HISTOIRE DU PASSAGE DES ALPES PAR ANNIBAL

 

NOTICE SUR LES VOIES ROMAINES, LES ITINÉRAIRES ET LES ROUTES QUI TRAVERSAIENT LES ALPES DU TEMPS DE POLYBE.

 

 

L'ITALIE et toutes les provinces de l'Empire romain étaient traversées par des grands chemins pavés qui se prolongeaient jusqu'aux extrémités de ce vaste Empire. Ces chemins partaient du milieu du Forum, la plus belle place de Rome, où était planté le milliarium mureum.

L'ensemble de ces chemins, par leur multitude, leur longueur extraordinaire et le nombre de siècles qu'il fallut pour les achever, est l’entreprise la plus grande que l'esprit humain ait jamais conçue, et que la main de l’homme ait jamais amenée à sa perfection. C’est en particulier en cela que parait la grandeur et la puissance colossale du peuple romain.

C’était par le moyen de ces chemins, que toutes les productions naturelles et artificielles des différents pays soumis à l’Empire, étaient apportées à Rome, qui était en quelque sorte le marché universel de toute la terre. C'était par leurs moyens que Rome donnait la vie et le mouvement à toutes les provinces, comme par les artères, le cœur donne la vie dans toues les parties du corps humain.

Bergier était tellement pénétré de la grandeur de cet ouvrage, qu'il aurait voulu qu'on l'appelât l'unique merveille du monde, ou la merveille des merveilles de la terre. Ces chemins, qui étaient pavés comme les rues de Rome, s'étendaient depuis les extrémités occidentales de l'Europe et de l'Afrique, jusqu'au fleuve de l'Euphrate et autres parties de l'Asie majeure. De l'une de ces extrémités à l'autre, c’est-à-dire de l’Occident à l’Orient, il y avait au moins vingt-cinq grands chemins, chacun d'environ seize cents lieues d'étendue, et du midi au septentrion les chemins avaient de huit cents à mille lieues de longueur. Ils se continuaient par des ponts sur les rivières, ou par des ponts qui, en se répondant de rivage en rivage, en réunissaient sans interruption les parties à travers les fleuves et les mers : nous ne mettons point ici en ligne de compte un grand nombre de chemins de traverse dans les diverses provinces de l’Empire.

Cet ouvrage ne fut pas achevé dans le même siècle, ni par le même empereur. Il fallut plusieurs siècles pour l’amener â sa perfection, et la plupart des empereurs y firent travailler. Ils employèrent tous les peuples à eux soumis et tous les soldats de leurs légions pour conduire ces routes à travers les monts et les vallées, les plaines et les marais, pour les mesurer par milles, et marquer chacun de ceux-ci par des colonnes qui en désignaient le terme et le nombre jusqu'aux extrémités de l’Empire. Il reste encore des vestiges de toutes ces routes.

Les chemins d’Italie furent faits pendant la République jusqu'au règne d’Auguste. Avant cette époque, on en fit un très-petit nombre dans les provinces ; les auteurs ne font mention que de deux. L'empereur Auguste avait tellement à cœur l’ouvrage des grands chemins qu'il fit travailler dans presque tout l'Empire, mais principalement dans la Gaule el dans l'Espagne. Ce fut l'empereur Trajan qui surpassa tous les successeurs d'Auguste dans ce travail. Le sénat et le peuple romain mettaient une si grande importance aux grands chemins, qu'il n'y avait aucun autre ouvrage public dont les auteurs fussent plus honorés et plus récompensés. On érigeait des arcs de triomphe aux empereurs qui avaient fait ou réparé des grands chemins ; on frappait des médailles à leur honneur.

Ces chemins auraient été connus bien imparfaitement, et plusieurs d'entr'eux seraient restés ignorés des nations modernes, si deux itinéraires de ces grandes routes n'avaient pas échappé heureusement, aux ravages du temps. Je veux parler de l’Itinéraire d’Antonin et de la Carte dite de Peutinger.

Le premier contient par écrit, et non par lignes, les plus grands et les plus renommés de tous les chemins faits de main d'homme, qu'on appelait voies consulaires, prétoriennes, impériales, royales ou militaires. Cet itinéraire les conduit par les cités, bourgades, villages, gîtes et postes de chaque province, tant de l’Europe et de l'Asie, que de l’Afrique, ou l'Empire romain s’étendait ; ajoutant les distances qu'il avait d'un lieu à l'autre, marquées par nombres de milles, de stades, de lieues gauloises, suivant la diversité des pays. Ce livre fut fait pour servir de guide à ceux qui voyageaient sur les grands chemins de l'Empire, comme nous avons à présent les livres de postes pour voyager en Europe. Il renferme environ 372 chemins désignés par les noms des villes qui en occupent les deux extrémités. L'auteur de cet itinéraire les commence et les finit où bon lui semble, sans s'asservir à l'étendue précise d'aucune des voies militaires, son dessein n'étant que de montrer comment on pouvait aller d'une ville ou d'une province dans une autre. On ignore sous lequel des dix ou onze empereurs qui ont porté le nom d'Antonin, cet itinéraire a été fait ; Bergier penche à croire que ce fut sous Marcus Aurelius Antoninus, fils de Septimius Severus.

