HISTOIRE DU PASSAGE DES ALPES PAR ANNIBAL

 

LIVRE PREMIER.

CHAPITRE IX.

 

 

Remarques sur l'entrée des Alpes et sur la prise de Chambéry. - Description de la route depuis cette ville jusqu'à la capitale des Centrones, aujourd'hui Moustier en Tarantaise.

 

Je ne doute pas qu'en lisant les détails très-circonstanciés de Polybe sur le passage de l'armée carthaginoise par le défilé qu'il appelle l'entrée des Alpes ou la montée aux Alpes, l’on n'ait été frappé de leur rapport parfait avec la route qui traverse le Mont-du-Chat.

On a pu comprendre que l'armée avait campé la première fois entre Yenne et Chevelu, d'où les guides gaulois pouvaient montrer à Annibal le défilé par lequel il fallait absolument qu'il passât pour pénétrer dans les Alpes. Les rochers qui bordent ce défilé ne permettraient à un piéton de s'en écarter que de quelques toises, et plus loin, ces mêmes rochers s'élèvent à pic, et à une telle hauteur des deux côtés, qu'ils rendent la crête de la montagne inaccessible. Il n'était donc pas possible, comme le dit Polybe, que l'armée passa par un autre endroit que par le défilé.

La seconde fois, l'armée campa entre le village de Chevelu et celui de St.-Jean-de-Chevelu, qui est à quelque distance à la gauche de la route. Le camp pouvait aussi s'étendre en remontant jusque sur les bords de deux très-petits lacs que l'on voit au-dessous de soi du sommet du passage. C'est là qu'Annibal attendit la nuit pour s'emparer du défilé que les Allobroges ne gardaient que pendant le jour.

Il paraîtrait, d'après la perte que l'armée essuya en traversant cette montagne, qu'Annibal s'était contenté d'occuper le plus haut point de la route, sans songer à garder la descente jusqu'au village de Bordeaux, car il est évident que ce fut à cette descente que les Allobroges attaquèrent la colonne de l'armée, puisqu'Annibal descendit du lieu le plus élevé pour repousser leur attaque.

Les Allobroges qui, pendant la nuit, s'étaient retirés les uns au Bourget, les autres à Lémine, près de Chambéry, revinrent pour occuper le sommet du passage ; mais se trouvant prévenus, ils renoncèrent d'abord à leur entreprise. Cependant lorsque l’armée, qui était obligée de marcher sur une longue file, eut commencé à descendre vers le village de Bordeaux, les Allobroges furent de nouveau tentés de l’attaquer, en voyant la difficulté avec laquelle les bêtes de somme cheminaient le long d'un chemin étroit, rapide, plein de détours, bordé dans plusieurs endroits de précipices d'un côté, et dominé par des rochers de l'autre. Dès qu'Annibal, du haut de son poste, s'aperçut de cette attaque, il se hâta de descendre avec sa troupe. Le combat eut lieu aux environs du village de Bordeaux, et les Allobroges furent poursuivis jusqu'au Bourget. Ce combat causa beaucoup de désordre dans la tête de la colonne, à cause des difficultés du chemin et de la nature du terrain, qui est très-inégal, étant de plus resserré entre le lac du Bourget et la pente rapide de la montagne.

Le plus grand nombre des Barbares ayant été tués dans le combat, et le peu qui avaient échappé ayant pris la fuite, le reste de l'armée passa le défilé et se rassembla aux environs du village de Bourget, situé à l'extrémité supérieure du lac. Pendant ce temps-là, Annibal prit avec lui le plus grand nombre de soldats qu'il put rassembler, pour marcher sur Lémine, dont il s'empara.

Lémine, ou Lémens, était le chef-lieu de cette partie de l'Allobrogie, longtemps avant que la ville de Chambéry existât. Ce n'est plus maintenant qu'un petit hameau, composé d'une église et de deux ou trois maisons placées sur le penchant d'un rocher calcaire, qui domine Chambéry du côté du nord[1]. Il fallait cependant que ce fût une ville assez considérable du temps d’Annibal, puisqu'il y trouva de très-grandes ressources, et en particulier des provisions et des bestiaux en quantité suffisante pour nourrir son armée pendant deux ou trois jours. Les villages voisins furent sans doute mis à contribution[2].

