LES MANIEURS D’ARGENT À ROME JUSQU’À L’EMPIRE

 

CONCLUSION

Texte numérisé et mis en page par Marc Szwajcer

 

 

Il semble que, chez les grands peuples où la liberté politique s’est sagement établie et régulièrement organisée, le mouvement des choses humaines devrait de lui-même suivre son cours naturel vers la justice et le progrès ; mais, on le sait bien, ce n’est pas sans effort que l’homme apprend à être libre.

Là, plus qu’ailleurs, peut-être, si les passions personnelles et égoïstes de chacun ne sont pas contenues et pour ainsi dire ennoblies par des sentiments d’ordre supérieur, la société ne tarde pas à se détourner de sa route.

C’est ce qu’a dit Montesquieu, lorsqu’il a fait de la vertu l’élément indispensable du gouvernement populaire.

Et même, au sens de cet observateur de génie, les vertus privées ne sauraient y suffire. Sous les régimes démocratiques, ce sont les particuliers qui gouvernent, au moins par leurs suffrages ; ce sont par conséquent eux-mêmes qui doivent veiller à la marche de l’État, et s’imposer courageusement les sacrifices nécessaires parfois aux intérêts généraux de la patrie.

La vertu politique, est-il dit au livre de l’Esprit des lois, est un renoncement à soi-même qui est toujours une chose très pénible... Elle donne toutes les vertus particulières... Lorsque cette vertu cesse, l’ambition pénètre dans les cœurs qui peuvent la recevoir, et l’avarice entre dans tous[1].

L’avarice en effet, portant en elle l’amour immodéré du gain, est la forme naturelle de l’égoïsme chez les peuples actifs et libres[2]. Même avec des procédés légaux, et dans une république de citoyens honnêtes, elle doit facilement devenir un danger public, puisqu’elle ne produit que des abaissements intéressés, dans des États où l’on ne peut se passer de vertus supérieures. Et c’est bien de ce côté que se font réellement pressentir les plus redoutables périls, pour nos démocraties modernes.

La bible avait stigmatisé les excès de cette dépravation de la liberté, sous un nom qui a traversé les siècles : c’est le culte du veau d’or ; et le récit de l’exode rapporte que Moïse, trop longtemps retenu sur la montagne sacrée, dut détruire, par d’effroyables exécutions, cette ignoble idolâtrie, afin de sauver son peuple et de le rappeler à ses hautes destinées[3].

A Rome, nous l’avons vu, lorsque les publicains composant les classes moyennes eurent abattu le patriciat, et furent devenus seuls maîtres des suffrages, la république ne tarda pas à périr, parce qu’elle n’eut guère d’autre but que de satisfaire la cupidité, c’est-à-dire l’avarice de ceux qui la gouvernaient.

Nous venons d’étudier ce phénomène historique, si semblable, à certains égards, aux événements qui nous environnent, et nous avons été frappé de ces analogies, quoique bien des détails nous échappent encore.

Il en est de l’œuvre des publicains, en effet, et des grands banquiers, comme de la plupart des institutions qui ont précédé l’empire. Les grands écrivains de la littérature, de l’histoire et du droit n’existaient pas encore ; et nous ne pouvons pas tout savoir.

Nous connaissons beaucoup de lois de ces époques lointaines, sur la propriété, sur les créances, sur les actions en justice, mais nous n’avons sur ces sujets, ni jurisprudence, ni doctrine, ni aucun détail d’application. Il a fallu attendre jusqu’à la découverte des Commentaires de Gains, c’est-à-dire jusqu’en 1816, pour en avoir quelques notions précises. Nous ne sommes guère plus fixés, sur ces institutions qui nous ont été si complètement expliquées pour les temps suivants, que sur les événements dont nous venons de parler, et ceux-ci ont été beaucoup plus négligés par les commentateurs.

Que l’on ne nous accuse pas, cependant, de ne présenter que des conjectures hardies.

