L'IMPÉRATRICE THÉODORA

ÉTUDE CRITIQUE

 

CHAPITRE PREMIER. — LA FEMME.

 

 

La jeunesse de Théodora. — Justinien séduit. — Y eut-il opposition de la famille impériale au mariage ? — La loi sur les comédiennes. — Sollicitude de Théodora pour les femmes. — Mesures contre la prostitution et le proxénétisme. — Théodora et la question du divorce. — Lois sur l'adultère et politique matrimoniale. — Bienfaisance de Théodora, ses amitiés et ses haines.

 

LA JEUNESSE DE THÉODORA.

Théodora naquit sous le règne de l'empereur Anastase, à la fin du cinquième ou tout au commencement du sixième siècle. Fut-ce dans l'île de Chypre, comme le veulent Nicéphore Calliste[1], Zonaras et quelques autres, ou à Constantinople, ce qui est l'opinion d'Alemanni, nous l'ignorons et il n'importe guère de le savoir. Quant à sa famille, elle paraît avoir été de condition fort humble. On lit bien quelque part que Théodora appartenait à une des plus illustres maisons de l'empire, la gens Anicia, qu'elle avait même pour proche parent le patrice Tertulle. Mais Alemanni a démontré que cette assertion ne méritait nulle créance. Tenons-nous-en donc à l'opinion commune (qui n'est peut-être pas mieux fondée que l'autre). Admettons, sur la foi de Procope[2], que la future impératrice était fille d'un belluaire de l'amphithéâtre ; reconnaissons-lui pour père Acacius, le gardien des ours[3]. Cette origine peu noble n'était pas pour faire rougir Justinien, qui lui-même n'était point né grand seigneur et n'avait pas de préjugé de race. L'empereur Justin, son oncle, n'était qu'un rustre d'Illyrie qui s'était lentement élevé des derniers rangs de l'armée au pouvoir suprême et qui ne sut jamais ni lire ni écrire[4]. Dans une de ses campagnes, ce soudard avait acheté une esclave — non moins illettrée que lui — et qui s'appelait Lupicina. Il finit par l'épouser et elle devint impératrice sous le nom mieux séant d'Euphémie. N'ayant pas d'enfants, le vieux Justin avait fait venir de sa province son neveu Uprauda, fils de paysans comme lui. Le père et la mère suivirent le jeune homme et s'établirent avec lui à Constantinople. L'oncle les enrichit, fit donner au neveu l'éducation brillante qui lui avait manqué à lui-même, et, finalement, l'adopta. Uprauda changea de nom lui aussi et devint Justinien[5]. Je ne vois donc rien d'étonnant à ce que, considérant sa propre famille et son passé, ce parvenu n'ait pas rougi d'épouser la fille du gardien des ours. Mais, s'il faut en croire Procope, Théodora n'était pas seulement mal née, elle avait mal vécu. Restée orpheline de bonne heure, avec ses deux sœurs Comitona et Anastasia, elle aurait été repoussée par la faction des Verts, mais adoptée par celle des Bleus[6]. Sous le patronage de ce parti, puissant à l'Hippodrome et dans tous les lieux de spectacles, et sous la direction d'une mère assurément peu sévère, elle aurait débuté de bonne heure, avec le même succès, dans le double métier d'actrice et de femme galante. Les lauriers de ses sœurs l'empêchant de dormir, elle les aurait bien vite surpassées, au théâtre par la hardiesse de sa pantomime, ailleurs par l'infatigable vigueur de son tempérament. Elle aurait, en fille généreuse, prodigué ses faveurs à tous, grands et petits, sans compter. Les prouesses de Messaline, à côté des siennes, n'eussent été que jeux d'enfants. Bref, elle aurait, par la monstruosité de ses dérèglements et de ses propos, scandalisé les Byzantins, peu rigides pourtant et peu faciles à étonner. La plume de Procope peut seule décrire le tableau vivant qu'elle leur fit un jour admirer sur la scène et dont son beau corps était la pièce principale[7]. Voilà donc, au dire de l'historien de Césarée, la vie qu'aurait menée la fille d'Acacius, sans mystère, publiquement, à la face du ciel. Mais comment se fait-il, je le répète, que lui seul, parmi les écrivains de son temps, ait relaté ces débauches et ces scandales, que nul ne pouvait ignorer ? Quoi ! cette créature était si mal famée, c'est lui qui nous l'assure, qu'on se détournait dans la rue pour ne pas la rencontrer, que la voir même semblait une souillure ; et nul par la suite ne s'est seulement souvenu qu'elle avait mal vécu ! Mais, dira-t-on, ceux qui avaient accablé de leur mépris la comédienne et la fille de joie, ceux qui l'avaient insultée, raillée, crurent devoir se taire quand elle fut impératrice ; combien même furent assez lâches pour l'accabler de leurs respects ! Je le veux bien. Mais après la mort de Théodora et après celle de Justinien, pourquoi ne parlèrent-ils pas ? Bien plus, du vivant de ces souverains, il y eut au moins un jour où les langues furent déliées, où les ennemis de l'empereur et de l'impératrice élevèrent la voix, où ils ne leur ménagèrent ni les injures ni les menaces. Eh bien ! ce jour-là même l'honneur de Théodora ne fut pas mis en cause ; la tempête populaire respecta sa réputation de femme. Je fais allusion, le lecteur le devine, à cette violente sédition de Nika[8], qui commença à l'Hippodrome par les bruyantes réclamations de la faction des Verts à Justinien. Ce parti, qui était non seulement une coterie théâtrale, mais une armée politique d'opposition, protestait violemment contre la faveur dont le prince couvrait ses adversaires les Bleus, contre les crimes de ces derniers, et l'impunité parfaite dont ils bénéficiaient. A la fin de la scène, qui a été longuement rapportée par Théophane, les esprits s'échauffent de part et d'autre. L'empereur en vient aux gros mots, les Bleus récriminent violemment contre leurs ennemis. Ceux-ci perdent à leur tour toute retenue et, du haut des gradins, lancent à César, assis dans sa tribune et protégé par ses gardes, les apostrophes les plus virulentes. Théophane a noté leurs cris, leurs imprécations, leurs outrages. Eh bien ! pas une fois ils ne nomment l'impératrice. Pourtant, la sédition ayant lieu en 532 et Théodora n'ayant épousé Justinien que depuis neuf ans[9], tous ou à peu près devaient se rappeler l'ancienne comédienne et garder fraîche encore la mémoire de son infamie. Autre argument : Procope, malgré son animosité contre l'empereur, rend hommage à la dignité parfaite de sa tenue et de sa vie privée, à son austérité, à sa continence ; nous savons en outre que, lorsqu'il s'éprit de Théodora et en fit sa femme, il n'était plus tout à fait dans l'ardeur de la jeunesse ; il était homme fait, il avait quarante et un ans ; il remplissait de hautes fonctions et aspirait à l'empire. Est-il vraisemblable qu'un tel personnage eût voulu s'associer par des liens sacrés un être dépravé, souillé, rebut des théâtres et des carrefours ? Je ne le crois point pour ma part. L'auteur de l'Histoire secrète nous parle quelque part[10] d'un enfant que la fille d'Acacius aurait eu, avant son mariage, d'un de ses nombreux amants ; il ajoute que l'enfant grandit, mais que la mère, devenue toute-puissante, le fit disparaître, pour que son mari ne pût avoir de preuves de son déshonneur. Qu'y a-t-il de vrai, qu'y a-t-il de faux dans cette anecdote ? Je l'ignore. Je me permettrai seulement de demander comment Justinien, qui devait connaître, comme tout le reste du public, les plus dégoûtants exploits de son indigne fiancée, pouvait ignorer une faute vraiment vénielle à côté des autres. S'il en était instruit, il est étrange qu'après avoir pardonné à sa femme des infamies et des scandales sans nom, il ne parût pas disposé à la même indulgence pour une faiblesse plus excusable et remontant à bien des années. Procope enfin nous raconte que, lasse de Constantinople, la fille d'Acacius s'était mise un jour à courir le monde ; qu'un certain Hécébole l'emmena dans la Cyrénaïque, qu'abandonnée par ce protecteur, elle alla chercher aventures à Alexandrie, puis en Syrie, en Paphlagonie, et revint enfin misérable, mourant de faim, à Byzance, où elle eut, dit-il (toujours avant son mariage), recours à son ancien métier pour se créer des ressources[11]. Je ne m'étendrai pas sur cette odyssée amoureuse, dont il n'est fait mention que dans l'Histoire secrète. Que Théodora ait voyagé en Orient, c'est possible, c'est même probable, on le verra plus loin. Un auteur cité par Alemanni, dans ses notes, rapporte en effet qu'elle était dans l'indigence à son retour de Paphlagonie. Mais ce n'est pas, d'après lui, à la prostitution qu'elle demanda son pain de chaque jour. On la vit quelque temps, assure cet écrivain, établie sous un portique et travaillant pour vivre à des ouvrages de laine. Ce qui donne du poids à un pareil témoignage, c'est que plus tard, parvenue au trône, Théodora, loin de chercher à faire oublier cette partie de sa vie, voulut qu'il en restât un monument durable. C'est en effet par son ordre et à ses frais que, sur l'emplacement du portique où elle avait filé, du galetas où elle avait souffert du froid et de la faim, fut élevée la magnifique église de Saint-Pantaléon.

