HISTOIRE DU PASSAGE DES ALPES PAR ANNIBAL

 

LIVRE SECOND.

CONCLUSION.

 

 

L’examen que nous venons d’achever, des cinq différentes routes par lesquelles on avait supposé qu'Annibal avait traversé les Alpes, confirme donc que celle du Dauphiné septentrional, de la Tarantaise et du Petit Saint-Bernard, telle que nous l’avons déterminée dans toute son étendue, est la seule qui s'accorde avec l’histoire de Polybe, et que ce fut celle que suivît l'armée d'Annibal. Il y a longtemps qu’on en aurait fait la découverte d'une manière certaine, si ceux qui se sont occupés de cette recherche, au lieu de se laisser égarer par Tite-Live, avaient donné une attention suffisante aux renseignements de Polybe, qui sont si précis qu'en les suivant scrupuleusement, on n'aurait pas manqué de trouver la route qu'on cherchait.

Par exemple, la marche de 1.400 stades le long du Rhône, comptée depuis le lieu du passage de ce fleuve, était une donnée si positivé qu’elle aurait conduit nécessairement à ce point important que Polybe appelle la montée vers les Alpes, ou l’entrée des Alpes, on se serait trouvé là sur une des plus anciennes routes de l'Allobrogie, sur la principale voie romaine qui conduisait de l'Italie dans la Gaule par l’Alpe grecque ; il aurait suffi de vérifier si cette route convenait aux divers incidents de la marche d'Annibal, tels qu'ils sont décrits par Polybe : on aurait bientôt aperçu leur accord parfait, et on aurait été en même temps convaincu que l’historien grec avait parcouru cette route pour s'assurer par ses propres yeux, comme il le dit lui-même, de la vérité des rapports que lui avaient faits des témoins de l'arrivée d'Annibal en Italie.

Sans cette précaution de Polybe, qui caractérise l’historien éminemment scrupuleux et exact, il lui eût été impossible de dépeindre avec autant de vérité et de précision qu'il l'a fait, les localités et les divers incidents qu'elles firent naître ; il lui eût été impossible surtout de faire preuve d'une connaissance aussi exacte des distances.

Si ce fidèle et judicieux historien revenait au monde, et qu'il vit combien toutes les peines qu'il s'est données pour ne laisser rien d'incertain sur la route d'Annibal, ont été inutiles, il demanderait à quoi servent tous les progrès que les modernes ont faits dans la géographie. Il serait surpris qu'au milieu de ces progrès, et avec les données qu'il fournissait pour ne pas se tromper, on fût tombé dans un grand nombre d'erreurs ; il verrait que l'exactitude et la justesse d'esprit sont des qualités aussi rares à présent qu'elles l'étaient de son temps : il serait étonné qu'un Écossais (le général Melville), un habitant de la Calédonie, de ce pays le plus reculé des pays soumis par les Romains, eut résolu cette question si souvent agitée sans succès, question que les habitants des Alpes et des pays qui sont à leur pied, que les militaires mêmes qui ont fait la guerre dans ces pays, avaient été hors d'état de résoudre.

 

Comme plusieurs de mes lecteurs pourraient croire que les vallées des Alpes ont éprouvé quelque changement par l’effet des torrents, depuis l’époque du passage de l’armée carthaginoise, et que nos descriptions pourraient ne pas convenir à ces temps-là, il ne sera pas inutile à ajouter ici un mémoire, qui a été lu à la société générale helvétique des sciences naturelles, siégeant à Zurich, en octobre 1817, dans lequel je fais voir, que depuis qu’il y a des rivières, ces vallées n'ont point changé d'une manière notable. Les exemples sont tirés de quelques vallées dont nous avons eu occasion de parler, et en particulier de celle d'Aoste, qui se trouva sur la route d'Annibal.

 

DE L'EFFET DES TORRENTS SUR LES ROCHERS.

Suivi de quelques réflexions sur les passages étroits des rivières dans les chaînes de montagnes.

 

En traversant deux fois les Alpes, cette année[1], par le Mont-Cenis et par le Grand Saint-Bernard, j'ai examiné quel était le véritable effet des eaux courantes sur les rochers. Pour cela j’ai regardé avec attention les endroits où les torrents passent sur, et entre les rochers. J'ai vu que leur seul effet était de les polir, et, d’arrondir leurs aspérités ; que les rochers où les eaux ne peuvent pas atteindre conservent leurs inégalité et leurs arrêtes vives. Si un torrent s'était abaissé graduellement en creusant son lit, les rochers de part et d'autre devraient avoir leur surface polie et arrondie jusqu'à une grande hauteur, ce qu'on n'observe point. On croira peut-être que ces surfaces se sont détériorées, depuis lors, mais les surfaces polies sont celles qui résistaient le plus aux injures de l'air ; quelle cause d'ailleurs aurait pu changer la surface polie et arrondie d’un rocher dur, en aspérités et en arrêtes vives ? Ainsi donc les aspérités que l’on observe au-dessus de la ligne la plus élevée où le torrent peut atteindre, sont aussi anciennes que les déchirements qui séparèrent les rochers, et sont antérieures aux premières eaux qui formèrent des courants.

