Nous avons fait gloire à Henri IV d'avoir introduit, le premier, dans nos lois le principe de la tolérance religieuse ; nous avons été obligés de reconnaître qu'il y eut dans sa décision plus de politique que de philosophie, et que les deux confessions, catho ligue et protestante, restèrent ennemies, après comme avant l'Edit. Les réformés témoignèrent d'abord d'un esprit turbulent et batailleur, qui les rendit suspects au prince et qui amena- la suppression des garanties matérielles dont ils jouissaient. Les catholiques envisagèrent toujours l'Edit comme une mesure provisoire, arrachée au roi par les tristes nécessités de la politique. Ils se donnèrent pour tache d'en obtenir la révocation, et les meilleurs nourrirent, dès les premières années du dix-septième siècle, l'idée d'employer tous les moyens, y compris les plus violents, pour convertir et soumettre les huguenots et les ramener à la foi commune. Le cardinal de Bérulle ne croyait pas à l'efficacité de la
controverse contre les hérétiques et pensait qu'on
ne pouvait mettre fin à une hérésie qui avait pris naissance dans les
divisions de l'Etat que par un coup d'éclat propre à la détruire dans son
centre même. Il est vraiment affligeant de trouver un pareil fanatisme chez un homme d'une aussi grande valeur morale ; mais nous ne pouvons ni nous en étonner ni en être indignés, car ce fanatisme découlait très logiquement de la conception que l'on avait alors de la religion. Pour un catholique du dix-septième siècle, le principe qu'il n'est point de salut hors de l'Eglise est absolu ; et les huguenots, s'étant mis volontairement hors l'Eglise, ne peuvent attendre que la damnation. Il était donc permis à un politique comme Richelieu de les laisser tranquillement dans cette voie de perdition pour assurer la paix du royaume, et conserver au roi des contribuables et des soldats ; mais le vrai chrétien, curieux avant toutes choses du salut de ses frères, ne devait pas avoir de cesse qu'il n'eût retiré de leur mortelle erreur ces milliers cames qui allaient se perdant par leur faute et pour l'éternité. L'hostilité des catholiques contre les huguenots a donc eu pour incontestable point de départ, chez les hommes les meilleurs et les plus doux, une pensée d'éminente et ardente charité : l'idée d'assurer leur salut. Nous ne saurions, en bonne morale, condamner nos pères à ce sujet ; car, si la tolérance est inscrite dans nos lois, elle est bien loin d'être encore inscrite dans nos cœurs. Etudions donc les injustices et les violences qui furent commises il y a deux siècles ; considérons les comme une grande crise nationale ; notons-en fidèlement les prodromes, les différentes périodes et les effets, et que le spectacle des excès commis nous attache plus profondément à la tolérance. Ni Richelieu ni Mazarin ne furent des fanatiques. Ils cherchèrent tous les deux à maintenir catholiques et protestants dans le respect de l'Edit ; mais les administrateurs et les magistrats ne furent pas aussi sages, et la Compagnie du Saint-Sacrement trouva chez eux de déplorables complaisances. L'histoire des trente années qui séparent le siège de La Rochelle du gouvernement personnel de Louis XIV pourrait être appelée proprement la période de la Compagnie ; c'est elle qui lutte avec ses seules forces contre le protestantisme légalement reconnu, et Louis XIV ne fera que profiter plus tard de ses enseignements. La Compagnie songea d'abord, et ce moyen était parfaitement légitime, à convertir les huguenots par la prédication et la controverse. Elle fit appel à tous les gens de banne volonté et fit prêcher par toute la France ; mais les huguenots avaient aussi des ministres fort instruits et éloquents, contre lesquels les missionnaires n'avaient pas toujours l'avantage, et la Compagnie cherchait à le leur assurer en marquant aux populations de quel côté était la faveur du gouvernement. La conversion des adultes présentant trop de difficultés, on crut plus aisé de convertir les enfants et les jeunes gens, et, pour s'assurer qu'une fois convertis ils ne retomberaient point dans l'erreur, on eut l'idée de fonder des maisons religieuses où les nouveaux convertis trouveraient asile. Vers 1634, la Congrégation pour la propagation de la foi fonda à Paris, dans l'île Notre-Dame, le couvent des Nouveaux-Catholiques. En 1637, Marie de Lumague, dame de Pollalion, ouvrit à Paris, rue des Fossoyeurs, le couvent des Nouvelles-Catholiques. Des succursales furent créées en province : à Sedan, à Metz, au Puy, à Grenoble. Ces maisons étaient fondées pour y
élever les enfants que les huguenots
confiaient à leur garde et recevoir aussi tous les autres qui, venant à
embrasser la religion catholique, seraient chassés de leurs maisons, comme il
arrivait souvent. Comme on le pense bien, il était fort rare qu'un
huguenot mit de lui-même ses enfants dans un couvent de nouveaux convertis ;
la population de ces couvents était donc composée en grande majorité
d'enfants subornés, amenés là au mépris de l'autorité paternelle, et retenus
contre tout droit. Les parents n'osaient pas toujours se plaindre,
quelquefois cependant ils se plaignaient et, suivant le vent qui soufflait à
la Cour, ils obtenaient justice ou se voyaient déboutés de leurs prétentions.
