HISTOIRE DU PASSAGE DES ALPES PAR ANNIBAL

 

LIVRE PREMIER.

CHAPITRE XV.

 

 

Séjour de l'armée dans la vallée d'Aoste. - Route qu'elle suivit jusque sur les bords du Tésin. - Remarques sur les hostilités avec les Taurini, et sur le lieu où la bataille du Tésin se donna. - Conclusion.

 

L'état de délabrement et de faiblesse auquel l'armée carthaginoise était réduite après le passage des Alpes, nécessita un repos de dix à douze jours dans la vallée d'Aoste.

Cette vallée est très-grande et très-fertile ; comme elle participe déjà de la température chaude des plaines du Piémont, la végétation, est plus précoce que de l'autre côté des Alpes.

Au-delà du bourg de Villeneuve, en s'approchant de la ville d'Aoste, la vallée s'élargit considérablement et prend un fond horizontal[1]. Jusqu'au village de Nuz, qui est à deux lieues et demie de cette ville, la vallée continue à être très-large et à fond plat[2]. Ce fut donc dans cet espace d'environ quatre lieues que l'armée carthaginoise prit ses quartiers de rafraichissements. Annibal, trouva en abondance du bétail et des légumes pour alimenter ses troupes, et des fourrages pour nourrir ses chevaux et ses éléphants.

L'armée se trouvait alors dans le pays des Salassi, peuple qui n'avait point encore été soumis par les Romains, et qui était probablement allié des Insubres. Polybe ne parait pas distinguer ces deux peuples l'un de l'autre, car il dit qu'Annibal ayant accompli le passage des Alpes, entra hardiment dans les plaines qui voisinent le Pô, et dans le pays des Insubres.

Annibal étant arrivé le 1er novembre aux environs d'Aoste, on peut supposer qu'il y resta jusqu'au 10, et qu'il en partit le 11. Il sortit de cette longue vallée aux villages de Saint-Martin et de Monte-Stretio, où l'on découvre pour la première fois les plaines de l'Italie[3]. Il arriva le 13 à Yvrée, ville distante d'Aoste d'environ 36 milles.

Sachant que les Taurini faisaient la guerre aux Insubres, ses futurs alliés, Annibal proposa aux premiers de se liguer avec lui contre les Romains ; mais comme ils s'y refusèrent, il fut obligé de quitter la route de Milan, capitale de l'Insubrie, pour aller s'emparer de Turin, ville principale des Taurini.

Les Taurini ayant été la première nation avec laquelle Annibal eut un démêle à son arrivée en Italie, les uns ont cru, avec Tite-Live, que l'armée carthaginoise avait passé par le Mont-Genèvre, et les autres par le Mont-Cenis ou quelqu'autre passage voisin de l'un ou l'autre, parce que ces passages viennent aboutir directement à Turin. Mais le passage du Petit Saint-Bernard peut également aboutir à cette ville, car lorsqu'on est arrivé à Yvrée, après être sorti de la vallée d'Aoste, on peut prendre la route de Turin comme celle de Milan.

C'est cette dernière route qu'Annibal aurait prise, si les Taurini avaient accepté l'alliance qu'il leur proposait, mais il fut obligé de les soumettre par la force des armes, pour ne pas laisser derrière lui un peuple ennemi.

Cette expédition, qui était accidentelle, retarda de six jours son arrivée sur les bords du Tésin. Elle lui fut cependant fort utile, car son succès répandit une telle terreur chez les peuples du voisinage, qu'ils vinrent tous faire leur soumission : de ce nombre furent les habitants de la Ligurie.