 

JUSTINIEN SÉDUIT.

Comment cette pauvre fille séduisit-elle Justinien et parvint-elle à se faire épouser par l'héritier de l'empire ? L'auteur de l'Histoire secrète n'est pas embarrassé de répondre. C'est suivant lui par des opérations magiques[12]. Je crois, pour ma part, que la fille d'Acacius n'eut besoin pour attirer les regards du prince que de sa grâce et de son incomparable beauté. Procope dit que son visage était charmant, toute sa personne adorable ; qu'elle était petite, un peu pâle, mais qu'on était frappé de l'éclat et de la vivacité de ses yeux[13]. Si tel est son langage dans un pamphlet, on ne doit pas être surpris que dans une œuvre de flatterie, comme le traité des Edifices[14], il élève jusqu'au ciel la beauté de sa souveraine, telle, affirme-t-il, que tout l'art des hommes ne saurait ni l'égaler ni l'imiter. Mais les avantages physiques n'auraient certainement pas suffi pour enchaîner un amant aussi sage, aussi mûr, aussi rassis que Justinien. Aussi voyons-nous que cette Vénus byzantine ne brillait pas moins par les dons de l'esprit que par les séductions corporelles. Théophile, dans sa Vie de Justinien[15], ne se borne pas à l'appeler une jeune fille merveilleuse ; il rend hommage aussi à sa haute culture, à sa profonde instruction[16]. Où avait-elle reçu l'éducation raffinée dont elle donna plus tard tant de preuves ? Était-ce pendant son enfance, dans la loge du gardien des ours, ou plus tard, au cours de ses voyages ? On ne sait. Ce qu'il y a de certain, c'est que son intelligence, naturellement vive, était singulièrement ornée, qu'elle ne se trouva point dépaysée dans un palais et que les affaires d'Etat et les discussions théologiques ne l'embarrassèrent jamais. C'est ce que montrera la suite de cette discussion. L'on y verra aussi quelle était sa force d'âme dans les circonstances critiques et ce que les siens pouvaient attendre de son affection et de son dévouement.

 

Y EUT-IL OPPOSITION DE LA FAMILLE IMPÉRIALE AU MARIAGE ?

Je n'ignore pas qu'on peut trouver un argument contre Théodora dans ce fait que la famille de Justinien se serait longtemps et vivement opposée à son projet de mariage. Deux auteurs seulement font mention de cette résistance, Procope et Théophile. Le premier dit, il est vrai, dans l'Histoire secrète[17], que les parents du prince voyaient dans l'union par lui désirée non seulement une mésalliance, mais une honte. Cette assertion ne doit pas nous surprendre ; nous n'avons pas, d'autre part, à rappeler les raisons qui nous rendent suspecte, en cette matière, l'autorité de Procope. Quant à Théophile, il rapporte, et je n'en disconviens pas, que Biglénitza, mère de Justinien, fit difficulté d'accepter pour bru la fille d'Acacius. Mais il ne dit pas du tout que sa répugnance fût motivée par la mauvaise réputation de Théodora. D'après lui, la vieille paysanne d'Illyrie, dévote et bornée, redoutait simplement l'esprit vif et hardi de cette tentatrice, qui pouvait, à son sens, altérer la piété et nuire à l'avenir de son fils ; une vieille devineresse, qu'elle avait consultée, lui avait en effet prédit que la future impératrice serait pour l'État un présent du diable et non de Dieu (Démonodora et non Théodora) et qu'elle serait fatale à l'orthodoxie de son époux. Nous pouvons admettre aussi qu'Euphémie, femme de Justin, s'opposa au mariage pour les mêmes raisons. Rien de surprenant en cela de la part de deux femmes incultes et naturellement jalouses de toute supériorité. Mais ce qu'il y a de sûr, c'est que l'empereur Justin qui, malgré sa rusticité, ne manquait ni de bon sens ni de finesse, jugea que son neveu avait fait un bon choix et que la parvenue serait parfaitement à sa place sur le trône. La preuve en est que non seulement il autorisa Justinien à l'épouser (en 523), mais que, quatre ans après, il l'associa solennellement à l'empire et lui laissa prendre le titre d'Augusta, que pouvait seule porter une impératrice[18].

