Le Jansénisme peut être considéré comme une maladie noire du sens religieux. Mais cette maladie n'a pas été la seule dont il ait eu à souffrir, et l'excès de l'amour divin n'a pas causé moins de folies que n'avait fait l'excès de la crainte de Dieu. Le Décalogue nous enseigne que nous devons aimer Dieu de tout notre esprit, de tout notre cœur et de toutes nos forces ; mais il n'est pas vrai, comme on l'a dit, que la véritable mesure de l'amour divin soit d'aimer Dieu sans mesure. H faut que cet amour soit sage et réfléchi, que l'expression en soit intelligente et qu'il ait pour effet de rendre notre conscience plus délicate et notre désir de bien faire plus ardent. Aimer Dieu, en somme, c'est aimer le devoir. Mais, comme les hommes donnent aussi le nom d'amour à un sentiment tout différent et beaucoup plus répandu ; comme cet amour, entendu à la manière humaine, est ce qui les charme et les passionne le plus, ils ont trouvé naturel d'appliquer à l'amour divin le langage qui convient à l'autre, et de cette transposition presque sacrilège sont nés les effets les plus inattendus et les plus bizarres. Le dix-septième siècle, qui a vu naître et fleurir le Jansénisme, a été aussi un grand siècle mystique et a connu avec le mysticisme toutes les grandeurs et tous les excès. Nous savons déjà que le dix-septième siècle a été marqué par la création d'un très grand nombre de nouveaux ordres religieux, et que, dans sa première moitié, les couvents se sont multipliés dans toute la France. Les religieux s'occupent soit de travaux manuels, soit d'enseignement, soit de prédication, soit d'érudition ; ils restent par toutes ces choses en contact avec la vie et gardent le sens et le goût de l'action ; bien rares sont les ordres qui, comme celui des Chartreux, séquestrent l'individu, le séparent même de ses confrères par la loi du silence, et le condamnent à une perpétuelle contemplation. Ajoutons que le religieux a généralement voulu l'être, l'est par choix et par étude, et n'a. le plus souvent à s'en prendre qu'à lui, s'il s'est trompé sur sa vocation. Bien différente est la situation des couvents de femmes. Presque tous s'adonnent exclusivement à la vie contemplative, c'est à peine si quelques ordres commencent alors à s'occuper d'enseignement, et ceux qui se consacrent, au soulagement des malades sont l'exception : les Visitandines de Mme de Chantal, d'abord fondées sur le type d'un ordre charitable, sont revenues en peu d'années au type d'ordre contemplatif. Tandis que le moine sort, respire l'air extérieur, parle, discute et agit, la religieuse vit cloîtrée, à l'abri des tentations du monde, mais loin de ses travaux et de ses joies. Ses jours coulent tous semblables comme les grains d'un rosaire ; les offices, où elle est simple spectatrice, puisque son sexe lui interdit le sacerdoce ; les méditations, presque toujours très vagues et sans fruit, puisque la science lui manque ; les menues occupations du couvent, trop mesquines, trop monotones surtout pour devenir intéressantes, voilà ce qui remplit sa vie, avec les petits commérages auxquels se prend toujours, même derrière les grilles, la curiosité féminine. Bien plus souvent que le religieux, la nonne a été mise au
couvent sans être consultée. Les couvents sont des Bastilles, où les pères de
famille mettent leurs filles trop nombreuses : nous l'avons vu par l'histoire
de Mlles Arnauld. Les clercs les plus distingués enseignent que cette
pratique est légitime, et que la vocation suggérée est tout aussi valable que
la vocation personnelle. On voulait faire une religieuse de Mlle de La
Maisonfort, cousine de Mme Guyon ; la malheureuse — elle avait vingt-trois
ans — résistait, pleurait et se débattait, et Fénelon lui écrivait : Tout ce que j'ai à vous dire, Madame, se réduit à un seul
point, qui est que vous devez demeurer en paix avec une pleine confiance... La vocation ne se manifeste pas moins par la décision
d'autrui que par votre propre attrait. Quand Dieu ne donne rien au-de- dans
pour attirer, il donne au dehors une autorité qui décide. (F. Brunetière, La querelle du quiétisme.)
