LE SOUVERAIN BIEN, LE PLAISIR, LA VERTU, LA LOI MORALE, LA CONSCIENCE, LES SANCTIONS MORALES.
Pour Cicéron, comme pour tous les anciens, la question primordiale en morale est celle du souverain bien. Quel est notre bien suprême ? qu’est-ce qui fait la valeur et le but de la vie ? quelle est la fin dernière à laquelle doivent se subordonner les fins particulières de nos actes ? Toute l’orientation de notre vie, tout l’ensemble et les détails de notre conduite dépendent de la réponse qui sera donnée à cette question[1]. A cela rien d’étonnant. Ce principe, une fois établi, fixe tous les autres. En toute autre matière, l’oubli et l’ignorance ne sont préjudiciables que dans la mesure de l’importance des questions qui nous échappent. Mais ignorer le souverain bien, c’est se condamner à ignorer toute la loi de notre vie, c’est courir le grave danger de se mettre hors d’état d’apprendre dans quel port on pourra chercher asile. Par contre, quand de la connaissance des fins particulières des choses on en est venu à comprendre quel est le bien par excellence ou le comble du mal notre vie a trouvé sa voie et l’ensemble de nos devoirs leur formule précise[2]. Et où faut-il chercher la solution de ce problème du souverain bien ? Dans cette partie de l’âme où résident la sagesse et la prudence et non dans celle qui est le siège de la passion et qui constitue la partie la plus débile de l’âme[3]. Les solutions sont nombreuses : Il n’est pas de question plus débattue et qui ait reçu plus de réponses différentes, contradictoires même, mais toutes ces réponses peuvent en somme se réduire à trois. Pour les uns, le souverain bien, c’est le plaisir ; pour d’autres, c’est l’honnêteté ou la vertu ; pour d’autres enfin, c’est le mélange ou la réunion du plaisir et de la vertu[4]. L’opinion qui ramène le souverain bien au plaisir a tout d’abord contre elle de prendre pour juge la partie la moins noble de l’âme. Or, en cette question du bien, il faut sans cesse avoir devant les yeux toute la différence de nature qui sépare l’homme de l’animal. Celui-ci n’a de sentiment que pour le plaisir ni d’autre impulsion que celle des besoins physiques. L’esprit de l’homme, au contraire, trouve son aliment dans la méditation et dans l’étude ; toujours en mouvement et en quête de vérité, son bonheur est devoir et d’entendre. Bien mieux, l’homme qui éprouve quelque penchant un peu vif pour le plaisir, dès lors qu’il n’est pas de l’espèce des brutes — car il en est qui n’ont de l’homme que le nom — dès lors qu’il a une âme tant soit peu élevée, et malgré l’empire que la volupté a sur lui, cache et dissimule par pudeur l’aiguillon qui le presse. Preuve évidente que les plaisirs physiques ne sont pas assez dignes d’un être excellent comme est l’homme et que nous devons les mépriser et nous y soustraire[5]. Si le plaisir comprenait tous les biens, les bêtes l’emporteraient de beaucoup sur nous, puisque la nature d’elle-même leur fournit avec abondance et sans qu’il leur en coûte aucun effort tout ce qui est nécessaire à leur nourriture. Et nous, avec beaucoup de travail, nous avons à peine et quelquefois nous n’avons pas du tout ce qui suffit à la nôtre. Non, à aucun prix, je ne pourrais croire que la souverain bien soit le même pour les animaux et pour les hommes. Si pour nous, comme pour eux, le plaisir doit être notre seul but, qu’est-il besoin de cultiver les beaux-arts et les sciences, au prix de tant d’efforts ? pourquoi tant d’études si généreuses, tant de vertus à déployer ?... Croyez-m’en, nous sommes nés pour quelque chose de plus noble et de plus magnifique. Cela se voit aux facultés de l’âme qui conserve le souvenir d’une infinité de choses, qui prévoit les événements futurs (ce qui est une sorte de divination), qui trouve dans la pudeur un frein à ses passions, qui sait garder fidèlement la justice, cette âme des sociétés, et qui dans les périls s’arme d’un ferme mépris de la douleur et de la mort. Considérez ensuite nos membres, nos sens, l’appareil entier de notre corps, vous verrez que tout y semble fait pour tenir compagnie à la vertu et pour la servir ; que si, même à l’égard du corps, il y a beaucoup de choses préférables aux plaisirs, par exemple la santé, l’agilité, la beauté, à combien plus forte raison en peut-on dire autant de l’esprit dans lequel les plus doctes d’entre les anciens ont cru qu’il y avait quelque chose de divin et de céleste ? Si le souverain bien consistait dans le plaisir, on devrait souhaiter passer sans interruption les jours et les nuits au sein des plus intenses voluptés qui Pourraient charmer les sema et les enivrer de plaisir. Mais y a t-il un homme digne de ce nom qui voulût jouir tout un jour de pareilles voluptés ?