 

LA LOI SUR LES COMÉDIENNES.

Je sais bien qu'Alemanni, pour prouver l'indignité de Théodora, cite précisément une prétendue loi de Justin abrogeant, pour rendre ce mariage possible, les Constitutions par lesquelles les précédents empereurs avaient interdit aux grands, et notamment aux sujets de l'ordre sénatorial, toute alliance avec des personnes abjectes. Mais je remarque d'abord que cette loi se trouve dans la seconde édition du Code (Codex repetitœ prœlectionis)[19], qui parut seulement en 534, sept ans après l'avènement de Justinien, et que ce recueil lui donne pour auteur Justinien lui-même et non Justin. Ai-je besoin d'ajouter qu'on n'y trouve en nul endroit le nom de Théodora ? Il n'est donc pas prouvé que le rescrit de Constantin ait été rapporté simplement pour permettre au prince d'épouser une comédienne. Ce rescrit, on le sait, prohibait, en général, les mariages des grands (primorum) avec des servantes ou filles de servantes, des affranchies ou filles d'affranchies, des tavernières ou filles de tavernières, des comédiennes ou filles de comédiennes, des personnes abjectes ou de basse extraction, des filles de proxénètes ou de gladiateurs. L'acte qui mit à néant ces dispositions n'est point isolé dans la législation de Justinien. De nombreuses lois, portées à diverses époques, témoignent du souci qu'avait cet empereur de ramener à une meilleure condition les comédiennes et les femmes de mauvaise vie. Cette préoccupation fut partagée, on n'en peut douter, par Théodora elle-même. On sait que cette princesse prit, en général, une part considérable à la confection des lois publiées sous le nom de son époux. Divers documents le prouvent. Nous en trouvons notamment la preuve dans la Novelle 8, où l'empereur s'exprime ainsi : ... Par toutes ces considérations et ayant pris en ces matières aussi conseil de la révérendissime épouse que Dieu nous a donnée... Eh bien ! si l'impératrice s'appliquait ainsi à toutes les affaires de l'État, il est aisé de comprendre qu'elle s'intéressait particulièrement à ces classes de femmes que la loi, jusqu'alors, traitait en réprouvées. Elle se rappelait l'humilité de sa naissance, la misère, les angoisses dans lesquelles elle avait si longtemps vécu. Et puis, n'était-elle pas femme ? Peut-on s'étonner qu'un élan presque maternel la poussât vers le malheur ? N'était-ce pas à ses yeux un devoir d'améliorer le sort des pauvres filles que les mœurs du temps livraient sans défense à toutes les exploitations et à tous les mépris ? Procope lui-même l'a reconnu, l'a dit expressément, au troisième livre de la Guerre des Goths (publié après la mort de Théodora) : Elle était naturellement portée à secourir les femmes dans l'infortune[20].

 

SOLLICITUDE DE THEODORA POUR LES FEMMES.

On peut, je crois, conclure de ce qui précède qu'elle fut l'inspiratrice de diverses lois portées par Justinien pour relever la condition de la femme injustement déchue. De ce nombre est peut-être le rescrit confirmé dans le Code (liv. I, tit. IV, 33) et qui contient défense de faire monter sur le théâtre, malgré elle, une esclave, une affranchie ; défense aussi aux répondants[21] de ces malheureuses de les empêcher de se convertir (c'est-à-dire de quitter le métier de comédiennes). Mêmes prescriptions dans la Novelle 51, publiée en 537, et qui autorise les femmes de théâtre à renoncer à leur profession ; il y est même dit que quiconque aura voulu les enchaîner par des engagements pécuniaires leur payera dix livres d'or, à titre de dommages-intérêts, et pour les aider à mener une existence honorable. On ne peut donc être étonné que Justinien et Théodora aient voulu non seulement tirer les comédiennes de la servitude, mais leur rendre possibles les unions légales qui leur étaient interdites. C'est pour cela sans doute qu'ils portèrent la loi dont il a été question plus haut et qui ne contient que deux réserves : la première, que les comédiennes, en se mariant, abandonneraient à jamais un métier considéré comme déshonnête ; la seconde, qu'elles ne pourraient épouser un dignitaire de l'empire sans un rescrit particulier de l'empereur et sans constitution de dot[22]. Un peu plus tard, ils se montrèrent encore plus larges à leur égard. On lit, en effet, dans le Code (liv. I, tit. IV, 33) que les femmes libres, ainsi que les converties, peuvent s'unir en légitime mariage même aux plus hauts dignitaires, sans qu'il soit besoin de rescrits impériaux, sous la seule condition de la constitution écrite de dot ; et que pareilles facilités sont accordées aux filles de comédiennes. Cette loi est de l'an 534. Par la suite, le crédit de Théodora ne cessant de grandir[23], nous voyons parallèlement s'améliorer sans cesse la condition des femmes jusque-là réputées abjectes. Ainsi la Novelle 51, de l'an 537, non seulement confirme l'autorisation des mariages des grands avec des comédiennes, mais révoque d'une manière générale les lois qui prohibaient les alliances entre personne d'inégales conditions. Les contrats et constitutions de dot ne sont même plus exigés. Ces formalités, dit le texte, ne seront plus nécessaires pour la validité des mariages et il ne sera plus tenu compte de la qualité des personnes. Enfin la Novelle 117, portée en 541, confirme et légalise toutes les unions de ce genre, même celles qui ont été contractées avant l'abrogation du rescrit de Constantin.

