Remarques sur les hauteurs qui ont été induits en erreur par Tite-Live, et en particulier sur la route indiquée par le Marquis de Saint-Simon.Ceux qui ont été égarés dans leurs recherches par Tite-Live, sont principalement le chevalier de Folard, D'Anville, et le marquis de Saint-Simon. Les deux premiers ayant, comme Tite-Live, choisi le Mont-Genèvre, dont nous venons de parler, il est inutile de nous occuper de leur réfutation ; mais nous passerons à l'opinion du marquis de Saint-Simon, développée dans une longue préface de son histoire de la guerre des Alpes, en 1744[1]. Ce dernier suit Tite-Live assez exactement jusqu'à Il conduit d'abord Annibal jusqu'à Vienne, après l'avoir fait traverser l'Isère près de Saint-Marcellin, à 50 milles au-dessus de son embouchure dans le Rhône, puis il lui fait redescendre le Rhône jusqu'à Saint-Paul-Trois-Châteaux, au même endroit où il suppose que l'armée carthaginoise avait passé ce fleuve. Cette marche directe, et rétrograde de 300 milles au moins, qui ramène l'armée au même point d'où elle est partie, serait incroyable si une carte jointe à l'ouvrage, ne venait la confirmer. Quand le marquis de Saint-Simon a vu où le conduisait Tite-Live, comment n'a-t-il pas compris que l'auteur latin devait s'être trompé ? comment n'a-t-il pas senti qu'après avoir remonté le Rhône jusqu'à Vienne, il était absurde de supposer que l'armée fût revenue sur ses pas pour traverser une seconde fois le pays des Tricastini ? Nous avons excuse cette marche rétrograde chez Tite-Live, en supposant qu'il ne s'en doutait pas ; mais comment l'excuser chez l'aide-de-camp du prince de Conti, qui l'admet le sachant bien ? Ce qui va nous surprendre tout autant, c'est que la marche directe de dix jours en remontant le Rhône, qui se termine à l'entrée des Alpes, pendant laquelle, suivant Polybe, l'armée parcourut 800 stades, est convertie par le marquis en une marche rétrograde en redescendant le Rhône, qui commence à Vienne, et se termine à l'endroit où l'armée avait traversé le fleuve. Depuis cet endroit, la route du marquis, tracée sur sa
carte, traverse en droite ligne, à vol d'oiseau, les montagnes situées entre Nyons et Serre,
pour arriver à Notre auteur admet le nombre de jours que l'armée carthaginoise employa à se rendre du passage du Rhône jusqu'à l'entrée des Alpes. Ce nombre est de quatorze, dont il faut retrancher au moins un pour ce qui se passa à Vienne. Dans cet espace de treize jours, et en prenant la route du marquis de Saint-Simon, l'armée aurait fait environ 290 milles, c'est-à-dire 22 milles par jour. Cependant, nous avons fait remarquer que l'armée ne pouvait parcourir, l'un dans l'autre, que 12 milles par jour ; de plus, cette distance s'écarte considérablement de celle de Polybe, qui est de 175 milles depuis le passage du Rhône jusqu'à l'entrée des Alpes. Dans le nombre de 290, nous n'avons tenu aucun compte des détours nombreux, qu'une armée aurait été obligée de fait pour éviter les collines et les montagnes qui se trouvent sur cette route. Le marquis de Saint-Simon a bien remarqué que le peuple,
qui avait attaqué l'armée à l'entrée des Alpes était Allobroge, en sorte qu'en transportant ce point
de la route d'Annibal à l'entrée de la vallée de Barcelonnette, il
s'éloignait de plus de vingt lieues de la partie la plus voisine de leur
territoire ; mais il se tire de cet argument, qu'il sent bien qu'on pourrait
avec raison lui opposer, en cherchant dans les nombreuses étymologies qu'on a
données du mot Allobroge, celle qui
peut être favorable à son explication. Ce mot,
celtique dans son origine, dit-il, est
composé de deux mots, all, qui veut dire haut, et bro, qui signifie
terre, dont on tire aisément le nom de montagne, et celui de montagnard,
qu'on rend par celui d'Allobroge. Mais en supposant que cette étymologie (qui est de Bochart) soit la meilleure des dix que rapporte le dictionnaire de Trévoux, on peut répondre au marquis : S'il y avait un homme qui s'appelât montagnard, que cet homme et la maison qu'il habite fussent parfaitement connus de ses voisins, et qu'il fût prouvé qu'il a attaqué un étranger sur le chemin de son village pour le dépouiller, admettriez-vous, comme une preuve de son innocence, la raison qu'il vous donnerait que le nom de montagnard peut s'appliquer aux hommes qui habitent les montagnes ? Non, sans doute. Tel est cependant votre raisonnement pour rejeter sur d'autres que sur les Allobroges, proprement ainsi nommés, l'irruption de ces peuples contre les Carthaginois. Les Allobroges, ou Allobriges (comme les grecs les appelaient), quelle que soit l'ancienne étymologie de leur nom, étaient un peuple dont les limites, très-bien connues, ne s'étendaient point au midi de l'Isère, et ils habitaient plus de pays de plaines que de pays de montagnes ; or, on n'appellera pas sans doute montagnards, les habitants des territoires de Genève, de Rumilly, de Chambéry, de Vienne, etc., qui formaient cependant la plus grande partie de l'Allobrogie. L'étymologie de leur nom, qu'adopte M. de Saint-Simon, ne saurait donc être la véritable. Retournons chez les Caturiges,