M. Dessaussure[3], dit que la ville de Chambéry est située dans le fond d'une plaine bien cultivée, et parsemée de villages entourés d'arbres fruitiers. Du fond de cette vallée s'élèvent plusieurs montagnes. — Chambéry est de 67 toises plus bas que le lac de Genève. Cet abaissement, joint a sa situation dans un fond fermé au nord et ouvert au midi ; produit une différence très-sensible dans la température de l'air. Les hivers, sont plus doux, et de quinze jours moins longs qu'à Genève. Les riantes et fertiles collines qui l'entourent de toutes parts sont couvertes de la végétation la plus brillante et la plus riche, et embellies par un grand nombre de villages et de hameaux[4].

Ce fut dans cette plaine fertile et très-peuplée, dont le climat est doux, que l'armée carthaginoise campa pendant un jour pour prendre du repos. Le général lui-même et les troupes qui, avec lui, avaient gardé le défilé pendant toute une nuit, et qui avaient combattu les Allobroges, étaient ceux qui en avaient le plus- besoin.

Depuis les environs de Chambéry, l'armée continua sa marche pendant quatre jours, sans être inquiétée par les Allobroges, intimidés par la défaite de leurs compatriotes, et par la prise d'une de leurs villes. Nous allons décrire le pays que l'armée parcourut pendant cette marche.

La première ville que l’on rencontre est Montmélian ; M. Dessaussure décrit ainsi la vue dont on jouit depuis le fort qui dominé celle ville[5].

On a, du haut des ruines du fort, un des plus beaux points de vue que l’on puisse imaginer. On suit le cours de l'Isère depuis Conflans jusqu'au fond de la vallée du Graisivaudan. On voit cette rivière serpenter dans son large lit, et arroser une belle vallée ; les yeux se reposent avec plaisir sur la plaine fertile et bien cultivée qui s'étend au nord-ouest du côté de Chambéry.

La route change de direction à Montmélian, pour remonter au nord-est le long de la rive droite de l’Isère. Elle passe par le village de St-Jean-de-la-Porte ; au-delà duquel la vallée de l'Isère est fort large, c’est une plaine d'une étendue considérable, couverte de champs, de prairies, et ombragée d'énormes noyers. Plus loin, est la petite ville de St.-Jean-d’Albigny, dont les environs sont délicieux. La végétation, est plus précoce de trois semaines que dans les environs de Genève. Jusqu’à Grésy, le chemin ressemble plutôt à une allée de jardin qu'à une grande route. On voit sur à droite une magnifique plaine, couverte de la végétation la plus variée, qui se prolonge jusqu'aux rives de l'Isère. De Grésy à Conflans, le chemin est très-beau et très-uni, il est presque partout ombragé de gros noyers.

Il y a peu de vallées en Savoie aussi peuplées et où l’on trouve un si grand nombre de villages. Celui de Tournon est à peu de distance de l'Isère, et comme au centre de beaux vergers et de champs délicieux. Du village de Gilli au bourg de l’Hôpital, le chemin traverse une plaine de la plus belle végétation. Les grands vignobles se prolongent depuis Montmélian jusqu'aux environs de Conflans.

Le bourg de l’Hôpital est situé au confluent de l’Arly et de l'Isère, à l'extrémité nord-est de la vallée du Graisivaudan, et au pied du rocher escarpé sur le sommet duquel est bâtie la ville de Conflans[6].

Ceux qui n'ont jamais voyagé dans les Alpes seront surpris de voir dans leur intérieur des chemins comme des allées de jardins et de grandes vallées dont le fond est en plaine. Maïs dans une chaîne dont la largeur est de quarante lieues, composée de montagnes et de vallées qui alternent sans cesse entre elles, ces montagnes sont tantôt très-rapprochées, pour former des défilés, des gorges et des vallées étroites, tantôt plus on moins écartées, pour former des vallées plus ou moins larges. Le fond de ces dernières est le plus souvent horizontal et sans aspérités, alors les chemins qui les parcourent sont vraiment comme des allées de jardin, ombragées ordinairement de beaux arbres, qui, dans les vallées inférieures, sont des noyers, et dans les supérieures, des hêtres et des sapins. Les vallées inférieures offrent souvent des expositions favorables pour des vignobles qui produisent des vins estimés.