On peut faire ces observations le long du cours de l’Arc, dans la Maurienne, et surtout entre Saint-Michel et Modane. On voit là ce torrent impétueux dominé des deux côtes par de hautes montagnes, et borde de rochers. Ceux de ces derniers qu'il peut atteindre en temps ordinaire, ont leurs surfaces polies, et leurs inégalités arrondies : il en est de même des gros blocs qui obstruent son lit et sur lesquels ses eaux écument et se brisent, mais les rochers les plus élevés conservent leurs aspérités. C'est là que nous pouvons étudier ce que les courants rapides peuvent faire dans l'espace de plusieurs siècles sur des rochers durs qui ne se décomposent point : nous voyons combien leur effet est minime.

Entre le glacier des Bois et celui d’Argentières, dans la vallée de Chanaouni, le lit de l'Arve est encombré de gros blocs de granit, aussi anciens que ceux qui sont épars sur les montagnes calcaires : les eaux de ce torrent ont donc coulé entre ces blocs depuis qu'il existe des eaux courantes. Cependant leurs côtés ne sont rongés que de quelques pouces, et cet effet doit être attribué principalement au frottement du sable et du gravier que l'Arve charrie dans ses grandes crues.

Près de Saint-Pierre en Valais, à la descente du Grand Saint-Bernard, la Durance passe dans une crevasse entre des rochers à pics qui présentent de part et d'autres des arrêtes vives, et l'on n'aperçoit des surfaces arrondies que là où passent les eaux du torrent.

La crevasse la plus remarquable, qui coupe des rochers, ou plutôt une montagne, est celle d'où sort le Trient, à une demi-lieue de Martigny ; c'est là qu'on peut examiner des rochers perpendiculaires comme des murs, où l'on n'aperçoit aucune surface polie, et où l'on est convaincu que la sortie du torrent n'a jamais été plus haute que nous ne la voyons[2].

Il faut aussi regarder avec attention les rochers qui dominent de part et d'autre le point d'où part une cascade, comme celle de Pissevache : on voit ces rochers anguleux avec des aspérités, jusqu'à une grande hauteur, ainsi donc, la cascade est toujours partie du même point, elle n'a jamais été plus élevée.

De toutes les vallées des Alpes, la plus curieuse et la plus étonnante par la variété des scènes alpines qu'elle présente, est celle qui s'étend d'Ivrée à la Cité d'Aoste : on, remarque trois défilés où les rochers se sont séparés pour donner, passage à la rivière.

Le premier est celui d'Ivrée, où la Doire est resserrée dans un lit de 30 pieds de largeur, sur 100 pas de longueur ; sans cette ouverture, à laquelle la rivière n'a eu aucune part, une partie de la vallée supérieure serait un lac.

Le second défilé est celui qui est situé entre Donas et le village de Bard : sa longueur est d'une demi-lieue j là, la rivière est bordée de rochers à pics très-élevés, qui ne laissent entr’eux qu'un passage étroit, en sorte que ce n'est que par de grands travaux qu'on a pu, tracer une route.

Le village de Bard est situé dans une gorge étroite, séparée de la Doire par un rocher sur lequel était bâti un fort ; la rivière vient frapper contre la base de ce rocher, qui la force de tourner à droite pour aller chercher une fente par où elle s'échappe : sans cette ouverture, toute la vallée d'Aoste aurait été un lac, et le serait encore.

Des deux côtés de ce défilé, les montagnes sont très-escarpées ; leurs rochers n'éprouvant aucune décomposition, il n'y a point de talus, de débris, point de pentes uniformes : on ne voit que rochers nus, et d'une grande dureté, qui descendent depuis le haut des montagnes jusqu'à la rivière, présentant des surfaces très irrégulières toutes en bosses.

Le 3e défilé est celui du Mont-Jovet, où la Doire, quoiqu’ne grande rivière est resserrée dans une fente qui n'a que 10 à 20 pieds de largeur sur une demi-lieue de longueur, et dont la profondeur est de plus de 100 pieds. On remarque là, comme ailleurs, que les rochers sont si durs que l'eau n'y fait aucune impression.