Et, en vertu de cette autorité du dehors qui décidait, quantité de jeunes
filles étaient murées vives, qui n'eussent pas demandé mieux que de rester
dans le siècle. Ces hommes et ces femmes, jetés en dehors de la vie normale, demandaient à la vie intérieure, à l'ascétisme, à la méditation, à l'extase, une compensation nécessaire à tout ce qui leur manquait. Quelques génies trouvaient dans ce colossal effort le moyen d'atteindre aux plus hautes cimes de la pensée ; la plupart s'égaraient dans un labyrinthe de subtilités et de rêves, quelques-uns, par la profondeur de leurs chutes, donnaient raison à la fameuse maxime de Pascal : Qui veut faire l'ange, fait la bête. Les scandales étaient rares ; il y en eut cependant. Nous n'insisterons pas sur ce triste chapitre, qui est de tous les temps et de tous les pays ; nous dirons seulement quelques mots de la terrible histoire des Ursulines de Loudun. Urbain Grandier, curé de Saint-Pierre de Loudun, était un homme de belle prestance et de bonnes manières, d'esprit distingué, de goûts très mondains, dont les aventures faisaient grand bruit et grand scandale dans la petite ville et dans toute la contrée. Il n'était bruit que de ses galanteries et de ses querelles, et il ne manquait point de gens pour croire que le curé de Saint-Pierre avait des accointances avec le diable. On parlait de lui jusque dans les couvents. Les Ursulines en parlèrent, tant et si bien qu'elles finirent par se croire ensorcelées par lui et possédées de démons soumis à ses ordres. Des moines et des clercs, ennemis de Grandier, les confirmèrent dans cette absurde croyance et entreprirent de les exorciser, ce qui ne fit que redoubler leurs crie, leurs convulsions et leurs extravagances. Un procès fut commencé ; mais Grandier était protégé par l'archevêque de Bordeaux Sourdis, et l'affaire allait être arrêtée quand le conseiller d'Etat Laubardemont, alors en mission dans l'Ouest de la France, vint à passer par Loudun. Les ennemis de Grandier redoublèrent d'efforts ; Laubardemont, naturellement dur et disposé à sévir, obtint d'être chargé de conduire le procès. Les interrogatoires et les exorcismes amenèrent une recrudescence de folies ; la contagion se répandit même par la ville, qui sembla bientôt atteinte de démence comme le couvent. L'évêque de Poitiers déclara qu'il s'agissait bien d'un cas de possession diabolique. La Sorbonne fut du même avis, et, quoique le malheureux curé ne se reconnût coupable que de fragilité humaine et s'obstinât à nier tout acte de sorcellerie, il n'en fut pas moins condamné au feu, le 18 août 1634, par les quatorze magistrats chargés de le juger sous la présidence de Laubardemont. Il fut mis à la question le jour même et brûlé avec d'horribles raffinements de cruauté. Mais sa mort ne mit pas fin à la possession des Ursulines, et plusieurs des exorcistes qui avaient cherché à chasser les démons de leur corps furent atteints à leur tour de cette singulière démence. Le P. Lactance, le P. Tranquille, le P. Surin, connurent aussi les angoisses de la possession. Monsieur, frère du roi, qui passa à Loudun le 9 mai 1635, fut témoin des faits les plus extraordinaires. Un anglais, Lord Montagu, en fut tellement frappé qu'il se convertit au catholicisme ; ce ne fut que vers 1640 que le couvent et la ville rentrèrent enfin dans le calme. La folie claustrale ne prenait pas toujours cette forme furieuse ; mais les annales ecclésiastiques sont remplies de récits merveilleux touchant des visions et apparitions surnaturelles. Mme Accarie, femme d'un des fondateurs de la Ligue, avait
des visions et des extases. Elle réunissait des hommes pieux qui, comme elle,
s'exaltaient par les exercices spirituels, cherchaient Dieu, le sentaient, le
voyaient et le touchaient. Une ursuline, Marie de l'Incarnation, voyait le
Christ et le touchait. Le P. de Condren, second général de l'Oratoire, eut,
dans un élan d'amour vers Dieu, une palpitation si
violente que plusieurs de ses côtes changèrent de place pour donner de
l'espace à son cœur, et qu'il se forma sur sa poitrine une éminence qui y
parut toujours depuis. (Cité par
Mariéjol, Henri IV et Louis XIII.) La mère Angélique, Arnauld,
Pascal lui-même, étaient persuadés que Dieu les avait plusieurs fois remplis
et illuminés des clartés de sa grâce. Suivant un mot très spirituel, Pascal
n'était pas éloigné de voir dans le miracle de la Sainte Epine une attention de la Providence à son endroit. Il faut rendre à l'Eglise cette justice qu'elle a toujours manifesté une extrême défiance à l'égard de ces phénomènes extraordinaires, et que son premier sentiment fut toujours de considérer les illuminés comme des malades. Les tribunaux de l'Inquisition espagnole se sont montrés très durs pour ces sortes de personnes et ont bien rarement péché par excès de crédulité à leur endroit. Lorsque des faits miraculeux de ce genre finissent par être acceptés par l'autorité ecclésiastique, &est presque toujours à la suite d'obsessions sans fin et lorsque la pression devient tellement puissante que l'Eglise n'estime plus prudent de résister davantage. La dévotion au Sacré-Cœur de Jésus en offre, au dix-septième siècle, un très remarquable exemple. Ce culte nouveau a eu pour première initiatrice une religieuse Visitandine de Paray-le-Monial, sœur Marguerite-Marie Alacoque, née le 22 juillet 1647 et morte le 17 octobre 1690. Elle a joui de son vivant d'une grande réputation de sainteté. Elle a eu pour coopérateur et conseil un jésuite célèbre, le P. de La Colombière. La reine d'Angleterre, Marie d'Este, femme de Jacques II, le roi et les évêques de Pologne, ont réclamé avec instance une déclaration de la Cour de Rome en faveur du nouveau culte. Cependant ce ne fut qu'en 1726, trente-six ans après la mort de Marguerite-Marie, que les confréries du Sacré-Cœur furent confirmées par l'autorité pontificale. La fête du Sacré-Cœur, autorisée en 1765 pour la Pologne seulement, n'a été étendue à tonte l'Eglise qu'en 1856, par le plus mystique des pontifes romains du dix-neuvième siècle. (J.