La table ou carte dite de Peutinger fut trouvée à Augsbourg eu Allemagne, chez un nomme Conrad Peutinger, homme savant et curieux des choses antiques. L'auteur de cette carte n'est pas mieux connu que celui de l’Itinéraire d'Antonin. Elle doit cependant avoir été faite sous le règne de l'empereur Théodose ou de ses fils Arcadius et Honorius, lorsque l’Empire était encore dans son entier et composé des régions et des provinces décrites dans cette carte : c'est pour cela que quelques auteurs l'ont appelée Charta Theodosiana.

Cette carte n'est point une carte géographique, mais simplement un tableau sous la forme d'une longue bande qui a douze pieds de longueur sur six pouces huit lignes de largeur, en sorte que sa largeur n'est que la dix-neuvième partie de sa longueur. L'auteur ne lui a donné que la largeur nécessaire pour tracer par des lignes environ 25 grands chemins, qui en comprennent chacun un grand nombre de moins étendus ; mais il avait besoin d'une longueur considérable pour marquer avec des intervalles suffisants, chaque ville, gîte ou poste, avec les distances en milles de l'une à l'autre. N'ayant d'autre but que celui de montrer d'un seul coup d'œil la suite des stations et leurs distances, l'auteur de cette carte ne s'est pas embarrassé que les provinces fussent chacune à sa place géographique et qu'elles eussent leur grandeur respective, ni que les rivières eussent leur véritable direction par rapport aux points cardinaux, ni que les rivages de la mer fussent figurés selon leurs sinuosités et leurs situations. Ce n'était pas son objet ; il n'avoit, comme le dit Bergier dans son vieux langage, p. 353, il n'avoit cure du reste, qui n’étoit pas de son gibier et qu'il laissoit aux cartes géographiques.

On ne trouve sur cette carte que les noms des villes, des bourgs, ou demeures qui étaient assises sur les grands chemins, et le mille romain en est la seule mesure. Les lignes qui représentent les chemins sont tellement entrelacées, qu'on ne peut les compter.

Il ne paraît pas que cette carte ait été faite d'après l'Itinéraire d'Antonin, quoiqu'elle comprenne comme lui la plus grande partie des chemins militaires qui s'étendaient depuis Rome jusqu'aux extrémités de l'Empire.

Après avoir parlé en général des voies romaines et des itinéraires qui en donnent la liste ou le tableau, il nous reste à parler en particulier de celles de ces voies qui traversaient les Alpes et le midi de la Gaule, dont nous ferons mention dans cet ouvrage.

La première voie pavée faite dans la Gaule, et la plus ancienne de toutes, fut celle que les Romains firent dès le temps de la dernière guerre d'Afrique, pour voyager de l'Espagne et des monts Pyrénées à travers la Gaule narbonnaise jusqu'aux Alpes. C'est celle dont Polybe fait mention dans son troisième livre, comme ayant été faite dans le temps qu'il écrivait ; et comme étant la même route qu'avait suivie Annibal. Elle passait par Barcelone, Narbonne et Nîmes. L'époque où cette voie fut tracée par les Romains, peut se rapporter aux années 605 à 606 de Rome, puisque la troisième guerre punique commença l'an de Rome 605, et se termina par la prise de Carthage l'an 606[1].

La seconde voie ouverte dans la Gaule fut la Via Domitia que Domitius Ænobarbus fit faire l'an de Rome 631. Étant consul cette année-là, il vainquit les Allobroges et les Alvernos, qui habitaient la Savoie, le Dauphiné et l'Auvergne. Il fit paver ce grand chemin à la manière d'Italie. Il traversait le pays des Allobroges et la région appelée Provinciam, aujourd'hui la Provence ; mais on en ignore toute l'étendue. Cette voie n'existait pas lorsque Polybe écrivait, puisqu'il mourut pour le plus tard l'an de Rome 630.

Il paraît que ces deux voies étaient les seules qui fussent ouvertes hors de l'Italie avant Auguste. Ce fut cet empereur qui fit tailler dans les rochers des Alpes, et paver avec une peine et des frais indicibles, les premières voies militaires qui traversèrent ces montagnes. Ses légions y travaillèrent elles-mêmes, ou bien c'étaient des ouvriers ordinaires, pendant que les légions soutenaient le choc des peuples montagnards qui, par la force des armes, les en voulaient empêcher, sentant bien que l'établissement de ces grands chemins entraînerait la perte de leur indépendance.

