LES IDÉES MORALES DE CICÉRON

 

CONCLUSION.

QUALITÉS, ORIGINALITÉ, LACUNES ET ERREURS DES THÉORIES MORALES DE CICÉRON. - ACCUEIL QU’ELLES RENCONTRENT CHEZ LES CHRÉTIENS, MINUTIUS FÉLIX, LACTANCE ET SAINT AMBROISE. - LEUR UTILITÉ ACTUELLE.

 

 

Si sommaire et si rapide qu’ait dû être l’exposé qu’on vient de lire, il n’a pu que laisser une impression favorable aux théories et aux maximes morales de Cicéron. Qu’il s’agisse de tracer dans ses grandes lignes notre idéal moral, de montrer dans l’instinct social des hommes le principe de leurs devoirs réciproques, d’en marquer les applications aux différentes circonstances de la vie, il est difficile d’apporter à l’élaboration d’une règle de conduite plus d’élévation, plus de profondeur, plus de bon sens pratique, plus de précision, et plus de souplesse d’expression.

Un philosophe de profession ou un historien des idées morales pourraient sans doute formuler plus d’une réserve sur la portée de quelques-uns de ces éloges. Au moins contesteraient-ils parfois à Cicéron le droit de s’en prévaloir le premier. Pour beaucoup de ces maximes morales ils lui permettraient tout au plus d’en revendiquer la forme latine ou l’expression oratoire. Une critique curieuse de leur provenance aurait bientôt fait de signaler ce qui appartient ici à Platon, là à Aristote, à Zénon et à plusieurs autres moralistes de l’antiquité. Cicéron en conviendrait d’assez bonne grâce. Il a rarement fait mystère de ses emprunts ; il les a plutôt exagérés quand il donne ses œuvres philosophiques comme e simples copies oit il n’apporte que l’expression personnelle[1].

A prendre cette confidence au pied de la lettre la réputation littéraire de Cicéron pourrait avoir grandement à souffrir, les idées morales qu’il exprime n’en seraient pas atteintes. D’où qu’elles viennent, leur valeur resterait entière. En dépit même de ses emprunts, Cicéron garde le mérite d’avoir su faire un choix qui avait ses difficultés et d’avoir assuré par ses préférences la conservation de celles qui méritaient réellement de survivre. Et son mérite ne se borne pas là. Il a trouvé sans doute dans l’école ce qu’il a produit au grand jour, mais en débarrassant les conceptions grecques de leurs aspects trop techniques ou de leurs habituelles subtilités. Il a vulgarisé, sous leur seule forme efficace, des notions jusque-là réservées a des initiés. Grâce à lui la philosophie grecque s’est transformée en sagesse romaine pour devenir morale humaine.

Pour nous, du point de vue qui nous occupe, si nous avions quelque reproche à faire à Cicéron ce n’est pas tant d’avoir abdiqué sa personnalité que de l’avoir trop accusée. Ses théories morales gardent trop l’empreinte de ses irrésolutions, de ses préjugés aristocratiques et romains. De là chez lui la plupart des erreurs ou des lacunes que nous n’avions pas à relever au cours de notre exposé, mais que nous ne saurions taire plus longtemps.

Tant que Cicéron se borne a adoucir la rigueur impraticable du stoïcisme primitif, il a droit à toute notre approbation. Mais quand il se refuse encore à réduire à la vertu seule le bonheur de l’homme, on est douloureusement surpris de lui voir trouver dans la gloire une récompense suffisante à cette vertu ; il ne réclame pour la morale d’autre sanction ultra-terrestre. S’il signale quelque différence dans le sort fait aux bons et aux méchants, il a bien soin de laisser cette opinion sur le compte de Socrate. L’espoir même d’une survivance occupée à la contemplation du système cosmique dans des sphères éthérées ne lui paraît présentable qu’à titre de pium desiderium ou de rêverie littéraire. Tant pis pour la vertu qui n’aura pas su ou n’aura pas pu jeter de l’éclat autour d’elle. A cette importance donnée à la gloire on a bientôt fait de reconnaître l’ancien consul tout fier des succès de sa carrière oratoire et politique.

Où l’influence des préjugés du moment se retrouve plus sensible peut-être, c’est dans l’attitude contradictoire de Cicéron à l’égard du suicide. Après l’avoir condamné dans les termes que nous avons rapportés, il en viendra à l’approuver, dans le De officiis[2], pour sauver la mémoire de son ami Caton d’Utique.

