HISTOIRE DU PASSAGE DES ALPES PAR ANNIBAL

 

LIVRE PREMIER.

 

 

NOUS avons fait voir dans l'introduction que le seul historien original, le seul qui soit digne de foi sur l'expédition d'Annibal en Italie, était Polybe, auteur d'une histoire en langue grecque qui traite des guerres des Romains pendant un espace de cinquante-trois ans.

Cette histoire était divisée en quarante livres, dont il ne nous reste que les cinq premiers dans leur entier. Les deux premiers ne sont qu'une introduction aux autres. C'est dans le troisième que Polybe commence son histoire par la seconde guerre punique.

Nous suivrons la division des chapitres de l'édition de Casaubon, en commençant au trente-quatrième, lorsque l'armée d'Annibal part de Carthagène. Nous terminerons notre traduction et nos recherches à la bataille de Tésin, en faisant alterner nos remarques et nos éclaircissements avec le texte de Polybe.

 

CHAPITRE PREMIER.

 

Narration de Polybe, contenant le dénombrement des troupes d'Annibal, — les distances que ce général eut à parcourir de Carthagène jusqu'en Italie, — le débarquement du Consul romain à l'embouchure du Rhône, — le passage du Rhône par l'armée carthaginoise et par les éléphants.

 

Chapitre 34. Annibal, ayant formé le projet hardi de marcher en Italie, au travers des Alpes, avait envoyé depuis l'Espagne, à différentes reprises, des députés dans la Gaule Cisalpine, pour s’informer de la fertilité du pays au pied des Alpes et lé long du Pô, du nombre des habitants, de leur courage dans la guerre, et pour savoir s’ils nourrissaient toujours la même aversion contre les Romains, qui leur avaient fait la guerre quatre ou cinq ans auparavant.

Les députés, à leur retour, l’informèrent de la bonne disposition et des espérances des Gaulois Cisalpins, de la hauteur extraordinaire des Alpes et des difficultés qu'il devait s’attendre à rencontrer dans leur passage, quoique l'entreprise ne fût pas absolument impossible.

Annibal rassembla ses troupes, et se mit en marche depuis Carthagène, vers le commencement de la maturité des blés[1]. Son armée consistait en 90.000 hommes d'infanterie, et environ 12.000 hommes de cavalerie. Avant d'atteindre les Pyrénées, elle fut réduite à cinquante mille hommes d'infanterie et neuf mille chevaux, parce qu'il avait jugé nécessaire de laisser en Espagne un détachement sous Hannon, et de renvoyer chez eux un grand nombre d'Espagnols. Avec cette armée, il passa les Pyrénées, et entra dans la Gaule.

Cette armée fut encore réduite dans sa marche jusqu'au Rhône, car, après le passage de ce fleuve, elle n'était plus composée, que de 38.000 hommes d'infanterie et un peu plus de 8.000 chevaux[2].

Chap. 39. Depuis la nouvelle Carthage (Carthagène), jusqu'au fleuve Iberus (l'Ebre), la distance est de 2.600 stades. De là jusqu'à Emporium[3], il y a 1.600 stades, et d’Emporium jusqu'au passage du Rhône, environ 1.600 stades ; car toutes ces distances ont été mesurées, dans ces temps ci, avec soin, par les Romains, et marquées par espaces de huit stades[4].

Depuis le passage du Rhône, pour ceux qui marchent le long du fleuve lui-même, comme s'ils allaient vers ses sources, jusqu'à la montée des Alpes, pour se rendre en Italie, il y a une distance de 1.400 stades.

Reste le passage des Alpes elles-mêmes, qui est un espace d’environ 1.200 stades. En les passant, Annibal devait arriver dans les plaines d'Italie qui bordent le Pô.

Suivant ce compte, Annibal avait à marcher en tout environ 9.000 stades depuis Carthagène. Il est vrai qu'arrivé à Emporium, et à ne considérer que la distance, il avait déjà parcouru presque la moitié du chemin ; mais si l’on envisage les difficultés du voyage, la plus grande partie lui restait encore à surmonter.

Chap. 40. Dans le même temps qu’Annibal se préparait à traverser les défilés des Pyrénées, les Boïens, apprenant que les Carthaginois marchaient vers l’Italie, et espérant beaucoup de leurs secours, se révoltèrent contre les Romains ; et, conjointement avec les Insubres[5], ils ravagèrent les nouvelles colonies romaines de Placentia et de Cremona. Ils battirent l'armée romaine commandée par Lucius Manlius, qui avait été envoyé pour s'opposer à leurs incursions. Ils assiégeaient les restes de cette armée dans la petite ville de Tannetum, lorsqu'Annibal arrivait en Italie.

Chap. 41. Le consul Publius Cornélius Scipio, ayant été chargé de la guerre d'Espagne, eut le commandement de deux légions, avec 14.000 hommes d'infanterie et 1.200 chevaux des troupes des Alliés. Avec ces forces et une flotte de soixante galères à cinq rangs de rames, il devait se mettre en mer pour aller en Espagne, et faire ses efforts pour empêcher les Carthaginois de quitter ce pays-là, et par conséquent de venir en Italie.

