Pères furent débarqués comme un vil bétail, et remis aux autorités pontificales. Il y en eut qui restèrent dans les prisons de Portugal, où on les soumit à tous les traitements que peut imaginer un politique doublé d'un bourreau. Les cachots du fort Saint-Julien, écrivait en 1766 le P. Kaulen, sont remplis de quantité de vers et d'autres insectes et de petits animaux qui m'étaient inconnus. L'eau suinte sans cesse le long des murs, ce qui fait que les vêtements et autres choses y pourrissent en peu de temps ; aussi le gouverneur du fort disait-il dernièrement : — Tout se pourrit promptement ; il n'y a ici que les Pères qui se conservent. — Le chirurgien s'étonne souvent comment plusieurs malades d'entre nous se guérissent et se rétablissent. — Il en est mort un dont le visage a pris un éclat qu'il n'avait pas pendant sa vie, en sorte que les soldats et les autres qui le contemplaient ne pouvaient s'empêcher de dire : — Voilà le visage d'un bienheureux. — Témoins de ces choses et fortifiés par le ciel en d'autres manières, nous nous réjouissons avec ceux d'entre nous qui meurent, et nous envions en quelque sorte leur destin, non parce qu'ils sont au bout de leurs travaux, mais parce qu'ils ont remporté la palme. Les vœux de la plupart sont de mourir sur le champ de bataille. Les trois Français qui ont été mis en liberté, en ont été tristes, regardant notre position plus heureuse que la leur... Pour moi, je ne changerais pas mon état avec le vôtre — le correspondant du P. Kaulen était provincial du Bas-Rhin. Les choses se passèrent en France d'une manière plus douce ; il n'y eut ni tortures ni bûchers ; mais la Société n'en perdit pas moins, en quelques mois, une de ses plus belles provinces. La rapidité de sa chute s'explique par une véritable conspiration, préparée de longue main par les jansénistes et les philosophes ; l'opinion publique y applaudit par esprit d'opposition, et Mme de Pompadour y disposa le roi par animosité personnelle contre la Société. Dès 1752, la belle marquise, rapidement usée par la vie de Cour, songeait aux moyens d'assurer la durée de sa faveur en devenant la simple confidente du roi. Elle forma, le projet de se rapprocher du parti dévot, tout en conservant sa haute situation mondaine, et elle crut que les jésuites entreraient aisément dans ses intentions. Elle trouva, au contraire, une résistance invincible chez le P de Sacy, qu'elle avait choisi comme directeur, et chez les PP. Pérusseau et Desmarets, confesseurs du roi. Ces religieux exigeaient que la marquise quittât la Cour avant de l'admettre, elle et le roi, à la fréquentation des sacrements. Mme de Pompadour n'obtint pas l'absolution, resta à Versailles et passa dans le camp de la philosophie. — Les jésuites eurent une terrible ennemie de plus ; mais il est à croire que Pascal, cette fois, leur aurait donné raison. En 1760, un procès retentissant vint rappeler tout à coup l'attention publique sur la Société de Jésus et permit à ses ennemis de dessiner contre elle l'attaque décisive. Répandus dans tout l'univers, ayant des biens dans tous les pays du monde, les jésuites avaient naturellement cherché à en tirer le meilleur parti possible et avaient fini par créer de véritables entreprises commerciales, qui étaient vues d'un très mauvais œil par leurs concurrents laïques et par les ordres rivaux. En 1741, le pape Benoît XIV leur interdit même tout négoce et surtout le commerce des esclaves par la bulle Immensa pastorum, qui resta, comme tant d'autres, à peu près lettre morte. Il nous paraîtrait très difficile de prouver en droit que les jésuites, propriétaires de riches domaines, et récoltant chaque année, dans leurs terres des Antilles, des Indes od du Paraguay, les denrées les plus précieuses n'avaient pas le droit de les exporter et de les vendre, au même titre que n'importe quel autre propriétaire. Mais il nous paraît aussi qu'en l'espèce les Pères jésuites