-B. Jaugey, Dict. apologétique de la Foi catholique.) Si l'Eglise s'est défiée pendant très longtemps, et à juste titre, des innovations cultuelles, elle a veillé avec un soin plus sévère encore à ce que les rêveries individuelles ne vinssent pas troubler sa morale, son plus beau titre au respect des hommes. Nous l'avons vue prendre parti contre les jansénistes au nom du libre arbitre, nous allons la voir combattre les mystiques au nom de la responsabilité morale. On a souvent reproché à la morale chrétienne d'être une morale intéressée. Le chrétien ne ferait le bien que par désir du ciel ou crainte de l'enfer, tandis que la vraie morale consiste à faire le bien pour lui-même, sans avoir égard à aucun des avantages que son accomplissement peut nous procurer, ni à aucun des périls où la fidélité au devoir peut nous pousser. C'est là certes, un fier langage, et c'est tout justement cet amour désintéressé de la vertu qu'ont prêché les mystiques. Leur doctrine constante à cet égard a été admirablement
résumée dans le célèbre sonnet espagnol au Christ crucifié qu'on a attribué
souvent à sainte Thérèse. — Je ne suis pas,
Seigneur, poussée à t'aimer par le ciel que tu m'as promis, et l'enfer que je
mérite ne suffit pas à m'empêcher de t'offenser. C'est toi, Seigneur, qui
m'émeus, c'est de te voir cloué et agonisant sur cette croix, c'est de voir
ta poitrine sanglante, c'est de voir tes affronts et ta mort. Ô mon souverain
bien, tout cela m'émeut de telle sorte que je t'aimerais encore s'il n'y
avait pas de ciel, et te craindrais même s'il n'y avait pas d'enfer. Tu n'as
rien à me donner, car je ne te demande rien, car si je n'espérais pas ce que
j'espère, je t'aimerais tout autant que je t'aime. Voilà le fond de la doctrine mystique, et nul ne saurait dire qu'il n'y a point là une pure et noble philosophie. Jamais l'homme n'a tenté plus superbe révolte contre l'absorbante tyrannie de son moi, n'a fait plus gigantesque effort pour échapper à l'obsession de l'égoïsme. La mystique a fleuri en Espagne au seizième siècle avec sainte Thérèse, saint Jean de la Croix, Alonso Rodriguez et Alvarez de Paz. Saint François de Sales, auteur de l'Introduction à la vie dévote, est un mystique, et sur ses traces ont marché, dans la France du dix-septième siècle, le P. Joseph Surin, le Frère Jean de Saint-Samson, le Frère Laurent de la Résurrection, Malleval de Marseille, auteur de La pratique facile pour élever l'âme et la contemplation (1669), Jean de Bernières Louvigny, auteur du Chrétien intérieur, ou de la conformité intérieure que les chrétiens doivent avoir avec Jésus-Christ. L'année 1675 vit paraître à Rome un petit livre, écrit en italien, et intitulé : Guide spirituel, qui détache l'âme et la conduit par le chemin intérieur à la possession de la contemplation parfaite et du riche trésor de la paix intérieure. Ce petit livre, qu'on appelle toujours au XVIIe siècle la Guide, avait pour auteur un prêtre aragonais établi à Rome, Michel Molinos, l'un des directeurs de conscience les plus recherchés de la ville. Le succès du livre fut prodigieux ; on le vit bientôt dans toutes les mains, et le pape Innocent XI, exalté l'année suivante, fit de Molinos son ami et lui accorda un logement au Vatican. La doctrine de Molinos n'avait rien de bien nouveau, ni de scandaleux. Il recommandait, comme tous ses confrères, l'obéissance aux supérieurs, la prière, la fréquentation assidue des sacrements, et donnait le pur amour divin comme but suprême à la vie spirituelle. Mais Dieu ne pouvant régner dans les âmes troublées par les passions, il fallait travailler sans relâche à l'anéantissement de sa personnalité, se dégager de toute ambition, de toute affection, de tout désir, pour arriver à la paix ineffable qui permet à Dieu de régner sans partage sur l'âme fidèle. Molinos enseignait, et c'était là le point le plus hardi de sa doctrine, que l'âme, parvenue à l'état de pur amour, ne peut plus pécher et n'est point souillée par les impressions des sens, dont elle n'est plus responsable. Sa doctrine fut, comme toujours, exagérée par ses disciples. Ils s'ingénièrent à acquérir l'état de sainte indifférence, à gravir la montagne de paix, à contracter les noces spirituelles, à jouir du repos amoureux et de l'oraison de quiétude. Tout ce qui était étranger à cette sublime préoccupation leur parut oiseux et négligeable ; ils le prirent en haine et en dédain. Dans plusieurs couvents d'Italie, on détacha des murs les crucifix et les images de piété, qui matérialisaient la pensée ; on cessa de réciter le chapelet, de chanter au chœur, d'aller aux sermons, de lire des livres d'édification ; on eut la folie de l'amour pur, on renonça à agir, à parler, à penser, pour être tout abandon et tout amour. Quelques-uns estimèrent qu'il y avait orgueil à résister à la tentation et s'abandonnèrent à tous les désordres, par humilité, par renoncement à leur propre sens moral, heureux de s'avilir, heureux de se damner par excès d'amour. Tout cela est, en un certain sens, très logique et même très beau, c'est la passion avec toutes ses outrances concentrées sur un seul point, et y brûlant de tous ses feux, comme au foyer d'un miroir ardent. C'est aussi fort dangereux en pratique ; de pareilles aberrations ne peuvent se généraliser sans dommage pour la morale et pour la raison, deux forces sociales que l'homme a toutes les peines du monde à maintenir debout, et