 

MESURES CONTRE LA PROSTITUTION ET LE PROXÉNÉTISME.

Ce n'est pas seulement à l'égard des comédiennes et des femmes de basse condition que Théodora montra sa sollicitude. Elle voulait aussi ramener au bien et à un genre de vie honorable les misérables filles que des industriels offraient impunément, comme un bétail, à la lubricité publique. J'inclinerais à croire que la Novelle 15, intitulée des Proxénètes[24], fut inspirée par elle à l'empereur. Cette loi fut, en effet, portée en 535, c'est-à-dire à l'époque même où Justinien, nous l'avons vu plus haut, se félicitait publiquement de la collaboration législative de l'impératrice. On peut, d'autre part, la rapprocher de deux passages de Procope, d'où il appert que Théodora travaillait de tout son pouvoir à la conversion des courtisanes. Cet historien rapporte, en effet, dans ses Édifices (liv. I, chap. IX), non sans en faire un titre de gloire à sa souveraine, qu'elle avait élevé à ses frais un monastère, dit de la Repentance, et qu'elle y entretenait jusqu'à cinq cents femmes rachetées de la prostitution et délivrées du proxénétisme. Le même auteur le lui reproche presque comme un crime dans son Histoire secrète (chap. XVII) ; mais enfin, là aussi, le fait est signalé ; il est donc incontestable. En somme, il n'est point douteux pour moi que la Novelle des Proxénètes ne soit son œuvre. Le style de cette pièce est d'une noblesse et d'une gravité singulières. Après avoir recommandé à tous suivant leur pouvoir la chasteté, qui seule avec la foi conduit les âmes devant Dieu, le législateur interdit et proscrit le métier de prostitution, défend à qui que ce soit l'excitation des femmes à la débauche et ordonne l'expulsion des souteneurs qui portent la peste et mettent en fuite la vertu. Les infractions à la loi nouvelle seront punies non de peines légères, mais des derniers supplices. En effet, dit l'empereur, si nous avons constitué des magistrats pour châtier les voleurs et larrons d'argent, ne devons-nous pas vouloir qu'ils poursuivent plus sévèrement les voleurs et les larrons de chasteté ?

 

THÉODORA ET LA QUESTION DU DIVORCE.