Le 8 juin 1648, le roi déclara prendre sous sa protection la dame Alix,
directrice de la maison des Nouvelles-Catholiques de Metz, et lui permit de conserver pendant quinze jours tous ceux ou celles qui
se rendraient dans sa maison, sans qu'ils pussent être réclamés, ni
interrompus par aucun de leurs parents, amis ou autres. En 1657, au
contraire, Louis XIV défend de contraindre personne à changer de religion et
fait rendre à leurs familles trois fillettes de neuf, dix et douze ans qui
avaient été amenées à ce même couvent. Comme l'emploi de la force pouvait être dangereux, on
pensa à acheter les conversions. La Compagnie fit un fonds pour les nouveaux
convertis, et l'on voit dans les procès-verbaux des assemblées de province la
trace de ces charités intéressées, dont nous avons déjà dit notre sentiment.
A Grenoble, en 1660, un ménage protestant, qui a promis de se convertir,
reçoit 30 sols, et on lui fait espérer une plus
ample charité après la conversion. A Limoges, en 1662, une conversion
est récompensée d'une aumône de quatre livres. Toutes ces mesures avaient pour but de ramener directement les protestants au catholicisme ; mais la Compagnie parait avoir eu plus de confiance dans les moyens détournés et s'est principalement employée à rendre intenable aux protestants la situation que leur avait faite la loi, afin de les déterminer à quitter leur camp et à rallier le gros de l'armée. Dans cette voie, il n'est pas de taquinerie, de vexation ou d'injustice dont elle ne se soit avisée, toutes les fois qu'elle en trouvait le moyen. Elle faisait obliger les protestants à saluer le
Saint-Sacrement et à tendre leurs maisons, le jour de la Fête-Dieu, pour marquer leur respect pour la religion du roy. Elle s'ingéniait à représenter les huguenots comme des gens scandaleux, dont un bon catholique devait s'éloigner avec soin. Elle blâmait les relations d'amitié entre gens de communion différente ; elle déclarait scandaleux qu'un catholique assistât à un enterrement protestant. Elle faisait une guerre acharnée aux livres protestants.
Elle faisait défendre par le Parlement de Rouen à
tous libraires, imprimeurs, colporteurs et tous autres de faire imprimer,
vendre, afficher, ni distribuer aucuns livres, placarts, ni libelles
contraires à la doctrine orthodoxe de la Religion catholique. Elle
faisait saisir à la frontière les livres imprimés à Genève. Elle combattait par tous les moyens en son pouvoir
l'influence des instituteurs protestants. Elle réussit, en 1647, à faire
fermer à Rouen une école de filles tenue depuis vingt ans par deux
demoiselles huguenotes. L'avocat général Le Guerchois osa dire devant le
Parlement qu'il était juste, raisonnable et
équitable que la Religion catholique abaissât et humiliât, autant qu'il était
possible, la religion prétendue réformée. Elle engageait les bons catholiques à ne rien acheter chez les négociants protestants ; elle menaçait les catholiques suspects de tolérance de les mettre eux aussi à l'Index. Elle eût voulu que les patrons catholiques n'employassent pas d'ouvriers huguenots. Elle défendait aux patrons huguenots d'employer des ouvriers orthodoxes. Ayant appris que des religionnaires voulaient s'établir à Grenoble, elle fait demander au premier consul de la ville d'exiger désormais de tout nouvel habitant une attestation de bonnes vie et mœurs, qu'on pourra toujours refuser aux protestants. Elle intrigue, dès 1632, pour que les procureurs ne puissent être choisis parmi ceux de la religion. En 1636, elle voudrait qu'il fût interdit aux médecins d'être d'une autre religion que la catholique. Elle engage les médecins bien pensants à exiger de leurs malades qu'ils reçoivent les sacrements ; elle leur ordonne de les abandonner, s'ils refusent. Elle est à l'affût de tout ce qui se passe dans le camp ennemi. Si quelque propos malsonnant est tenu dans une Académie protestante, elle la fait fermer. Si quelque assemblée clandestine se tient dans un quartier de Paris, la Compagnie la surveille, la fait disperser et l'empêche de se reformer[1]. Toutes ces tyrannies ne sont encore que l'effet des initiatives particulières ; tous ces faits se passent sous le règne de Louis XIII et sous le règne de Mazarin, à une époque où le pouvoir n'est pas encore nettement hostile aux réformés et. entend observer loyalement l'Edit de Nantes. Avec l'avènement réel de Louis XIV (1661), la scène change. Le roi est fils d'une infante