sur lesquelles il ne saurait veiller avec trop de soin. Les Jésuites, qui attribuaient une si grande importance au culte extérieur, à la fréquentation des sacrements et aux œuvres pieuses, s'effrayèrent les premiers d'une dévotion qui en arrivait à supprimer la prière, les sacrements, les œuvres et prétendait mettre l'homme en la présence directe et immédiate de Dieu. A l'instigation du Père La Chaise, Louis XIV demanda au pape, en 1686, de traduire Molinos devant le Saint-Office. L'enquête fut longue et la sentence ne fut rendue que le 28 août 1687. Soixante-huit propositions, tirées des œuvres spirituelles de Molinos, furent déclarées hérétiques, et l'auteur fut condamné à l'amende honorable et à la prison perpétuelle. Le 3 septembre, on le revêtit d'un sambenito de toile jaune, chargé d'une croix rouge devant et derrière, on le conduisit dans l'église des Dominicains, et il abjura ses erreurs en présence du Sacré-Collège assemblé. Il fut ensuite ramené en prison et y mourut le 29 décembre 1697, sans avoir recouvré la liberté. Les ennemis de Molinos ont prétendu qu'il s'était adonné à
tous les vices et avait vécu de nombreuses années dans le désordre sans
jamais avoir pensé à se confesser. Ces accusations sont en contradiction avec
la grande renommée de vertu dont il jouit pendant longtemps à Rome, et avec
son attitude au jour de sa réconciliation. Quand on vint le chercher en
prison pour le conduire à Saint-Dominique, il dit froidement au Père qui
l'accompagnait : Au jour du jugement, mon Père, nous
verrons de quel côté est la vérité. Ce n'est point là le mot d'un
coupable. Son procès n'a jamais été publié. Ses œuvres jouissent encore d'un
grand crédit auprès des protestants piétistes. Il se peut que Molinos ait été
atrocement calomnié. En France, où l'esprit national se recommande plus par la force du bon sens que par l'élan de l'imagination, la théorie de la sainte indifférence, le quiétisme, comme on appela le système, excita surtout les moqueries. On lit, dans un Recueil de pièces sur le quiétisme, des réflexions fort intéressantes à ce sujet, et qui marquent parfaitement combien l'esprit français est opposé au mysticisme : On veut, dit l'auteur
anonyme, renchérir sur tout, aller au delà de Dieu,
si on le pouvait, et, ne le pouvant pas, on veut raffiner sur la manière de
lui rendre le culte si simplement exprimé dans les Ecritures... On s'élève et on se guinde à des subtilités abstraites et
impraticables, qui deviennent dangereuses par leur impossibilité même, et qui
peuvent faire croire que la religion dépend de nos idées et qu'elle en est le
pur ouvrage. En voulant n'être rempli que de la grandeur de Dieu et du
Créateur, l'on néglige souvent de réfléchir sur le néant de la créature, sur
sa faiblesse et son impuissance, sur le besoin qu'elle a d'être aimée et
soutenue par l'idée même de son bonheur, pour éviter le désespoir de sa
propre destruction. On s'amusait également, dans le monde janséniste, à paraphraser le Pater à l'usage des quiétistes. Voici comment on commentait le verset : Que votre règne arrive : Votre royaume a des appâts Pour des âmes intéressées, Les nôtres d'un motif si bas Se sont enfin débarrassées. S'il vient, il nous fera plaisir, Mais Dieu nous garde du désir ! Voici encore comment on entendait la parole : Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien : Mon Dieu, notre pain quotidien Ne peut être que votre grâce ; Donnez-la-moi, je le veux bien, Ne la donnez pas, je m'en passe ; Que je raye ou ne l'aye pas, Je suis content dans les deux cas. C'est ainsi que la raison et la malice française accueillaient la métaphysique quintessenciée du quiétisme. Elles étaient dans le vrai sans doute ; mais, au-dessus de la vérité sensible à la raison vulgaire, nous dirions volontiers à la raison bourgeoise, il y a peut-être d'autres vérités, que la raison ne perçoit point et que le cœur devine et comprend. Le sens commun n'est pas le dernier mot de la sagesse, et la poésie est plus haute que lui. Ce fut d'ailleurs en France que le quiétisme reparut avec le plus d'éclat, et, cette fois, il eut pour prophète une femme, une bourgeoise de petite ville, qui en pays protestant eût passé pour une nouvelle sibylle et qui ne trouva dans la France orthodoxe de Louis XIV que déboires, calomnies et persécution. Jeanne Bouvier de La Motte naquit à Montargis, le 13 avril 1648. Elle fut élevée au convent de la Visitation, y lut avec passion les ouvrages de saint François de Sales et de Mme de Chantal et manifesta, dès sa jeunesse, un vif penchant pour la vie religieuse. En 1664, ses parents lui firent épouser M. Jacques Guyon, dont elle eut cinq enfants ; une de ses filles épousa dans la suite le comte de Vaux, fils du surintendant Fouquet. En 1676, Mme Guyon perdit son mari et se consacra à la piété et à l'éducation de ses enfanta. Jeune, riche, écrivant bien, parlant mieux encore, elle se fit bientôt une grandi réputation et acquit d'illustres amitiés. Dans un voyage qu'elle fit à Paris, elle rencontra M. Daranthon, évêque de Genève, qui lui proposa de se rendre à Annecy pour y diriger une communauté. Elle accepta cette mission en 1681, et se rendit ensuite à Gex, où elle fit la connaissance du P. La Combe, religieux barnabite, très porté lui-même au mysticisme. Ils ressentirent aussitôt l'un pour /aigre une grande sympathie spirituelle et s'exaltèrent réciproquement, au point que M' Guyon se figura bientôt que Dieu l'avait suscitée pour prêcher une nouvelle religion. Elle se mit à parler en public ; elle prêcha à Thoune, à Turin, à Grenoble, toujours suivie du P. La Combe, qui prêchait de son côté, et, en 1686, l'année même qui suivit l'arrestation de Molinos, elle publia son premier ouvrage : Moyen court et très facile de faire oraison. Elle distinguait trois sortes de prières : l'oraison méditative, où l'on pense et où l'on réfléchit ; l'oraison de simplicité, où l'on ne médite plus ; l'oraison infuse, où la présence de Dieu est comme infuse et continuelle, où l'âme trouve que Dieu est plus en elle qu'elle-même, où sitôt qu'elle ferme les yeux elle se trouve prise en oraison. De Grenoble, Mme Guyon et le P. La Combe gagnèrent Paris, où ils commencèrent l'un et l'autre à prêcher. Les succès du P. La Combe furent si retentissants que l'archevêque, M. de Harlay, le fit interner chez les Pères de la doctrine chrétienne ; après un examen qui dura six jours, il fut jugé si dangereux que le roi le fit mettre à la Bastille, d'où il fut transféré au château d'Oléron, puis à Lourdes, et enfin à Vincennes, où il mourut à peu près fou en 1698. Mme Guyon fut internée aussi chez les Visitandines, puis chez Mme de Miramion. Cependant Mme de Maisonfort, supérieure de Saint-Cyr, la recommanda à Mme de Maintenon, qui obtint sa grâce. Sa piété très réelle et très sincère, le brillant de sa conversation, la sympathie qu'elle inspirait à tous ceux qui la voyaient — quoiqu'elle eût près de quarante ans et qu'elle fût défigurée par la petite vérole — firent bientôt de la prisonnière libérée l'enfant gâtée de Mme de Maintenon et de son petit cercle. Les duchesses de Chevreuse et de Beauvilliers, filles de Colbert, la duchesse de Béthune, la duchesse de Mortemart, la prirent en amitié et ne trouvèrent rien à reprendre à ses idées, ni à sa doctrine. On résolut de lui faire faire la connaissance d'un bel esprit de la Cour, dont tout le monde parlait avec les plus grands éloges, M. l'abbé de Fénelon, précepteur des Enfants de France. La présentation eut lieu à Bennes, près de Saint-Cyr, dans un domaine appartenant à la duchesse de Béthune. Pour permettre à l'abbé et à Mme Guyon de converser plus librement, on les renvoya à Paris dans le même carrosse, avec une demoiselle de compagnie. Mme Guyon exposa ses idées avec toute la chaleur qui lui était propre, et, comme elle demandait à l'abbé si toutes ces idées lui entraient bien dans la tète, Fénelon répondit : Elles y entrent... par la porte cochère ! — Leur sublime s'amalgamait ! comme dit Mme de Sévigné. Mais, à mesure que la doctrine de Mme Guyon se faisait connaître, des protestations commençaient à s'élever contre les hardiesses de sa théologie. Avec sa belle intrépidité de femme, Mme Guyon allait droit devant elle, jetant sur le papier toutes ses pensées, racontant tous ses états d'âme et jusqu'à ses rêves. Elle écrivait infiniment trop. Ses œuvres, éditées à Cologne, en 1713, comprennent des traités mystiques, des traductions et des commentaires des Livres saints, des poésies et des Lettres spirituelles, et forment une collection de a volumes. Il était impossible qu'il n'y eût en tout cela beaucoup de fatras, et, comme les mystiques parlent, en général, sur le mode lyrique le plus exalté, il n'est pas étonnant que beaucoup de gens raisonnables aient cru à la folie de Mme Guyon. Louis XIV, très peu ami du lyrisme et de l'incompréhensible, témoigna quelque ennui d'en entendre trop parler, Mme de Maintenon se refroidit, et Mme Guyon quitta Saint-Cyr et s'alla loger près de Paris, où elle continua ses écrits, ses correspondances et ses conférences. Son livre des Torrents fut très admiré. Les âmes y étaient poétiquement comparées à des torrents qui se précipitaient de toutes leurs forces dans l'océan sans bornes du pur amour. Elle enchérissait encore sur la sainte indifférence de Molinos ; elle voulait que l'âme s'anéantit complètement, consentit et assistât à son propre ensevelissement, à sa pourriture et à sa dissolution. L'âme renaissait alors de ses cendres. L'âme avait Dieu pour âme, il était désormais son principe et sa vie, il lui était un et identique... Ces rêveries enchantaient les uns ; d'autres haussaient les épaules et répandaient les bruits les plus fâcheux pour la 'bonne réputation mentale, et même morale de Mme Guyon, quoiqu'elle ait certainement été une très honnête femme, et que toutes ses excentricités n'aient jamais été que de la spiritualité mal entendue. L'abbé de Fénelon eut alors l'idée de couper court à toutes les médisances en faisant donner à Mme Guyon un certificat d'orthodoxie par la plus sérieuse autorité théologique du royaume. Il l'engagea à soumettre tous ses ouvrages et sa doctrine au jugement de M. Bossuet, évêque de Meaux, que chacun tenait pour la meilleure tête de l'épiscopat. Mme Guyon y consentit avec empressement et se remit avec une docilité et une soumission extraordinaires aux mains du grand docteur, qu'elle devait, elle n'en doutait pas un instant, conquérir comme elle avait conquis M. de Fénelon. (Sept. 1693.) Il en alla bien autrement ! Je ne me suis, dit Bossuet
lui-même, jamais voulu charger ni de confesser, ni
de diriger cette dame, quoiqu'elle me l'ait proposé ; mais seulement de lui
déclarer mon sentiment sur son oraison et, sur la doctrine de ses livres, en
acceptant la liberté qu'elle me donnait de lui ordonner, ou de lui défendre
précisément sur cela ce que Dieu, dont je demandais perpétuellement les
lumières, voudrait m'inspirer. La première occasion que j'eus de
me servir de ce pouvoir fut celle-ci. Je trouvai dans la vie de cette dame
que Dieu lui donnait une abondance de grâces dont elle crevait ; au pied de la
lettre, il la fallait délacer ; elle n'oublie pas qu'une duchesse avait une
fois fait cet office : en cet état, on la mettait souvent sur son lit ;
souvent on se contentait de rester assis auprès d'elle ; on venait recevoir
la grâce dont elle était pleine, et c'était là le seul moyen de la soulager...