Mais ce n’est pas un point particulier de la morale de Cicéron, c’est son domaine tout entier qui, de gré ou de force, est adapté aux nécessités ou aux préoccupations de sa politique. L’homme auquel s’intéresse Cicéron, ce n’est pas l’homme complet, mais l’homme public ; les vertus ou les devoirs de l’individu ne sont étudiés qu’en fonction de la vie publique. Cet écrivain si pressé de moraliser nous a laissé plus de cent ouvrages, il a donné des préceptes sur tant d’actions humaines depuis le jeu des sourcils jusqu’aux plis de la toge, et il n’a pas trouvé une occasion de nous dire sa pensée sur les devoirs réciproques des époux ni son gentiment sur le divorce ! En revanche la moralité des actes est le plus souvent appréciée en raison de l’utilité sociale qui pour lui est en fait, quoi qu’il en dise, la règle suprême de la moralité. Et l’utilité sociale se restreint le plus souvent dans son esprit jusqu’à se confondre avec l’utilité nationale. Ce qu’il demande à la morale, c’est trop souvent de justifier son patriotisme et d’en faire la théorie. La patrie est supérieure à toutes les affections, parce qu’elle les résume toutes, et, en cas de conflit, e Il e doit passer avant toutes. Là est le centre de la morale cicéronienne.

Ce sont encore les préjugés romains de son temps qui dictent à Cicéron l’approbation réfléchie de l’esclavage[3] ou la condamnation de toutes les professions où le travail est rémunéré plus que le talent, c’est-à-dire celles du plus grand nombre d’hommes.

Sans chercher de quelle inspiration elles procèdent, nous aurions encore plus d’une opinion de Cicéron à reprendre. Dans l’impossibilité de tout énumérer, signalons au moins ce qu’il y a d’incomplet dans sa bienfaisance. Nous n’avons pas manqué de citer à son honneur le passage où il recommande de donner au pauvre de préférence. Mais pourquoi insinue-t-il qu’il le fait parce qu’il se méfie de la reconnaissance des riches à laquelle doit nuire leur jalousie ? Ses bienfaits vont à qui peut les mieux payer. Il cherche de toutes façons à les rendre les plus productifs possible pour lui. Puis sa justice a des scrupules féroces ; il a peur de soulager une infortune méritée ; au moment même où il donne, on sent percer son mépris pour celui qui reçoit[4]. Et sa justice encore a de singulières tolérances. L’honnête homme, pour Cicéron, nous l’avons vu, ne fait de mal à personne, mais à condition de n’y être pas provoqué. Faut-il encore relever ce qu’il y a de fragile, d’illogique même dans cette conception qui fait déduire les lois morales des lois de la nature, qui ramène, par exemple, nos devoirs envers nous-mêmes au seul instinct de conservation, ou qui compte discipliner les passions par les seules forces de la pensée ?

Mais hâtons-nous de le dire, ces erreurs et ces lacunes qui nous choquent aujourd’hui ne paraissent pas avoir également frappé les moralistes anciens. Du moins chez eux les idées morales de Cicéron n’ont pas soulevé de réprobation expresse ni générale. J’ai surtout en vue les païens, mais les chrétiens eux-mêmes ont de bonne heure, en Occident du moins, manifesté pour Cicéron moraliste une estime singulière.

Sans s’aveugler sur le côté défectueux de son œuvre morale, ils étaient heureux de trouver chez lui un résumé de la morale antique synthétisé et exprimé dans une langue éloquente et limpide ; très souvent Cicéron devenait leur auxiliaire dans leurs attaques contre l’épicuréisme ou dans l’affirmation des grandes idées morales de la valeur de la vertu, de la Providence, etc. Ainsi Minutius Félix ne se contente pas d’emprunter à Cicéron son style et le cadre de son dialogue de l’Octavius ; le personnage de son païen Minutius est une imitation visible et consciente du Cotta du de Natura Deorum, et le chrétien Cæcilius lui répond en suivant presque pas à pas Balbus, l’autre interlocuteur du même dialogue de Cicéron, de qui il emprunte même les arguments en faveur de la Providence[5].

Avec Lactance, c’est une sympathie plus vive et plus, franche encore, qui n’éprouve aucun embarras à laisser voir ses emprunts. Les citations textuelles, les réminiscences plus ou moins conscientes sont ses nombreuses qu’elles ont parfois servi à reconstituer les parties perdues de telle œuvre cicéronienne, comme la République, et saint Jérôme a pu dire qu’on trouve chez Lactance le résumé des dialogues de Cicéron[6]. En tout cas, c’est à Cicéron que Lactance doit quelquefois non seulement l’idée générale mais bien des détails de ses ouvrages[7].

