LES IDÉES MORALES DE CICÉRON

 

CHAPITRE III. — MORALE INDIVIDUELLE.

DEVOIRS ENVERS NOUS- MÊMES. - LEUR PRINCIPE. - DEUX ESPÈCES. - DEVOIRS ENVERS LE CORPS. - CONSERVATION. - TEMPÉRANCE, DÉCENCE ET DIGNITÉ. - LES BIENS DE LA FORTUNE. - DEVOIRS ENVERS L’ÂME. - LEUR SUPÉRIORITÉ. - LA SAGESSE. - DÉFAUTS À ÉVITER. - LE COURAGE. - SES VRAIS CARACTÈRES. - LUTTE CONTRE LES PASSIONS. - EXCÈS DU COURAGE. - LA BIENFAISANCE. - SES FORMES DIVERSES.

 

 

Sans avoir vu peut-être dans nos devoirs envers nous-mêmes une catégorie distincte de nos obligations morales il en est bien peu cependant dont Cicéron n’ait entrevu le principe, justifié l’existence ou précisé la formule. Tout d’abord il est hors de doute, pour lui, que l’homme forme un composé où le premier rôle appartient à l’âme et le second au corps[1].

Or, tous les êtres animés sont d’abord portés par la nature à se défendre à protéger leur corps, à éviter ce qui leur paraît nuisit, à rechercher et à se procurer tout ce qui leur est nécessaire pour vivre, comme la nourriture, un abri et autres choses de même genre... Mais, entre l’homme et la bête, il y a surtout cette différence que la bête n’écoutant que ses sensations est tout entière absorbée dans le présent ; à peine le passé et l’avenir existent-ils pour elle, tandis que l’homme doué de la raison peut, grâce à elle, voir l’enchaînement des choses, la liaison, les causes, les principes et la suite des événements, saisir les ressemblances, nouer l’avenir au présent, et ainsi embrasser d’un coup d’œil le cours entier de la vie et préparer tout ce qui, sera nécessaire pour arriver heureusement jusqu’au terme[2].

Et la sagesse doit achever en nous l’œuvre ébauchée par la nature. S’il n’y avait qu’à assurer le progrès de l’âme c’est-à-dire de la raison, il n’y aurait qu’à se préoccuper de façonner sa vie d’après la vertu ; car la vertu est la perfection de la raison ; s’il n’y avait que le corps à développer, alors ce serait la santé, l’absence de la douleur, la beauté, en un mot tout ce qui appartient au corps qui devrait faire uniquement son objet. Mais c’est pour le lu de l’homme tout entier, que la question se pose... L’opinion de ceux qui, au mépris de la plupart de nos biens, n’en choisissent et n’en glorifient qu’un est pour ainsi dire un système boiteux et mutilé ; seule la doctrine de ceux qui, recherchant le souverain bien de l’homme, ont compris et consacré tout à la fois le bien de l’âme et du corps, forme an tout complet et harmonieux[3].

Pour notre corps, nous devons d’abord le conserver. Avant tout, qu’il soit bien établi que la nature nous a recommandés à nous-mêmes et que le premier désir qu’elle nous donne, c’est celui de la conservation. S’il nous faut chercher à savoir qui nous sommes, c’est pour pouvoir nous conserver tels que nous devons être, c’est-à-dire comme des hommes composés d’âme et de corps[4].

Donc pas de suicide : Nous devons retenir notre âme dans les liens du corps ; aucun de nous, sans le consentement de celui qui nous l’a donnée, ne peut sortir de cette vie mortelle. En la fuyant nous paraîtrions abandonner le poste où Dieu nous a placés[5].

