LA FRONDE ANGEVINE

TABLEAU DE LA VIE MUNICIPALE AU XVIIe SIÈCLE

 

CHAPITRE XII.

 

 

Pillage d'Angers par les troupes royales. — Destitution des officiers municipaux. — Affaire de La Meilleraye. — Abattement et réveil du parti populaire. — Guerre de pamphlets. — Tactique des frondeurs à l'égard de l'oligarchie. — Le gouvernent alarmé et irrité chasse de la ville les chefs de la faction démocratique. — Les Angevins terrifiés. — Rentrée de la Cour à Paris et des exilés à Angers. (Mars-novembre 1652.)

 

Anne d'Autriche, réduite à l'impuissance et tenue en échec pendant plusieurs semaines par une poignée de sujets rebelles, avait juré de tirer des vaincus un châtiment exemplaire. Le succès qu'elle venait de remporter ne suffisait pas à son amour-propre. Jusqu'au dernier moment, les Angevins avaient refusé d'ouvrir leurs portes au cardinal Mazarin. La reine avait dû se résigner à ne pas mettre les pieds dans la ville soumise, pour ne pas subir l'humiliation d'y entrer sans lui. Ce sacrifice lui avait trop coûté pour qu'elle ne souhaitât pas de s'en dédommager par de sévères représailles. Ses passions étaient, du reste, en parfait accord avec celles de ses partisans, qui demandaient à grands cris des mesures de rigueur contre les Angevins. Les soldats, les officiers et le chef même de l'armée royale, humiliés d'être restés si longtemps devant une ville qu'ils s'étaient flattés d'enlever de prime assaut, exaspérés par la résistance qu'elle leur avait opposée, et alléchés par l'appât du pillage, voulaient qu'on les laissât vivre à discrétion dans la place, On sait quelle était la brutalité des mœurs militaires au XVIIe siècle. Autoriser les régiments de d'Hocquincourt à s'accommoder, comme on disait, chez les habitants, c'était leur permettre tous les crimes, c'était déchaîner sur les Angevins le vol, l'incendie, le viol et l'assassinat. La capitulation du 28 février garantissait, il est vrai, aux vaincus leur liberté, leurs biens et leur honneur. Mais Anne d'Autriche ne croyait point qu'un souverain pût jamais être absolument lié par aucun serment envers ses sujets. Aussi se montra-t-elle tout d'abord disposée à accepter les bénéfices du traité et à en rejeter les charges.

Un tel manque de foi n'avait rien qui lui répugnât. Mais il appartenait à un prêtre honnête et généreux de ramener Amie d'Autriche au sentiment de l'honneur et de l'humanité. L'évêque Henri Arnauld, qui la voyait chaque jour et jouissait de toute sa confiance, ne put, sans frémir, entendre les menaces qu'elle proférait contre les habitants de la ville vaincue. Il ne voulut pas quitter Saumur avant d'avoir ramené à la clémence ce cœur effarouché de haine et de vengeance. La tâche fut sans doute difficile ; mais le digne prélat mit à défendre ses diocésains, après leur défaite, autant d'énergie et de persévérance qu'il en avait mis à les combattre pendant leur rébellion. L'attachement qu'il avait toujours montré à la cause royale lui permettait de parler haut en faveur des vaincus. La reine-mère, qui le sentait bien, ne pouvait résister longtemps à l'ascendant de cette âme loyale. C'est au pied de l'autel que l'évêque lui arracha la grâce des Angevins. La reine avait voulu communier de sa main. Recevez, dit-il, en lui présentant l'hostie, ce Dieu qui est mort en pardonnant à ses ennemis. A cette grave parole, Anne d'Autriche fut subjuguée ; le cardinal Mazarin, qui n'était pas vindicatif, joignit peut-être sa voix à celle d'Arnauld. Le fait est que les articles signés par le maréchal d'Hocquincourt furent ratifiés. La Cour devait bientôt en méconnaître plusieurs, sans aucun scrupule ; mais, en fin de compte, la ville ne fut pas entièrement saccagée, ce qu'elle aurait été, si la reine eût donné libre cours à son ressentiment[1].