[6] Tout autrement en est-il du bien. Il est conforme à notre nature en ce qu’elle a de meilleur[7]. Et ce bien, c’est l’honnête, et l’honnête consiste ans le mépris même du plaisir, tant il est loin de se confondre avec lui[8]. Il est constitué par la pratique de quatre vertus principales[9]. La vertu elle-même est une disposition de l’âme, mais permanente et invariable, qui, indépendamment de toute utilité est louable par elle-même et rend dignes de louanges ceux qui la possèdent. Par elle nous pensons, nous voulons, nous agissons conformément à l’honnêteté et à la droite raison. Pour tout dire en un mot, la vertu’ est la raison même[10]. ... Rien n’est plus aimable que la vertu, rien n’est plus séduisant qu’elle. C’est à ce point que nous chérissons en quelque sorte Pour leur vertu et leur probité ceux même que nous n avons jamais vus... Mieux encore, nous ne pouvons nous empêcher de l’aimer même chez nos ennemis[11]. Comme l’honnête, les vertus doivent être cultivées pour elles-mêmes. Si la vertu est recherchée pour ses avantages et non pour elle-même, ce qui restera de la vertu ne sera vraiment que méchanceté. On est d’autant moins homme de bien que l’on rapporte davantage ses actions à l’intérêt ; la vertu n’est donc que malice pour qui pèse le prix de la vertu. Où trouver le bienfaisant si personne ne rend service pour l’amour d’autrui ? Qu’est-ce qu’une reconnaissance qui ne considère plus celui à qui elle adresse ses actions de grâce ? Si la vertu est recherchée pour des raisons qui ne sont pas elle, il faut qu’il y ait quelque chose de meilleur que la vertu. Est-ce donc l’argent, la beauté, les honneurs, la santé, ces biens si minces pour qui les possède ? Est-ce enfin — j’ai honte de le dire — le plaisir ? mais c’est à mépriser et à rejeter le plaisir que se reconnaît la vertu[12]. Aussi ne faut-il même pas songer à unir la vertu et le plaisir pour constituer le souverain bien. Ce serait pour ainsi dire vouloir marier l’homme et la bête[13]. Mais le bien ou la vertu ne se recommande pas seulement par la beauté qu’il reflète ou l’estime qu’il inspire, il est prescrit par la loi morale. Il est, en effet, une loi véritable, la droite raison conforme à la nature, immuable et éternelle qui appelle l’homme au devoir par ses commandements et le détourne du mal par ses défenses et dont les commandements ni les défenses ne restent jamais sans effet sur les bons, ni sans action sur les méchants. On ne peut ni l’infirmer par d’autres lois, ni déroger à quelques-uns de ses préceptes, ni l’abroger tout entière. Ni le sénat, ni le peuple ne peuvent nous soustraire à son empire ; elle n’a pas besoin d’interprète qui l’explique. Il n’y en aura pas une à Rome, une autre à Athènes, une aujourd’hui, une autre demain, mais une seule et même loi éternelle, inaltérable qui dans tous les temps régit à la fois tous les peuples. Et l’univers entier est soumis à un seul maître, à un seul roi suprême, au Dieu tout-puissant qui a conçu et médité cette loi. La méconnaître, pour un homme, c’est se fuir soi-même, renier sa nature et par là même subir les plus cruels châtiments, lors même qu’on échapperait à tout ce qu’on regarde comme des supplices[14]. Qu’est cette loi en elle-même ? Le sentiment des plus sages a été que cette loi n’est point une imagination de l’esprit humain, ni le résultat d’une décision des peuples, mais quelque chose d’éternel qui doit régir le monde entier par la sagesse des commandements et des défenses. C’est ce qui leur a fait dire que cette première et dernière loi était l’intelligence même de Dieu dont la raison souveraine oblige ou interdit ; de là le caractère parfait de cette loi que les dieux ont donnée à l’espèce humain... Ce n’est pas dans les prescriptions des peuples qu’il faut chercher le pouvoir d’appeler aux bonnes actions ou de détourner des mauvaises. Cette puissance-là compte plus d’années que la vie des peuples et des cités ; elle est de l’âge de ce Dieu qui conserve et régit le ciel et