Ce n’est pas assez de ne pas détruire. Il faut nourrir et soigner le corps pour le maintenir en santé et en force, non en vue du plaisir. Pour peu qu’on veuille faire réflexion sur l’excellence et la dignité de la nature humaine, on comprendra facilement combien il est honteux de vivre dans les délices, la mollesse et la recherche des plaisirs et combien il est honorable de mener une vie sobre, retenue, chaste et austère[6]... La santé se conserve par la connaissance de notre tempérament, par l’observation de ce qui peut lui être favorable ou nuisible, par la tempérance et les divers soins qu’il faut prendre du corps, par la pureté des mœurs et enfin par l’art de ceux qui ont le secret de la rappeler et de la rétablir[7].

Pour ce qui cet de la fortune, il faut la chercher par des voies légitimes, la conserver par sa vigilance et son économie, l’augmenter par les mêmes moyens[8].

En notre personne, que notre maintien, notre démarche, notre manière de nous asseoir, nos yeux, notre air, notre geste expriment toujours la décence. Pour y arriver il faut éviter deux excès : l’un qui est la mollesse et l’air efféminé, l’autre la dureté et la rusticité[9]. Nous devons nous interdire dans la parure tout ornement qui ne serait pas digne de l’homme ; jamais non plus nous ne devons manquer de dignité dans nos mouvements et nos gestes. Souvent les maîtres de gymnase ont des mouvements qui nous choquent et les comédiens des gestes que nous trouvons ridicules, mais les uns et les autres quand ils joignent la simplicité à la convenance enlèvent tous les suffrages. Il n’y a pas de figure mâle sans de belles couleurs, et ces couleurs il faut les demander à l’exercice du corps. La propreté est de rigueur : il ne faudrait pas cependant qu’elle dégénérât en une recherche insupportable ; ce qui est bienséant, c’est de ne pas nous négliger grossièrement et nous montrer dans une tenue de sauvages. On en doit user de même pour les vêtements : en fait de parures, comme de bien d autres choses, ni trop ni trop peu, c’est le mieux[10].

Dans nos divertissements gardons toujours une certaine mesure, de crainte de nous oublier nous-mêmes... Sans doute le jeu et les amusements ne nous sont pas interdits ; mais il en est d’eux comme du sommeil et du repos, il ne faut en user qu’après avoir vaqué aux affaires sérieuses. Les amusements que l’homme se permet ne doivent être ni excessifs ni licencieux, mais délicats et d’un goût relevé[11].

Enfin les biens du corps mettent le comble au bonheur, mais pas au point chue sans eux la vie ne puisse être heureuse ; ce qu’ils ajoutent au bonheur est si peu de chose qu’au prix de la vertu ils n’ont pas plus d’importance que les étoiles n’ont de clarté auprès du soleil ; mais, comme on a raison de dire qu’ils ne sont que d’une légère considération pour le bonheur de la vie, c’est une exagération de croire qu’ils n’y contribuent absolument en rien. Il faut donc accorder quelque chose aux biens du corps, mais il faut comprendre aussi le peu qu’on leur doit accorder[12].

Naturellement Cicéron proclame la supériorité de l’âme sur le corps. Il faut, dit-il, exercer le corps, le plier à l’empire de la raison dont il doit exécuter les commandements, le disposer à servir la pensée et à supporter le travail, mais le bien véritable dépend de l’action de l’âme et de la pensée[13].

Il est facile, en effet, de concevoir que ce qui doit surtout appeler nos soins, c’est ce qu’il y a de plus excellent en nous et que le premier objet de nos vœux, ce doit être la perfection de la plus noble partie de notre être. Par là nous préférerons les avantages de l’âme à ceux du corps et les qualités naturelles de l’âme le céderont aux vertus volontaires qui sont proprement les véritables vertus et qui l’emportent de beaucoup sur les autres comme étant l’ouvrage de la raison, le plus divin des attributs de l’homme[14].

Et cette âme, il ne suffit pas qu’elle se conserve, il faut qu’elle vive de telle sorte que toutes ses facultés soient heureusement développées et qu’il ne lui manque aucune vertu. Les sens ont chacun leur propriété, et leur perfection consiste à n’être empêchés par aucun obstacle de remplir leurs fonctions propres et de percevoir nettement leurs objets[15].