Tout cela me parut d'abord superbe, nouveau, inouï
et dès là du moins fort suspect ; et mon cœur qui se soulevait à chaque
moment contre la doctrine des livres que je lisais ne put résister à cette
manière de donner les grâces... J'écrivis, de
Meaux à Paris, à cette dame que je lui défendais, Dieu par ma bouche, d'user
de cette nouvelle communication de grâce jusqu'à ce qu'elle eût été plus
examinée. Je voulais en tout et partout procéder modérément et ne rien
condamner à fond avant que d'avoir tout vu. A mesure que Bossuet avançait dans l'étude des livres de Mme Guyon, il y découvrait de nouveaux sujets d'étonnement et de scandale ; il la voyait s'attribuant le don de prophétie, le pouvoir des miracles, il l'entendait raconter un songe off Jésus lui était apparu, l'avait introduite dans un jardin délicieux et lui avait donné le nom d'épouse. La solide raison de Bossuet lui faisait repousser avec indignation toutes ces folies, et sa haute vertu lui faisait prendre en horreur ces fantaisies déréglées : Passons, s'écrie-t-il, et vous, ô Seigneur, si j'osais, je vous demanderais un de vos séraphins avec le plus brûlant de tous ses charbons pour purifier mes lèvres souillées par ce récit, quoique nécessaire. Au commencement de l'année 1694, Bossuet alla trouver Fénelon à Versailles, dans son appartement, et lui fit part de ses impressions sur la prophétesse. A sa grande surprise, il trouva Fénelon beaucoup plus favorable à Mme Guyon qu'il ne l'eût supposé. Il revint plusieurs fois à la charge, et chaque fois Fénelon excusait Mule Guyon, commentait son système, exposait avec complaisance certaines de ses vues. Au sortir de ces entretiens, Bossuet, troublé lui-même, se tâtait pour savoir si sa raison restait bien solide, si le détire ne le gagnait pas lui-même. Nous retiendrons de cela qu'il devait y avoir dans les livres et la doctrine de Mme Guyon autre chose que des divagations et des rêves impertinents. Si Fénelon était gagné à ce point, c'est sans doute que, sous le désordre de la forme, il apercevait quelque noble système que Bossuet n'y savait pas découvrir. Ces deux grands hommes, qui étaient destinés à se combattre si cruellement, représentaient les deux pôles de l'esprit : l'un était toute raison, l'autre tout rêve. Je me les représente comme semblables à deux monuments également beaux, mais conçus chacun dans un style différent et inconciliable. Bossuet a la belle et savante ordonnance d'un temple dorique ; c'est la mathématique la plus élégante qui a tracé le plan de l'édifice, où l'œil embrasse d'un seul coup tout l'ensemble où l'on ne pourrait rien retrancher sans compromettre la solidité des autres parties, où l'on ne pourrait rien ajouter qui ne semblât aussitôt superflu. Tout est noble et majestueux. Rien n'égale la beauté des lignes ni la pureté des profils. L'ornement, la couleur et la dorure sont appliqués avec un goût parfait, également éloigné de la pauvreté et de la profusion. C'est un chef-d'œuvre d'art et de raison. Fénelon est plus grand, plus orné et moins complet. On dirait d'une cathédrale, commencée sur un plan colossal, et arrêtée par quelque malheur dans sa croissance et son achèvement. Le plan parait confus et ne se révèle qu'à une étude approfondie. On sent qu'il n'a été qu'à demi exécuté. Des légendes rapportent qu'il y eut en un point une tour merveilleuse, du haut de laquelle la croix rayonnait dans les airs comme un météore ; mais la flèche, trop légère, trop aérienne, croula un beau malin, et l'architecte découragé n'acheva point son œuvre. Telle qu'elle est cependant, elle frappe encore l'esprit d'étonnement et d'admiration : quelle ampleur dans les nefs ! quelle brillante et pittoresque décoration ! que de pourpre et d'azur sur les vitraux ! que de grâce dans ces roses et ces pampres enlacés, dans ces chimères, dans ces oiseaux si capricieusement brodés dans la pierre, restée pure et blanche comme au jour où elle fut taillée ! Comme le temple parait bas près de la cathédrale ! Comme la cathédrale parait bizarre près du temple ! Comment voulez-vous que deux esprits si contraires se soient compris ? Les tendances opposées qu'ils représentent n'ont pu encore se concilier. Les hommes de raison rassise et les hommes d'imagination sont toujours en guerre... et le seront éternellement. Mme Guyon, se voyant condamnée par Bossuet, se retourna d'un autre côté. Elle fit entendre à Mme de Maintenon qu'un examen impartial de sa doctrine ne pouvait être fait tant que ses mœurs seraient accusées, et qu'avant de discuter ses livres, il importait que l'on fût bien édifié sur sa vertu. Elle demanda qu'une commission fût instituée pour qu'elle pût se défendre des calomnies qui couraient contre elle et faire proclamer hautement son innocence. Mme de Maintenon goûta peu le projet, qui ne pouvait aboutir qu'à d'interminables et scandaleux débats, car on ne peut tuer la calomnie en justice ; mais elle suggéra à Mme Guyon de soumettre ses livres à une commission qui les examinerait en détail et rendrait cette fois un jugement définitif. Mme Guyon entra très volontiers dans ce dessein, car elle y vit une sorte d'appel du jugement de Bossuet. Bossuet y donna, les