qui occupaient la vallée de Barcelonnette. Depuis Polybe dit qu'Annibal étant arrivé chez un autre peuple, les habitants du pays vinrent à sa rencontre, portant a la main des rameaux verts et des guirlandes, ce qui est un symbole de paix chez presque tous les Barbares, comme le caducée l'est chez les Grecs. Les mots qui signifient rameaux verts, ont été traduits rameaux d'olive par Dom Vincent Thuillier, ce qui a fait croire au marquis qu'il croissait des oliviers dans le pays habité par ce nouveau peuple, qui avait conspiré contre Annibal. Ce fut le sixième jour de son entrée dans les Alpes
qu'Annibal arriva chez ce nouveau peuple, et Barcelonnette
n'est éloigné que de 22 milles de Apres avoir quitté Barcelonnette, l'armée a remonté la
vallée de l'Ubaye jusqu'au Col de l'Argentière, mais, au lieu de descendre
dans le Piémont par la vallée de Voilà donc cet ami et cet allié des Carthaginois transformé
en un traître ; ce roi qui était venu des plaines de Tite-Live annonce clairement,
continue le marquis, qu'Annibal est venu sur le
Mont-Viso, sur cette montagne où l'on ne rencontre que des escarpements
presque continuels ; c'est nécessairement de la sommité du
Mont-Viso, qui s'élève sur les Alpes comme un promontoire sur le bord de
la mer, qu'Annibal montre a ses soldats l'Italie et les terres qu'arrose le
Pô, qui se trouvaient autour d'eux et au pied des Alpes. Ce fleuve prend sa
source au pied du Mont-Vigo. L'on assure à ceux qui se piquent d'avoir une
bonne vue, que de son sommet on découvre la plaine du Piémont : on me l'a montrée
comme on fait à tous les voyageurs, mais je suis forcé de convenir que je
n'ai pu la voir qu'en imagination, à cause de l'oscillation de l'air, et
de la longue chaîne de montagnes qui se trouve entre deux. Le Mont-Viso est l'endroit où le
héros de Carthage a donné de si grandes preuves de son courage et de
l'élévation de son âme. — Annibal, en pleine
marche, se trouve subitement arrêté, il accourt pour reconnaître l'obstacle,
il trouve un rocher dont la pente est d'une roideur excessive. — Ce sentier descendait de la tête d'une montagne vers son
pied. — L'imagination, peut aisément se
porter à l'étendue d'une montagne telle que le Mont-Viso, qu'on croit de 2.500
toises plus haut que le niveau de la rivière[2] (le Pô), qui part de
son pied, lorsqu'elle est arrivée à Turin. On peut aussi facilement concevoir
que ce sentier, tracé par les gens du lieu sur le rocher, était exposé à tous
les éboulements qui tombaient d'en-haut, et qu'ainsi ces inégalités
consolidées de siècle en siècle par la nature, formaient des défilés et rompaient
l'uni de la surface. La montagne n'étant pas couverte de terre, et n'offrant qu'une surface de pierre, on creusa le sentier suivant la tracé qu'Annibal ordonna, etc. C'est ici que le vinaigre de Tite-Live joue un très-grand rôle, et que le marquis nous explique de quelle manière ce faible acide opéra ; mais nous ne le suivrons pas dans ses explications. Annibal, en arrivant auprès du Mont-Viso, devient tout-à-coup un amateur ardent des montagnes. Il monte jusqu'à la sommité de ce pic inaccessible pour jouir de la vue des plaines du Piémont, et pour les montrer à ses soldats. Il s'élève pour cela jusqu'à une hauteur que l'on croit être de 2.500 toises, et par conséquent supérieure à celle du Mont-Blanc. Les escarpements presque continuels du Mont-Viso ne l'arrêtent point ; les neiges et les glaces éternelles dont une montagne de cette élévation doit être couverte ; les neiges fraîches tombées depuis peu, qui rendent si pénible l'ascension des montagnes, sont pour lui de trop faibles obstacles. Il ne considère ni la fatigue ni les dangers auxquels cette ascension va exposer lui et ses soldats, ni le temps qu'ils seront obligés de consacrer pour atteindre une sommité aussi élevée, ils n'ont pas assez des fatigues qu'ils ont déjà endurées en montant les Alpes, fatigues dont ils devaient se reposer en campant au sommet du passage, au lieu d'aller grimper, au milieu des neiges, sur une haute montagne, pour jouir d'une belle vue. Le marquis de Saint-Simon quitte Annibal an pied du Mont-Viso, pour s'occuper de la réfutation de la route indiquée par le chevalier de Folard, et c'est par-là qu'il termine sa longue préface, qui traite uniquement de la route d'Annibal. La manière dont ce sujet a été traité par la plupart de
ceux qui s'en sont occupés, en particulier par le chevalier de Folard, le
marquis de Saint-Simon et M. Whitaker, dont nous parlerons dans le chapitre suivant,
a jeté un vague, une obscurité sur cette route, que l'on a cru impossible d'éclaircir.
Ces essais ont été faits sans précision, sans recherches préliminaires sur la
direction des anciennes routes des Alpes. On s'est obstiné à vouloir accorder
Tite-Live avec Polybe, sans s'apercevoir que la chose était impossible ; le
marquis de Saint-Simon est celui qui s'est donné le plus de peine pour les
concilier l'un avec l'autre ; il croyait même y avoir réussi, car il dit à la
fin de sa préface : Tite-Live est, à ce qu'il me
semble, toujours d'accord avec Polybe. Il regarde le passage de |