L'armée carthaginoise, en traversant le torrent de l’Arly, sortit de l'Allobrogie pour entrer chez un autre peuple. Depuis qu'elle avait traversé l'Isère entre Valence et Tain, elle avait été constamment dans le pays des Allobroges ; car le peuple qui habitait le pays plat jusqu'à l'entrée des Alpes, était Allobroge ; les Barbares qui attaquèrent l’armée au passage du Mont-du-Chat, étaient encore des Allobroges, et la ville où ils se retiraient pendant la nuit, était une ville de l’Allobrogie. Ceux enfin que la victoire d'Annibal avait frappés de terreur, et qui n’osèrent pas l’attaquer pendant les trois jours qu'il resta encore sur leur territoire, étaient aussi des Allobroges.

Toutes ces circonstances s'accordent avec l’étendue de l'Allobrogie, dont les limites sont très-bien connues, d'après les anciens auteurs grecs et latins. Le torrent de l’Arly, qui se jette dans l'Isère à l'Hôpital, séparait les Allobroges des Centrones, anciens habitants de la Tarantaise. Ce fut le troisième jour depuis son départ de Chambéry, qu'Annibal entra sur leur territoire ; car la distance de cette ville jusqu'à l'Hôpital, est de 32 milles romains, et nous avons vu que l'armée faisait environ 13 milles par jour.

Les Centrones voulurent à leur tour profiter du passage de cette armée pour lui enlever ses bagages, et ce fut le quatrième jour, lorsqu'elle approcha de Moustier, leur capitale, qu'ils vinrent à sa rencontre avec des rameaux et des guirlandes, en signe de paix. Nous allons décrire, toujours en abrégeant l'ouvrage de M. Albanis Beaumont, la vallée que la route parcourt jusqu'à cette ville[7].

A peine a-t-on tourné le rocher de Conflans, que l'on entre dans l’étroite vallée de la Tarantaise ; les montagnes latérales se resserrant, le pays prend tout-à-coup un aspect alpin et sauvage. Au lieu de ces beaux vignobles qui couvrent les flancs des montagnes qui bordent la vallée du Graisivaudan, de ces champs fertiles et de ces vergers délicieux, l'on ne voit plus que des forêts de sapins, des rochers abrupts, et la vallée que l’on parcourt a à peine un quart de lieue de largeur.

Cet aspect contribue à donner aux voyageurs une idée peu exacte de cette vallée ; ils la considèrent comme très-pauvre et peu habitée. Mais si l'on s éloigne de la grande route, on ne tarde pas à en concevoir une idée plus vraie et plus avantageuse, parce qu'alors on découvre le grand nombre de villages et de hameaux situés sur les plateaux élevés, où abondent de riches pâturages.

La voie romaine passait par le village de la Bâtie, placé à l'extrémité d'une charmante, plaine, revêtue de la plus riante végétation. Les villages de la Roche-Cepin et de Feston-sous-Briançon sont situés dans de charmants bassins ombragés de gros noyers.

La vallée de Tarantaise s'élargit ensuite insensiblement, et l'on entre dans une jolie plaine, de forme à peu près ovale, ayant une demi-lieue de largeur sur trois quarts de longueur. A son extrémité est situé le grand village d’Aigueblanche, qui n'est éloigné de Moustier que d'une petite demi-lieue. La végétation y est très-active, et même précoce, quoique le sol soit élevé de plus de trois cents toises au-dessus de la mer.

Après une montée assez rapide, coupée dans le rocher, l’on entre dans une espèce de gorge qui conduit à Moustier. Bientôt on aperçoit cette ville dans un fond, et à l'extrémité d’une petite plaine triangulaire, entourée de hautes montagnes, dont quelques-unes sont cultivées jusqu'à leur sommet. La route est très-belle et bien entretenue, elle est coupée dans le rocher : la pente est très-douce et très-régulière.

L'entrée du vallon, où est situé Moustier, a un aspect agreste et sauvage ; mais à mesure que l’on approche de cette ville, la vue devient plus intéressante et plus animée.

Nous voici arrivés à la seconde capitale des Centrones, qui s'appelait dans son origine Darantasia, et ensuite Monasterium apud Centrones, d'où est venu le nom de Moustier. Cette ville était bâtie anciennement sur les hauteurs qui avoisinent le faubourg de Saint-Jacques. C'est là que l’armée carthaginoise arriva sur la fin du quatrième jour, depuis son départ de Chambéry.