De l’âme relèvent quatre grandes et véritables vertus qui sont les filles de notre liberté, à savoir, la prudence la tempérance, la force, la justice[16]. Ces quatre vertus constituent l’honnête[17].

En dehors de la justice qui préside à nos relations avec nos semblables, ces vertus résument surtout nos devoirs envers nous-mêmes.

De ces quatre vertus la première, celle qui consiste dans la connaissance de la vérité, dans la science des choses divines et humaines[18], semble être la vertu de l’homme par excellence. Nous éprouvons tous un désir ardent de connaître et de savoir. Exceller dans la science nous parait une grande gloire, être dans l’erreur ou dans l’ignorance, se tromper ou être déçu nous paraît un malheur et une honte. Dans cette poursuite de la vérité à la fois si naturelle et si louable il y a deux défauts à éviter : le premier est de prendre pour connu ce qui demeure inconnu et de donner légèrement son assentiment à ce qui n’est pas démontré. Celui qui voudra éviter ce danger (et il n’est personne qui naît à le vouloir) mettra à examiner les choses tout le temps et les soins convenables. Le second défaut est de s’appliquer avec un zèle déplacé à l’étude des choses obscures, difficiles, qui ne sont d’aucune nécessité. Une fois ces défauts évités, tout ce que l’on emploiera de travail et de soin à des connaissances nobles et dignes de l’homme méritera les plus justes louanges[19].

Ce n’est pas assez cependant que des sciences aient pour objet la découverte de la vérité. Il ne faut pas que leur étude nous détourne de la pratique des affaires. Ce serait aller contre notre devoir. Car c’est de l’action même que la vertu tire tout son prix. L’homme n’a sans doute pas toujours à agir, et souvent il lui est possible de revenir à l’étude, souvent aussi l’activité de notre esprit qui ne se repose jamais peut nous retenir, sans que nous le cherchions, au mi eu des recherches de la science. L’office de la pensée est donc double ; ou elle s’emploie à nous faire discerner le bien, à nous montrer la route du bonheur, ou elle se livre aux travaux de la recherche et de la science[20].

Ce n’est même pas assez que la science n’éloigne pas de l’action ; il faut qu’elle y prépare, qu’elle y mène. La contemplation de la nature, la science est une vertu en quelque sorte incomplète et mutilée si elle n’aboutit pas à l’action. Or l’action a surtout pour caractéristique la sauvegarde des intérêts de l’humanité, elle est donc destinée à maintenir la société humaine ; l’intérêt de celle-ci passera donc avant celui de la science. Il n’est pas une belle âme qui ne pense ainsi et qui ne le manifeste au besoin. Trouveriez-vous un homme de bien tellement avide de connaissances que si, au milieu de ses contemplations les plus sublimes, on venait lui annoncer que sa patrie est menacée d’un grand péril et qui, s’il pouvait la secourir, n’interromprait pas tout aussitôt ses recherches, quand même il croirait pouvoir nombrer les étoiles ou mesurer la grandeur du monde ! Et ce n’est pas seulement pour sa patrie, mais pour son parent ou son ami que l’on ferait un semblable sacrifice[21].

La sagesse est surtout la vertu de l’intelligence comme le courage est le devoir de la volonté. Des quatre vertus dont l’ensemble constitue le devoir et le bien, celle qui a le plus d’éclat est sans contredit la force de ces grandes âmes élevées au-dessus du monde et méprisant toutes les choses humaines. Aussi pour faire un reproche sanglant en vient-on tout d’abord à dire : Vous êtes des hommes et on vous prendrait pour des femmes. Efféminés, rendez-vous, vous n’êtes pas faits pour combattre. S’agit-il au contraire de louer la grandeur d’âme, l’énergie, la vaillance, nous ne trouvons pas d’expressions assez magnifiques[22].