Nous n’avons rien avancé dans ce travail, qui ne soit directement prouvé par des textes, ou qui ne s’impose par la plus scrupuleuse logique, et l’on nous pardonnera de le rappeler nettement, en faisant le relevé d’un actif que nous pouvons, avec le langage du sujet, déclarer bien établi.

Nous constaterons d’abord, que nous sommes en présence d’une démocratie bourgeoise, qui se développe par l’œuvre imprudente des Gracques, et qui, après avoir supplanté le patriciat, tombe dans la démagogie. C’est le moment où l’avarice gouverne en souveraine, par la fédération des grandes compagnies financières ; nous pensons l’avoir démontré.

Les compagnies de publicains couvraient, en effet, de leurs spéculations, de leurs entreprises et de leurs travaux, le monde Romain, et nous les avons réellement trouvées à l’œuvre, en Sicile, dans la province d’Asie, dans la Bithynie, la Cilicie, la Syrie, le Pont, la Judée, la Macédoine, la Grèce, la province d’Afrique, l’Espagne et la Gaule. Il en était de même dans toutes les provinces conquises, et nous avons vu leurs services compliqués s’organiser partout, au moment même où l’armée prenait possession du territoire.

Ces grandes compagnies trouvaient abondamment des fonds, par l’attrait d’un gain assuré, et par le procédé aussi simple que merveilleux de l’action, qui est, aujourd’hui encore, resté le même. Partes, Particeps non socius, affinis conductionis. Tout le monde voulait y avoir sa part ; Παντας ώς έπος είπεϊν, dit Polybe. On s’arrachait les titres, Cicéron le dit textuellement de C. César, Eripuit partes ilio tempore carissimas.

Elles furent facilement organisées, parce que l’adjudication des impôts et des grands travaux était, de toute antiquité, dans les mœurs.

Elles furent très nombreuses, parce que les travaux de la guerre et les bénéfices de la paix se multiplièrent à l’infini, sur les provinces conquises.

Elles furent très riches, parce que c’était sur les provinciaux asservis que portaient leurs exploitations sans contrôle et sans scrupule. Arrachez-nous de la gueule de ceux dont la cruauté ne peut se rassasier de notre sang, disait, au nom des provinciaux, le célèbre discours de Crassus.

Elles furent populaires, parce qu’elles représentaient, aux yeux du peuple romain, les droits de la conquête se continuant, à leur profit, sur les peuples vaincus.

Elles devinrent vite agissantes et fortes, parce qu’elles furent animées par une spéculation passionnée, surexcitées par le jeu sur leurs valeurs échangeables, et soutenues par l’autorité que leur donnait leur richesse. Cicéron en a largement rendu témoignage.

Elles fournirent un aliment aux jeux, d’où résultaient des fortunes subites et de terribles chutes, auprès des deux Janus du Forum. Excussus propriis, ad medium Janum res mea fracta est, dit le joueur d’Horace ; et nous avons démontré que le jeu cesse au Forum, dès que disparaissent les publicains.

Elles s’unirent entre elles, se syndiquèrent puissamment, en vue de leurs intérêts communs, de façon à former un nouvel ordre dans l’État, Novut Ordo ; et c’est ce qui fit leur puissance commerciale et politique. Unde regnarent judiciariis legibus, nisi ex avaritia ? Avaritia, tel est le mot de Festus, qui est devenu le mot fatal de Montesquieu.

Auguste, qui ne voulait pas d’une pareille puissance à ses côtés, n’eut pas même à supprimer les compagnies, il n’eut qu’à arrêter le renouvellement des adjudications. Il n’y eut plus dès lors de sociétés par actions possible, puisque l’État s’était réservé le droit de les constituer. Le règne des publicains était fini.

Alors commença l’empire, qui eut du moins la gloire de laisser le droit civil prendre son admirable développement ; mais sous la puissance politique duquel, tout dut fléchir et se soumettre.