On se demande à quelle condition auraient été réduits les Angevins, si les lois de la guerre leur eussent été appliquées dans toute leur rigueur. La clémence royale n'empêcha pas la cité amnistiée de souffrir plus de maux que n'en subirait de nos jours une ville prise d'assaut. Malgré les mesures que dut prendre le ministre pour contenir la soldatesque, bien des violences furent commises, bien des larmes coulèrent, bien des crimes restèrent impunis. Depuis Saumur jusqu'à Ingrandes et Champtoceaux, c'est-à-dire aux confins de la Bretagne, les deux rives de la Loire furent impitoyablement dévastées[2]. Mais c'est surtout aux environs d'Angers que les soldats de d'Hocquincourt exercèrent leur cupidité et leur fureur. Les promesses royales ne protégeaient pas contre eux les paysans, qui, victimes innocentes de nos guerres civiles, étaient la proie ordinaire de tous les partis. Autour de la ville et à plusieurs lieues à la ronde, la campagne était, aux premiers jours de mars 1652, toute jonchée de ruines. Les faubourgs d'Angers, à moitié détruits pendant le siège, étaient entièrement au pouvoir des soldats ; tous les habitants avaient fui et les registres de la mairie nous apprennent que, plusieurs semaines après la capitulation, ils n'osaient pas encore rentrer dans leurs demeures dénudées ou en décombres[3]. Les pillards, d'après un témoin oculaire, enlevaient les vitres et toutes sortes de ferrures, les apportant avec les linges et habits et autres meubles, brûlant ceux qu'ils ne pouvaient aporter, et amenant tous les bestiaux d'autour la ville, jusques aux bœufs, et vendant tout aux habitants alléchés par le bon marché. Souvent, ces bandits ne se contentaient pas de voler, mais commettaient sans utilité des actes de vandalisme qu'on n'eust pas deu appréhender des Turcs[4]. Incendier des maisons, détruire les provisions qu'ils ne pouvaient ni consommer ni vendre, c'était pour eux un passe-temps, un plaisir. Les attentats contre les personnes étaient l'accompagnement habituel du pillage. Depuis la réduction de la ville, dit Jousselin[5], qu'il sembloit que tout devoit être paisible, il s'est fait incomparablement plus de malheurs qu'auparavant, de pauvres hommes pendus effectivement pour trouver de l'argent, femmes violées en la présence des maris roués de coups, enfants à la mamelle tués... Ce langage n'est point exagéré ; tous les documents contemporains le corroborent. Le Registre des baptêmes de la paroisse de la Trinité nous montre les soldats royaux déchaînés dans la campagne, violant femmes et filles quoyque vieilles et jeunes[6].

Dans l'intérieur de la ville, les excès furent sans doute moins nombreux ; mais les habitants n'en durent pas moins subir bien des violences et des outrages. Les ordres de la reine n'arrêtaient pas toujours les brigands. Ils ne les empêchèrent pas notamment de saccager les églises, qu'ils convertirent en étables et en écuries, de voler jusques aux calices et aux custodes[7]. La crainte du sacrilège n'arrêtait pas ces Allemands et ces Polonais, en grande partie protestants, et, du reste, étrangers par leur façon de vivre à tout scrupule religieux. Les monastères angevins furent aussi, pour la plupart, la proie de leur cupidité. Dans ces établissements, déjà riches par eux-mêmes, beaucoup d'habitants avaient entassé leurs meubles et leurs effets les plus précieux, croyant ainsi les mettre en sûreté. C'était donner une tentation de plus aux pillards. L'abbaye du Perray-aux-Nonnains fut dépouillée de tout[8]. A l'Evière, il y avait un prieur fort pieux mais peu expérimenté dans ces rencontres, lequel eut bien comme il faut toute sorte confiance en Dieu, mais n'eut pas assez de défiance des hommes. Ses prières et celles de ses religieux ne préservèrent pas sa maison. Lorsque, s'avisant un peu tard de réclamer un secours humain, il alla se plaindre au maréchal d'Hocquincourt et aux autres chefs du pillage de son monastère, ils lui répondirent simplement : Mon Père, vous avez grand tort ; que n'êtes-vous venu à nous de bonne heure pour avoir des gardes ? La reine nous avait recommandé tous les monastères et par-dessus tout ceux de Saint-Benoît. Cette impertinence signifiait au fond : que ne vous êtes-vous racheté ? Le pauvre moine n'avait pas compris qu'il fallait faire, comme on dit, la part du feu et donner une partie de son bien pour sauver le reste. Le prieur de Saint-Serge avait été plus avisé ; car il était allé au-devant des généraux, leur avait fait des présents et avait obtenu d'eux des gardes pour sa conservation ; au moyen de quoi et à force d'argent donné aux dits gardes, il sauva son monastère du pillage. C'est par des sacrifices analogues que les couvents de la Visitation, des Récollets et quelques autres encore évitèrent leur ruine[9].