Quoique Publius Cornélius, avant de faire voile, eût appris qu'Annibal avait passé l'Ebre, il espérait encore arriver à temps pour l'empêcher de sortir de d’Espagne. Dans ce but, il embarqua ses troupes à Pise, il côtoya la Ligurie, et le cinquième jour il arriva à Marseille.

Il apprit là qu’Annibal avait non-seulement passé les Pyrénées, mais qu'il était arrivé sur les bords du Rhône. Il n'alla donc pas plus loin que l'embouchure de ce fleuve la plus voisine de Marseille, celle qu'on appelle Massilienne. Il y débarqua ses troupes, et afin de s'assurer de la vérité des rapports qu'on lui avait faits, il envoya à la découverte trois cents cavaliers, auxquels il réunit, pour les guider et les soutenir, les Gaulois qui étaient à la solde des Marseillais.

Chap. 42. Annibal étant arrivé sur les bords du Rhône, fit sur le champ ses préparatifs pour le traverser dans un endroit où il n'avait qu'un seul courant. Il se trouvait alors à quatre jours de marche de la mer, à peu près.

Pendant qu'il préparait un grand nombre de bateaux pour passer le fleuve, une multitude de Barbares s'assemblèrent sur l'autre rive pour s'opposer à son passage. Annibal jugeant, à l’aspect des guerriers qui se laissaient apercevoir, qu'il ne serait pas possible de traverser à force ouverte, ni de rester en place sans risquer d'être attaqué de toutes parts, se détermina, à l’approche de la troisième nuit, de détacher une partie de ses forces sous le commandement de Hannon, fils du roi Bomilcar, avec quelques-uns des habitants pour guides. D'après ses ordres ce détachement remonta le long du fleuve l'espace de 200 stades, et lorsqu'il fut arrivé à un endroit où le fleuve est séparé en deux bras, par une petite ile, il s'arrêta. Les soldats qui le composaient coupèrent des arbres dans la forêt voisine, les lièrent ensemble, et, en peu de temps, ils construisirent un nombre de radeaux suffisant pour traverser le fleuve. Après l'avoir traversé sans opposition, ils employèrent le reste du jour à se reposer de leurs fatigues, et à se préparer l’exécution de leurs ordres. Annibal, de son côté, se tenait prêt à traverser au moment favorable, avec le reste de son armée ; mais rien ne l'embarrassait plus que ses éléphants qui étaient au nombre de trente-sept.

Chap. 43. A la fin de la cinquième nuit, lorsque le jour commençait à paraître, le détachement qui avait traversé de l'autre côté du fleuve, s'avança le long de ses bords, vers l’endroit où étaient les Barbares. Dans le même moment, Annibal fit embarquer sur les chaloupes sa cavalerie, armée de petits boucliers, et sur les bateaux son infanterie légère. Les premières se tenaient au haut du courant, afin qu'en rompant son impétuosité, les derniers pussent traverser avec plus de sûreté. On fit passer les chevaux à la nage, en les conduisant trois ou quatre à la fois, à l'arrière de chaque bateau. De cette manière, à la première traversée, un grand nombre de chevaux furent transportés sur l'autre rive. Les Barbares voyant ce que l'ennemi venait d'entreprendre, sortirent de leurs retranchements et s'avancèrent sans ordre, s'imaginant qu'ils empêcheraient aisément les Carthaginois de débarquer.

Dès que les troupes d'Hannon eurent fait connaître leur approche, par une colonne de fumée, qui était le signal convenu, Annibal donna les ordres pour l'embarquement de ses troupes, et recommanda à ceux qui étaient dans les chaloupes de faire tous leurs efforts pour résister à la rapidité du courant.

Ses ordres ayant été exécutés avec célérité, ce fut un spectacle fait pour inspirer l'anxiété et la terreur ; car tandis que, d'un côté, les soldats embarqués s'encourageaient mutuellement par leurs cris, et luttaient, pour ainsi dire, contre la violence des flots, et que, de l'autre, les troupes bordant le fleuve animaient leurs compagnons par leurs clameurs, les Barbares, sur le bord opposé entonnèrent une chanson guerrière, et défièrent les Carthaginois du combat. Dans ce moment, le détachement d'Hannon fondit tout-à-coup sur les Barbares qui défendaient le passage du fleuve, et mit le feu à leur camp. Les Barbares, confondus de cette attaque, imprévue coururent les uns pour protéger leurs tentes, les autres pour résister aux assaillants.

Annibal, voyant que le plan qu'il avait imaginé réussissait complètement, rangea en bataille ceux qui avaient débarqué les premiers ; et, les animant par ses discours, il commença l'attaque. Les Celtes, dont les rangs étaient en désordre, et qui ne s'étaient pas encore remis de leur surprise, furent bientôt enfoncés, et obligés de prendre la fuite.

Chap. 44. Le général carthaginois s’étant rendu maître du passage de la rivière, par la victoire qu'il venait de remporter, fit tout de suite passer ceux qui étaient restés sur l'autre bord, et campa pendant la nuit sur les rives du fleuve, avec toute son armée.