eurent un double tort : continuer leurs opérations malgré l'expresse défense du pape et donner à leurs opérations le caractère d'un commerce clandestin. Ils s'exposèrent ainsi aux justes censures des autorités ecclésiastiques et aux attaques légitimes des autorités séculières. Le Père Antoine de La Valette, supérieur général de la Martinique depuis 1741, était un homme d'une grande intelligence, d'un caractère entreprenant, et possédait comme pas un le génie dey affaires. Ayant trouvé sa communauté endettée de 135.000 livres, il résolut de payer ses dettes et de l'enrichir même, s'il se pouvait. Dénoncé à ses supérieurs en 1753, il trouva un défenseur énergique dans l'intendant des Iles du Vent, M. Hurson, qui lui rendit le témoignage le plus flatteur. Le Père La Valette fut renvoyé à. la Martinique, et y revint plus ardent que jamais, plus prêt à la lutte pour la plus grande gloire de son ordre. Il contracta des emprunts, acheta des nègres, mit ses terres en valeur et devint bientôt l'un des plus hardis manieurs d'argent des Antilles. Plusieurs bonnes récoltes successives lui permirent de payer une partie des dettes de sa communauté et d'acquitter une partie de ses engagements. Grisé par le succès, il acheta des terres immenses à la Dominique, rassembla 2.000 nègres, contracta un emprunt d'un million sur la place de Marseille et crut marcher à la conquête de l'El Dorado. Mais une épidémie décima ses noirs ; le Père emprunta pour payer les intérêts de ses précédents emprunts, s'improvisa banquier et marchand, envoya des cargaisons en Hollande et s'ingénia à trouver des débouchés en Amérique aux marchandises hollandaises rapportées par ses navires. Tant d'activité, tant de talents allaient être récompensés par une éclatante fortune, quand la guerre maritime déchaînée tout à coup entre la France et l'Angleterre vint ruiner tous les calculs de l'ingénieux spéculateur. Ses navires furent pris en 1755 par les Anglais, et il perdit d'un seul coup 500.000 livres. Ses créanciers s'effrayèrent, avertirent le Père Leforestier, provincial de France, alors à Rome, et par lui le Père Ricci, général de l'Ordre. Ricci ne sut pas deviner, dès le premier moment, toute l'étendue du péril. Il voulut gagner du temps, négocier. On divisa les créanciers en deux groupes. D'un côté, l'on mit les petits créanciers, qui avaient un besoin urgent de leurs fonds et que l'on devait rembourser. De l'autre, on mit les gros créanciers, avec lesquels on chercha à s'entendre. Mais la vie commerciale ne s'accorde pas avec tant de délais. Les frères Lioncy, de Marseille, durent suspendre leurs paiements et, créanciers de La Valette pour 1.500.000 livres, actionnèrent la Société de Jésus, comme civilement responsable, devant le tribunal consulaire de Marseille. La veuve Grou, de Nantes, fit de même devant le tribunal de Paris pour une créance de 30.000 livres. Les juges de Paris déclarèrent, le 30 janvier 1760, la Société de Jésus responsable de la conduite du. Père de La Valette. Le consulat de Marseille se prononça dans le même sens, le 19 mai, contrairement à la jurisprudence constamment suivie jusqu'alors, qui considérait chaque établissement de la Société comme une personne civile distincte. Les jésuites auraient dû payer les deux millions dus par La Valette ; ils ne pouvaient faire croire à personne que le Père avait pu faire le négoce pendant dix ans, contracter des emprunts, acheter des terres et des esclaves, fait la banque et armer des navires, sans que ni à Rome, ni en France, ni même à la Martinique, personne en eût jamais rien su. Le Père de La Valette déclara bien, le 25 avril 1762, que c'était faute de connaissance ou de réflexion, ou par
une sorte de hasard qu'il lui était arrivé de faire un commerce profane, et qu'il
y avait renoncé à l'instant où il avait appris combien de trouble ce commerce
avait causé dans la Compagnie et dans toute l'Europe. Il alla jusqu'à attester par serment que parmi les premiers supérieurs de