Toutes les initiatives privées furent détruites dans leur germe. Solitudinem faciunt, pacem appellant. Ils tirent la solitude et ils appelèrent cela la paix.

Voilà, dans ses grandes lignes, l’histoire de cette décadence politique ; on y voit les libertés publiques tombant par les excès de la spéculation cupide, et par le fait de grandes coalitions financières, sous le plus persistant et le plus honteux des despotismes.

L’empire romain s’achemina dès lors, lentement, vers sa dissolution, et le monde sembla menacé de retourner pour toujours à la barbarie.

Dans les démocraties de notre temps, les crimes abominables des publicains ne sont plus à craindre, du moins sous le couvert d’une légalité durable ; dix-neuf siècles de christianisme et de civilisation n’ont pas pu passer sur les générations, sans adoucir les mœurs et relever les âmes. Le mal de l’argent sera donc, sans doute, moins grave dans ses conséquences.

Mais par l’effet de ces progrès eux-mêmes, on a vu, de nos jours, s’élever une classe d’hommes innombrable, et forte par l’union, qui était restée dans l’ombre jusque-là.

L’abolition de l’esclavage, l’introduction de plus en plus effective de l’égalité dans les lois et les mœurs, et la facilité des relations lointaines, ont donné à la multitude des déshérités, une autorité indépendante qu’elle n’avait jamais eue nulle part dans l’histoire.

Ainsi un phénomène grave et nouveau s’est produit dans nos démocraties de formes diverses, et l’on y a vu le mal des passions avides, surgir avec les mêmes caractères au fond, et des moyens d’action analogues, en même temps, aux deux points extrêmes de l’organisme social, dans beaucoup d’États.

Qu’on nous permette quelques observations pratiques à ce sujet ; le caractère de notre étude nous y invite, et ce sera peut-être, le meilleur enseignement à chercher, dans ce livre d’histoire.

Assurément le pauvre a toujours subi avec amertume, ou dépit, ou colère, le spectacle des richesses et des joies du monde, surtout lorsqu’elles se sont étalées sans commisération auprès de son indigence et de ses douleurs.

Comment pourrait-il ne pas souffrir de ces inégalités du sort, la plupart du temps inexplicables à ses yeux, et particulièrement lorsque les espérances de l’au delà viennent, elles-mêmes, à lui manquer.

A Rome la classe ouvrière, singulièrement réduite par les horreurs de l’esclavage, ne comptait pas, à la fin de la république. Elle n’était qu’une multitude avilie, dont les factions révolutionnaires exploitaient les besoins ou les vices, soit dans les votes des comices à vendre, soit dans les violences armées du Forum et de la rue ; et nous n’avons pas eu à en parler.

Mais les guerres affreuses des esclaves, les révoltes de la plèbe dans l’antiquité, les sanglantes Jacqueries du moyen âge, furent des explosions de ces haines contenues, certainement plus justifiées et plus violentes que celles de nos jours.

La force sociale avait eu bientôt raison de ces protestations impuissantes ; les incendies, les pillages, les meurtres sauvages, les crimes de toutes sortes qui les déshonoraient ne servaient guère qu’à aggraver les malheurs des vaincus ; et tout rentrait dans le silence.

Nous ne voudrions pas dire que ce fut là l’état général et permanent des classes ouvrières d’autrefois, surtout dans notre ancienne France. Les corporations, les confréries, les institutions charitables avaient, au contraire, rapproché, à certains égards, les diverses classes de la société laborieuse, et fait régner entre patrons et ouvriers, une harmonie que nous retrouverons difficilement sans doute. Seulement cela ne s’appliquait guère qu’aux industries des villes, et dans celles-ci, aux privilégiés qui jouissaient seuls des monopoles souvent inhumains que la loi protégeait.