Les principaux chemins faits par Auguste pour passer d'Italie en France, venaient se joindre et se croiser à la ville de Lyon, dont la situation pour le commerce avait été trouvée très-avantageuse. C'est de là qu'Agrippa, gendre d'Auguste, fit partir les grands chemins comme d'un centre, pour les conduire jusqu'aux extrémités des provinces gauloises. Un de ces chemins suivait la rive gauche du Rhône pour aller atteindre la mer Méditerranée au port de Marseille. C'est l'itinéraire de cette voie romaine qui nous fournira les distances et les stations de la marche d'Annibal, depuis le passage du Rhône entre Orange et Avignon, jusqu’à Vienne.

Venons maintenant aux routes, qui traversaient les Alpes. Polybe, au rapport de Strabon, disait qu'il y avait de son temps quatre chemins pour passer d’Italie dans la Gaule.

1° Par la Ligurie, près de la mer Thyrrhène ou de Gènes, cette route passait par les villes de Gênes, Savone, Monaco, Nice, et se terminait à Arles sur le Rhône.

2° Par le pays des Taurini, partant de Milan et passant par la vallée d’Exilles, le Mont-Genèvre, Briançon, etc., et se terminant aussi à Arles.

3° Par le pays des Salasei ou le Val d'Aoste, partant aussi de Milan, traversant le Petit Saint-Bernard, et se terminant à Vienne sur le Rhône.

4° Par les Grisons. Cette route allait depuis Milan à Coire, en passant par Como.

De ces quatre routes il n'y a que la seconde et la troisième qui puissent être celles que nous cherchons. Nous trouvons dans les itinéraires romains la direction exacte de ces deux routes au moyen des noms des villes et villages par lesquels elles passaient, et nous devons supposer qu'avant qu'elles devinssent des voies militaires, c'étaient aussi celles que fréquentaient les anciens habitants des pays voisins des Alpes. Nous ne devons pas en chercher d'autres pour découvrir celles que l’armée carthaginoise suivit, puisque cette armée avait pour guides des Gaulois cisalpins dont les ancêtres avaient déjà traversé les Alpes par les mêmes chemins, et qui venaient eux-mêmes de les traverser pour venir à la rencontre d'Annibal.

Celui de ces deux chemins qui passait par le pays des Taurini, se trouve dans l'Itinéraire d'Antonin, sous le titre de D'Italie dans les Gaules. De Milan à Arles par les Alpes Cottiennes[2]. Il passait par Turin, Suze, Onlx, Cézane. Entre ce dernier bourg et Briançon, il traversait l’Alpe Cottienne ou le Mont-Genèvre. De Briançon, cette voie descendait la vallée de la Durance jusqu'à Embrun, puis elle s'écartait de cette rivière pour passer à Chorges et à Gap ; elle venait rejoindre la Durance un peu au-dessous de Tallard, et la suivait plus bas que Sisteron ; de là elle se dirigeait sur Apt et Cavaillon. C'est à cette dernière ville qu'elle traversait la Durance, pour se terminer à Arles.

L'ancien Dauphiné, à l’exception d’une bande de trois à quatre lieues de largeur le long de la rive gauche du Rhône, est tout couvert de montagnes, qui s'étendent depuis l’Isère jusqu'à la Durance au-dessous de Sisteron. Ces montagnes se terminent au midi par la chaîne du Mont-Ventoux, qui court de l'oust à l'est, et dont la petite ville de Sault occupe le centre. Le Mont-Ventoux est élevé de mille toises au-dessus de la mer, et les autres sommités sont élevées de cinq à six cents toises ; elles forment une chaîne qui termine brusquement la grande chaîne des Alpes.

Si l'armée carthaginoise avait pris la route de la Durance, elle aurait quitté les bords de cette rivière près d'Avignon ; et, pour éviter les montagnes qui se terminent par la crête du Mont-Ventoux, elle se serait dirigée vers l’Orient, en passant par Apt, Reillanne, Forcalquier, et serait arrivée sur les bords de la Durance à Lurs, six lieues au-dessous, de Sisteron. Elle aurait remonté la rive droite de cette rivière jusqu'à Tallard, et aurait suivi les mêmes vallées que suivait la voie romaine. Elle aurait traversé le Mont-Genèvre pour descendre dans le pays des Taurini. C’est cette route que Tite-Live, a en vue, puisqu’il fait passer la Durance aux Carthaginois dans les environs d'Embrun, et les fait arriver chez les Taurini à leur descente en Italie.