L'itinéraire de cette route est comme suit :

 

Noms modernes

Noms des itinéraires romains

Milles romains

De Chambéry

Lemincum

 

à Montméllian

 

10

à Bourg-Évexcal

Mantala

6

à St-Pierre-d'Albigny

 

4

à Gresy

 

4

à l'Hôpital

Ad Publicanos

8

à Oblines ou Tours

Oblimum

3

à Roche-Cevin

 

6

à Moustier

Darantasia

9

Total

 

50

 

Les itinéraires romains ne marquent que 16 milles de Ad Publicanos jusqu'à Darantasia, cependant la distance réelle est plus grande de 2 à 4 milles[8].

Nous voyons par le total des distances que l’armée carthaginoise avait marché 12 à 13 milles par jour depuis Lemincum. C’est la moyenne pour chaque jour après le passage du Rhône, et l'on sait qu'une armée nombreuse, qui a une longue marche à faire, par des chemins étroit, et sur une seule colonne, ne peut parcourir que quatre lieues par jour, ou 12 à 14 milles.

Ce fut probablement lorsqu'Annibal entra dans la petite plaine à l’extrémité de laquelle était situé le chef-lieu des Centrones, que ces montagnards vinrent, à sa rencontre, portant des rameaux en signe de paix. Mais ce n'était qu'une apparence trompeuse pour cacher leur dessein perfide de profiter, pour attaquer l'armée, du moment où elle serait engagée dans la vallée étroite par laquelle, on monte au sommet des Alpes.

Les Centrones occupaient les deux rives de l'Isère, depuis Conflans jusqu'au Petit Saint-Bernard et au mont Iseran, où l'Isère prend sa source. La Tarantaise actuelle formait la plus grande partie de leur pays. Ce peuple était connu dans l'histoire par son courage, par son génie belliqueux et la longue résistance qu'il opposa aux Romains. Dès que les légions romaines voulaient forcer les Centrones dans leurs montagnes, ils faisaient pleuvoir sur elles une grêle de dards et de pierres qui les forçait à la retraite. Ils eurent même la témérité de piller le bagage et l'argent de l'empereur Auguste[9].

C'est merveille, dit Bergier[10] dans son vieux langage, que les Romains eussent déjà dompté les nations les plus reculées de l'Europe, de l'Asie et de l'Afrique et que quarante ou cinquante petites nations qui habitaient ces montagnes (les Alpes), et qui étaient aux portes de Rome (s'il faut dire ainsi), osassent molester et se prendre par escarmouches à un peuple si puissant. Et il semble que ces gens, qui n'avaient confiance qu'en leurs roches inaccessibles, fussent réservés pour dernière conquête des Romains, et ne dussent être subjugués et mis à la raison que par Auguste, lorsqu'il serait en la fleur de sa bonne fortune, et qu'ayant la paix avec tout le monde, il n'aurait plus à combattre que contre ces rochers, comme contre certains nids, pour en dénicher ces oiseaux de rapine.

Les Centrones avaient depuis longtemps cette ardeur pour la guerre et cette avidité pour le pillage, puisqu'ils les manifestèrent au passage de l'armée Carthaginoise, qui eut lieu l’an de Rome 534, c'est-à-dire plus de 180 ans avant que ce peuple fût soumis à l’Empire romain.

Nous reprendrons l'histoire de Polybe dans le chapitre suivant.

 

 

 



[1] Description ses Alpes grecques et cottiennes, 2e partie, tom. II, p. 395 ; édit. de Paris, 1806. Chez J.-J. Paschoud, libraire à Paris et à Genève.

[2] Au nombre de ces villages on remarque Saint-Ombre, que l’on nomme Chambéry-le-Vieux, qui est plus rapproché du Bourget que Chambéry.

[3] Voyages dans les Alpes, §§ 1179 et 1180.

[4] Description des Alpes grecques et cottiennes, 2e partie, tom. II, pag. 599. Chez J.-J. Paschoud, libraire à Paris et à Genève.

[5] Voyages dans les Alpes, tom. III, 19, § 1182.

[6] Cette description est extraite de l’ouvrage déjà cité de M. Albanis Beaumont sur la Savoie, 2e partie, tom. II, pag. 509 et suiv.

[7] Description des Alpes grecques et cottiennes, 2e partie, tom. II, pag. 531 et suiv.

[8] Description des Alpes grecques et cottiennes, 2e partie, tom. II, pag. 495.

[9] Description des Alpes grecques et cottiennes, 1ère partie, tom. I, pag. 56-58.

[10] Histoire des grands chemins de l’Empire romain, pag. 106.