Aujourd’hui d’ailleurs, le mal comme le bien tout a changé d’aspect, de la base au sommet. L’association des intérêts et des passions est devenue le moyen de développement légitime, ou bien aussi, l’arme de guerre, pour les pauvres comme pour les riches.

Chez les riches, cela s’appelle les grandes compagnies anonymes, les vastes opérations industrielles, ou encore, à côté de syndicats de finances utiles aux grandes opérations d’État, les syndicats funestes, organisés sous le couvert d’une fausse légalité, pour l’accaparement des grains, des métaux, des valeurs de bourse, des objets de grande consommation, ou de tout autres choses, par lesquels des agioteurs insatiables se rendent maîtres des marchés d’une partie du monde.

Ils spéculent à coup sûr par leurs coalitions de capitaux, et sous l’inspiration de pensées, qui sont l’opposé des vertus civiques nécessaires dans les gouvernements libres. Ils s’enorgueillissent de leurs succès, au milieu de leurs richesses mal acquises, et ils se réjouissent quelquefois ouvertement des ruines qu’ils ont répandues autour d’eux ; à moins que des événements inattendus ne viennent les frapper, en flétrissant comme elles le méritent leurs combinaisons criminelles.

Ce sont là les publicains de notre temps, nous pourrions dire de notre fin de siècle ; car c’est surtout par la promptitude de l’électricité et de la vapeur qu’ils peuvent assurer l’efficacité et l’extension de leurs redoutables monopoles. C’est ainsi que les publicains de Rome, en réunissant leurs intérêts, étaient parvenus à gouverner l’État.

Quant aux pauvres, aux ouvriers de l’industrie spécialement, ils ont eux aussi l’arme de la coalition, avec les bourses du travail, les syndicats, les unions de syndicats comme moyens permanents ; mais c’est la coalition du nombre, surexcitée souvent par des besoins factices, par des manœuvres odieuses ou bien par la misère imméritée, la misère sans travail, de toutes la plus digne de compassion. Ils ont cette arme terrible de la grève, parfois coupable et sanglante, et même quand elle est légitime, inévitablement nuisible à tous les intérêts matériels et moraux, toujours périlleuse pour l’ordre public ; la grève, c’est-à-dire la ruine en perspective pour le patron, et pour l’ouvrier misérable, peut-être la faim mauvaise conseillère et le désespoir des derniers dénuements.

C’est ainsi que surtout chez les peuples les plus avancés et les plus libres, deux armées s’organisent autour de nous pour la lutte, et menacent, en se mettant de pair, pour ainsi dire, d’enserrer dans leurs étreintes la société qui n’en peut mais.

Quoique cela s’explique très bien, il est digne de remarque, en effet, que c’est dans les pays de liberté politique ou le mouvement financier s’est le plus activement développé, que, par une sorte de mouvement symétrique et simultané, l’organisation des coalitions ouvrières s’est aussi le plus fermement établie, et le plus vigoureusement disciplinée.

Ainsi, c’est dans la libre et industrieuse Amérique des Yankees, que se sont édifiées, depuis un demi-siècle, les plus colossales fortunes qui, peut-être, aient jamais été amassées par les mêmes mains ; c’est le pays ou l’argent est roi, ou est pratiqué le culte du dieu dollar, où dans un certain monde, on estime un homme, non d’après sa valeur intellectuelle ou morale, mais d’après ce qu’il a su gagner, ou ce qu’il saura probablement gagner encore ; or c’est en Amérique, aussi, aux États-Unis, que se sont développées ces associations ouvrières et ces fédérations d’associations qui pénètrent dans les classes agricoles, se multiplient à l’infini, et étendent leur influence jusque sur le sol de l’antique Europe, étonnée de leur discipline, de leur sang-froid et de leur audace. Elles pourraient devenir un péril effroyable pour la sécurité du monde entier, si leur direction, pour les chevaliers du travail, notamment, et pour les fédérations, passaient des mains avisées qui en sont encore maîtresses, dans celles des agitateurs cosmopolites qui voudraient les exploiter.