Que ces lois aient été efficaces, je n'en jurerais point. Mais elles dénotent de bonnes intentions et on doit en louer leurs auteurs. Pour en revenir à Théodora, le lecteur doit, à mon sens, inférer de ce qui précède de deux choses l'une : ou qu'en devenant la femme de Justinien elle avait passé subitement, sans transition, de la dépravation la plus éhontée, du genre de vie le plus méprisable, à l'exercice et à l'amour des plus pures vertus domestiques (et, franchement, ce n'est guère vraisemblable) ; ou que les accusations lancées contre elle par Procope ne méritent aucune créance. N'est-il pas remarquable que l'auteur même de l'Histoire secrète, qui savait tant d'anecdotes graveleuses sur la jeunesse de l'impératrice, n'en ait produit aucune sur la vie qu'elle mena depuis son mariage ? C'est à peine s'il signale en passant un jeune homme, nommé Aréobinde, qu'elle aurait aimé, à ce qu'on dit, ajoute-t-il prudemment et sans insister[25]. Quant aux autres auteurs du sixième siècle, pas un, même parmi les ennemis les plus ardents de l'impératrice, ne lui impute le moindre manquement à la foi conjugale. L'auguste parvenue avait sans doute trop d'esprit pour compromettre par d'illicites amours la fortune inespérée – et jalousée – qu'elle avait faite. Du reste, étroitement gardée par les eunuques du palais, condamnée par un cérémonial et une étiquette ridicules à une représentation incessante, on ne voit guère comment elle eût pu nouer des intrigues de cœur et chercher aventure la nuit dans les rues de Constantinople. J'ajoute qu'il serait bien surprenant qu'une femme légère, et qui eût pour son compte méprisé le lien conjugal, eût employé tout son règne, parfois avec trop de zèle, à le faire respecter par les autres. Il ressort d'une foule de textes, que je pourrais citer, que, loin de protéger l'adultère, Théodora saisissait toute occasion de défendre la sainteté et l'inviolabilité du mariage. Il est, par exemple, question, au livre III de la Guerre des Goths [26], d'un général illustre, nommé Artaban, qui, après de grands succès en Afrique, demanda à Justinien la main de sa nièce Préiecte, dont il était épris. Qui s'opposa au mariage ? L'impératrice, par cette raison qu'Artaban avait déjà une femme, qu'il avait depuis longtemps abandonnée, réduite à la misère et qu'il voulait répudier sans motifs légitimes. Théodora prit, paraît-il, le parti de cette malheureuse et le soutint si vivement qu'Artaban, sous peine de disgrâce, dut la reprendre et lui rendre son rang. Je ne suis pas étonné, du reste, qu'elle se montrât, en fait, si favorable au principe de l'indissolubilité du mariage. Son intérêt personnel, non moins que la répugnance de l'Eglise pour le divorce, lui dictait une pareille conduite. Née de bas lieu, élevée au trône presque par miracle, elle pouvait craindre qu'une répudiation ne la fît descendre un jour de ce trône, où elle voulait vivre et mourir. Aussi toute sa vie travailla-t-elle à resserrer les liens légaux du mariage. On ne peut nier qu'à mesure que grandirent son autorité et son influence, Justinien restreignit de plus en plus les facilités que les lois anciennes accordaient au divorce et à la répudiation. La première année de son règne (527), il autorisait la rupture du mariage par consentement mutuel[27] ; nous le voyons même, en 528 admettre trois causes nouvelles de répudiation[28]. Mais sept ans après, en 535, dans la célèbre Novelle de Nuptiis, il paraît préoccupé d'opposer des délais et des obstacles de tout genre aux divorces de gré à gré (bona gratia) ; il veut aussi empêcher les hommes et surtout les femmes de convoler en secondes noces. Il ne peut assez s'indigner contre les malheureuses, perdues en concupiscences, qui n'ont souci ni de Dieu, ni de leurs enfants, ni de la mémoire du défunt. Un peu plus tard, en 641, il publie la Novelle 134, en vertu de laquelle l'homme qui aura injustement répudié sa femme sera enfermé dans un monastère et dépouillé de tous ses biens ; peine de mort, précédée de divers tourments, est portée contre quiconque contractera un second mariage avant la rupture définitive du premier. Enfin la Novelle 117, de la même année 541 (mais du mois de décembre), fait connaître que le divorce par consentement mutuel n'est plus permis, à moins qu'on ne le demande pour vivre dans l'état de chasteté. Les lois antérieures relatives à ce genre de divorce sont rapportées ou modifiées de façon que le mariage soit, dans la plupart des cas, éternel et indissoluble.

 

LOIS SUR L'ADULTÈRE ET POLITIQUE MATRIMONIALE.