Mais en quoi consiste cette force d’âme ? Cicéron adopte là-dessus les vues des stoïciens : Ils ont, dit-il, défini la force d’âme une vertu qui combat pour l’équité. Aussi tous ceux qui ont voulu acquérir, par la fraude ou la méchanceté une réputation de vaillance n’y ont point réussi, car à n’y a pas d’honneur là où manque la justice. De même doit-on tenir avec Platon qu un esprit toujours prêt à affronter le danger fait preuve d’audace plutôt que de courage s’il écoute sa passion et non l’intérêt commun. Nous voulons que les hommes courageux et magnanimes soient en même temps bons et simples, amis de la vérité, incapables de tromper[23].

Il est encore d’autres signes auxquels se reconnaît le vrai courage. Ainsi l’homme ferme et courageux ne se troublera point dans les périls, ne s’agitera point follement, ne se laissera point démonter ; mais il gardera toujours sa présence d’esprit.

Voilà comment devra se montrer une grande aime, mais en même temps un génie élevé saura prévoir l’avenir, en discuter les chances, se réparer à tout événement et veiller à ce qu’un four il n’ait point à dire : Je n’y avais point pensé. C’est à de tels signes que se reconnaît une âme noble et élevée qui n agit qu’avec lumière et guidée par la raison. Mais se précipiter, par exemple, en aveugle dans la mêlée et lutter corps à corps avec l’ennemi est quelque chose de féroce et qui sent la bête sauvage. Cependant si la nécessité nous y oblige, il faut bien en venir à combattre de cette façon et préférer la mort à la servitude et au déshonneur[24].

On peut encore reconnaître à deux signes la force et la grandeur d’âme. D’abord une grande âme méprise, les biens extérieurs, elle est persuadée que l’homme ne doit rien admirer, souhaiter ou rechercher que ce qui est honnête et honorable et que jamais il ne doit s’incliner ni devant un homme, ni devant la fortune, ni sous le joug des passions. Ensuite quand l’âme qui est dans ces dispositions se porte à faire de grandes choses et des plus utiles, plus les entreprises sont difficiles et périlleuses, plus son ardeur est excitée ; elle ne tient compte ni de la vie, ni de tous les biens qui s’y rattachent. De ces deux éléments de la grandeur d’âme, le dernier est sans contredit le plus éclatant, le plus honoré, j’ajouterai même le plus utile, mais le premier est le plus efficace et le plus important pour créer la grandeur d’âme. C’est par là que l’homme est véritablement élevé et supérieur aux choses humaines, car l’élévation consiste surtout à ne reconnaître pour bien que ce qui est honnête et à être affranchi de toute passion. Compter pour peu de chose ce qui parait excellent et magnifique aux yeux de la multitude, dédaigner d’une raison ferme et constante tous les biens vulgaires, c’est là certainement le propre d’un grand cœur. Supporter tous les maux de la vie, les revers et les injures de la fortune avec cette tranquillité d’âme qui ne s’altère jamais, c’est le signe de la vraie noblesse et d’une force admirable de caractère. Il serait honteux que celui sur qui la crainte n’a point de prise fût l’esclave des passions et que la volupté vint à triompher de l’homme qui est sorti victorieux des plus rudes épreuves. Il faut donc se mettre en garde contre les plaisirs et mépriser la richesse. Rien ne décèle autant une âme mesquine et basse que l’amour de l’or ; rien n’est plus honnête ni plus grand que de mépriser la fortune quand elle nous manque, que de l’employer, quand on l’a, en bienfaits et en libéralités[25].