De même, dans notre ancien monde, c’est sur le sol de l’Angleterre, c’est-à-dire sur la terre classique de la liberté individuelle et des constitutions politiques soutenues par les mœurs[4], que ces mêmes phénomènes de correspondance effective, dans l’organisation des classes opposées, se présentent avec le plus d’énergie.

Ici, la vieille aristocratie terrienne n’a pas dédaigné de mêler ses richesses au mouvement nouveau des affaires, à cette passion mercantile qui couvre l’univers de valeurs anglaises, de trafiquants et de vaisseaux, et qui exerce sur la politique internationale de Londres, une influence semblable à celle qui dirigeait les guerres de Rome sur les divers rivages de la Méditerranée, au gré des publicains et en vue de leurs intérêts financiers.

Or, là aussi, plus qu’en nul autre pays d’Europe, s’organise le mouvement ouvrier. Les associations, les trades unions s’y comptent par milliers, leurs adhérents par centaines de mille, et leurs ressources par millions. C’est le pays originaire et préféré des grandes unions et des grèves. Et l’on y voit, en outre, à côté de cette classe laborieuse, le paupérisme vicieux, avili, avec toutes les horreurs de la misère sordide, à Londres notamment, où il faut pactiser avec cette monstruosité, qui se dresse parfois comme un effrayant péril. Ici encore, associations contre associations ; ce sont les coalitions de l’opulence, qui semblent appeler au combat celles de la pauvreté.

Dans les rapports des peuples, l’action des manieurs d’argent ne laisse pas non plus de se faire sentir de la même manière. Non seulement les grands syndicats accapareurs ne connaissent plus de frontières, et embrassent au besoin plusieurs États, mais il existe telles familles richissimes, nous pourrions dire telles tribus, qui étendent le puissant réseau de leur domination financière sur toutes les capitales de notre vieux continent. Elles tiennent les nations dans une sorte d’équilibre européen, plus ferme pour elles, que ne le fut jamais celui dont la politique s’inquiète vainement depuis des siècles.

Mais en même temps, les travailleurs manifestent puissamment aussi leur œuvre internationale, par les associations et les congrès réitérés ; en sorte qu’une émotion ouvrière ne peut plus se produire sur un point, quelque modeste qu’il soit, du régime industriel, sans que le contrecoup de ce choc s’étende au loin dans le monde des travailleurs, comme les vibrations de l’onde à la surface des eaux profondes qu’on a troublées.

Tout ce mal est d’une réalité si pratique et si incontestable, que, dans sa belle encyclique, celui qui représente l’autorité religieuse la plus puissante du monde moderne, par le nombre de ses fidèles et par la doctrine, le pape Léon XIII est revenu trois fois sur ce double péril de la cupidité, sous ses formes dominantes : C’est d’une part, dit la lettre pontificale, la toute-puissance dans l’opulence : une fraction qui, maîtresse absolue de l’industrie et du commerce, détourne le cours des richesses et en fait affluer en elle toutes les sources ; fraction qui, d’ailleurs, tient en sa main plus d’un ressort de l’administration publique. De l’autre, la faiblesse dans l’indigence : une multitude l’âme ulcérée, toujours prête au désordre.

Il résulte de cet état des choses, que si la liberté politique se développe dans le monde actuel, on se demande avec inquiétude où sont le désintéressement et les vertus civiques qui en doivent être les régulateurs nécessaires.

Puissions-nous, du moins, ne pas être arrivés à ce moment funeste où l’ambition pénètre dans les cœurs qui peuvent la recevoir et où l’avarice entre dans tous.

Nous ne ferons pas à notre temps l’injure de penser qu’il en soit encore ainsi.

De hautes et saines traditions restent, grâce à Dieu, dans le cœur des peuples pour les préserver d’un pareil malheur ; et nos publicains n’auront jamais entre leurs mains, comme les publicains de Rome, tout à la fois, la justice, les finances, les élections aux grandes charges et la confection des lois. Ils ne trouveraient pas aujourd’hui une nation civilisée pour excuser leurs crimes et pour en partager les profits.