Le lendemain matin, apprenant que la flotte romaine était arrivée à l’embouchure du Rhône, il envoya 500 cavaliers numides pour reconnaître la force et la position de l'ennemi ; et en même temps, il choisit des gens experts pour faire passer les éléphants.

Il assembla son armée ; et, ayant amené devant elle le roi Mogilus, qui était venu auprès de lui depuis les plaines qui bordent le Pô, ce prince, au moyen d'un interprète, assura l'armée des dispositions favorables des nations gauloises qui habitaient ces pays-là. Ceux-ci promirent de se joindre aux Carthaginois dans leur guerre contre les Romains. Il était venu lui-même pour les conduire par des pays où ils ne manqueraient de rien de ce qui pourrait leur être nécessaire, et par un chemin par lequel ils accompliraient en peu de temps et sans danger leur marche en Italie. Ces paroles remplirent les soldats de confiance.

Chap. 45. Après que l’assemblée eut été renvoyée, une partie des Numides qui avaient été envoyés à la découverte, revint. Un grand nombre d'entr’eux avaient été tués, et les autres mis en fuite. A peu de distance du camp des Carthaginois, ils avaient rencontré le petit détachement de cavalerie envoyé par Publius Cornelius. Ces deux corps s'étaient battu avec tant d’acharnement, que, du côté des Romains et des Gaulois qui les accompagnaient, environ 140 avaient été tués ; et de l’autre côte, plus de 200 Numides. Ceux-ci furent poursuivis par les cavaliers romains, qui s'approchèrent des retranchements des Carthaginois, pour examiner leur position. Ils retournèrent en toute diligence, pour informer le consul que l'ennemi était arrivé.

Publius, sans perdre de temps, fit mettre tout le bagage sur les vaisseaux, et s'avança avec toute son armée le long du Rhône, pour attaquer les Carthaginois.

Le lendemain, après l'assemblée, et dès que le jour parut, Annibal plaça sa cavalerie du coté de la mer, comme un corps d'observation, et ordonna à son infanterie de sortir de ses retranchements et de se mettre en marche. Pour lui, il attendit les éléphants et les hommes qui étaient restés avec eux de l'autre côté du fleuve.

Voici comment on fit passer ces animaux. On avait d’abord construit plusieurs radeaux. On commença donc par en joindre deux, ayant chacun 50 pieds de largeur, et par les fixer fortement au rivage. A ces deux premiers, on en réunit d'autres semblables, qu’on poussa en avant sur la rivière ; et, comme il était à craindre que la rapidité du fleuve n’emportât tout l’assemblage, on l'assujettit du côté qui était exposé au courant, par des câbles qu'on attacha aux arbres du rivage. Quand cette espèce de pont eut été amené à la longueur de deux plèthres (170 pieds de France), on fit arriver à son extrémité deux autres radeaux, beaucoup plus grands et d'une meilleure construction, qu'on avait réunis fortement l'un à l'autre, et qu'on lia aux premiers de telle façon que les liens puissent se couper aisément. On couvrit tout l'ouvrage de terre et de gazon, de manière à offrir aux éléphants un aspect tout semblable au chemin par lequel ils devaient arriver. On plaça à leur tête deux éléphants femelles, qu'ils suivirent sans hésiter. Lorsqu'ils furent parvenus sur les deux grands radeaux avancés, on coupa les liens qui tenaient ces radeaux attachés aux premiers, et des bateaux les remorquèrent avec des cordes de l'autre côté du fleuve. Les éléphants, quand ils se sentirent en mouvement au milieu des eaux, montrèrent d'abord de l’inquiétude et de l'effroi : ils allaient et venaient d'un bord à l'autre des radeaux qui les portaient, mais l’effroi même les retenait. Il y en eut cependant quelques-uns qui, en s'agitant, tombèrent dans le fleuve : mais leur chute ne fut fatale qu'aux conducteurs. Ils se mirent à nager, en levant leurs trompes au-dessus de l'eau pour respirer ; et, malgré la rapidité du fleuve, ils arrivèrent sans autre accident à l'autre rive.

Nous interromprons ici la narration de Polybe, pour tracer la route d'Annibal depuis Carthagène jusqu'au Rhône, pour voir si la distance que cet auteur nous donne depuis Emporium (aujourd'hui Ampurias), s'accorde avec les distances actuelles, et pour déterminer l'endroit où l'armée carthaginoise traversa le fleuve.

 

 

 



[1] Pour les parties méridionales de l'Espagne, la maturité des blés répond à la fin de mai.

[2] Les quatre chapitres suivants n'ayant aucun rapport direct avec notre sujet, nous passons au 39.

[3] Castellon de Ampurias, petite ville de Catalogne sur le bord de la mer, dans le golfe de Rosas, au pied des Pyrénées, à 9 lieues au nord-est de Girone.

[4] Le mille romain était composé de 8 stades.

[5] Les Boïens habitaient les États de Parme et de Modène ; les Insubres occupaient le Milanais.