d'Espagne et dirigé par un jésuite fanatique, le P. Annat ; il nous apprend
lui-même qu'il songea, dès les premiers jours de son règne, à restreindre
l'édit de son grand-père : Je formai dès 1661 le
plan de toute ma conduite envers les réformés : ne point les presser par
aucune rigueur nouvelle contre eux, faire observer ce qu'ils avaient obtenu
de mes prédécesseurs, mais ne leur rien accorder au delà et en renfermer
l'exécution dans les étroites formes que la justice et la bienséance
pouvaient permettre. Quant aux grâces qui dépendaient de moi seul, je
résolus, et j'ai ponctuellement observé depuis, de ne leur en faire aucune,
et cela par bonté, non par aigreur. Ce curieux passage des Mémoires de Louis XIV nous démontre, une fois de plus, que c'est par charité chrétienne, par bonté, dans l'intérêt de leur salut, que le roi s'est résolu à persécuter les hérétiques. Nous voyons aussi dans ces quelques lignes une maxime chère aux politiques de tous les temps, qui croient très légitime de n'accorder de faveurs qu'à leurs amis et de ne donner à leurs adversaires que la stricte justice, comme s'il pouvait être juste de mettre toutes les grâces d'un seul côté, et comme s'il y avait rien de plus inique que la stricte et brutale justice. Avec un souverain féru de pareilles idées, les ennemis des réformés eurent beau jeu, pour développer leur plan d'attaque. A la place de la Compagnie du Saint-Sacrement, qui disparut en 1666, l'assemblée du clergé se chargea d'entretenir le roi dans les dispositions les plus hostiles et de le pousser à des mesures de plus en plus sévères. L'assemblée de 1665 réclame la suppression des universités, des collèges et des académies protestantes, la spoliation des consistoires, la suppression des chambres mi-parties dans les Parlements, et l'autorisation pour les enfants d'abjurer la religion réformée dès l'âge de neuf ou dix ans. En 1670, le clergé revint à la charge. Il demanda que le programme des écoles primaires protestantes fût réduit à la lecture, à l'écriture et au calcul ; la géographie et l'histoire constituant, d'après lui, un luxe inutile. Il eût voulu que les pasteurs ne pussent prêcher en dehors de leur paroisse et qu'on fit sortir de France tous les ministres d'origine étrangère. Il trouvait juste qu'un sursis de trois ans pour payer ses dettes fût accordé à tout huguenot qui se convertirait. En 1675, le clergé réclama l'interdiction pour tout catholique de se faire protestant et supplia le roi de ne plus admettre de réformés aux emplois publics. Il réclama aussi la fermeture d'un grand nombre d'écoles et la destruction de plusieurs temples. Il ne cessa de harceler le roi et les ministres, les trouvant toujours trop mous et trop timides, les poussant aux mesures les plus rigoureuses avec une véritable férocité. Louis XIV ne fut amené que par degrés à l'idée de révoquer l'Edit d'Henri IV ; le clergé fit réellement le siège de sa volonté ; il sut la circonvenir, la saper, la miner, et mit vingt-cinq ans à l'amener à capitulation. Louis XIV songea d'abord aux moyens de douceur. Condé et Fabert tentèrent de réunir les deux cultes ; mais les protestants répondirent à ces tentatives indiscrètes par un refus indigné : il leur semblait impossible de réconcilier Christ et Bélial. Bossuet dépensa un immense talent à persuader aux protestants que le catholicisme n'offrait avec leur religion que d'insignifiantes différences. Son Exposition de la foi catholique faillit être condamnée à Rome et fut âprement réfutée par un jeune avocat de Montpellier, Brueys, qui d'ailleurs se convertit plus tard par ambition. La certitude de s'avancer dans les bonnes grâces du roi décida un grand nombre de hauts personnages à se rallier à la religion de Sa Majesté. Turenne fut un des plus marquants. Mme de Maintenon ne se contenta pas de changer de religion ; comme elle n'avait pu déterminer son cousin, M. de Villette-Mursay, à suivre son exemple, elle lui fit donner un commandement à la mer part, M. de Seignelay et, en son absence, enleva sa fille âgée de sept ans, pour en faire une bonne catholique ; voici en quels termes Mlle de Villette raconte sa conversion : A peine ma mère fut-elle partie de Niort, ma tante, accoutumée à changer de religion, et qui venait de se convertir pour la seconde ou la troisième fois, partit de son côté et