Mais saurons-nous bénéficier de ces enseignements de l’histoire ?

Ne faudra-t-il pas pouvoir nous défendre contre cette féodalité financière que des hommes bien informés déclarent être le grand danger de l’avenir ; en présence de cette table rase, sur laquelle il n’est resté, disent-ils, qu’une puissance indiscutable, permanente : l’argent.

Et n’avons-nous pas, d’un autre côté, à répondre à ces masses compactes d’ouvriers et de pauvres, qui s’unissent à travers le monde entier, pour revendiquer hautement leur part de jouissances et de richesses ?

Comment pourra-t-on parer avec sagesse et justice à ce double péril ? C’est le secret des temps.

Le problème à résoudre en tout cas, consiste, non pas à chercher, sous le nom de l’État, des répartiteurs et des maîtres, ni à toucher, en quoi que ce soit, aux droits de la propriété, mais à fixer les limites auxquelles il faut réduire la liberté civile et politique, qui doit survivre, comme principe dominant, à toutes les réformes.

Sans la liberté et l’appropriation absolue par le travail qui en est l’une des formes essentielles, il ne saurait y avoir, pour les peuples, ni justice, ni progrès social, et tout est ébranlé aujourd’hui par la discussion et par le doute.

Le mouvement violent qui entraîne le monde, laissera peut-être bien loin derrière lui, sur les chemins battus, quelques-uns des principes séculaires du droit et de l’économie sociale, mais il est, pensons-nous, des choses sacrées qui ne vieillissent pas et qui ne peuvent périr, sans lesquelles, d’après le témoignage permanent de l’histoire, la société humaine ne saurait ni avancer ni vivre.

C’est d’elles qu’il faudrait dire aujourd’hui, ce qu’on disait au Forum de Rome, à l’honneur de l’argent :

... hæc recinunt juvenes dictata senesque.

Les enfants récitent ces choses qu’on leur a enseignées, et les vieillards aussi, parce qu’elles seules peuvent vivifier les vertus publiques et privées nécessaires aux plus puissantes civilisations : elles s’appellent Dieu, la famille, la patrie.

Dieu, sans les sanctions infaillibles duquel toutes les révoltes de la souffrance seraient légitimes ; qui dit : à chacun suivant ses œuvres ; et qui commande la charité, comme le complément nécessaire du droit. Dieu sans qui la justice sociale elle-même, ne serait sur terre, qu’un odieux fantôme.

La famille qui garde pieusement à travers les âges, et réchauffe à la flamme de son foyer, les traditions du dévouement qui s’ignore, du respect vigilant de l’enfance et de la vieillesse, de l’épargne prévoyante, du soin attendri des infirmités du corps et de l’âme, du maintien des saintes croyances, et des hiérarchies légitimes sans lesquelles ne peuvent régner ni l’ordre, ni la sécurité, ni la paix dans l’État.

La patrie enfin, qui n’est que la famille agrandie, car les liens qui perpétuent ces deux unions sacrées sont les mêmes liens ; les vertus qu’elles suscitent les mêmes vertus touchantes ou héroïques ; les joies qu’elles prodiguent à l’esprit et au cœur de l’homme, les mêmes joies fécondes, généreuses et nécessaires.

 

FIN

 

 

 



[1] Montesquieu, Esprit des lois, l. III, ch. III, et l. IV, ch. V.

[2] Ceux d’aujourd’hui ne nous parlent que de manufactures, de commerce, de finances, de richesses, de luxe même. Eod., liv. III, chap. III.

[3] Exode, ch. XXXII.

[4] Voyez à ce sujet Beudant, Le droit individuel et l’État, ch. III, § 2, p. 121 et suiv. Paris, Rousseau, 1891.