Les constitutions que je viens de citer (et notamment les Novelles 184 et 117) n'avaient pas seulement pour but de consolider le mariage, mais de le préserver ou de le venger du déshonneur. On y voit que la femme adultère, après avoir été dûment flagellée, sera tondue, mise au couvent, et qu'elle y passera sa vie si, au bout de deux ans, son mari ne l'a pas reprise. D'autre part, l'homme offensé ne peut se faire à lui-même justice que dans certains cas spécifiés par la loi[29]. En outre, la femme est protégée contre la violence du mari, qui ne peut plus la punir du fouet, contre les fausses accusations d'adultère, contre les traitements indignes et outrageants. C'est là une législation bienfaisante et humaine. Que Théodora y ait pris une grande part, c'est ce qui est probable et ce qui fait sa gloire. C'est sans doute à cette intervention salutaire de l'impératrice en faveur des femmes maltraitées que l'auteur de l'Histoire secrète fait allusion, quand il avance (chap. XVII) qu'elle couvrait de sa protection, de parti pris, non seulement les malheureuses, mais les infidèles, et avait pour principe de les défendre contre leurs maris. Ce reproche n'est nullement justifié. Ce que l'on peut admettre, sur la foi de Procope, c'est que, disposant d'un pouvoir sans limites, elle se montra parfois autoritaire et dut se mêler indiscrètement d'affaires de ménage qui ne la regardaient pas. Quelques mariages forcés furent son œuvre, et tous ne furent pas bien assortis. Mais j'ai peine à croire, avec son détracteur, qu'en pareil cas il n'y eut absolument dans sa conduite que légèreté, fantaisie et caprice. Marier les gens n'était pas toujours pour elle un simple passe-temps ; c'était souvent un moyen — fort politique — de désarmer certaines hostilités. La princesse Préiecte, dont elle avait refusé la main à Artaban, fut unie par elle à Jean, héritier et neveu de cet Hypatius que les insurgés de Nika avaient proclamé empereur en 532[30]. C'était un prétendant réduit à l'impuissance. D'autres fois, c'est au nom de la morale et des convenances sociales qu'elle intervenait dans les familles, non sans quelque violence, je dois en convenir. Procope cite deux femmes veuves, du rang le plus distingué, qu'elle contraignit à épouser deux hommes de la plus infime condition. Mais il avoue que leur conduite avait fait scandale et reconnaît que par la suite leurs maris furent par elle comblés d'honneurs et de bienfaits[31]. Il n'y a guère de quoi s'indigner et crier à la tyrannie.

 

BIENFAISANCE DE THÉODORA, SES AMITIÉS ET SES HAINES.

Avant d'étudier le rôle purement politique de Théodora, j'ajouterai que, depuis son avènement à l'empire, elle ne brilla pas moins par sa bienfaisance et sa sollicitude pour le malheur, que par la dignité de ses mœurs et l'élévation de son caractère. Sa main était toujours ouverte pour donner. Théophane rapporte que la ville d'Antioche, presque entièrement détruite par un tremblement de terre en 528, lui dut sa reconstruction, son embellissement, sa prospérité nouvelle. Le même auteur parle d'églises, d'hospices, de monastères dotés et enrichis par elle en 532. D'où nous pouvons inférer qu'elle ne fut pas étrangère aux lois nombreuses et bienfaisantes de Justinien sur les hospices, ainsi que sur les religieuses, les esclaves, les paysans, les enfants exposés. Procope parle en divers endroits de sa cruauté, des tortures inouïes infligées par elle à ceux qui avaient le malheur de lui déplaire[32]. Mais lui seul ou à peu près en fait mention. Il est bien possible que Théodora se soit quelquefois vengée sans mesure de ses ennemis personnels ; mais d'autre part je remarque que c'est au temps de sa plus grande puissance, à l'époque où elle disposait de tout dans l'empire, en 541, que fut portée la Novelle 184, qui adoucissait toutes les peines légales et interdisait la détention des femmes dans les prisons[33].

L'auteur de l'Histoire secrète déclare enfin qu'elle était implacable, qu'elle ne sut jamais pardonner[34]. Mais il se contredit lui-même, puisque, au chapitre premier de cet ouvrage, il reconnaît qu'après avoir poursuivi d'une haine violente la trop célèbre Antonine, femme de Bélisaire, elle l'aima d'une affection sans limites[35]. Voilà, je crois, assez d'exemples pour prouver au lecteur que la fille du gardien des ours n'était point indigne du haut rang où l'avait élevée le neveu de Justin. Quant à sa mollesse, à son faste, à la frivolité toute féminine que Procope[36] lui reproche avec acrimonie, est-il possible de tenter sa justification ? Je ne le sais. Est-ce nécessaire ? Je ne le pense pas. Il importe peu, je crois, qu'elle aimât les bains prolongés, qu'elle dormît peu ou qu'elle dormît beaucoup, qu'elle fût avare ou prodigue. Il est plus intéressant de rechercher si elle prit une part utile et honorable aux affaires publiques, et c'est ce que je vais faire dans le chapitre suivant.

