HISTOIRE DU PASSAGE DES ALPES PAR ANNIBAL

 

LIVRE SECOND.

CHAPITRE VI.

 

 

Réfutation des Auteurs qui conduisent Annibal par le Mont-Cenis.

 

De tous les passages des Alpes, celui qui s'écarte le moins de la route indiquée par Polybe, est le Mont-Cenis, car jusqu'à Chambéry, et même jusqu'à Montmeillan, c'est la même route que celle du Petit Saint-Bernard.

Cette route remonte la vallée de l'Isère, mais celle du Mont-Cenis traverse cette rivière pour entrer dans la vallée de l'Arc, ou de la Maurienne, qu'elle remonte jusqu'à Lans-le-Bourg.

Ce qu'il y a de très-remarquable dans la première route, c'est qu'elle ne traverse pas une seule fois l'Isère, la vallée n'étant nulle part assez resserrée pour forcer à établir des ponts sur cette rivière ; dans la vallée de l'Arc, au contraire, il y a un grand nombre d'obstacles, que l'on est forcé de passer dix fois d'une rive à l'autre pour les éviter[1]. Il serait trop long de détailler, dit M. Dessaussure[2], les nombreux défilés que l'on passe dans cette route, et de noter combien de fois les étranglements de la vallée et les sinuosités de l'Arc forcent à passer d'une rive à l'autre.

Cette vallée offrait donc de trop grandes difficultés pour que, dans les temps reculés, on eut fait passer une route pour traverser les Alpes. La descente du Mont-Cenis, du côté de l'Italie, était aussi un trop grand obstacle, car les rochers sont presque à pic, et ce n'est qu'en taillant le chemin dans le roc avec un grand nombre de zigzags, qu'on a pu rendre cette descente praticable.

C'est sans doute à cause de ces difficultés naturelles que la route du Mont-Cenis n'a été ouverte que dans des temps modernes, comparés à l'ancienneté de la route du Petit Saint-Bernard ; aussi la première ne se trouve point dans les itinéraires romains, qui, cependant, ont été faits dans les 4e et 5e siècles de notre ère, ou six à sept siècles après l'expédition d'Annibal.

La route du Mont-Cenis n'était donc pas celle que les Gaulois suivaient pour descendre en Italie, ni celle qu'Annibal, en marchant sur leurs traces, prit pour entrer dans le même pays ; nous ferons aussi observer qu'elle n'était pas une des quatre routes qui seules étaient connues du temps de Polybe. Cet auteur, en décrivant la route d'Annibal, la même qu'il parcourut cinquante ou soixante années après, ne peut décrire qu'une route qui était inconnue de son temps.

Nous observerons encore qu'à la descente du Mont-Cenis, il est impossible qu'on pût rencontrer, à la fin d'octobre, de la vieille neige conservée depuis l'hiver précédent ; car, outre que ce passage est plus abaissé d'au moins 100 toises que celui du Petit Saint-Bernard, sa descente est tournée vers le sud-est, exposition où la neige fond plus vite que dans celle du Petit Saint-Bernard, qui est tournée vers le nord-est.

Les auteurs qui ont supposé qu'Annibal avait pris la route du Mont-Cenis, sont Simler, Groslé, M. Mann et le comte de Stolberg : nous ne parlerons que des deux dernières, et nous ajouterons l'opinion de M. Albanis Beaumont, qui diffère très-peu de la leur.

L'opinion de M. Mann se trouve dans une lettre qu'il écrivit à M. Abauzit, et qui est insérée dans les œuvres diverses de ce dernier auteur[3].

La route de M. Mann est assez juste jusqu'à Montmeillan, mais ici il prend la route du Mont-Cenis : il croit que Saint-Jean-de-Maurienne fut la ville dont Annibal s'empara, et que les défilés que Von trouve avant cette ville sont ceux où les Allobroges l'attaquèrent.

Ces défilés sont à 60 milles, ou cinq jours de marche des bords du Rhône, et cependant, d'après le récit de Polybe, ce fut le jour même qu'Annibal quitta les bords du Rhône, qu'il se trouva en face du défile par lequel il devait entrer dans les Alpes^ et ce fut dès le lendemain qu'en le passant, il fut attaqué par les Allobroges ; d'ailleurs, les défiles de la Ma mienne n'auraient pas été les premiers qu'Annibal aurait passés après avoir quitté le Rhône, puisqu'il avait traversé auparavant la chaîne de montagnes qui fermait l’Isle des Allobroges, et ce fut cependant au premier défilé que ces Barbares l'attaquèrent. De plus, la Maurienne n'était pas dans le pays des Allobroges, elle était habitée par les Medulli[4].

Après le passage du Mont-Cenis, Annibal, dit M. Mann, descendit sur les plaines de Rivoli, où les montagnes aboutissent tout près de Turin.

