Description topographique et historique des chemins ouverts dans la chaîne de montagnes qui fermait l'Isle des Allobroges.Il n'y a que deux grandes routes qui traversent cette
chaîne de montagnes : celle de La première ne date que de 1670. Elle fut ouverte par
Charles Emmanuel II, duc de Savoie. Cette partie du chemin, qu'on appelle Quand on a descendu la moitié de ce chemin taillé dans le
roc, on voit sur la droite l’entrée d'une grotte assez longue, dont
l’ouverture extérieure est à la face des rochers du côté des Echelles. Le
chemin, en sortant de la crevasse, descend dans la plaine des Echelles par
une chaussée adossée contre les rochers perpendiculaires par la gauche ; cette
chaude est soutenue par un mur de Avant que cette route fût faite, on passait par l’intérieur de la grotte, et à son ouverture il, y avait une suite de longues échelles[2] par lesquelles on descendait le long de la face des rochers jusqu'au talus qui est à leur base. Les eaux des pluies s'écoulaient par la crevasse, mais depuis qu'on a fait la route, elles s'écoulent par la grotte et forment une cascade du côté de la plaine. La seconde route, celle du Mont-du-Chat,
était la seule qui conduisait de France en Italie avant l'ouverture du
passage de Cette voie se trouve dans l’Itinéraire d'Antonio, et dans La direction de cette route nous frappe comme d'un trait de lumière ; nous soupçonnons que ce fut celle qu'Annibal suivit, et bientôt nous serons convaincus que nos soupçons sont parfaitement fondés. Le Petit Saint-Bernard s'appelait l’Alpe Grecque, parce
que la tradition portait qu'Hercule le Thébain l'avait traversée avec une
armée composée de nations grecques. Cet Hercule était fils d'Amphitryon et d'Alcmène.
Il naquit dans Il est assez remarquable que dans la harangue de Scipion à son armée, avant la bataille du Tésin, Tite-Live fait dire à ce consul ; nous verrons si cet Annibal est l’émule des voyages d’Hercule, comme il le rapporte lui-même, etc.[5] D'où l’on pourrait conclure qu'Annibal savait qu'il avait suivi les mêmes routes qu’Hercule. Avant que le général carthaginois eût traversé les Alpes, les Gaulois, dit Polybe[6], qui habitaient près du Rhône, les avaient passées plus d'une fois pour entrer en Italie. Nous trouvons dans Rollin[7] l’histoire de ces invasions des Gaulois. La première fut vers l'an 587 avant Jésus-Christ. C'est alors qu'ils s’établirent dans l’Insubrie et qu'ils bâtirent Milan. Leur seconde invasion fut celle de l’an 388 avant Jésus-Christ. Ce fut alors qu'ils entrèrent dans Rome. Polybe nous apprend encore qu'ils venaient tout récemment de passer les Alpes pour se joindre aux Gaulois des environs du Pô contre les Romains. Il nous donne à entendre par là que les Gaulois qui habitaient les bords du Rhône traversaient les Alpes en suivant le même chemin par lequel Annibal les traversa peu de temps après eux. Ce chemin passait par le pays des Salassi qui habitaient
le Val d'Aoste. Leur capitale, Augusta Prœtoria,
était, suivant Pline, placée à la rencontre des deux routes, dont l'une conduisait
par les sommets des Alpes, qu'on appelait Pennines,
(le Grand Sainte
Bernard), qui était inaccessible aux bêtes de somme, et l'autre
passait par le pays des Centrones (le Petit Saint-Bernard
et Cette dernière route, comme dès les temps les plus anciens, c’est-à-dire, il y a au moins trois mille ans ; cette route que les Gaulois qui habitaient les bords du Rhône suivirent pour entrer en Italie, est précisément la même que les guides d'Annibal lui firent prendre pour le conduire dans l'Insubrie, chez ce peuple gaulois qui, apprenant que les Carthaginois étaient en marche pour l'Italie, se promettant beaucoup de leur secours, s'étaient révoltés contre les Romains. C'est ce même chemin qui devint ensuite une voie romaine partant de Milan, capitale de l'Insubrie, et se terminant à Vienne sur les bords du Rhône. Polybe nous l'indique positivement quand il dit au chapitre 56 qu'Annibal ayant achevé le passage des Alpes, entra dans les plaines qui avoisinent le Pô et dans le pays des Insubres. Nous comprendrons pourquoi dès les premiers temps l’on donna la préférence à cette route, lorsque nous verrons qu'elle traversa de grandes vallées très-fertiles et très-peuplées, et que le passage de l'Alpe-grecque, est des tous les passages des Alpes, l'un des plus faciles. Polybe[8] s’adressant aux historiens de son temps, qui représentaient les Alpes comme si escarpées et si perpendiculaires, qu'elles seraient à peine accessibles à l’infanterie légère ; et les contrées voisines des Alpes comme de tels déserts, que si un dieu on un demi-dieu n'avait pas montré le chemin à Annibal lui et toute son armée auraient péri inévitablement, leur fait observer que les Gaulois qui habitaient près du Rhône, avaient traversé ces montagnes plus d'une fois, et encore tout récemment, pour se joindre aux Gaulois riverains du Pô, dans leurs guerres contre les Romains. Il ajoute, que les Alpes elles-mêmes étaient habitées par des nations très-nombreuses. Lorsque Tite-Live, voulant enrichir son histoire des principales circonstances du passage d'Annibal au travers des Alpes, copia l’histoire de Polybe qui raconte ces circonstances avec tant de vérité et d'exactitude, il aurait dû, tout en profitant des lumières de cet auteur original, profiter aussi de l’avis qu'il donne dans les chapitres que nous venons de citer aux historiens qui l'avaient précédé. Si Tite-Live en avait profité, il n’aurait pas rejeté