m'emmena à Paris. Sur la route nous rencontrâmes d'autres jeunes filles d'un âge plus fait, que Mine de Maintenon réclamait pour les convertir. Ces jeunes personnes, décidées à la résistance, étaient aussi étonnées qu'affligées de ale voir amenée sans défense. Pour moi, contente d'aller sans savoir où l'on me menait, je n'étais affligée de rien. Nous arrivâmes ensemble à Paris, où Mme de Maintenon vint aussitôt me chercher et m'emmena seule à Saint-Germain. Je pleurai d'abord beaucoup ; mais je trouvai, le lendemain, la messe du roi si belle que je consentis à me faire catholique, à condition que je l'entendrais tous les jours et que l'on me garantirait du fouet. C'est là toute la controverse que l'on employa et la seule abjuration que je fis. Un autre converti, l'habile Pélisson, tira de sa conversion l'abbaye de Bénévent (10.000 livres), — l'abbaye de Gimont (8.000 livres), — le prieuré de Saint-Orens, une place de maître des requêtes, les fonctions d'historiographe du roi et l'admission au petit-lever. Il crut ne pouvoir mieux reconnaître toutes ces faveurs qu'en travaillant activement à la conversion des réformés et accepta la direction de la Caisse des conversions, richement dotée par le roi. Dans une lettre du 12 juin 1677, adressée aux évêques du royaume, il nous initie aux secrets de sa comptabilité. Il tarife les conversions, dont le prix varie d'un écu à 100 livres. Ce dernier prix doit être réservé aux gens d'un rang assez relevé ou chargés de famille. On ne paiera aucune prime sans une lettre d'abjuration certifiée par l'évêque du diocèse, l'intendant ou quelque autre personne considérable. Certains convertisseurs faisaient merveille. Avec 2.000 écus, des missionnaires jésuites avaient acheté 7 à 800 conversions. A la fin de 1682, Pélisson comptait 50.830 conversions, qui avaient coûté à sa caisse 725.000 livres. Il envoya ses listes au Pape Innocent XI, qui lui adressa un bref de félicitation. Il n'y avait vraiment point là matière à compliments. Ce honteux moyen ne fit qu'épurer le protestantisme, en le débarrassant d'un grand nombre d'indignes, et n'ôta rien à sa force et à sa vitalité. La caisse des conversions n'était qu'absurde ; on en vint bientôt jusqu'aux moyens franchement odieux. Les Chambres de l'Edit, organisées par Henri IV pour garantir aux réformés une exacte justice, furent supprimées dès 1669 à Rouen et à Paris, el, en 1679, à Toulouse et à Bordeaux. On chassa systématiquement les protestants de tous les offices de judicature, de finances et de la maison du roi. Une déclaration du 20 février 1680 interdit la profession de sage-femme aux non-catholiques. Un arrêt du Conseil du 29 juin ordonna à tous les réformés demeurant en la ville de Dijon de s'en retirer avec leurs familles et d'aller résider ailleurs. Le 14 juillet de la même année, les réformés reçurent défense de vendre leurs biens et de sortir du royaume. Les enfants purent abjurer valablement le protestantisme à 7 ans, sans que leurs père et mère ou parents y pussent donner aucun empêchement, sous quelque prétexte que ce fût. Un édit de juin 1680 interdit, au contraire, aux catholiques de passer à la religion réformée sous peine d'amende honorable, de confiscation des biens et de bannissement du royaume. En punition de l'apostasie, le culte protestant était supprimé dans l'endroit où l'abjuration avait eu lieu. Ce fut un moyen commode d'arriver à fermer les temples. Il suffisait que l'on y eût vu des catholiques, ou d'anciens huguenots convertis. Le temple de Marennes fut fermé sur le simple soupçon que des catholiques y avaient pénétré. Les ministres de cette église subirent sept mois de détention dans les cachots de La Réole, et furent ensuite bannis du royaume, quoiqu'on n'eût pu relever contre eux aucune charge précise. En la seule année 1683, on ferma pour des faits de ce genre 38 temples dans le Haut-Languedoc. Le temple de Montpellier, l'un des plus beaux de France, fut détruit parce qu'une jeune fille de quinze ans y vint se réfugier après s'être enfuie d'un couvent où on l'avait mise par force. En 1684, trois lois terribles vinrent coup sur coup écraser les dernières libertés des réformés. Les biens des consistoires furent attribués aux hôpitaux catholiques. Les ministres reçurent défense dé prêcher plus de trois ans au même lieu ; passé ce délai, ils devaient aller desservir une autre paroisse, située