La troisième route connue du temps de Polybe pour passer d'Italie dans la Gaule, était celle qui passait par le pays des Salassi, ou la vallée d'Aoste, pour entrer chez les Centrones, ou les peuples de la Tarantaise. Elle partait de Milan, passait à Novarre, Verceil, Yvrée, la cité d'Aoste ; traversait l’Alpe grecque ou le Petit Saint-Bernard, suivait la rivière droite de l’Isère jusqu'à Montmeillan, puis tournait sur Chambéry, et se terminait à Vienne après avoir passé par Yenne et Bourgoin. C'est la route que Polybe décrit comme étant celle qu’Annibal suivit : nous ne la ferons pas mieux connaître pour le présent, parce que nous aurons occasion d'en parler fort en détail. Ce fut l'empereur Auguste qui le premier fit travailler à cette route, ainsi qu'à celle qui traverse le Grand Saint-Bernard. Ces deux routes se séparaient à Augusta Prœtaria, la cité d’Aoste ; Strabon dit en deux endroits de son quatrième livre, que dans la Val d'Aoste, il y a un chemin qui se divise en deux branches, dont l’une passe par les monts Pennins, qui est inaccessible aux bêtes de charge, et l'autre par la Tarantaise, qui est plus large et praticable pour les chars, mais elle est plus longue. Ces deux chemins se rejoignent à la ville de Lyon.

Quand Strabon dit que la route par le Petit Saint-Bernard était plus longue que celle par le Grand Saint-Bernard, il ne voulait parler que du passage des Alpes, car la distance totale depuis la cité à d’Aoste jusqu'à Lyon, en passant par le Grand Saint-Bernard, est au contraire, beaucoup plus grande que par le Petit, puisque la route par le Grand Saint-Bernard passait au nord du lac Léman, ce qui est un détour considérable.

Suivant Strabon, le passage du Grand Saint-Bernard n'était pas connu du temps de Polybe, et avant les travaux qu'Auguste y fit faire, il n'était pas praticable pour les bêtes de sommes. Si nous avions besoin de cet argument pour prouver que l'armée carthaginoise, accompagnée de sa cavalerie, de ses bêtes de somme et de ses éléphants, n’avait pas passée par cette montagne, nous l'alléguerions.

Il nous reste à parler du Mont-Cenis. Ce passage ne se trouve point dans les itinéraires romains, et il ne paraît pas qu’il ait été jamais une voie romaine, ou qu’il ait été même connu des Romains. Il offrait de trop grandes difficultés, car les rochers du côté de l’Italie sont presque à pic, et il a fallu tailler en zigzags dans le roc vif, le chemin par lequel on descend de la Grand-Croix au village de la Ferrière[3].

Quelques auteurs ont cru que le Mont-Cenis était le chemin nouveau et plus commode, différent de celui d'Annibal, que Pompée se vantait d'avoir ouvert. Bergier[4] était de cette opinion, il se fondait sur un passage d'Appien qui rapporte que Pompée prit son chemin non par la route d'Annibal, mais non loin des sources du Rhône et de l’Éridan (le Pô), qui sont peu éloignées l'une de l’autre. Ceci peut se rapporter au Petit Saint-Bernard comme au Mont-Cenis, puisque ces deux montagnes sont également entre les sources du Rhône et celles du Pô. Appien était sans doute imbu de la même erreur que beaucoup d'auteurs romains, entr'autres Pline et Ammien Marcellin, qui croyaient qu'Annibal avait passé par le Mons Penninus, à cause de la ressemblance du mot avec celui de Pœni qui signifie Carthaginois, pensant que c'était le passage de l’armée d'Annibal qui avait donné le nom à la montagne. Si cette armée avait réellement passé par les monts Pennins, il est clair que Pompée, en traversant le Petit Saint-Bernard, aurait ouvert un chemin différent de celui d'Annibal et beaucoup plus commode. Je crois donc très-probable que Pompée, sans le savoir, avait suivi la même route que le général carthaginois[5]. Quoi qu'il en soit, il parait certain que le Mont-Cenis était un passage impraticable, non-seulement du temps d'Annibal ou de celui de Pompée, mais encore plusieurs siècles après leur expédition.

 

 

 



[1] Polybe avait alors 58 ans ; ce fut donc à cette époque de vie qu’il composa son histoire.

[2] De Italia in Gallias. — A Mediolano Arelate per Alpes Cottias.

[3] Voyages sur les Alpes de Desaussure, § 1300.

[4] Histoire des grands chemins de l'Empire romain, page 475.

[5] Si ce que rapporte M. Albanis Beaumont dans sa description de la Savoie (tome I, page 13) est juste, il arrivait souvent que les Romains confondaient le Grand Saint-Bernard avec le Petit, parce que sur chacune de ces montagnes il y avait un temple dédié au dieu celte Jou-Pen ou Jupiter-Penninus.