la terre[15]. Quant à son expression, cette loi n’est point écrite mais innée ; nous ne l’avons ni lue, ni apprise, ni héritée ; nous la devons à la nature elle-même ; nous l’avons puisée dans son sein ; c’est elle qui nous l’a inspirée ; ni les leçons, ni les préceptes ne nous ont instruits à la pratiquer, nous en sommes pénétrés, imbus[16]. D’elle procède la règle de la vie[17] ; car de cette loi née pour tous les siècles, avant qu’aucune autre loi n’eût été écrite, ni aucune cité fondée, le droit tire son origine ; elle est l’effet de la nature, l’esprit et la raison du sage, la règle du juste et de l’injuste[18]. Cette règle nous est manifestée par la conscience[19], cette conscience qui nous fut donnée par les dieux immortels pour être à jamais notre compagne inséparable. Si elle n’est témoin en nous que de nobles pensées et d’actions vertueuses, notre vie sera exempte d’alarmes et honorée de l’estime publique[20]. C’est elle qui fait sentir au mieux ce qui est vice ou vertu : ôtez aux hommes leur conscience, le don le plus divin qu’ils aient reçu des dieux[21], et tout croule[22]. Elle doit être l’objet de notre plus grande estime[23] ; et dans notre vie entière nous devons nous attacher à suivre ses prescriptions sans les quitter de l’épaisseur d’un ongle[24]. La conscience doue un grand rôle auprès des bons et des méchants ; elle met les premiers à couvert de toute crainte, elle montre partout aux seconds les apprêts du supplice[25]. Et elle a des auxiliaires : La tristesse elle-même ne nous a pas été donnée sana raison par la nature, elle sert à rendre les hommes sensibles à. la correction, aux réprimandes, à l’ignominie, quand ils oublient leur devoir. L’insensibilité en face de l’ignominie serait une sorte d’impunité, mieux valent les tortures de la conscience[26]. Les attentats contre les hommes et contre les dieux sont punis moins par les jugements que par les furies qui les poursuivent et les obsèdent, armées non de torches ardentes, comme dans la fable, mais des angoisses de la conscience et des tourments du crime[27]. Cependant, quoique les hommes de bien trouvent dans la conscience de leurs bonnes actions la plus belle récompense de leur vertu, cette divine vertu n’en aspire pas moins à des honneurs plus durables et à un prix mieux défendu contre les injures du tempe que ces statues attachées par un plomb vil à leur base et ces triomphes dont les lauriers se fanent si vite... Ces honneurs plus durables, ce sont les récompenses préparées dans le ciel aux grands citoyens[28]. Et c’était là la pensée de Socrate : deux chemins, d’après lui, s’offrent aux âmes lorsqu’elles sortent des corps. Celles qui dominées et aveuglées par les passions humaines ont à se reprocher en leur particulier des habitudes criminelles ou dans la cité des actes coupables, irréparables, prennent un chemin tout opposé à celui qui mène au séjour des dieux. Pour celles qui ont, au contraire, conservé leur innocence et leur pureté, qui se sont sauvées tant qu’elles ont pu de la contagion des sens et qui dans des corps humains ont imité la vie des dieux, le chemin du ciel d’où elles sont venues leur est ouvert[29]. Enfin, si nous avons su vaincre les passions, quand nous aurons quitté nos corps, nous serons certainement heureux sans convoitise, sans envie. Aujourd’hui, dans nos moments de loisir, nous aimons à voir, à étudier quelque chose de curieux, et nous pourrons alors nous satisfaire bien plus librement. Alors, nous méditerons, nous contemplerons, nous nous livrerons à ce désir insatiable de voir la vérité. Plus la région où nous serons parvenus nous mettra à la portée de connaître le Ciel, plus nous sentirons croître en nous le désir de le connaître[30]. |
[1] Acad. I, II, 43.
[2] De fin., V, 6.
[3] De fin., II, 34.
[4] Acad. I, II, 45.
[5] De of., I, 30.
[6] De fin., II, 34.
[7] De fin., V, 29 ; De sen., 2.
[8] Acad. I, II, 45.
[9] De of., I, 5.
[10] Tusc., IV, 15.
[11] De am., 8, 9.
[12] De leg., I, 18, 19.
[13] Acad. I, II, 45.
[14] Rep., III, 22.
[15] De leg., II, 4.
[16] Pro Mil., 4.
[17] De leg., I, 22.
[18] De leg., I, 6.
[19] De leg., I, 15.
[20] Pro Clu., 58.
[21] De of., III, 10.
[22] De nat. d., III, 35.
[23] Pro Clu., 58.
[24] Ep. ad Att., XIII, 20.
[25] Pro Mil., 23.
[26] Tusc., IV, 20.
[27] De leg., I, 13.
[28] Rep., VI, 3.
[29] Tusc., I, 30.
[30] Tusc., I, 19.