Remarques sur la descente des Alpes. - Journal de l'expédition jusqu'à l'arrivée de l'armée dans la vallée d'Aoste. - Longueur itinéraire totale du passage des Alpes.Dans cette partie du récit de Polybe, le point essentiel est de découvrir l'endroit de la descente des Alpes où le chemin avait pu être emporté par un éboulement de terre, au point d'arrêter complètement la cavalerie de l'armée carthaginoise. Dans ce but, nous transcrirons ce que M. Dessaussure dit de cette descente, et nous citerons aussi les notes que le général Melville nous avait communiquées. A trois quarts de lieue de
l'hospice[1], on traverse un plateau incliné, et bientôt après on
traverse un bois. A trois quarts de lieue de ce bois, on passe au village de Pont-Serrant.
— En sortant de ce village, on passe un pont
construit sur un torrent qui coule à plus de cent pieds de profondeur.
— On a de ce pont une vue charmante, surtout du côté
du bas de la montagne, où une belle cascade qui sort d'une prairie, au pied
d'un bois, vient mêler ses eaux à celles du torrent. A une petite demi-lieue de
Pont-Serrant, est le village de Si ce passage des Alpes est un
des plus faciles, c'est en lithologie le plus monotone que je connaisse,
§ 2233. Après avoir laissé sur la droite le village
de De là, dans une petite demi-heure,
nous vînmes au bourg de Pré-Saint-Didier, et ainsi en deux heures
depuis M. Dessaussure ne fait pas mention de la rapidité de la
descente depuis l'hospice jusqu'au village de Pont-Serrant, mais le général
Melville remarqua qu'elle était plus grande que du côté de Quand on compare la description que fait Polybe du lieu où
l'armée fut arrêtée, avec cette partie du chemin à dix minutes du village de Pendant que le général Melville était à l'hospice, il
s'était informé du moine qui y était à demeure ; si l'on trouvait dans la
descente de la montagne, un endroit qui correspondit à la description de
Polybe. Le Bernardin lui répondit : Vous serez satisfait, vous verrez ce
mauvais bout de chemin en descendant. Après que le général eût passé le
village de En parlant du travail qu'il fallut faire pour que la cavalerie et les éléphants pussent passer, Polybe se sert d'un mot qui signifie construire ou bâtir, c'est-à-dire, qu'il fallut soutenir le chemin ou par des murs ou avec des troncs d'arbres ; ou même, qu'il fallut bâtir le chemin en entier, ce qui ne pouvait se faire qu'avec des pièces de bois placées les unes à côté des autres et appuyées par-dessous. C'est ainsi que le représente encore Polybe quelques lignes plus bas, quand il dit que les Numides travaillèrent à la construction du chemin en l’appuyant. La longueur de la partie éboulée du chemin était de
presque trois demi-stades. Le stade, suivant Pline, était de Cet espace d'environ mille pieds est sur la rive droite du
torrent de La conformité parfaite de cet endroit avec celui où les chevaux et les éléphants de l’armée carthaginoise furent arrêtés, est frappante : c’est une preuve bien remarquable et bien satisfaisante que ce fut la route que suivit cette armée. Mais ce qui complète l'évidence, ce sont ces amas de vieille neige conservés depuis l’hiver, qui, le 8 août 1792, formaient des ponts sur le torrent, exactement dans le même lieu ou 2010 ans auparavant[4] il y avait aussi de la vieille neige restée depuis l’hiver précèdent. Cette neige avait été accumulée, à ces deux époques très-éloignées l'une de l’autre, par les mêmes avalanches, qui emportaient le chemin chaque année. Mais lors du passage d'Annibal, ces amas de neige dévoient être plus considérables, ils dévoient couvrir tellement le lit du torrent, que les Carthaginois s’imaginèrent qu'ils pourraient passer dessus sans accident ; la neige fraîche qui était tombée tout récemment, contribuait aussi à cacher le danger de cette tentative. Dès qu'ils eurent foulé aux pieds cette nouvelle neige, et que leurs pieds reposèrent sur la vieille qui était congelée, ils glissaient et ne pouvaient plus se retenir, parce que là pente était trop rapide : ils étaient ainsi entraînés dans le torrent, où ils périssaient[5]. La perte d'hommes et de chevaux dans cet endroit dut être très-considérable, car Polybe dit qu'à la descente des montagnes, la neige et les difficultés du chemin firent perdre à Annibal presqu'autant de monde qu'il en avait perdu en montant ; or, il ne pouvait avoir éprouvé qu'une bien petite portion de cette perte à la descente depuis le sommet du passage jusqu'au village de Pont-Serrant. Pendant qu'on travaillait au chemin, la cavalerie et une
partie de l'infanterie campèrent aux environs de Après avoir passé le chemin qu'on venait de réparer,
l'armée campa de nouveau dans les endroits exempts de neige, et les chevaux
furent dispersés dans les pâturages. Ce fut dans les environs du bourg de Pré-Saint-Didier,
à deux lieues de Pré-Saint-Didier n'est élevé que de 448 toises au-dessus
de la mer. A cette hauteur, la neige ne commence à tomber qu'à l'entrée de
l'hiver ; il n'y en avait donc point encore à la fin d'octobre. A une
demi-lieue au-dessous de Saint-Didier, on rencontre les premières vignes ;
bientôt après que l'on est entré dans ces vignes, la vallée devient plus
large, plus riante ; on traverse de beaux vergers et des champs bien
cultivés, au milieu desquels est situé le grand village de Morgès.