Si Annibal avait traversé le Mont-Cenis ou le Mont-Genèvre, il serait arrivé à peu de distance de Turin au bout des quatre jours qu'il mit à descendre les Alpes. Il aurait campé, par exemple, dans les villages de Bussolin, de Saint-Antonin, de Saint-Ambroise et de Rivoli, qui ne sont éloignés que de deux à huit lieues de Turin, et qui devaient faire partie du territoire des Taurini. Ces amis des Romains n'auraient pas manqué d'attaquer l'armée carthaginoise avant qu'elle eût le temps de se rétablir des fatigues qu'elle avait souffertes dans le passage des Alpes ; d'autant plus que, pour continuer sa marche, cette armée aurait dû traverser tout leur territoire, et aurait passé par leur ville principale, ou du moins à une très-petite distance. Nous voyons cependant que l'armée ne fut nullement inquiétée pendant les dix ou douze jours qu'il lui fallut pour se remettre de l'état de faiblesse et de délabrement auquel elle était réduite ; et ce ne fut qu'après ce temps qu'Annibal invita les Taurini à une alliance : il n'était pas par conséquent sur leur territoire, et s'il s'écarta de sa route directe pour s'emparer de leur ville, ce fut par prudence et non par nécessité.

Combien la position de l'armée carthaginoise était plus favorable au besoin qu'elle avait de repos, lorsqu'elle était dans la grande vallée d'Aoste ; éloignée de tout ennemi, et pouvant consacrer à se remettre de ses fatigues, tout le temps nécessaire, sans être exposée à aucune attaque.

Après s'être emparé de Turin, Annibal reprit la route de Milan, en passant par les villes de Chipasso, Vercelli et Novara, et vers le 25 novembre, il arriva sur les bords du Tésin, qu'il traversa pour entrer dans l'Insubrie. Il avait fait une marche d'environ 76 milles depuis Turin.

Dans ce même temps, le consul romain Publius Scipion, qui avait débarqué à Pise, et pris la route de Modène et de Parme, avait traversé le Pô à Plaisance et s'était avancé jusqu'aux environs de Pavie. Il avait fait jeter un pont sur le Tésin dans le dessein de le traverser, mais, apprenant sans doute que l'armée carthaginoise avait déjà passé cette rivière sur la route de Novarre à Milan, il resta sur la rive gauche.

Annibal, de son côté, recevant la nouvelle que Publius était à peu de distance, harangua ses soldats pour leur faire comprendre la nécessité absolue où ils étaient de remporter la victoire.

Le surlendemain, les deux généraux s'avancèrent le long de la rive gauche du Tésin, et lé 29 novembre, ils campèrent à peu de distance l'un de l'autre, à quelques milles au-dessus de Pavie.

La bataille se donna le lendemain ; elle fut suivie de la retraite précipitée du consul, qui se hâta de repasser le Pô à Plaisance : Annibal le poursuivit jusqu'au pont, qu'il trouva coupé, et fit prisonniers environ six cents hommes que le général romain avait postés à la tête du pont pour favoriser sa retraite.

Polybe, toujours exact dans la description des localités, nous indique d'une manière précise la rive du Tésin sur laquelle la bataille se donna ; ce fut sur le bord de celte rivière qui regarde les Alpes ou le nord : les Romains avaient la rivière à leur gauche, et les Carthaginois à leur droite. Le cours du Tésin se dirigeant du nord-ouest au sud-est et aux environs de Pavie, étant même de l’ouest à l'est, il est évident que le bord qui regarde les Alpes est la rive gauche. Si les Romains avaient traversé le Tésin, ils auraient eu, au moment de la bataille, cette rivière à leur droite, et non pas à leur gauche.

Cependant, quoique la chose soit claire comme le jour, le chevalier de Folard, auteur d'un commentaire sur l'histoire de Polybe, place la bataille sur la rive droite, et le pont que Publius traversa sur le Pô dans sa retraite, il le place sur le Tésin.

Après le combat du Tésin, dit M. de Folard[4], Scipion ne pense qu'à la retraite ; il passe ce fleuve au plus vite, plie son pont, et ne pense pas qu'il laisse six cents hommes au-delà. Le Carthaginois arrive sur ces entrefaites et les fait prisonniers ; il entre dans le pays des Insubriens, qui se déclarent ouvertement contre les Romains et joignent leurs forces à celles d'Annibal. — Après cette retraite, qui a tout l'air d'une fuite précipitée, Scipion, non content d'avoir abandonné le Tésin, repasse encore le Pô pour l'abandonner comme le Tésin, lorsqu'il était en pouvoir de le défendre.