Il faut aussi se défier de la passion de la gloire... car elle nous rend esclaves et une grande âme doit livrer les plus terribles combats pour conserver sa liberté[26]. Un autre inconvénient dans cette passion de la gloire, c’est qu’elle corrompt souvent les plus grandes âmes ; c’est en elle que bien des injustices prennent leur source ; le pas est glissant. Où est l’homme en effet qui après de grands travaux et de grands périls ne demande pas d’en être récompensé par la gloire ?[27]

Pas plus que la gloire l’âme forte et courageuse ne recherchera non plus les honneurs et le pouvoir ; quelquefois même elle les refusera, elle s’en dépouillera dans certaines occasions. Son devoir est de ne s’ouvrir à aucune passion[28].

Sur cette question des passions, trois opinions opposées étaient en lutte dans les écoles du temps de Cicéron ; l’épicuréisme qui tenait les pions pour bonnes, puisqu’elles conduisaient su plaisir qui était pour lui le souverain bien ; les péripatéticiens pour qui les passions étaient des dons précieux de la nature ; il y en avait de bonnes et de mauvaises, la sagesse consistait à utiliser les unes et à discipliner les autres en vue du bien[29]. Enfin les stoïciens voyaient dans la passion un mouvement de l’âme opposé à la raison et contraire à la nature ; il fallait donc les extirper toutes sans pitié. Cicéron a pris parti pour les stoïciens, comme il est visible par la complaisance qu’il met à exposer et à défendre leur opinion. Pour lui les passions sont les ennemies urées de la vertu, elles sont funestes à la tranquillité de la vie. Tantôt elles nous livrent à une tristesse cruelle, tantôt elles nous affaiblissent et nous abattent par la crainte, tantôt elles allument en nous une cupidité qui franchit toutes les bornes de la modération, et lorsqu’enfin nous nous croyons parvenus à jouir de notre objet, la violence de nos désirs fait place à des transports de joie qui nous mettent hors de nous ; et ainsi ce qui fait le comble du plaisir fait le comble de la folie[30].

Une fois maîtresses de l’âme, ces prions impitoyables nous commandent et nous arrachent des fautes sans nombre ; comme elles ne peuvent jamais être assouvies, elles entraînent à tous les crimes ceux qu’elles ont enflammés de leurs séductions[31].

Ceci est particulièrement vrai de trois, la colère, la cupidité, la débauche ; elles nous précipitent dans tous les crimes : la colère par soif de vengeance, la cupidité par la recherche des richesses, et la débauche en courant après les voluptés[32].

Quel sera le remède ? C’est d’abord de bien se convaincre des dangers qu’elles nous font courir : Les passions de l’âme ressemblent à un char emporté. Pour, le bien diriger, le premier devoir du conducteur est de connaître la route ; s’il est dans le bon chemin, quelle que soit la rapidité de sa course il ne heurtera pas ; s’il est dans le mauvais, avec quelque lenteur et quelque précaution qu’il avance, il s’embarrassera dans des chemins impraticables, ou, pour le moins il se trouvera porté dans des lieux où il n’a que faire[33].

Une seconde précaution à prendre contre la passion, c’est de ne point agir avec précipitation ni en aveugle. L’homme doit toujours pouvoir donner une raison plausible de ce qu’il fait... Nos efforts doivent tendre à réduire nos appétits sous l’empire de la raison, de telle sorte que jamais ils ne la préviennent et que jamais aussi ils ne lui fassent défaut par paresse ou par lâcheté. Il faut que la tranquillité de l’âme ne soit troublée en aucun temps par les passions ; c’est la condition première de toute modération et de toute constance. L’inclination qui va trop loin, le désir ou la crainte qui nous transporte n’est plus sous le frein de la raison, excède indubitablement la mesure. Les appétits qui s’émancipent et n’obéissent plus à cette raison qui leur doit commander par la loi de nature mettent le trouble non seulement dans l’âme mais dans le corps. Regardez la physionomie â’un homme livré à la colère ou à quelque passion, abattu par la crainte ou enivré par le plaisir, et voyez comme sa figure, sa voix, ses gestes, sa posture annoncent le bouleversement de son âme. Tout cela est bien pour nous faire comprendre qu’il faut réprimer et calmer nos passions, employer nos soins et tenir notre attention en éveil pour ne rien faire témérairement au hasard, inconsidérément et sans réflexion[34].