mains avec joie, parce qu'il échappait ainsi à la lourde responsabilité qu'il avait acceptée à son corps défendant. On lui adjoignit M. de Noailles, évêque de Châlons, qui devait devenir un peu plus tard archevêque de Paris, et M. Tronson, supérieur de Saint-Sulpice. Comme M. Tronson était fort incommodé par ses infirmités, MM. de Meaux et de Châlons décidèrent de se transporter, toutes les fois qu'ils en auraient le loisir, à Issy, résidence de M. Tronson, et ce fut là dans une petite salle ornée de rocailles, qu'on nommait la grotte, qu'ils tinrent leurs conférences pendant sept ou huit mois, de la fin de 1694 au printemps de 1695. Mme Guyon fit à ses juges les soumissions les plus humbles et les plus entières, protesta de ses respects infinis pour leurs lumières et promit de rétracter tout ce qu'ils pourraient trouver de répréhensible dans sa doctrine. Mais, bien fermement convaincue en même temps qu'ils n'y sauraient rien reprendre, elle adressa mémoires sur mémoires aux juges commissaires, quinze ou seize gros cahiers de gloses et d'explications qui vinrent s'ajouter à ses livres et à ses manuscrits. Fénelon aurait dû se désintéresser des conférences et laisser les juges éminents qui avaient été choisis terminer en paix leur délicate besogne. Mais Fénelon tenait invinciblement au principe de l'amour pur et indépendant de tout motif de béatitude. Il voyait dans cet amour la vertu la plus sublime que pût concevoir l'esprit religieux, et le saint zèle dont il brillait le porta si loin, qu'il se constitua, pour ainsi dire, auprès des commissaires, comme l'avocat de Mme Guyon. Il avait trop de goût et d'esprit pour justifier ses écarts de plume ; il ne prétendait défendre ni ses rêves, ni ses miracles, ni son don de prophétie, mais il s'attachait invinciblement à sa doctrine de l'amour pur. Il la tenait pour conforme à l'opinion des Pères et à l'esprit du christianisme et entendait tout risquer pour qu'elle sortit victorieuse du débat. Les commissaires d'Issy se rangèrent à l'avis de Bossuet et dressèrent une liste de trente propositions extraites des livres de Mme Guyon ; ces trente propositions furent déclarées suspectes d'hérésie et condamnées. Mais, pendant ces conférences, Fénelon avait été nommé par le roi (8 février 1695) archevêque de Cambrai. Il était duc et prince de l'Empire et avait à gouverner un des plus riches diocèses de France, qui lui valait de 150 à 200.000 livres de revenu. Si détaché qu'il fût des biens de ce monde, Fénelon archevêque se sentit moins disposé à la soumission que Fénelon simple abbé. MM. de Meaux et de Châlons n'étaient plus ses supérieurs ; mais ses pairs. Il crut pouvoir désormais donner son avis dans la commission, et il fit ajouter aux 30 articles condamnés 4 articles destinés à dégager les vrais mystiques de toute compromission avec les théories déclarées hérétiques. Ce point obtenu, il signa le formulaire. Mme Guyon le signa aussi. Tout parut fini (10 mars 1693). Mme Guyon cesse, dès lors, d'appartenir à l'histoire. Recueillie par Bossuet à la Visitation de Meaux, elle en sortit sans avertir l'évêque, se cacha quelque temps à Paris, puis fut internée à Vincennes, à Vaugirard, à la Bastille et en sortit en 1702, à la requête de l'Assemblée du clergé, qui rendit hommage à la pureté de sa vie. Elle vécut dès lors dans la retraite, à Blois, où elle mourut en 1719. La condamnation de ses doctrines ne pouvait avoir d'effet utile qu'à condition d'être portée à la connaissance des fidèles. C'est ce que fit Bossuet dans une Instruction pastorale du 16 avril 1695, où, sans nommer Mme Guyon, il mettait les fidèles en garde, contre les nouveaux mystiques et leur doctrine outrée. Il annonçait en outre la publication prochaine d'un ouvrage plus détaillé, où il établirait la vraie doctrine des Pères sur la matière. Le livre fut prêt dans l'été de 1696. Bossuet, que Fénelon avait choisi comme son évêque consécrateur, remit son manuscrit à l'archevêque de Cambray, et celui-ci le lui retourna le 5 août, avec une lettre polie, mais vague, qui n'était qu'un refus courtois d'approuver l'ouvrage. Le malentendu qui séparait les deux prélats subsistait dans toute sa force : Bossuet trouvait l'amour pur dangereux et criminel, Fénelon persistait à le défendre comme souverainement pieux et orthodoxe. Bossuet faisait un livre pour soutenir son opinion. Fénelon crut pouvoir en faire un pour soutenir la sienne. On sut bientôt à la Cour que MM. de Meaux et de Cambray allaient publier deux ouvrages destinés à laisser bien loin derrière eux tout ce qui avait été publié déjà sur la mystique, et tout le monde attendit impatiemment l'apparition des deux livres. Ce fut Fénelon qui fut prêt le premier. En février 1697 parut à Paris un petit in-18 de 272 pages
intitulé Explication des Maximes des Saints sur la vie intérieure, où
Fénelon entreprit de démontrer que : Toutes les
voies intérieures tendent à l'amour pur ou désintéressé. Cet amour pur est le
plus haut degré de la perfection chrétienne. Il est le terme de toutes les
voyes que les Saints ont connu. Quiconque n'admet rien au delà est dans les
bornes de la tradition. Quiconque passe cette borne est déjà égaré.