On ne conçoit pas comment le chevalier de Folard, mestre-de-camp d'infanterie, a pu faire une telle méprise. Le pont que Publius Scipion traversa dans sa retraite était sur le Pô, il en fit enlever les planches, et c'est à la tête de ce pont sur le Pô qu'il avait posté six cents hommes pour protéger sa retraite.

Mais cette inadvertance de M. de Folard cesse de nous surprendre, lorsque nous lui voyons abandonner la route que l'auteur qu'il commente lui traçait depuis le passage de l'Isère, pour prendre celle de Tite-Live, un des auteurs les plus inexacts, et dont les idées étaient les plus confuses en géographie ; lorsqu'il nous dit que les 800 stades qu'Annibal parcourut le long du Rhône depuis l'embouchure de l'Isère dans ce fleuve, sont une imagination, une faute des copistes, dont Polybe se moquerait s’il mettait la tête hors de son tombeau[5]. Cette marche de 800 stades est cependant celle qui nous a servi à trouver d'une manière si sûre et si évidente, le défilé par lequel Annibal avait pénétré dans les Alpes.

On doit regretter que Polybe, l’auteur le plus exact, le plus éclairé et le plus scrupuleux, ait eu pour commentateur un auteur aussi peu exact et aussi inattentif que le chevalier de Folard, qui, au lieu de suivre le texte de Polybe, ne suivait souvent que son imagination.

 

CONCLUSION.

 

Toutes les preuves que nous venons de rassembler successivement équivalent à une démonstration rigoureuse. Nous devons être convaincus maintenant que nous avons découvert dans toute son étendue et dans chacune de ses parties, la route qui suivit Annibal depuis Carthagène jusqu'au Tésin.

C'est en suivant le texte de Polybe avec le plus grand scrupule, et sans nous permettre la plus légère déviation du sens littéral, que nous sommes parvenus à un résultat aussi satisfaisant. Nous avons suivi cet auteur avec une confiance d'autant plus complète, dans la vérité et l'exactitude de ce qu'il nous raconte, qu'il nous avait dit au chapitre 48, cité dans l'introduction : Je parle de toutes ces choses avec assurance, car elles m’ont été racontées par ceux qui vivaient dans le temps ; j’ai visité les lieux moi-même, et j’ai fait le voyage au travers des Alpes pour les voir et pour les connaître.

D'ailleurs le récit de Polybe porte en lui-même les preuves de la vérité ; tout, est clair, précis, naturel, tout est conforme à la position des lieux ; les distances s'accordent parfaitement avec les itinéraires romains et avec les mesures prises sur les meilleures cartes ou par les voyageurs. Le journal qu'il nous donne s'accorde aussi avec les distances et avec l'espace qu'une armée nombreuse peut parcourir chaque jour dans une longue marche. On ne peut donc s'empêcher de reconnaître que Polybe est le seul auteur original, le seul qui dût nous servir de guide dans les recherches que nous venons de terminer.

C'est ainsi que cessent les incertitudes qui duraient depuis le temps de Tite-Live, c'est-à-dire depuis dix-neuf siècles, sur la route qu'Annibal avait suivie pour traverser les Alpes.

Mais notre travail ne serait pas complet si nous ne réfutions pas les opinions des auteurs qui nous ont précédés, et en particulier celle de Tite-Live, qui a été l'origine de toutes les incertitudes que nous venons de dissiper. Cette réfutation fera le sujet du second livre de cet ouvrage.

 

 

 



[1] Voyages dans les Alpes, § 955.

[2] Voyages dans les Alpes, § 958-960.

[3] Voyages dans les Alpes, § 971.

[4] Histoire de Polybe, traduite du grec par Dom Vincent Thuillier, avec un commentaire par M. de Folard, etc., tom. IV, p. 107. Amsterdam, 1729.

[5] Histoire de Polybe, traduite du grec par Dom Vincent Thuillier, avec un commentaire par M. de Folard, etc., tom. IV, p. 73. Amsterdam, 1729.