Mais à ces remèdes généraux doivent s’en ajouter d’autres spéciaux à chaque passion. Car les passions étant différentes, différents sont aussi les moyens de les combattre ; un seul et même remède ne serait pas efficace contre la tristesse, contre l’envie, contre la douleur que cause la mort d’un ami.

Et d’ailleurs, à quelque passion qu’on ait affaire, il faut examiner ce qui est le plus avantageux ou de l’attaquer en général, en tant qu’elle est un mépris de la raison et un appétit déréglé, ou de l’attaquer en particulier comme étant telle ou telle passion la crainte, la volupté, ainsi du reste. On jugera s’il est plus à propos ou de faire voir que telle chose qui donne du chagrin ne mérite pas d’en donner, ou de faire voir qu’absolument il n’y a rien au monde qui le mérite[35]. ...De même toute passion sera fort soulagée par cette réflexion que les biens qui sont l’objet de la foie ou de la cupidité ne sont pas de vrais biens et que les maux qui sont l’objet de la tristesse ou de la crainte ne sont pas de vrais maux. Il y a cependant un spécifique encore plus certain, c’est de faire bien comprendre qu’il n’y a point de passion qui ne soit essentiellement mauvaise, ni qu’on puisse croire inspirée par la nature, ou commandée par une sorte de nécessité. Car ne voyons-nous pas qu’en effet pour rappeler le calme dans le cœur d’une personne affligée, souvent il suffit de lui représenter son peu de courage ou de faire en sa présence l’éloge de ceux qui conservent dans les lus tristes situations une fermeté inébranlable ?[36] Une autre considération qui a son importance dans cette lutte contre la passion, c’est que il importe de bien comprendre qu’elles sont toutes sous notre dépendance, toutes l’ouvrage de notre imagination et de notre volonté. Revenons de nos préjugés, pensons plus sensément, et nos prétendus maux, de même que nos prétendus biens, feront sur nous une impression moins vive. Cela est vrai pour l’un comme pour l’autre[37]. Pour guérir donc toutes ces passions, de quelque nature qu’elles soient, ressouvenons-nous qu’elles sont l’ouvrage de nos préjugés, qu’elles dépendent de notre volonté et qu’on ne les reçoit dans son cœur, que parce qu’on croit bien faire[38]. Après avoir demandé à la philosophie un remède souverain contre cet aveuglement, armons-nous de courage non seulement pour couper les rameaux des passions, mais pour les extirper jusque dans leurs plus lointaines racines[39].

Si précieux et si louable que soit le courage, il a néanmoins ses excès et ses aberrations : La grandeur d’âme qui brille dans les travaux et les dangers doit être tenue pour un vice quand elle n’a plus la justice pour compagne et qu’elle combat non pour l’intérêt commun mais pour ses avantages particuliers. Bien loin d’être alors une vertu, elle est plutôt la marque d’un caractère cruel et qui a dépouillé tout sentiment d’humanité[40]. Un autre danger de la grandeur d’âme, c’est qu’elle donne facilement naissance à une opiniâtreté blâmable et à une ambition effrénée. Dès qu’un homme se sent quelque grandeur naturelle, il aspire aussitôt à dominer sur tous les autres ou plutôt à remplir seul le monde. Mais il est difficile, quand on veut s’élever au-dessus de tout, de respecter l’équité qui est la première condition de la justice.

Ces ambitieux ne veulent jamais que l’on ait raison contre eux. Ni les droits acquis, ni la majesté des lois ne les arrêtent ; ils corrompent le peuple par des largesses, ils lèvent la tête en factieux, travaillent par tous les moyens à étendre leur pouvoir. Ce qui leur convient, c’est la domination par la force, et non la justice dans l’équité[41]. Enfin d’une manière générale, si la grandeur d’âme ne s’inspire de l’amour de l’humanité et de la solidarité sociale, ce n’est plus qu’une espèce de férocité assez semblable à la force brutale des animaux[42].

