HISTOIRE DU PASSAGE DES ALPES PAR ANNIBAL

 

LIVRE PREMIER.

CHAPITRE II.

 

 

Examen de la route qu'Annibal suivit depuis Carthagène jusqu'au Rhône. — Distances comparées.

 

EN Espagne, cette route suit presque constamment les bords de la mer Méditerranée. Elle passe à Valence, traverse l'Ebre à Tortose. Depuis Barcelone, elle s'écarte de la mer pour passer à Girone, et se retrouve sur le rivage, à Ampurias. C'est depuis cette ville que la route monte les Pyrénées, pour les traverser par le Col de Pertus, sous la forteresse de Bellegarde, entre la Junquera et le Boulon.

II est inutile de s'arrêter aux distances que Polybe indique depuis Carthagène jusqu'à Ampurias. Mais celle d'Ampurias jusqu'au passage du Rhône est plus importante, parce qu'elle sert à déterminer le lieu où l'armée d'Annibal passa ce fleuve, et la route qu'elle suivit pour arriver sur ses bords.

La route la plus naturelle, et la seule qu'une armée put suivre, est celle qui passe par Narbonne et Nîmes. C’est l’ancienne voie romaine qui conduisait en Espagne. C'est celle que Polybe nous indique lui-même, lorsqu'il dit que toutes les distances, depuis Carthagène jusqu'au passage du Rhône, venaient d'être mesurées par les Romains, et marquées par espaces de huit stades, c'est-à-dire de mille en mille.

En cherchant les endroits par où la voie romaine passait, nous aurons nécessairement les différents points de la route que suivit Annibal. Son armée ne pouvait pas s'écarter de cette route, parce qu'elle traverse le pays plat, situé entre la mer et une chaîne de montagnes, donc la lisière commence à Carcassonne, passe par Lodève, Anduse, Alais, et vient joindre le Rhône à Viviers. Ce pays plat, à la hauteur de Narbonne, de Béziers et de Montpellier, n'a que sept à huit lieues de largeur. Il y a même des collines qui, en s'avançant vers le Midi, le rétrécissent encore davantage.

Avant d'examiner les distances depuis Emporium, il faut expliquer la méthode que nous suivrons. Nous les présenterons toutes sous forme de tableaux, qui comprendront quatre colonnes.

La première renfermera les noms modernes des villes et villages par lesquels passe la route que nous cherchons. Dans la seconde, on trouvera les noms romains correspondants aux noms modernes, tels que les donnent les itinéraires romains.

C'est dans la notice de l’ancienne Gaule, par d'Anville, que j'ai trouvé principalement les noms qui se correspondaient, depuis les Pyrénées jusqu'au sommet du passage des Alpes, où était la limite entre la Gaule et l'Italie. M. d'Anville s'était donne beaucoup de peine dans cette recherche, qui présentait d'assez grandes difficultés, parce que les noms n'ont souvent entr'eux aucun rapport d'étymologie, et parce que les routes modernes s'écartent quelquefois un peu des anciennes voies romaines, pour passer dans les villes » et pour profiter des ponts établis sur les rivières.

La troisième colonne de ces tableaux renfermera les distances en toises, mesurées avec le compas sur la grande carte de France, en 180 feuilles, par MM. Maraldi et Cassini de Thury, dont l'échelle est d'une ligue pour chaque cent toises. Cette exactitude dans les mesures était absolument nécessaire, pour qu'il ne restât aucun doute sur les véritables distances, et pour que chacun fut à même de les vérifier.

La quatrième colonne présentera ces mêmes distances, réduites en milles romains et en centièmes de mille, à raison de 766 toises par mille.

M. d'Anville a trouvé que la moyenne de plusieurs mesures, prises en divers endroits où l’on avait trouve des pierres milliaires, donne 755 toises et demie pour la longueur du mille romain. M. Bailly, dans son histoire de l’astronomie moderne, dit que les Romains composèrent leur mille de huit stades grecs, qui font 756 toises. Le stade était, suivant Pline, de 625 pieds romains. Huit stades feront donc 5.000 pieds, qui équivalent à 4.553 pieds de France, ou 755 toises 3 pieds.

Je viens maintenant à la distance depuis Emporium jusqu'au passage du Rhône, qui est, suivant Polybe, d'environ 1.600 stades, ou 1.200 milles romains.

Pour procéder avec ordre, et pour que W remarques relatives à la géographie soient chacune à sa place, nous partagerons cette distance en quatre parties.

Première distance. Depuis Castellon de Ampurias, jusqu'au sommet du passage des Pyrénées, appelé Summum Pyrenœum dans les itinéraires romains.

Il n'est pas probable que la voie romaine passât par Figueras, le détour est trop grand, mais par Peralada, qui est sur la ligne directe de Ampurias à la Junquera.