la Compagnie, il n'y en avait pas un seul qui l'eût autorisé, ou conseillé,
ou approuvé-dans le commerce qu'il avait entrepris, pas un seul qui y eût eu aucune
sorte de participation, ni qui y eût été de connivence. On demeura
convaincu que le Père de La Valette avait eu au moins la permission tacite de
commercer, que, s'il eût réussi, ses bénéfices eussent grossi le trésor de la
Société de Jésus, et qu'aucun de ces premiers supérieurs, qui ne voulaient
rien savoir, ne l'eût blâmé. Les jésuites ne comprirent pas qu'ils devaient s'exécuter ; ils crurent possible de gagner en appel le procès perdu en première instance, et appelèrent de la sentence des consulats au Parlement. Louis XIV leur avait accordé le privilège de Committimus, qui leur permettait d'être jugés par le Grand Conseil. S'ils l'avaient fait, ils auraient eu gain de cause, le Grand Conseil étant soumis à l'influence directe du roi. Ils pensèrent qu'en choisissant le tribunal du droit commun ils se mettraient en meilleure posture devant l'opinion publique. Ils calculèrent. que bon nombre de magistrats avaient été leurs élèves. Ils crurent avoir pour eux et le droit et les juges, et le Parlement les vit avec une joie indicible venir se remettre entre ses mains. Le 8 mai 1761, sur les conclusions de l'avocat général Le Pelletier de Saint-Fargeau, la Société de Jésus fut déclarée responsable et condamnée à payer aux frères Lioncy leurs 1.500.000 livres de créances et 50.000 livres de dommages-intérêts. Défense lui fut faite de s'immiscer dorénavant dans aucun genre de trafic. Cette sentence, très juste en elle-même, fut acclamée par le public, et les jésuites présents à l'audience durent s'enfuir sous les huées. Mais le Parlement était bien décidé à ne pas s'en tenir là et à poursuivre la ruine de la Société. Quoique le passif de La Valette ne s'élevât qu'à deux millions, le Parlement décréta la saisie de tous les biens de la Société. Des créanciers inconnus surgirent de toutes parts et portèrent bientôt le total des réclamations à cinq millions de livres. La Société fut dès lors en état de faillite. En même temps, le procureur général dénonçait à la Cour les statuts de la Société de Jésus et un magistrat janséniste, l'abbé de Chauvelin, en réclamait l'examen par le Parlement. Le rapport sur les Constitutions de la Société fut présenté par l'avocat général Orner Joly de Fleury, et une commission fut nommée pour en discuter les conclusions. La commission se composa de l'abbé Terray, du conseiller de l'Averdy, janséniste passionné, et de l'abbé de Chauvelin, aussi ennemi que lui des jésuites. Le rapport de Chauvelin fut un véritable réquisitoire : il rappela tous les traits de l'histoire politique des jésuites qui pouvaient les représenter comme des séditieux et des régicides ; il les impliqua dans l'assassinat de Henri III et de Henri IV ; il leur attribua les tentatives de meurtre dirigées contre Louis XV et contre le roi de Portugal. Il leur reprocha leurs longues persécutions contre les jansénistes. Le gouvernement s'effraya de l'allure si rapide que prenait le procès, il engagea les jésuites à remettre au greffe du Conseil tous leurs titres et pièces, et le roi invita le Parlement à surseoir à tout nouveau jugement dans cette affaire. Au mépris de la volonté royale, le Parlement continua son œuvre. Le 6 août 1761, vingt-quatre ouvrages des jésuites furent condamnés au feu, et leurs collèges furent déclarés fermés à partir du 1er octobre. Louis XV, qui pouvait casser ces arrêts, se borna à en suspendre l'exécution pour un an par lettres patentes du 29 août. Les magistrats n'acceptèrent même pas ce moyen terme, et se contentèrent de proroger la fermeture des collèges jusqu'au 1er avril 1762. Cependant le haut clergé commençait à s'agiter. Quarante-cinq évêques témoignèrent en faveur des jésuites. Choiseul envoya un exprès à Rome