Dans une note de M. Abauzit, à cet endroit de la lettre de M. Mann, on remarque une méprise sur la route qui, suivant Strabon, passait par le pays des Taurini ; M. Abauzit croît qu'il voulait parler du Mont-Cenis, tandis que c’était du Mont-Genèvre, dont la route aboutit également à Turin : la voie romaine passait par l’Alpe cottienne (le Mont-Genèvre), et il n’a jamais passé de voie romaine par le Mont-Cenis, ce dernier passage était inconnu du temps de Strabon.

Pendant que le comte de Stolberg suivait la route du Mont-Cenis, entre les bourgs de La Chambre et de Modane, il faisait les réflexions suivantes :

Quels furent les moyens qu'Annibal employa pour passer ces vallées avant qu'on y eût ouvert des chemins ? Le souvenir de ce grand homme nous anima ; nous contemplions les rochers impraticables entre lesquels, lui, son armée et ses éléphants se frayèrent un passage ; nous contemplions les nombreux blocs qui, précipités des hauteurs qui nous dominaient, sont épars dans le lit de la rivière. Qui peut dire que ces blocs ne sont pas l'artillerie que les sauvages habitants des Alpes déchargèrent sur les Carthaginois, quand ils virent, pour la première fois, la sainteté de la nature inaccessible ainsi profanée ? Quel héros était Annibal ! lui qui commença son assaut sur Rome par une entreprise aussi incroyable[5].

On reconnaîtra là sans doute les extases d'un poète, et non les réflexions d'un homme qui fait des recherches raisonnables sur un fait historique. Les auteurs qui ont mêlé du merveilleux dans le passage d'Annibal, n'ont pas réfléchi qu'il devait y avoir une route établie depuis longtemps dans les vallées par lesquelles son armée avait traversé les Alpes ; ils ont cru que cet habile général avait erré à l'aventure pour chercher un passage, et qu'il s'était lui-même frayé une route qui n'existait pas avant lui.

M. Albanis Beaumont, dont nous avons eu souvent occasion de citer le grand ouvrage sur la Savoie suppose aussi qu'Annibal remonta la vallée de l'Arc ; mais, sachant que le Mont-Cenis n'avait point été fréquenté par les Romains, il conduit Annibal par un passage situé à 13 milles plus au nord-est. Pour atteindre ce passage depuis Lans-le-Bourg, on remonte encore l'Arc jusqu'au-delà du bourg de Besssans, puis on entre dans une gorge très-étroite, où passe un sentier qui conduit dans la vallée de Vice en Piémont, de là dans celle de Lanzo, et ensuite à Turin ; le sentier qui traverse la crête des Alpes n'est praticable que dans la belle saison. Cette voie, dit M. Beaumont, qui n'est guère connue maintenant que par les contrebandiers, m'a paru, lorsque je l'ai parcourue, en 1782, avoir été celle qu'avait dû suivre Annibal pour pénétrer dans les plaines de la Lombardie. La situation topographique de cette même voie, sa direction, la distance du sommet de cette partie des Alpes aux rives du Pô, et enfin la vue que l'on a du sommet de cette chaîne de montagnes, des vastes plaines de la Lombardie, un peu avant d'arriver à Roche-Melon, semblent venir à l'appui de ma supposition. Comme aucun historien n'a encore, à ma connaissance, fait mention de ce passage, il serait à désirer que ceux qui s'occupent de ces sortes de recherches, visitassent cette partie des Alpes, ce qui ne saurait que tourner à l’avantage de l'histoire, et jeter de nouvelles lumières sur un sujet qui a occupé jusqu'à présent plusieurs hommes de lettres très-distingués.

Je ne crois pas qu'il soit nécessaire de visiter cette partie des Alpes pour être convaincu qu'Annibal n'a jamais passé par le sentier de Roche-Melon, et je ne m'arrêterai point à le démontrer : je dirai seulement que ce passage est exposé aux mêmes objections que celui du Mont-Cenis.

Nous avons fait remarquer, en parlant de la roche blanche, dans le chapitre II du premier Livre, qu'aucun des auteurs qui ont traduit Polybe, ou qui l'ont consulté sur la route d'Annibal, n’a fait attention à cette circonstance, qui déterminait la position de ce général, lorsque avec une partie de son infanterie, il protégeait sa cavalerie et ses bêtes de somme pendant qu'elles montaient au sommet des Alpes.

On a cru qu'un rocher blanc ne signifiait autre chose qu'un rocher fort ou découvert ; cependant, cette expression de Polybe était assez remarquable pour qu'elle dût attirer l'attention ; si l’on avait réfléchi, en même temps, que les grands rochers de cette couleur sont extrêmement rares dans les Alpes, on aurait fait des recherches pour découvrir dans le passage que l'on choisissait, un rocher blanc assez étendu pour qu'il méritât d'être nommé ; mais on aurait peut-être regardé cette recherche comme ridicule.