A son exemple et sur ses traces il donne dans son œuvre une attention capitale à la question morale[8] ; il procède par définitions générales avant d’en venir aux détails[9] ; il admet que l’homme qui suit la nature ne peut nuire à son semblable[10] ; il répète enfin les belles maximes cicéroniennes sur la grandeur d’âme, sur le mépris des dangers, sur le renoncement aux voluptés, sur la souveraineté de la conscience et de la loi divine gravée dans le cœur. Il abandonne bien Cicéron quand il donne une notion trop utilitaire de la justice et une conception trop aristocratique de la charité, mais il le reprend vite pour guide, pour définir la parfaite justice et la parfaite égalité, pour trancher les conflits entre l’intérêt et la bonne foi, entre l’amour du genre humain et le patriotisme etc., etc. En somme il reste dans les lignes générales de la morale de Cicéron, sauf à corriger certains détails, à en préciser d’autres. Il n’a même pas besoin d’exagérer outre mesure les aspirations spiritualistes de Cicéron ; il lui suffit d’opposer à certains passages qui lui déplaisent certains autres qui sont plus dans le sens des idées chrétiennes[11].

Avec saint Ambroise la morale de Cicéron pénètre pour ainsi dire officiellement dans l’enseignement chrétien. Pour tracer aux clercs de son Eglise la règle complète de leur conduite, le grand évêque de Milan ne trouve rien de mieux que de s’adresser à Cicéron.

C’est sous son patronage qu’il place ouvertement ses leçons. Il prend à Cicéron le titre de son ouvrage De officiis ministrorum, sa marche générale, ses divisions, ses sujets de développement. Et il s’en faut que ses emprunts se bornent a ce cadre extérieur. Beaucoup de définitions générales ou de préceptes de détail passent presque sans changement de Cicéron a saint Ambroise ; les clercs du ive siècle apprennent ainsi de l’auteur du De officiis ce que doivent être pour eux la justice, le courage, la bienséance et même l’éloquence. Sans doute les exemples proposés à leur imitation sont autres : les patriarches et les prophètes prennent la place des héros romains, la justice revêt pour eux plus de mansuétude, et la bienfaisance plus de désintéressement, un souffle nouveau d’amour pénètre toute cette morale rajeunie, mais en dépit de toutes les corrections et de toutes les additions, les parties conservées de l’œuvre cicéronienne sont bien plus considérables que les éléments éliminés ; telles de ces acquisitions sont si bien définitives qu’encore aujourd’hui la théorie des quatre vertus prise à Cicéron par saint Ambroise fait partie intégrante de notre enseignement catéchétique[12].

Et il s’en faut que là se réduisent pour nous la partie vivante et toujours utilisable des idées morales de Cicéron. Sans avoir eu la bonne fortune de trouver place dans nos catéchismes, combien d’autres qui pourraient aspirer à l’honneur de les compléter pour le grand profit de notre honnêteté publique ! L’espèce de florilège qu’on en a fait ici s’est surtout inspiré du désir de mettre sous les yeux des lecteurs de l’heure présente des conseils d’actuelle utilité. Nous n’avons donc pas à y revenir. Mais au moment où les questions d’intérêt et de devoir social prennent une place de plus en plus prépondérante dans nos préoccupations, alors que les conditions de la vie publique sollicitent de plus en plus l’action de chacun, il ne sera peut-être pas hors de propos de rappeler ce que le plus éloquent des moralistes romains présente encore d’opportunes leçons.

 

FIN DE L’OUVRAGE

 

 

 



[1] Ep. ad Att., XII, 52.

[2] De of., I, 21.

[3] De of., III, 7.

[4] THAMIN, op. cit., p. 267.

[5] Octavius, 16-19.

[6] HIERON, Epist., LXX, 5.

[7] De of. Dei, 1, 11. Cf. De rep., IV, 21, 30.

[8] Inst., VI, 2, 15. — Horten. fragm., 47. — De of., I, 1, 2, 1 ; III, 2, 5.

[9] Inst., VI, 5, 1.

[10] Inst., VI, 11, 2, Cf. De of., III, 5, 25.

[11] Pour les précisions et les références, voir R. PICHON, Lactance, Paris (1901), p. 257 et suiv.

[12] Pour les références, je me contente de renvoyer à THAMIN, op. cit., passim et particulièrement p. 190 et s, 208 et s., 267 et s.