pour obtenir du général Ricci qu'il renonçât à une partie de son autorité en France et déléguât ses pouvoirs à un vicaire général qui résiderait dans le royaume. Le pape se-montra encore plus résolu que Ricci à maintenir les statuts de l'Ordre dans toute leur intégrité, et c'est alors que fut prononcé, par le pape et non par le général, le-fameux mot, tant de fois cité : Sint ut sunt, aut non sint. Le roi essaya de sauver les jésuites, malgré le pape et malgré leur général. Par une déclaration en date du 9 mars 1762, il annula toutes les procédures déjà faites et obligea les jésuites à enseigner les quatre articles de la déclaration gallicane de 1682. Le Parlement n'enregistra pas la déclaration royale, que
Louis XV retira honteusement. Le 1er avril, 84 collèges furent fermés dans le
ressort du Parlement de Paris, et, le 6 août, un arrêt de la Cour supprima la
Société de Jésus[1],
comme inadmissible par sa nature dans tout Etat
policé, comme contraire au droit naturel, attentatoire à toute autorité
spirituelle et temporelle et tendant à introduire dans l'Eglise un corps
politique dont l'essence consiste dans une activité continuelle pour parvenir
d'abord à une indépendance absolue et successivement à l'usurpation de toute
autorité. Les Parlements de province suivirent l'exemple du Parlement de Paris et supprimèrent à leur tour — à de très faibles majorités — les établissements des jésuites situés dans leurs ressorts. Les rapports de La Chalotais au Parlement de Bretagne, de Dudon à Bordeaux, de Mondas à Aix, eurent dans toute la France un immense retentissement. Des ennemis de la Compagnie composèrent un volumineux pamphlet intitulé : Extrait des assertions dangereuses contenues dans les livres de la Société. Les amis des jésuites signalèrent, il est vrai, dans ce libelle, 758 citations tronquées ou fausses, il n'en eut pas moins une vogue extrême et acheva de convaincre l'opinion. L'archevêque de Paris ayant publié dans une Lettre pastorale une apologie des jésuites, le Parlement fit brûler la Lettre par le bourreau, manda l'archevêque à sa barre, et pour soustraire le prélat à la vengeance du Parlement, le roi ne trouva pas de moyen plus relevé que de l'exiler. Enfin Louis XV, harcelé par tous les ennemis des jésuites, finit par signer l'arrêt du conseil qui les supprimait (21 nov. 1764). Le Parlement les avait bannis, le roi leur permit de rester dans le royaume et d'y vivre en particuliers, moyennant la promesse de se séparer de leur institut. Je n'aime pas cordialement les jésuites, écrivait Louis XV à Choiseul, mais toutes les hérésies les ont toujours détestés, ce qui est leur triomphe. Je n'en dis pas plus. Pour la paix de mon royaume, si je les renvoie contre mon gré, du moins ne veux- je pas qu'on croie que j'ai adhéré à tout ce que les Parlements ont fait et dit contre eux. Je persiste dans mon sentiment qu'en les chassant il faudrait casser tout ce que le Parlement a fait contre eux. Le Parlement de Paris aggrava l'édit, royal par un arrêt qui interdit aux jésuites d'approcher-de Paris de plus de dix lieues, les assujettit à résider dans leur diocèse natal et à se présenter, tous les six mois, devant les substituts du procureur général aux bailliages et sénéchaussées. Tous les biens de la Société furent confisqués. Ces biens montaient à 58 millions, donnant un revenu utile de 1.200.000 livres pour assurer l'entretien de 4.000 religieux ; ce qui donnait en moyenne 300 livres par tête, à une époque où les curés congruistes à 700 livres se disaient réduits à la mendicité. Le Parlement de Paris attribua 20 sous par jour à chaque profès, celui de Grenoble alla jusqu'à 30, mais celui de Toulouse n'en accorda que 12. Un incident fort curieux l'engagea cependant à élever jusqu'à 20 sous la portion congrue des Pères. Les jésuites avaient coutume d'offrir un repas aux galériens quand la chaîne passait par Toulouse, et, pour habituer les