Les distances détaillées sont comme suit :

Empories, ou Empurias, était un port de Catalogne, où les flottes romaines venaient souvent débarquer leurs troupes. Il y avait là deux villes séparées par un mur, dont l'une était occupée par des Grecs originaires de Phocée, comme les Marseillais, et l'autre était habitée par les Ibériens, ou Espagnols. On peut voir dans Rollin[1] les précautions que les Grecs prenaient pour se garantir des attaques des habitants du pays, tout en faisant le commerce avec eux. Ce qui contribuait à leur sûreté, c'était la protection des Romains, dont ils cultivaient l’amitié avec autant de zèle et de fidélité que les Marseillais. Ce port est à l'embouchure du Fluvia, ou Clodiano : il a donne son nom à l'Ampurdan[2].

Distance. Du Fort de Bellegarde à Narbonne.

Les distances détaillées sont :

Les itinéraires romains ne comptaient que 64 milles depuis le Summum Pyrenœum jusqu'à Narbo, ce qui ferait croire que l’échelle de la grande carte de France fait les distances un peu trop grandes. Cependant, comme les itinéraires ne donnent que des nombres entiers, et ne tiennent aucun compte des fractions, il serait possible que ces fractions se montassent à 5 ou 4 milles, plutôt en plus qu'en moins, sur une distance de 64 milles. D'ailleurs, le caractère des routes romaines était d'être tracées en ligne droite, autant que le pays pouvait le permettre.

Illiberis avait été une ville considérable du temps des Romains. Elle prit ensuite le nom d’Helena, aujourd'hui Elne, dont le siège épiscopal a été transféré à Perpignan[3].

La voie romaine passait par Ruscino, aujourd'hui Castel-Roussillon, situé sur le Tet, entre Perpignan et la mer.

La distance que les itinéraires romains marquent de Narbo à Nemausus, est de 91 milles. M. d'Anville nous apprend[4] que cette distance, en ligne droite, par une mensuration faite sur les lieux, avait été trouvée de 67,500 toises, ou 89,29 milles romains. Il ajoute qu'à cause des localités, il n'est pas possible que le chemin soit partout direct et en ligne droite, et par conséquent, la distance réelle peut avec une grande probabilité, être évaluée à 92 milles. On pourrait encore conclure de là, que l'échelle de la grande carte de France donne les distances un peu trop grandes, puisque les mesures prises sur cette carte surpassent de 2300 toises, ou d'un 30e, celles qu'on avait prises sur les lieux.

La voie romaine passait par Soustantion, petit village à trois milles au nord nord-est de Montpellier.

Ambrussum, où cette voie passait aussi, était situé sur la petite rivière de la Vidourle, à 2 ou 3 milles au-dessus de Lunel, là où sont les ruines du Pont d’Ambrois.

La 4e distance est celle de Nîmes au passage du Rhône.

Quoiqu'il y ait eu des opinions diverses sûr le lieu où Annibal traversa le Rhône, nous verrons dans le chapitre suivant que l’endroit qui convient, à tous égards, au récit de Polybe, est à une petite lieue au-dessus du grand village de Roquemaure, et à quatre lieues au-dessus d'Avignon. Voici les distances :

Ajoutons maintenant les quatre distances depuis Castellon de Ampurias jusqu'à Roquemaure ; nous aurons pour total, d’après la grande carte de France, 210,59 milles. Et d'après les itinéraires romains, nous aurons 206,130 milles.

Ce résultat diffère bien peu de la distance assignée par Polybe, d'environ 200 milles, il ne la surpasse que d'un 32e. Les distances de Polybe étant en nombres ronds, nous devons nous attendre, en les comparant avec des mesures exactes, à trouver de petites différences, en plus ou en moins.

Dans le chapitre suivant, après avoir fixé d'une manière sûre la partie du cours du Rhône au l'armée carthaginoise traversa ce fleuve, nous chercherons l’île où Hannon le traversa avec son : détachement, et nous commencerons le journal de la marche de l'armée depuis son arrivée sur les bords du Rhône. C'est à cette époque que Polybe commence à nous donner, pour ainsi dire, jour à jour, les opérations de l'armée, jusqu'à son arrivée au pied des Alpes, du côté de l'Italie, Nous verrons que ce journal est partout d'accord avec les distances et les localités, pourvu qu'on suive avec le plus grand scrupule les renseignements que l'auteur grec nous donne.

 

 

 



[1] Histoire rom., tom.TII, pag. 47. Édit. de Paris de 1742.

[2] Busching, tom. VI, pag. 227.

[3] Géographie anc. de D'Anville, tom. I, pag. 57.

[4] Notice de l'ancienne Gaule, par D'Anville, pag. 478, Paris, 1760.