l'opinion de Cœlius[9], qui rapporte qu'Annibal
passa par le Cremonis jugum[10] en l’Alpe Grecque
; il n'aurait pas abusé de son imagination pour exagérer les difficultés
qu'Annibal eut à surmonter ; il n'aurait pas dit qu'il n'était pas probable
que dans ces temps-là, ce chemin fût ouvert pour passer dans Un autre incident, qui causa une assez grande perte à l'armée, fut l’éboulement récent d’une partie du chemin à la descente des Alpes, ce qui engagea les troupes à tenter vainement de passer par un endroit impraticable où un grand nombre se précipitèrent. Sans ces accidents, qui ne dépendaient point des difficultés naturelles du passage des montagnes, l'armée serait arrivée sans perte en Italie. La justesse de ces remarques est confirmée par la facilité
et la rapidité avec lesquelles Asdrubal traversa les Alpes douze années après
son frère Annibal[11]. Les habitants
de Après cette digression sur l’histoire de la route du Petit Saint-Bernard, nous reprendrons la description de ses différentes parties à l'endroit où nous l'avions quittée au chapitre cinquième. Nous étions arrivés à Yenne, où cette route s’éloigne des bords du Rhône pour traverser le Mont-du-Chat. Depuis l’époque de l'ouverture du chemin de Yenne existait du temps des Romains, qui l'appelaient Etanna : ce nom se trouve dans Si cette route n'avait pas été abandonnée, il y a longtemps qu'on aurait découvert que c’était par-là que l'armée d'Annibal avait pénétré dans les Alpes ; mais depuis un siècle et demi, n'étant plus fréquentée que par les gens du pays qui, passent cependant avec leurs chariots et leurs voitures légères, elle est tombée, pour ainsi dire, dans l'oubli, et quand on a voulu chercher la route d'Annibal, on n'a jamais tourné ses regards de ce côté-là, et l’on s'est toujours égaré. Je viens maintenant à la description de la partie de cette route qui traverse la montagne du Chat. En quittant les bords du Rhône elle remonte entre des collines, l'espace de 4 milles, jusqu'au village de Chevelu, où commence le passage de la montagne. Depuis ce village le chemin est bon, peu rapide, et n’est point raboteux jusqu’au sommet du passage. La routé monte obliquement le long d'un talus qui descend des rochers supérieurs sur la droite. Le défilé est court, et l’on descend bientôt de l'autre coté. Ce défilé est un endroit vers lequel la crête escarpée de la montagne s'abaisse considérablement de part et d'autre, ce qui offrait un passage tout naturel pour frayer une route. Du temps des Romains, ce passage se nommait Mons Thuates, il y avait un temple consacré à Mercure, dieu tutélaire des chemins et protecteur des voyageurs. On y a trouvé une inscription[13]. La descente vers le lac du Bourget est plus rapide et très-raboteuse Le chemin fait un assez grand nombre de contours ou de zigzags. Il est soutenu en quelques endroits par des murs secs qui forment des espèces de terrasses. Plusieurs parties du chemin sont pavés avec de gros fragments de la pierre calcaire de la montagne[14]. Sa largeur moyenne est de douze pieds, en sorte que les chars passent facilement. Mais les pentes à côté sont si roides et si entrecoupées de rochers, que si un cheval ou même un piéton était poussé en dehors, il ne pourrait se retenir et se précipiterait. Le chemin est dominé en quelques endroits par des rochers assez élevés. La montée des deux côtés est de trois quarts d'heures, et le passage est élevé d'au moins 900 toises au-dessus du lac du Bourget. Depuis le bas de la descente près du village de Bordeaux, la route sur le pied du talus de la montagne à droite jusqu'au village du Bourget, restant toujours à la distance d'environ Six minutes du lac qui est sur la gauche. Entre le chemin du Mont-du-Chat et celui de M. D'Anville parait n'avoir eu aucune connaissance de ce
dernier passage, car il croit que la station appelée Lavisco[17] dans les
itinéraires romains, était le village de Lavisco était situé
entre Lemincum (Chambéry) et Augustum Aouste, près de Saint-Genis ; il était
également éloigné de ces deux villes, savoir de 14 milles. Cependant, M.