jeunes gens à l'humilité et à la vertu, ils faisaient servir les forçats par leurs élèves. La chaîne étant venue à passer, le Parlement décida que le repas traditionnel serait offert aux forçats sur les revenus confisqués de la Société. Le repas coûta 17 sous par tête, et comme la malignité publique s'amusait fort de ce qu'un forçat reçût une aumône plus abondante qu'un jésuite, le Parlement s'exécuta, après une délibération solennelle, toutes chambres assemblées. (Crétineau-Joly, Hist. de la Compagnie, t. V.) Chassés du Portugal et de la France, les jésuites ne tardèrent pas à être expulsés d'Espagne par l'un des coups d'Etat les plus soudains et les plus terribles que l'on connaisse. Dans la nuit du 2 au 3 avril 1767, la police envahit tous les établissements de la Société situés dans toute l'étendue de la monarchie espagnole. Cinq mille religieux furent arrêtés à la même heure, leurs papiers furent saisis et mis sous scellés, leurs couvents furent séquestrés, et, sans avoir égard ni à leur âge, ni à leurs infirmités, ni à leurs maladies même, on les dirigea par les voies les plus courtes vers les ports d'embarquement, où des vaisseaux les attendaient pour les transporter en Italie. Mais, cette fois, le pape refusa de les recevoir, ne pouvant admettre la prétention du roi d'Espagne de disposer aussi arbitrairement de son hospitalité. Les vaisseaux durent reprendre la mer, et amenèrent les Pères dans l'île de Corse, d'où la conquête française les chassa encore, deux ans plus tard. La ruine des jésuites était due, en Portugal, à la tyrannie de Carvalho, en France à la conspiration des jansénistes et des philosophes, en Espagne à un véritable complot, dont Aranda, Moñino et Campomanès, sans doute aussi le ministre napolitain Tanucci, furent les instigateurs. Charles III, endoctriné par eux, vit dans les jésuites des fauteurs de révolte et des semeurs de séditions, on lui montra leur main dans l'émeute des capas qui avait mis son autorité en péril à Madrid, on lui persuada qu'il ne pourrait introduire aucune réforme dans ses Etats tant que la Société. y resterait puissante, et sur ces vagues accusations, qu'il eût été impossible de préciser, peut-être sur des calomnies plus atroces, 5.000 religieux, presque tous de grande science et vertu, furent arrêtés, dépouillés de leurs biens et bannis de leur patrie par un prince pieux et dévot, qui serait mort de douleur s'il eût pu connexe qu'on l'avait trompé. Après avoir triomphé des jésuites dans leurs propres domaines, les gouvernements de France et d'Espagne travaillèrent à en triompher au dehors, et obtinrent leur expulsion de Parme, de Naples et de Rhodes. Le pape Clément XIII excommunia le duc de Parme, qui était son vassal. Choiseul répondit au monitoire pontifical par la saisie du Comtat Venaissin. Tanucci saisit de même les principautés de Bénévent et de Ponte Corvo, en chassa les jésuites et s'empara de leurs biens. Quand Clément XIII fut mort, les cours catholiques mirent tout en œuvre pour faire élire un pape favorable à leur politique. Le franciscain Laurent Ganganelli avait observé une neutralité prudente dans la question des jésuites et estimait que l'intérêt du Saint-Siège devait passer avant celui de la Société. Il fut élu et prit le nom de Clément XIV. Après quatre ans de négociations et d'atermoiements, il signa enfin le bref Dominus ac redemptor, qui supprimait officiellement la Société de Jésus. Il accordait à ses membres la permission d'entrer dans d'autres ordres, ou de rester dans leurs propres maisons, sous l'autorité des supérieurs ecclésiastiques ; ils pouvaient également se mettre à la disposition des évêques pour exercer le ministère. Le général Ricci, ses assistants et quelques autres Pères furent jetés en prison, et Ricci y mourut deux ans plus tard. Les jésuites expièrent ainsi leur longue prospérité et l'abus qu'ils avaient souvent fait de leur puissance et de leurs richesses ; mais il faut ajouter qu'ils ne se montrèrent jamais aussi stoïques que dans ces jours de malheur et d'opprobre. Tandis que les hommes ordinaires ne peuvent endurer la moindre tyrannie sans éclater en plaintes et en récriminations, et sans méditer aussitôt des plans de vengeance, les jésuites frappés par un despotisme inouï ne se départirent pas un instant de leur traditionnelle fermeté. Dans cette nuit du 2 au 3 avril 1767, les agents du gouvernement espagnol ne trouvèrent devant eux que des hommes résignés et prêts à obéir sans murmures à la volonté du roi, et ce fut un rare spectacle que celui de cette puissante congrégation de 5.000 religieux, dispersée le même jour en Espagne, au Chili, au Mexique, aux Philippines, et recevant partout la nouvelle de sa ruine du même visage qu'elle aurait appris une insigne faveur royale. N'emportant avec eux que leur crucifix, leur bréviaire et le linge strictement nécessaire pour le voyage, aidant et consolant leurs vieillards, leurs infirmes, leurs malades, leurs mourants même, les Pères n'eurent ni un cri de haine ni un élan de colère contre les ministres qui les frappaient, et montrèrent par cette étonnante énergie morale quelle forte trempe leur Institut sait donner aux âmes. Cette patience dura des années. Charles III avait accordé à chaque Père une pension
annuelle de 100 piastres ; mais cette pension devait être supprimée
radicalement pour tous, si un seul Père se permettait de publier des écrits contraires au respect et à la soumission dus à la
volonté du roi, sous prétexte d'apologies ou de défenses, qui tendraient à
troubler la paix dans ses royaumes. Les Pères eurent la prudence de ne
rien publier pour leur défense, et il y en avait parmi eux plus d'un qui
savait tenir une plume affilée et mordante. Ils se turent et laissèrent au
temps et à Dieu le soin de les justifier. En France, sur quatre mille religieux, il ne s'en trouva que cinq en tout pour renoncer à la Société ; les autres préférèrent une vie pauvre et obscure, ou les hasards de l'exil, à une capitulation de conscience qui les eût laissés prêtres, tout en les séparant de leur Institut. Les jésuites trouvèrent asile en Angleterre, où se réfugia le P. de La Valette ; en Italie, où le Pape finit par leur ouvrir les portes de ses Etats ; en Prusse, où Frédéric II les protégea ; en Pologne, où Catherine II ne souffrit pas qu'il leur fût fait le moindre tort. Il resta ainsi un grand nombre d'hommes toujours attachés de cœur et d'âme à la Société, et toujours prêts à répondre à son premier appel, au jour attendu de sa résurrection, qui ne devait arriver que le 7 août 1814, quarante ans après la suppression de l'Ordre et cinquante-six ans après le début de la persécution en Portugal. Si nous voulons connaître les sentiments des contemporains sur la destruction des jésuites, nous les trouverons exprimés avec force et sincérité par d'Alembert, par Voltaire et par Frédéric II. Frédéric II, étranger et protestant, est le plus indépendant. Il écrivait, le 13 septembre 1773, à l'abbé
Columbini : Abbé, vous direz à qui voudra
l'entendre, pourtant sans air d'ostentation ni d'affectation, et même vous
chercherez l'occasion de le dire naturellement au pape et au premier ministre
que, touchant l'affaire des jésuites, ma résolution est prise de les
conserver dans mes Etats tels qu'ils l'ont été jusqu'ici. J'ai garanti au
traité de Breslau le statu quo de la religion catholique et je n'ai jamais
trouvé de meilleurs prêtres à tous égards. Vous ajouterez que, puisque
j'appartiens Ma classe des hérétiques, le pape ne peut me dispenser de
l'obligation de tenir ma parole, ni du devoir d'un honnête homme et d'un roi. D'Alembert ayant cru devoir écrire au roi que la Philosophie avait été un moment alarmée de voir Sa
Majesté conserver cette graine, Frédéric lui répondit sur le ton de
persiflage qui lui était habituel : Vous pouvez être