au moins à vingt lieues de la première, sous peine de 2.000 livres d'amende, d'interdiction du ministère et de destruction de leur église. Enfin il fut défendu aux particuliers de recevoir chez eux les pauvres malades de la religion prétendue réformée, qui durent aller mourir dans les hôpitaux catholiques. Il serait facile de multiplier les preuves de cette tyrannie administrative ; nous en avons dit assez pour qu'il soit possible de se rendre compte du sens d'un proverbe du XVIIe siècle : patient comme un huguenot. Il fallait avoir, en effet, une patience extraordinaire pour endurer sans révolte, ou au moins sans indignation, une pareille série d'illégalités et de dénis de justice. Ce qu'on ne peut se lasser d'admirer, c'est que cette persécution coïncide précisément avec la plus brillante période du règne de Louis XIV. La paix de Nimègue marque le plein midi du soleil royal, Versailles devient la résidence habituelle du roi, l'aqueduc de Maintenon se construit, la gloire littéraire et artistique de la France est à son comble, et l'arbitraire s'affiche cyniquement, en attendant que la barbarie, mal dissimulée par la politesse des grandes manières de Cour, fasse de nouveau irruption dans les provinces avec les dragonnades. L'inventeur responsable de cette nouvelle persécution est l'intendant du Poitou Marillac. Le roi avait, dans cette province, diverses créances à recouvrer. Marillac donna l'ordre aux sergents et aux archers de prévenir les réformés que, s'ils ne se convertissaient point, on les forcerait à payer beaucoup plus que leur part, tandis que les nouveaux convertis seraient déchargés de l'impôt. Parmi les moyens employés alors pour assurer le recouvrement des tailles, figurait l'envoi de garnisaires chez les récalcitrants. Marillac envoya chez les réformés de grosses escouades de soldats, qui se comportèrent avec si peu de discrétion qu'un grand nombre de protestants se convertirent, et l'intendant put énvoyer à M. de Louvois de longues listes de convertis, qui étonnèrent le ministre et le firent penser à employer les troupes à la conversion des huguenots. Dans une lettre du 18 mars 1681, on le voit conseiller à Marillac de mettre 20 dragons chez les réformés, alors qu'en bonne justice on n'en devrait pas mettre plus de 10. Marillac va plus loin, ne met les dragons que chez les huguenots, oblige l'habitant à les nourrir, contrairement aux ordonnantes, et à leur payer une gratification de 30 sols par tête. Les officiers ont ordre de fermer les yeux sur les libertés que peut prendre le soldat, et le pillage est bientôt si terrible que les huguenots désertent le pays. Mme de Maintenon avertit son frère qu'il ne saurait mieux faire que d'acheter une terre en Poitou, où elles vont se donner pour rien par la fuite des huguenots. Ceux qui restent se convertissent par bandes ; c'est un succès sans précédent. Marillac en est si fier qu'il continue ses tyrannies malgré Louvois et malgré le roi. Il semble qu'il y ait dans son cas quelque chose de la fierté de l'inventeur ; il a découvert le bon moyen, il ne veut pas qu'on l'arrête. Il fallut le révoquer en février 1682 pour mettre fin à ces horreurs. Cependant la situation des réformés devenait de plus en plus dangereuse. Le 1er juillet 1682, parut l'Avertissement pastoral de l'Eglise gallicane, assemblée à Paris par ordre du roi, à ceux de la R. P. R. pour les porter à se convertir et d se réconcilier avec l'Eglise. Ce document, signé de 8 archevêques, 25 évêques, dont
Bossuet, et 35 autres ecclésiastiques, débutait sur le ton le plus onctueux. Il y a longtemps, nos très chers frères, que l'Eglise de
J.-C. est pour vous dans les gémissements et que cette mère, pleine d'une
très sainte et très sincère tendresse pour ses enfants, vous voit, avec une
extrême douleur, toujours égarés et comme perdus dans l'affreuse solitude de
l'erreur... Elle se plaint amèrement, cette
mère désolée, de ce qu'ayant méprisé la tendresse qu'elle a pour vous, vous
avez déchiré ses entrailles. Elle vous recherche comme ses enfants égarés,
elle vous rappelle comme la perdrix ses petits ; elle s'efforce de vous
rassembler sous ses ailes comme la poule ses poussins ; elle vous sollicite à
prendre la route du ciel comme l'aigle ses aiglons, et, toujours pénétrée des
vives douleurs d'un pénible enfantement, elle tâche, faibles enfants, de vous