D'Anville ne trouve que 17 à 18 milles de Lemincum
à Augustum, en passant par M. Grillet, dans son Dictionnaire de la Savoie[19], compte de Yenne
à Chambéry Voici le détail des distances depuis Yenne jusqu'à Chambéry :
Les descriptions topographiques renfermées dans ce chapitre et dans le précédent, sont le résultat des notes que j'ai recueillies moi-même sur les lieux, en trois courses différentes, et faites à des époques très-éloignées. La première, en 1783, pour visiter le célèbre chemin de La seconde en 1801. Devant aller à Valence, je quittai la
grande route à Chambéry, pour traverser à pied la montagne d’Aiguebellette et
rejoindre la route de Grenoble en passant par le Pont
de Beauvoisin et Voiron. Le
but de ce détour était de vérifier l’opinion du général Melville, qui pensait
qu’Annibal n’avait passe qu’à 2 ou 3miulles au nord du chemin de Je partis de Genève pour Aix, dans le dessein d'examiner la route du Mont-du-Chat, laquelle, pour plusieurs raisons, me paraissait devoir correspondre plus exactement avec le récit de Polybe. Je traversai le lac du Bourget depuis le port d'Aix jusqu'au village de Bordeaux pour joindre la route du Mont-du-Chat, et je la suivis jusqu'à Chevelu. La vue du Rhône et de la ville de Yenne dans le lointain depuis le sommet du passage, suffit pour me donner une idée claire du reste de la route. Je sentis alors ce plaisir vif que l'on éprouve lorsqu'après avoir cherché pendant longtemps une vérité, on la découvre enfin, j'étais convaincu que je venais de marcher sur les traces de l'armée carthaginoise. Je croyais voir la cavalerie, les bêtes de somme et les éléphants, descendants (comme le dit Polybe) avec peine et avec beaucoup de précaution, cette partie du chemin qui, pour adoucir la pente et pour éviter les rochers, fait plusieurs contours. Je voyais les lieux où les Allobroges s'étaient postés pour attaquer l'armée avec avantage et pour lui enlever ses bagages. Ce fut cette découverte qui m’engagea à reprendre un travail que j'avais presque abandonné, et à rédiger en forme d'ouvrage des recherches commencées il y a vingt ans. Je reprendrai le récit de Polybe dans le chapitre suivant. |
[1]
De
[2] Qui donnèrent le nom d'Oppidum Scalarum au bourg des Échelles. M. Dutens, dans son Itinéraire, p. 134, allant de Chambéry à Lyon, observe qu'aux Échelles on sort des Alpes ; c'est donc avec raison que Polybe appelle le défilé par lequel Annibal traversa cette même chaîne de montagnes, l'entrée dans les Alpes.
[3] Moreri, article Hercule, le Thébain ou de Grèce.
[4]
Histoire romaine, t. I, p.
[5] Tite-Live, liv. XXI, chap. 41.
[6] Liv. III, chap. 48.
[7] Histoire romaine, t. II, p. 418 et suiv., Paris, 1740.
[8] Édition de Casaubon, liv. III, chap. 47 et 48.
[9] Histoire de Tite-Live, liv. XXI, chap. 38.
[10]
M. Abauzit, dans sa Dissertation sur le passage des Alpes par Annibal, selon
Tite-Live, p. 163, dit qu'il croit que le mot de Cremonis, que l'on ne trouve que dans les éditions de
Tite-Live, est un mot corrompu : Je tiens de
Glaréanus, ajoute-t-il, que à les plus anciens manuscrits ont Centronis
Jugum, à la place duquel on a mis Cremonis ; il ne sait par quelle aventure, et c'est tout ce qu'il en
dit. Je m'étonne que personne ne se soit depuis avisé de réclamer la vraie
leçon. Il est hors de doute que Cœlius entendait le Petit Saint-Bernard.
— Les Centrons, ou ceux de
[11] Histoire de Tite-Live, liv. XXVII, chap. 39. Voyez aussi l'Histoire romaine de Rollin, t. VI, p. 108, édit. de 1742.
[12] Ce sont les expressions de M. Albanis Beaumont dans la seconde partie de sa Description des Alpes grecques et cottiennes, t. II, p. 425.
[13] Description des Alpes grecques et cottiennes, t. I, p. 196 et 217.
[14] Ce sont probablement des restes du pavé de l'ancienne voie romaine.
[15]
Le passage au Mont-d'Épine conduit de Chambéry à Yenne par le château d'Épine et
[16] Description des Alpes grecques et cottiennes, t. I, p. 196.
[17] Notice de l'ancienne Gaule, article Lavisco.
[18] En mettant un V à la place du X.
[19] Dictionnaire des départements du Mont-Blanc et du Léman, publié en 1807.