A une lieue et demie de Saint-Didier, on traverse le village de Il est heureux que, voulant examiner les faits et les circonstances rapportés par un auteur aussi exact, aussi véridique et aussi ennemi de l’exagération que Polybe, nous avons la relation de M. Dessaussure, qui, au génie pour les recherches, et à l’ardeur infatigable pour l’étude de la nature, joignait l'amour de la vérité, l’esprit d'observation, l'exactitude et la clarté dans les descriptions. Quel autre que lui aurait fait mention de ces détails, qui correspondent si merveilleusement avec les descriptions de Polybe, que l'on croirait que ces deux auteurs traversèrent ensemble la même montagne ? Reprenons le journal de la marche et des opérations de l'armée carthaginoise. Nous avons vu qu'elle avait employé neuf Jours pour atteindre le sommet des Alpes, depuis qu'elle était entrée dans cette grande chaîne de montagnes. Elle campa pendant deux jours au sommet du passage. Le 12e jour fut employé à descendre au village de Le 13e jour, la cavalerie et les bêtes de somme passèrent,
et se dispersèrent dans les environs de Pré-Saint-Didier, de Morgès et de Le 14e jour, au soir, le chemin fut achevé pour les éléphants,
qui arrivèrent à Pré-Saint-Didier[8]. Pendant ce
temps-là, l'infanterie et la cavalerie dévoient continuer à descendre vers Enfin le 15e jour, toute l'armée fut rassemblée dans les
environs de Annibal accomplit sa marche depuis Carthagène jusqu'au
pied des Alpes, du côté de l'Italie, en cinq mois. Il y a, en effet, cet
espace de temps depuis la fin de mai ou le commencement de juin, époque de la
moisson dans le royaume de Murcie, jusqu'au premier novembre, jour de l'arrivée
d'Annibal aux environs de Quant à la distance depuis le sommet du passage jusqu'au pied des Alpes, nous pouvons l’estimer d'après M. Dessaussure et d'après les itinéraires romains.
M. Dessaussure donne pour la distance de Morgès
à L'itinéraire d'Antonin indique 24 milles de Bergentrum à Arebrigium ; dans cet intervalle est le passage de l’Alpe grecque, ou du Petit Saint-Bernard, et les distances de Bourg-Saint-Maurice à Pré-Saint-Didier, sont de huit lieues, que j'ai évaluées à 25 milles, dont 11 de Saint-Maurice à l'hospice, et 14 de l'hospice à Saint-Didier. Nous sommes maintenant en état de donner l’étendue du passage des Alpes, depuis les bords du Rhône à Yenne, jusqu'à la ville d'Aoste ; en voici le tableau :
Nous avons vu au chapitre Ainsi, par exemple, les auteurs qui font passer Annibal
par le Grand Saint-Bernard, sont obligés de placer l’entrée des Alpes à
Marigny, et le pied des Alpes du coté de l’Italie, à De même, si l'on suit Tite-Live par l'Alpe cottienne ou le Mont-Genèvre, et que l'on place l'entrée des Alpes à Briançon, au pied des Alpes du côté de l'Italie, à Suze, dans la vallée d'Exilles, la distance sera de 50 milles, nombre qui s'écarte encore plus de celui de Polybe. |
[1] Voyages dans les Alpes, tom. IV, § 2232, chapitre intitulé : Passage du Petit Saint-Bernard.
[2] Au rapport d'un voyageur qui traversa cette montagne en 1813, le chemin dans cet endroit était soutenu, par places, avec des troncs de sapins ; on passait les ravins sur des petits ponts faits des mêmes arbres.
[3] Histoire des grands chemins de l'Empire romain, tom. I, p. 371.
[4] L'expédition d'Annibal se fit l'an de Rome 534 ; avant Jésus-Christ 218 ans, qui font 2010 ans ajoutés à 1792.
[5] Il périt très-probablement quelques éléphants dans cet endroit, et il est possible que les ossements dont parle le marquis de Saint-Simon dans sa préface à l’histoire de la guerre des Alpes de 1744, aient appartenu à l'un d'eux. On s'est encore plus attaché, de nos jours, dit le marquis, p. 21 et 32, à soutenir qu'Annibal a dû passer par le Petit Saint-Bernard, depuis qu'on assure qu'on a trouvé dans cette montagne tous les ossements d'un éléphant, dans un pays qu'on appelle dans plusieurs cartes la grande route des Romains.
[6] Cormayeur est le village le plus élevé de cette vallée, il est une lieue plus haut que Saint-Didier.
[7] Voyages dans les Alpes, tom. II, page 384, § 949.
[8] L'éléphant, malgré sa pesanteur et son air lourd, est un animal souple, qui monte et descend avec facilité. Dans le Bengale, il habite les forêts sur le penchant des montagnes.
[9] Voyages dans les Alpes, tom. II, p. 391, § 955.