ranimer une seconde fois, résolue pour cet effet de souffrir toute sorte de
tourments jus- qu'à ce qu'elle voie J.-C. véritablement renouvelé et
ressuscité dans vos cœurs. L'Eglise gallicane adjurait les réformés de revenir à
elle, déclinant toute responsabilité morale à l'endroit de leur salut, s'ils
n'entendaient point ce dernier appel. Mais connaissant déjà sans nul doute
les intentions du roi, elle soulignait sa prière d'une terrible menace : Si vous refusez de répondre à nos désirs, cette dernière
erreur sera plus criminelle que toutes les autres, et vous devez vous
attendre à des malheurs incomparablement plus funestes et plus épouvantables
que tous ceux qui vous ont atteints jusqu'à présent dans voire révolte et
votre schisme. L'Avertissement pastoral et comminatoire fut
signifié à tous les consistoires réformés par les soins des intendants, et
accompagné d'une lettre du roi ordonnant aux évêques et aux magistrats : de ménager les esprits de ceux de la Religion prétendue
réformée avec douceur, et de ne se servir que de la force des raisons, sans
rien faire contre les édits et déclarations en vertu desquelles l'exercice de
leur religion était toléré dans le royaume (10 juillet 1682). Tandis que le langage du roi rendait quelque confiance aux réformés, les parlements ne cessaient de sévir contre eux. Pendant le seul mois de janvier 1683, celui de Toulouse fit arrêter 30 ministres et 60 pères de famille. Les protestants résolurent de montrer qu'ils n'entendaient
pas capituler. Dans une assemblée clandestine, tenue à Toulouse, seize
délégués des églises du Languedoc, des Cévennes et du Dauphiné décidèrent de
rouvrir les temples illégalement fermés et de rétablir l'exercice de leur
religion dans tous les lieux où il avait été aboli. Dans une lettre au roi,
ils protestaient de leur dévouement à sa personne : la
même religion qui les contraignait de s'assembler pour célébrer la gloire de
Dieu leur apprenait qu'ils ne pouvaient jamais être dispensés, sous quel
prétexte que ce fût, de la fidélité qui était due à Sa Majesté par tous ses
sujets. Au mois de juillet, quelques prêches eurent lieu en plein champ, en Dauphiné et dans les Cévennes. Les catholiques s'alarmèrent. Louvois lança en campagne un soudard féroce, le marquis de Saint-Ruth, qui se fit bientôt une horrible réputation de cruauté. Du Dauphiné, Saint-Ruth passa dans le Vivarais, battit les
paysans et mit tout le pays au pillage. Le ministre Homel tomba entre ses
mains. D'Aguesseau le condamna, comme rebelle, à être roué vif, et la
constance de ce vieillard de 71 ans frappa d'étonnement et d'admiration tous
ceux qui furent témoins de sa mort. Je meurs,
déclara-t-il sur l'échafaud, dans la religion où je
suis né et pour elle, je déclare que je la crois bonne et la seule où l'on
puisse faire son salut. J'ai prêché 43 ans toujours la pure vérité et rien
que ce qui est contenu dans la sainte Ecriture ; j'en prends Dieu à témoin et
le remercie de tout mon cœur de ce qu'il m'a fait la grâce de professer et
prêcher les vérités de son saint Evangile. Le bourreau, qui était
ivre, le frappa comme un furieux, mais de coups mal assurés. Il aurait dû
mourir entre midi et une heure, il ne rendit le dernier soupir qu'entre
quatre et cinq heures du soir. (Puaux, Histoire
de la Réformation française, t. VI.) En vain, d'Aguesseau essayait-il de défendre les populations paisibles, Louvois, irrité des tentatives de résistance qui venaient d'être faites, blâmait l'intendant et n'expédiait que des ordres sanguinaires : Nourrissez les troupes aux dépens du pays, saisissez les coupables, faites-les juger, rasez les maisons de ceux qui ont été pris les armes à la main, abattez et rasez les temples, causez une telle désolation que l'exemple épouvante. Dans ces heures terribles, les protestants essayèrent, encore une fois, de faire entendre au roi le langage de la justice et de la raison. Au mois de janvier 1685, le ministre Claude rédigea au nom
des réformés une Requête des protestants au roy. (Cf. Revue historique, janvier 1885.)
Il rappelait l'origine de l'Edit de Nantes, insistait sur son inviolabilité,
le montrait confirmé par Louis XIII et par Louis XIV même, en 1643, 1669 et
1680, de sorte que les suppliants pouvaient dire
avec raison et avec confiance que, vivant sous le bénéfice de l'Edit de
Nantes, ils vivaient sous la foi sacrée du roi et des rois ses prédécesseurs.