Il fallut l’heureux hasard du général Melville, qui tenait Polybe ouvert devant lui au moment où il découvrit la roche blanche, au pied du Petit Saint-Bernard ; il fallait aussi un observateur aussi exact que M. Dessaussure pour nous apprendre que ce rocher blanc était du gypse, qui se trouve la en très-grandes masses, d’un blanc éclatant ; sans cela, nous aurions pu douter qu'il y eût des rochers blancs dans les Alpes : le gypse ne se trouve que dans un très-petit nombre d'endroits dans ces montagnes ; il n'y en a point au Grand Saint-Bernard, ni probablement au pied des autres passages indiqués par les auteurs : on trouve, il est vrai, du gypse sur la route du Mont-Cenis, aux environs de Bramant[6], mais il n'y en a point au pied du passage ; d'ailleurs, il faut qu'il s'en trouve en masses assez considérables pour attirer les regards de tout autre que d'un minéralogiste.

Ainsi donc, la roche blanche du Petit Saint-Bernard, que l'on aurait pu considérer comme une circonstance peu importante, devient, au contraire, d'une très-grande importance, quand on voit qu'elle est particulière à cette montagne.

Nous avons déjà fait remarquer que si Annibal avait traversé le Mont-Cenis ou le Mont-Genèvre, il serait arrivé à sa descente des Alpes, dans le pays des Taurini, et comme le passage du Mont-Cenis est plus rapproché de Turin que celui du Mont-Genèvre, l'armée carthaginoise, au bout des quatre jours qu'elle mit à descendre les montagnes, serait arrivée et aurait campé aux environs des villages de Saint-Ambroise, de Avigliano et de Rivoli : ce dernier village n'est plus qu'à deux lieues de Turin.

Les Taurini, qui faisaient alors la guerre aux Insubres, les futurs alliés des Carthaginois, n'auraient pas manqué, pour attaquer ceux-ci, de profiter de l'état de faiblesse et de délabrement auquel la faim et les fatigues les avaient réduits ; cependant nous voyons que l'armée carthaginoise ne fut nullement inquiétée pendant les dix ou douze jours qu'elle employa à se remettre, et ce ne fut qu'après ce temps qu'Annibal invita les Taurini à faire une alliance avec lui.

Polybe termine le récit du passage des Alpes, en disant qu'Annibal entra hardiment dans les plaines qui avoisinent le Pô, et dans le pays des Insubres. Cette phrase est supprimée par Tite-Live, parce qu'il croyait que le premier peuple qu'Annibal avait rencontré à sa descente des Alpes était les Taurini : mais l'autorité de Polybe, qui avait fait la même route, doit être préférée, et la route qui conduisait directement à Milan, capitale des Insubres, était celle qui passait par la vallée des Salassi, ou le Val d'Aoste : ce fut en sortant de cette vallée, où son armée s’était reposée de ses fatigues, qu'Annibal fut obligé de se détourner pour prendre la route de Turin, dont les habitants se refusaient à une alliance.

On pourrait croire cependant, d'après les expressions de Polybe, que l’armée carthaginoise marcha tout de suite dans le pays des Insubres, mais on voit plus loin qu'il ne l'entendait pas ainsi, car, après avoir fait une digression sur la manière d'écrire l’histoire, il reprend son sujet en disant : Annibal, étant arrivé en Italie avec l'armée dont nous avons fait mention, campa au pied même des Alpes, pour donner à ses troupes le temps de se remettre de leurs fatigues. — Lorsqu'elles furent suffisamment remises, Annibal invita d’abord les Taurini à faire une alliance, etc.

Ce général, à sa descente des Alpes, campa donc aux environs de la ville d'Aoste, et ce né fut qu’après la prise de Turin qu’il entra réellement dans le pays des Insubres ; mais, dans la première phrase citée de Polybe, cet auteur voulait, en nommant ce peuple, indiquer la route qu'Annibal avait prise, à moins que, de son temps, l'on ne comprit aussi sous le nom d’Insubres, les habitants des plaines qui sont entre la Doria Baltea et le Tésin, ce qui est très-probable, puisqu'au moment de l’arrivée d'Annibal en Italie, les Taurini faisaient la guerre aux Insubres, ce qui suppose que ces deux peuplés étaient limitrophes ; en sorte qu’Annibal, au sortir de la vallée d’Aoste, serait entré dans le pays des Insubres.

 

 

 



[1] Voyez la carte du département du Mont-Blanc, par Raymond, publiée en 1792.

[2] Voyages dans les Alpes, t. III, p. 24.

[3] Œuvres diverses de M. Abauzit, t. II, p. 178. Amsterdam, 1773.

[4] Voyez cet article dans la notice, etc., de D'Anville.

[5] Voyages en Allemagne, en Suisse et en Italie, par Fréderic-Léopold comte de Stolberg. Édition anglaise, traduite de l'allemand, en 2 vol. in-4°, t. I, p. 191.

[6] Voyages dans les Alpes, § 1226 et 1230.