HISTOIRE DU PASSAGE DES ALPES PAR ANNIBAL

 

PRÉFACE.

 

 

PENDANT un séjour à Londres en 1795, je fis connaissance avec le général Melville, Écossais, depuis longtemps retire du service d'Angleterre. Dans nos conversations, il me fit plusieurs questions sur les passages des Alpes, et il m'entretint de la découverte qu'il avait faite en 1775, de celui par lequel l'armée d'Annibal avait traverse cette chaîne de montagnes pour descendre en Italie.

Il avait lu l'histoire de Polybe dans l'original grec avec beaucoup d'attention, et s'était persuade, par cette lecture, qu'Annibal était entré dans les Alpes par la partie de l'ancien Dauphiné qui est située entre l'Isère et le Rhône. Pour s'en assurer par ses propres yeux, et pour découvrir en même temps le passage des Alpes, il prît depuis Lyon la route de Chambéry. Arrivé à cette dernière ville, deux routes se présentèrent à lui, celle du Mont-Cenis et celle du Petit Saint-Bernard ; mais sachant que la première n'avait été ouverte ou rendue praticable aux voyageurs que plusieurs siècles après l’expédition d'Annibal, il prit la route du Petit Saint-Bernard et traversa cette montagne. A chaque pas qu’il faisait, il consultait l’exemplaire de Polybe qu'il portait avec lui ; il fut si frappé des rapports du récit de cet auteur avec les localités, qu'il fut convaincu qu'il suivait la même route par laquelle Annibal avait pénétré en Italie. Les notes que le général Melville me communiqua et les détails qu'il me donna de bouche, me convainquirent de la réalité de sa découverte. Cependant, pour rendre ma conviction plus complète, je me procurai les meilleures traductions de Polybe, que je comparai avec l'original ; je lus les différents auteurs qui avaient écrit sur cet événement mémorable ; je consultai les itinéraires romains, pour connaître les voies romaines qui traversaient les Alpes : je pris des mesures sur les meilleures cartes, pour les comparer avec les distances données par Polybe, et, après avoir rassemble un grand nombre de notes et de documents, je me préparai à satisfaire au désir du général Melville, en communiquant au public ses découvertes. Mais diverses circonstances et le désir de déterminer sur les lieux, d’une manière plus précise que ne l'avait fait le général, des points essentiels à la route en question, m'ont empêché jusqu'à présent d'exécuter ce projet. Ce fut une course que je fis au mois d'août 1812, pour vérifier un de ces points, qui m'engagea à reprendre un sujet que j'avais abandonné depuis plus de seize ans.

 

POST-SCRIPTUM.

Avant la publication de cet ouvrage, le n° 67 du Monthly repertory of English literature pour le mois d'octobre 1812, m'est tombé entre les mains ; il contient une notice de la vie du feu général Melville ; nous allons en extraire ce qui a rapport à notre sujet.

Le général Melville avait été gouverneur en chef de toutes les îles dans les Indes Occidentales, cédées par la France à l'Angleterre par le traité de 1763. Il commandait en outre, sous le titre de capitaine général, les forces militaires dans ces colonies.

Ce ne fut que dix années après avoir rempli avec beaucoup de distinction et avec l'entière approbation de son gouvernement les charges éminentes confiées à ses grands talents, que les ayant résignées, il put tourner son attention vers ses études favorites, savoir, l'histoire militaire et les antiquités. Il consacra les années 1774, 1775 et 1776 à des voyages en France, en Suisse, en, Italie et en Allemagne, pendant lesquels il examina les lieux où les batailles les plus mémorables s'étaient données, les villes qui avaient soutenu des sièges, et les divers endroits qui a voient été le théâtre des événements militaires rapportés dans l’histoire ancienne et moderne.

Avec Polybe et César à la main, il détermina sur les lieux mêmes les positions et les opérations des généraux les plus distingués, depuis le Portus Itius de César sur le canal de la Manche, jusqu’à l'emplacement de la bataille de Cannes sur la côte de la mer Adriatique.

Se reposant sur l’autorité de Polybe, et guidé par la raison de la guerre (il voulait dire, par le sens commun appliqué à la guerre), il traça la route qu'Annibal suivit pour entrer en Italie, depuis le lieu où il traversa le Rhône, probablement dans le voisinage de Roquemaure, en remontant le long de la rive gauche de ce fleuve, jusque près de Vienne, et traversant le Dauphiné, jusqu'à l’entrée des montagnes près du bourg des Échelles, pour arriver à Chambéry, et de là passer le Petit Saint-Bernard pour descendre dans la vallée d'Aoste.

En suivant cette route qui parait avoir été étrangement négligée par les commentateurs, les historiens et les antiquaires les plus distingués, quoique ce fût la plus naturelle, le général Melville trouva que la nature du pays, les distances, la situation des rivières, des rochers, des montagnes s'accordaient très-exactement avec les circonstances rapportées par Polybe. Il découvrit même le Leucopetron, cette célèbre Cruxcriticarum subsistant encore à l’endroit décrit par Polybe, et connue encore sous la même dénomination de la Rocher-Blanche[1].

Les preuves qui naissaient de tant de coïncidences ne satisfaisant pas complètement le général Melville, il traversa les Alpes dans les endroits qui avaient été indiqués par les auteurs comme étant la route d'Annibal ; mais aucun de ces passages ne se trouva correspondre à la narration de Polybe, sans faire violence au sens littéral.

La méthode du général Melville pour découvrir la vérité, était d'abord de rassembler tous les renseignements que l’on pouvait se procurer, de peser ensuite les autorités et les témoignages, afin de s'assurer de ceux auxquels on devait donner le plus de créance, et enfin de faire usage de sa raison pour arriver à l'objet de ses recherches, conformément aux témoignages qu'il jugeait les meilleurs. Par cette méthode, simple en apparence, mais que peu d'hommes sont en état de suivre, il résolut des difficultés, et découvrit des vérités qui avaient été abandonnées par d'habiles gens, comme insolubles et hors de leur portée. La découverte de la véritable route d'Annibal à travers les Alpes est un exemple de cette méthode.

Le général Melville avait un amour ardent pour la vérité dans toutes les recherches qui pouvaient intéresser les hommes ; elle était bien reçue de lui de quelque part qu'elle vint.

Nous renvoyons à la notice de sa vie pour la connaissance de ses vertus publiques et particulières. — Il mourut en 1809, âgé de 86 ans.

 

 

 



[1] Nous parlerons de cette roche blanche dans le chapitre XI du livre premier.