Cependant l'Edit était constamment violé ; l'accès des charges publiques
était interdit aux réformés ; l'exercice des arts et métiers leur était rendu
chaque jour plus difficile, leur autorité de pères de famille, droit qui a toujours été regardé parmi toutes les nations
comme saint et inviolable, leur était déniée. L'Edit de Nantes n'était
regardé par les juristes royaux que comme une charge dont il fallait soulager
l'Etat. Des 760 églises protestantes autorisées en 1598, à peine en
restait-il la douzième ou la quinzième partie. Les ministres étaient
pourchassés avec une rigueur inouïe, les écoles et académies fermées, les
Chambres de l'Edit supprimées. Et pour répondre à la distinction que l'on
voulait faire entre le texte de l'Edit et les intentions d'Henri IV, Claude
citait, d'après l'historien catholique Richer, les propres paroles du roi,
qui auraient dû faire rougir Louis XIV : de ne
trouve pas bon, avait dit Henri, d'avoir une
chose dans l'intention et d'en écrire une autre, et si quelques autres l'ont
fait, je ne veux pas faire comme eux. La tromperie est partout odieuse, elle
l'est davantage aux princes, dont la parole doit être immuable. Cette admirable requête, monument de saine raison et de courageuse franchise, ne parait avoir fait aucune impression sur Louis XIV. Est-elle même arrivée jusqu'à lui ? Tandis que Claude défendait la cause du droit, les dragonnades, un instant suspendues, reprenaient de plus belle et promenaient l'horreur dans l'Angoumois, le Béarn, le Haut et le Bas-Languedoc. Les mémoires du temps sont remplis de détails épouvantables sur la férocité des soldats, lâchés par leurs officiers et autorisés à faire tout ce qui leur passait par la tête. Nous choisirons, parmi les faits les plus authentiques, deux traits caractéristiques qui suffiront à peindre les excès de tout genre auxquels se livrèrent les troupes. La conversion du pays de Montauban avait été confiée au marquis de Bouliers. Il envoya 38 cavaliers chez le baron de Péchels de la Buissonnade ; ils enfoncèrent les portes, brisèrent les meubles et ne laissèrent pas au baron un lit où il pût se coucher. La marquise de Sabonnières, sa femme, était sur le point d'être mère ; elle n'en fut pas moins chassée de sa maison et s'en alla emportant un berceau et suivie de son mari et de ses quatre enfants, dont l'aîné n'avait pas sept ans. Du haut des fenêtres, les dragons leur jetèrent plusieurs cruches d'eau. Quand la maison fut pillée de fond en comble, on leur ordonna d'y rentrer et de préparer de nouveaux logements pour les soldats. Ils obéirent ; six fusiliers entrèrent et, n'ayant rien à piller, commirent mille insolences. D'heure en heure arrivaient de nouveaux soldats. Le baron et les siens furent, une seconde fois, obligés de quitter leur maison. La marquise, vivement impressionnée de tout ce qui venait de se passer, sentit les premières douleurs de l'enfantement ; pais toutes les portes se fermaient devant elle. Une de ses sœurs lui offrit enfin un asile. Les dragons l'y suivirent, dès le lendemain, et allumèrent un si grand feu dans sa chambre que sa vie et celle de son enfant furent dans un grand danger. Elle se plaignit aux officiers, qui la traitèrent plus rudement encore que leurs soldats. Deux jours après, elle fut obligée de quitter la maison de sa sœur. Elle prit son enfant dans ses bras et se présenta chez l'intendant, qui la reçut brutalement et la mit à la porte. Elle courut alors dans toutes les rues, espérant que quelqu'un lui donnerait abri. Pas une porte ne s'ouvrit ; la terreur régnait dans la ville. Elle résolut de passer la nuit sur une pierre vis-à-vis de la demeure de sa sœur. Les soldats, qui ne la perdaient pas de vue, l'insultaient et la raillaient. Une femme fut touchée de son malheur, alla trouver l'intendant et lui parla avec tant d'éloquence qu'il lui permit de la recevoir chez elle, à condition que les gardes continueraient à la surveiller. La constance du baron de Pechels fut à la hauteur de celle de la marquise. Jamais il ne voulut renier sa foi. Traîné de prison en prison, il fut transporté de la tour Constance d'Aigues-Mortes en Amérique. Arrivé à Saint-Domingue, les prêtres le firent envoyer à l'Île-Vache, parce qu'il empêchait ses compagnons de se convertir. Il finit par s'échapper et se réfugia en Angleterre, où sa femme le rejoignit ; mais leurs cinq enfants leur furent enlevés. Parfois les soldats, mis en