Nous voyons donc que ces crevasses, ces fentes, plus ou moins profondes, qui sont si fréquentes dans les vallées des Alpes, furent formées non par les torrents, mais par des déchirements, des ruptures, des séparations violentes des rochers, à l’époque même des révolutions qui bouleversèrent la surface de la terre, non pour faire régner le désordre et la confusion, mais pour produire la variété la plus agréable, et la disposition la plus propre à rendre la terre habitable pour une multitude d'êtres vivants. Les eaux profitent de ces crevasses pour s'écouler, et sans ces ouvertures plusieurs vallées ne seraient que des lacs qui priveraient les hommes d'un terrain précieux pour la culture ; car c'est une remarque générale et bien intéressante, que sans les canaux préparés pour les rivières et les fleuves, il y aurait de grands espaces couverts d'eau, qui servent maintenant de patrie à des peuples nombreux.

La belle et riche vallée de Taninge et de Samoën, à l’orient de Genève, ne serait qu'up lac, sans le passage étroit et profond par lequel le Giffre s'échappe pour entrer dans la Vallée de l'Arve.

Sans les défilés de Cluse et de Saint-Maurice, où l'on dirait que les rochers se sont séparés exprès pour laisser passer l'Arve, et le Rhône, les vallées supérieures seraient de longues étendues d'eau inutiles aux hommes.

Si le Vouache ne s'était pas séparé du Jura au passage de l’Ecluse, le superbe bassin de Genève serait enseveli sous les eaux ; elles s'étendraient jusqu'à la base des montagnes, pénétreraient dans toutes les vallées, et une nombreuse population serait privée de l’existence. N'est-il pas étonnant que dans la multitude de vallées qui sillonnent les Alpes, il n'y en ait aucune de fermée, et qu'il n'y ait de lacs de quelque étendue que dans les fonds dont le niveau est au-dessous de tout le pays environnant, et d'où, par conséquent, il était impossible de faire écouler les eaux ?

A ces exemples, pris chez nous, nous en ajouterons un autre encore plus frappant, choisi dans un autre pays : c'est celui de la Bohême, qui serait un vaste lac d'eau douce si l'Elbe n'avait pas trouvé un passage profond au travers des montagnes qui séparent ce pays de la Saxe. Ce passage est une vallée étonnante par la variété de ses aspects ; elle coupe une chaîne entière de montagnes de hauteurs très-variées, et ouvre ainsi une issue suffisante à un grand fleuve, formé par la réunion des nombreuses rivières de la Bohême[3].

Le Diarbékir, dans l’Asie occidentale, nous offre un exemple semblable. C’est une grande Taille, où plutôt un pays de forme elliptique, entouré de montagnes, et entrecoupé de plus de huit rivières, qui se réunissent au Tigre. Ce fleuve sort de ce pays par un défilé qui paraît plus étonnant encore que celui de l’Elbe : il est bordé d'escarpements très-élevés, surmontés de hautes montagnes, en sorte qu'il ne reste aucun passage pour les voyageurs le long des bords du fleuve[4].

Qui ne voit ici la main de Dieu, préparant d'avance, dans le sein de la mer, les nouvelles habitations des hommes. Sa toute-prévoyance n'attendit pas que les torrents eussent creusé les vallées, que les fleuves eussent creusé leurs lits ; mais il traça à chacun d'eux la route qu'il devait suivre, dans ses moindres détours. Il dit au Rhin, il dit au Danube : Voilà les contrées que tu arroseras de tes eaux, et auxquelles tu serviras de limites. Voilà les montagnes où tu prendras tes sources, et les vallées qui te fourniront des eaux abondantes. Le canal qui doit les recevoir et les conduire à la mer, est préparé : tu n'auras qu'a le suivre.

Les montagnes se dressèrent, dit le prophète David[5], et les vallées s'abaissèrent au même lieu que l'Éternel leur avait établi. C'est l’Éternel qui conduit les fontaines par les vallées : c'est par lui qu'elles se promènent entre les monts.

 

FIN DE L’OUVRAGE

 

 

 

 



[1] En juin 1817.

[2] Dessaussure, § 1052, l'appelle une crevasse étroite et profonde, causée par une rupture spontanée de la montagne.

[3] Geolical travels, par J. A. De Luc, 1813, § 771, 788, 800, Londres.

[4] Retraite des dix mille Grecs, par Rennell, Londres, 1816.

[5] Psaume 104, v. 8 et 10.