 

 

 



[1] Cet auteur, qui vivait au quatorzième siècle, a laissé une Histoire ecclésiastique compilée d'après d'autres historiens. Il en avait écrit vingt-trois livres. Il ne nous en reste que dix-huit, allant de l'origine du christianisme à l'an 610.

[2] Histoire secrète, ch. IX.

[3] Arctotrophos, bas employé de l'amphithéâtre chargé de nourrir les ours.

[4] Il commandait la garde impériale en 518, quand mourut Anastase. Grâce à une intrigue de palais, il s'empara du trône au détriment des neveux de cet empereur.

[5] Son père, Istock, et sa mère, Biglénitza, en changèrent également et se firent appeler l'un Sabbatius, l'autre Vigilantia.

[6] Sur les factions du Cirque, voy. Rambaud, l'Hippodrome à Constantinople (Revue des Deux-Mondes, 1er août 1871).

[7] Je ne puis préciser davantage. L'obscénité des passages de l'Histoire secrète (ch. IX) auxquels je fais allusion dépasse toutes limites. Je me contente d'y renvoyer le lecteur.

[8] Ainsi nommée parce que les révoltés répétaient ce mot : Nika (sois vainqueur), qui leur servait à se reconnaître les uns les autres. Cette sédition a été longuement racontée par Procope dans la Guerre des Perses, liv. I, ch. XXIV.

[9] En 523 au plus tôt ; c'est l'année où mourut l'impératrice Euphémie, et on sait que le mariage n'eut pas lieu de son vivant.

[10] Chap. XVII.

[11] Histoire secrète, ch. IX.

[12] Histoire secrète, ch. XXII.

[13] Histoire secrète, ch. X. La fameuse mosaïque de Ravenne ne présente d'elle qu'un portrait hiératique et raide, qui ne permet de juger ni de sa grâce ni de sa beauté.

[14] Liv. I, ch. XI.

[15] On ne sait si ce Théophile doit être identifié avec le grand jurisconsulte du même nom qui, après avoir été le précepteur de Justinien, fut un des auteurs principaux des Institutes et des Pandectes. Ce qui en ferait douter, c'est que ce jurisconsulte mourut longtemps avant Justinien et qu'il n'aurait guère pu raconter que la moitié de sa vie.

[16] Egregiam puellam, scitissimam, eruditissimam, telles sont les expressions qu'il emploie à l'égard de Théodora.

[17] Ch. IX.

[18] Procope, Histoire secrète, ch. IX ; Zonaras, etc.

[19] Liv. V, tit. IV, ch. XXIII. C'est à l'année 523 qu'Alemanni reporte, à tort, la rédaction de cette loi, et il y joint deux passages de la Novelle 51 et de la Novelle 117, qui datent l'une de 537, l'autre de 541.

[20] Guerre des Goths, liv. III, ch. XXXI.

[21] Fidejussores.

[22] Dotale instrumentum ; c'est l'acte écrit par lequel une dot est constituée à la femme.

[23] Voyez plus loin le chap. II.

[24] De lenonibus.

[25] Histoire secrète, ch. XVI.

[26] Chap. XXXI.

[27] Voyez la Novelle 140.

[28] Code, liv. V, tit. XVII, ch. II : 1° Si mulier ex studio abortum facit virumque contristat et privat spe filiorum ; 2° Vel tanta libido est ut etiam cum viris voluptatis occasione lavetur ; 3° Aut etiam dum adhuc constat matrimonium cum viro et aliis de nuptiis suis loquatur.

[29] Voyez la Novelle 117, chap. XV (Si quis suspicatus fuerit de aliquo, velle eum pudori uxoris suae illudere). Le mari ne pourra tuer l'amant de sa femme que s'il le surprend in sua domo, aut ipsius uxoris, aut adulteri, aut in popinis, aut in suburbanis.

[30] Il était fils de Pompéius, frère d'Hypatius, mis à mort avec ce dernier par ordre de Justinien à la suite de la sédition de Nika. (Voyez Procope, Guerre des Perses, liv. I, ch. XXIV, XXV).

[31] Histoire secrète, ch. XVII.

[32] Histoire secrète, ch. XVI.

[33] On ne voulait pas qu'elles fussent gardées par des hommes. La loi porte que, s'il est nécessaire de se saisir d'une femme, elle sera enfermée dans un couvent de religieuses.

[34] Histoire secrète, ch. XV.

[35] S'il faut l'en croire, elle aurait fait preuve d'une complaisance singulière pour Antonine, dont elle aurait cyniquement favorisé les amours.

[36] Histoire secrète, ch. XV.