joie par d'abondantes beuveries, inventaient des bouffonneries féroces. Un bourgeois de Rouffignac, appelé Pasquet, leur étant tombé entre les mains, ils l'emmaillotèrent comme un enfant, le couchèrent dans un grand berceau, lui firent avaler de la bouillie brûlante et lui en barbouillèrent le visage. Il mourut des suites de cette plaisanterie. C'en est assez pour comprendre la terreur qu'inspiraient les missionnaires bottés partout où ils apparaissaient. Tel homme courageux, qui eût chargé bravement à la tête d'une compagnie, s'effrayait en pensant aux tortures qu'on lui infligerait, aux insultes et aux mauvais traitements qui menaçaient sa femme et ses enfants. On cédait, la rage dans le cœur, on se rendait au bureau de conversion, on y demandait un brevet de catholicité qu'on mettait à son chapeau. C'était par milliers que se comptaient les conversions de ce genre. Marillac, dans sa première campagne, avait converti 50.000 huguenots. Foucault, Bouliers, Baville, de Noailles, l'évêque de Valence, M. de Cosnac, en convertirent bien davantage. Chaque jour arrivaient à Versailles de nouvelles listes, et Louis XIV, ignorant de quels moyens on se servait, grisé par les flatteries des gens de Cour, enivré de l'excès de sa puissance, attribuait au prestige de sa personne et de son autorité des résultats qui tenaient en effet du miracle, pour quiconque ne savait pas comment prêchaient les dragons. Les dragons étaient de pauvres gens, recrutés parmi la plèbe la plus vile de France et de l'étranger ; on ne s'étonne pas de les trouver ivrognes, pillards et débauchés. Mais que dire de ces intendants qui se font bourreaux pour obtenir des conversions et qui mentent au roi pour obtenir sa faveur ? Que dire de M. de Saint-Ruth, qui branchait les gens, comme eût fait Monluc cent ans plus tôt ; — de M. de Tassé s'amusant à contrefaire la voix pleurante des femmes qui lui venaient demander la grâce de leurs maris ? M. Colbert, coadjuteur de l'archevêque de Rouen, était-il
bien sincère, lorsqu'il disait au roi, au nom de l'assemblée du clergé (21 juillet 1683), que
c'était en gagnant le cœur des hérétiques que le roi avait dompté leur
obéissance et qu'ils ne seraient peut-être jamais rentrés dans le sein de
l'Eglise par une autre voie que par le chemin couvert de fleurs qu'il leur
avait ouvert ? N'est-on pas vraiment affligé quand on voit Bossuet,
lui-même, prendre part à l'odieuse campagne et nier ensuite les excès qui
l'ont marquée ? Le 14 décembre 1683, il reçoit de Louvois la lettre
suivante : Monsieur, je ne puis mieux vous informer
des ordres que S. M. a donnez pour employer quatre compagnies du régiment de
dragons de la Reyne à la conversion des religionnaires de la ville et
élection de Meaux qu'en vous envoyant copie de la lettre que j'escris par
ordre du roy à M. de Menars, par laquelle vous verrez le jour que doivent
arriver lesdites compagnies, et l'ordre qu'il a de concerter avec vous ce
qu'il y aura à taire pour lesdites conversions. Le 3 janvier 1686, Jurieu écrit dans ses Lettres
pastorales : Je ne puis vous le dire qu'avec des
larmes de sang ; les dragons ont tout fait changer par force dans l'élection
de Meaux. — Et, le 24 mars 1686, Bossuet, s'adressant aux nouveaux
convertis, se félicite qu'aucun d'eux n'ait souffert de violence ni dans sa
personne ni dans ses biens : J'entends dire la même
chose aux autres évêques, mais pour vous, mes frères, je ne vous dis rien que
vous ne disiez aussi bien que moi : vous êtes revenus paisiblement à nous,
vous le savez. (F. Puaux, Requête
des protestants de France à Louis XIV, Revue historique, janvier
1885, p. 99.) Trompé par tous et recevant sans cesse des listes de conversions, dénaturées et grossies, Louis XIV finit par croire qu'il ne restait plus en France que 10 à 12.000 protestants, et que la révocation de l'Edit, devenu presque sans objet, les ferait bientôt disparaître. Sa responsabilité morale est certainement très atténuée par la conspiration ourdie autour de lui, mais il ne saurait cependant échapper à tout reproche. Roi absolu, se croyant doué de lumières supérieures au commun des hommes, rapportant à lui toute la gloire de son règne, il ne saurait s'excuser sous prétexte qu'il n'a pas su ce qui se faisait en son nom. S'il ne l'a pas su, c'est qu'il n'a pas voulu le savoir, et, s'il n'a pas voulu s'informer plus exactement, c'est qu'il se doutait bien de ce qu'il aurait appris. |