Au courage il faut joindre la modestie, la modération, la tempérance. Ce sont là ornements de la vie ; ils consistent à mettre en toute chose de la mesure, de la bienséance. La bienséance est de sa nature inséparable de l’honnêteté ; ce qui est bienséant est toujours honnête, comme ce qui est honnête est toujours bienséant. La différence qui les sépare est plus facile à concevoir qu’à exprimer. La bienséance est comme le reflet de l’honnêteté. Elle n’est pas seulement la compagne de la modération, mais de la prudence et du courage ; toute action virile et courageuse est digne de l’homme et bienséante, toute lâcheté déshonore. La bienséance est donc comme une certaine fleur de la vertu. Comme la grâce et la beauté du corps ne vont pas sans la santé, de même la bienséance est indissolublement unie à la vérité et n’en peut être distinguée[43].

Et le meilleur moyen de garder la bienséance, c’est pour chacun de s’en tenir à son naturel, quand ce naturel ne le porte pas toutefois au mal. Evitons d’abord de nous mettre en opposition avec la nature humaine en général, mais dés qu’elle est sauve, attachons-nous à, rester nous-mêmes. Laissons aux autres, s’il le faut, la belle part et les hautes vocations, mais acceptons le destin qui est à notre taille. A quoi sert de lutter contre, la nature et de poursuivre ce qu on ne peut atteindre ?... Que chacun examine donc comment la nature l’a fait et s’attache à régler son caractère et non pas à essayer si celui des autres lui convient, car rien ne nous va mieux que ce qui nous est le plus naturel. Apprenons à nous connaître, sachons démêler sûrement ce qu’il y a de bon et de mauvais en nous, ne mettons pas dans notre conduite moins de bon suis que les comédiens n’en montrent dans la leur. Ce n’est pas le plus beau rôle qu’ils choisissent, mais celui qui est le mieux assorti à leur talent. Si quelquefois la nécessité nous force à remplir un rôle qui ne soit pas le nôtre, employons tous nos soins, toute notre réflexion et tous nos efforts à nous en acquitter, sinon avec éclat, du moins avec le moins d’insuccès possible. Nous devons alors bien moins songer à faire montre d’avantages que la nature nous a refusés qu’à nous garder de tous défauts[44].

 

 

 



[1] De fin., V, 12.

[2] De of., I, 4.

[3] Fin., IV, 13, 14.

[4] De fin., IV, 10.

[5] De rep., VI, 8. Tusc., I, 30.

[6] De of., II, 30.

[7] De of., II, 21.

[8] De of., II, 21.

[9] De of., I, 35.

[10] De of., I, 86.

[11] De of., I, 29.

[12] De fin., V, 21.

[13] De of., I, 22.

[14] De fin., V, 13.

[15] De fin., V, 12.

[16] De fin., V, 13.

[17] De of., I, 5.

[18] De of., I, 43.

[19] De of., I, 6.

[20] De of., I, 6.

[21] De of., I, 43.

[22] De of., I, 18.

[23] De of., I, 19.

[24] De of., I, 23.

[25] De of., I, 20.

[26] De of., I, 20.

[27] De of., I, 19.

[28] De of., I, 20.

[29] Tusc., IV, 19, 20. De fin., II, 9.

[30] Tusc., IV, 15.

[31] Rep., VII, 1.

[32] Rep., II, 41.

[33] Rep., II, 40.

[34] De of., I, 29.

[35] Tusc., IV, 27.

[36] Tusc., IV, 28.

[37] Tusc., IV, 81.

[38] Tusc., IV, 37.

[39] Tusc., III, 6.

[40] De of., I, 19.

[41] De of., I, 19.

[42] De of., I, 14.

[43] De of., I, 27.

[44] De of., I, 31.