sans crainte pour ma personne ; je n'ai rien à craindre des jésuites : le
cordelier Ganganelli leur a rogné les griffes, il vient de leur arracher les
dents mâchelières et les a mis dans un état où ils ne peuvent plus ni
égratigner ni mordre, mais bien instruire la jeunesse, de quoi ils sont plus
capables que toute la masse. Ces gens, il est vrai, ont tergiversé dans la
dernière guerre ; mais réfléchissez à la nature de la clémence : on ne peut
exercer cette admirable vertu à moins que d'avoir été offensé ; et vous,
philosophe, vous ne me reprocherez pas que je traite les hommes, avec bonté,
et que j'exerce l'humanité indifféremment envers tous ceux de mon espèce, de
quelque religion et de quelque société qu'ils soient. Croyez-moi, pratiquez
la philosophie et métaphysiquons moins. Les bonnes actions sont plus
avantageuses au public que les systèmes les plus subtils et les plus déliés. Voltaire, ancien élève de la Société et resté en bonnes
relations avec un certain nombre de Pères, écrit à d'Argentai : Il faut que je dise à mes Anges que j'ai jugé les
jésuites. Il y en avait trois chez moi, ces jours passés, avec une nombreuse
compagnie. Je m'établis premier Président, je leur fis prêter serment de signer
les quatre propositions de 1682, de détester la doctrine du probabilisme et
du régicide, d'obéir au roi plutôt qu'au pape, après quoi je prononçai : La
cour, sans avoir égard à tous les fatras qu'on vient d'écrire contre vous et
à toutes les sottises que vous avez écrites depuis deux cent cinquante ans,
vous déclare innocents de tout ce que les Parlements disent contre vous
aujourd'hui, et vous déclare coupables de ce qu'ils ne disent pas ; elle vous
condamne à être lapidés avec des pierres de Port-Royal, sur le tombeau
d'Arnauld. Voltaire estime les jésuites utiles à l'enseignement et regrette leur suppression. Il pense qu'on pouvait les soumettre à un contrôle légitime sans les détruire. Il eût voulu que l'on tint balance égale entre les jansénistes, qu'il appelle des ours, et les jésuites, qu'il appelle des vipères, et il ajoute plaisamment qu'il ne faut exterminer ni les uns ni les autres, puisqu'ils ont leur utilité, qu'on peut faire de bon bouillon de vipère et que les ours fournissent de bons manchons. D'Alembert, lui, se réjouit ouvertement de la victoire de la philosophie. Il n'a de sympathie ni pour les jésuites ni pour les jansénistes : Entre ces deux sectes,
dit-il, l'une et l'autre méchantes et pernicieuses,
ai l'on était forcé de choisir, la Société que l'on vient d'expulser serait
la moins tyrannique. Les jésuites, gens accommodants
pourvu qu'on ne se déclare pas leur ennemi, permettent assez qu'on pense
comme on voudra ; les jansénistes, sans égards comme sans lumières, veulent
qu'on pense comme eux ; s'ils étaient les maîtres, ils exerceraient sur les
ouvrages, les esprits, les discours, les mœurs, l'inquisition la plus
violente. Il ne voit pas comme Voltaire, dans la suppression des jésuites, une victoire janséniste, mais une défaite de l'Eglise : On a bien fait, disait-il,
de supprimer les jésuites, on ferait mieux de
supprimer les jansénistes et tous les ordres religieux, sans exception...
La ruine des jésuites présage le triomphe de la
philosophie, car les jésuites formaient des troupes régulières s et
disciplinées, tandis que les jansénistes sont des cosaques et des pandours,
dont la philosophie aura vite raison. C'est d'Alembert qui voyait le plus juste et le plus loin. La destruction de la Société de Jésus a été le premier coup sensible porté à l'Eglise depuis la Réforme, et nous y voyons le premier acte de la Révolution. Ce sont les rois absolus qui ont enseigné à nos révolutionnaires comment on supprime un ordre religieux, comment on confisque ses biens et comment La raison du plus fort est toujours la meilleure. |
[1] Cf. E. Lavisse, Histoire de France : Louis XV, par H. Carré ; — et Crétineau-Joly, Hist. de la Compagnie de Jésus, t. V.