Et, pour mieux établir la limite entre le vrai et le faux, Fénelon divisa son
livre en 45 articles, donnant chacun sur un point donné la vraie et la fausse
doctrine. Sachant à quel rude jouteur il avait affaire, il s'était défié de lui-même et, pour être fort, il s'é tait fait sec, lourd et obscur comme à plaisir. Jamais grand écrivain et grand artiste n'a méconnu plus complètement son propre génie et ne s'est gâté de façon plus barbare. Le livre fut une immense déception pour tous ceux qui attendaient un poème presque divin. La petite pièce que voici pourra donner une idée du désappointement général. Qui voudra comparer aux Maximes des Saints Le Télémaque écrit dans le style d'Homère Trouvera que l'auteur a deux divers desseins, Qui le font, malgré fui, à lui-même contraire. Dans l'un, que de solidité ; Tout y tend à la vérité ; Dans l'autre, tout est chimérique. Parlons un peu plus clairement, Et puisqu'il faut que je m'explique : Le solide est le roman, Le frivole est le mystique. Le livre des Maximes des Saints fut regardé par tout le monde comme une rentrée en scène du quiétisme, condamné à Issy. Bossuet, dans une instruction très étendue, montra les dangers du mysticisme tel que le concevait Fénelon, et la guerre de plume entre les deux adversaires se continua pendant deux ans. Le but de Fénelon, en écrivant son livre, avait été de modifier l'aspect de la question. Il lui paraissait malsonnant que les opinions d'une femme, même aussi pieuse que Mme Guyon, occupassent toute la France dévote ; et il avait pensé qu'en reprenant lui-même le débat, il allait lui ôter ce caractère bizarre et un peu ridicule qu'il avait, pour le changer en une grande controverse théologique. On ne parlerait plus de Mme Guyon, mais seulement des Maximes des Saints sur la vie intérieure. Mais Bossuet se refusa à accepter ce changement de front
et dénonça Fénelon comme le champion du quiétisme et de Mme Guyon. Il alla
jusqu'à l'appeler le Montan d'une nouvelle Priscille. Fénelon se montra, avec
raison, profondément blessé de cette comparaison outrageante : Ce fanatique, écrit-il à Bossuet, avait détaché de leurs maris deux femmes qui le suivaient.
Il les livra à une fausse inspiration qui était une véritable possession de
l'esprit malin et qu'il appelait l'esprit de prophétie. Il était possédé
lui-même, aussi bien que ces femmes ; et ce fut dans un transport de la
fureur diabolique qui l'avait saisi avec Maximille qu'ils s'étranglèrent tous
deux. Tel est cet homme, l'horreur de tous les siècles, avec lequel vous
comparez votre confrère, ce cher ami de toute la vie, que vous portez dans
vos entrailles, et vous trouvez mauvais qu'il se plaigne d'une telle
comparaison. Fénelon ne se soucia pas de se laisser condamner dans des conférences d'évêques présidées par Bossuet, qu'il regardait comme incapable de rien comprendre à la mystique, n'ayant jamais lu ou ayant lu trop tard les saints mystiques et faisant profession de croire qu'ils ne sont bons qu'à demeurer inconnus dans des coins de bibliothèque avec leur langage exagératif et leurs expressions exorbitantes. Le poète refusa pour juge le logicien. Fénelon demanda au roi la permission de soumettre le débat au jugement du pape et d'aller à Rome défendre sa cause. Louis XIV autorisa l'appel au pape, mais exila Fénelon dans son diocèse. Bossuet envoya à Rome son neveu l'abbé Bossuet et pressa la condamnation des Maximes avec une âpreté extraordinaire. Le pape nomma des consulteurs, qui s'assemblèrent 12 fois sans pouvoir rien décider. Une commission de cardinaux tint 21 conférences sans pouvoir conclure. D'autres juges s'accordèrent enfin, après 52 congrégations, à censurer le livre de Fénelon ; mais il leur fallut 37 assemblées pour s'entendre sur la manière dont la censure serait exprimée. N'est-il pas à croire que, si le roi avait laissé paraître tant soit peu de bienveillance pour Fénelon, au lieu de favoriser Bossuet de tout son pouvoir, la sentence si disputée, qui sortit de ces 132 séances, eût été tout autre qu'elle ne fut Fénelon fut condamné le 13 mars 1699. Vingt-trois propositions
extraites de son livre furent déclarées téméraires,
scandaleuses, malsonnantes, offensant les oreilles pieuses, pernicieuses dans
la pratique et erronées respectivement. Dans un mandement donné à Cambrai le 9 avril 1699, Fénelon déclara se soumettre simplement, absolument et sans ombre de restriction à la sentence qui le frappait : Nous nous consolerons, ajoutait-il, de ce qui nous humilie, pourvu que le ministère de la parole, que nous avons reçu du Seigneur pour notre sanctification, n'en soit pas affaibli, et que, nonobstant l'humiliation du pasteur, le troupeau croisse en grâce devant Dieu. ... A Dieu ne plaise qu'il soit
jamais parlé de nous, si ce n'est pour se souvenir qu'up pasteur a cru devoir
être plus docile que la dernière brebis du troupeau et qu'il n'a mis aucune
borne à sa soumission. Nous reconnaissons très volontiers avec Ellies Dupin et avec M. Brunetière que, sous l'humilité de cette soumission, se laisse deviner la constance du philosophe attaché d'une manière inébranlable à sa conviction ; mais, bien foin d'en vouloir à Fénelon si sa soumission n'a été que de forme, nous y voyons la marque de la noblesse et de la grandeur de son âme. Il s'est tu sous la persécution, comme Jésus s'est tu sous l'outrage ; mais il a gardé au fond de son cœur, comme un trésor intangible, la sainte doctrine de l'amour pur, intarissable fontaine de grâce et de consolation. |