On voit que la volonté de la reine ne pouvait tout à fait empêcher les soldats de piller, les officiers de rançonner les vaincus. L'état-major de l'armée mazarine n'était ni plus humain, ni plus généreux que la troupe. Les régiments de d'Hocquincourt comptaient beaucoup de capitaines d'aventures, vieux brigands mercenaires, à qui la guerre de Trente ans avait appris à brûler, tuer, voler sans pitié, sans remords. Les gentilshommes n'avaient pas, en général, l'âme plus haute ou plus noble. Pour eux, comme pour ces condottieri, la guerre n'était pas seulement un plaisir ; c'était aussi et surtout une affaire. Les princes et les grands combattaient beaucoup moins pour la gloire que pour l'argent. Toute l'histoire du XVIIe siècle le prouve. Rebelles ou fidèles, il était entendu que leur épée les devait enrichir. Endettés et ruinés, ils prenaient les armes et forçaient littéralement les caisses de l'État.

Il ne faut pas s'étonner que d'Hocquincourt n'ait pas montré, après la reddition d'Angers, plus de retenue que les officiers de son armée. Ce maréchal n'avait pas entendu servir gratuitement Mazarin. Dès le lendemain de la capitulation, nous le voyons demander sa récompense. Les compliments, les titres, ne lui suffisent pas. Il lui faut une preuve palpable de la reconnaissance royale. Il lui faut de l'argent. Mais le trésor est vide ; où trouver de quoi le satisfaire ? Cette question ne semble pas avoir préoccupé longtemps le cardinal. Si le ministère ne peut rien donner au maréchal, que celui-ci se dédommage aux dépens des Angevins. Qu'il frappe les vaincus d'une taxe quelconque. Le gouvernement ne le chicanera pas sur le chiffre. La capitulation porte, il est vrai, expressément qu'il ne sera fait aucun désordre ny imposition nouvelle dans la ville. Mais n'est-ce pas assez d'avoir laissé la vie à la plupart des habitants, et de leur avoir épargné l'incendie général de leur cité ? Leur vainqueur pouvait les ruiner, les proscrire. Ils s'estimeront sans doute fort heureux d'en être quittes pour une rançon. Donc, malgré la foi jurée, le maréchal d'Hocquincourt vient, aux premiers jours de mars, demander aux Angevins la somme de 100.000 écus. Il s'en contentera pour cette fois[10].

Cent mille écus ! c'était peut-être plus que la ville entière ne possédait à ce moment en numéraire. Les habitants se récrièrent si fort que le maréchal dut se rabattre à cinquante mille écus. Mais cette prétention parut encore exorbitante et lui-même fut obligé d'en convenir, puisque, en fin (le compte, il déclara que 60.000 livres lui suffiraient. Encore la ville demanda-t-elle du temps pour les payer[11]. D'Hocquincourt ne pouvait exiger qu'elle s'exécutât de bonne grâce ; peu lui importait, du reste, qu'elle fût mécontente. Il avait dans la main des moyens de la rendre traitable. Son armée, ses canons lui garantissaient la solvabilité des Angevins.

Malheureusement pour lui, ce général ne put séjourner assez dans la ville pour y porter l'intimidation à cc point où le contribuable, affolé, offre de lui-même son argent. Le cardinal Mazarin l'appelait, lui et son armée, loin du théâtre de ses derniers exploits. Beaufort, en apprenant la capitulation de Rohan-Chabot, avait évacué le Maine et était allé se réunir à Nemours entre la Seine et la Loire. Ces deux chefs pouvaient écraser Turenne. Il était urgent de marcher au secours de ce dernier. En conséquence, d'Hocquincourt avait reçu l'ordre de se replier avec ses troupes dans la direction de Saumur. La Cour, escortée par lui, prit le chemin de Tours et d'Orléans. Les régiments royaux défilèrent les uns après les autres, à la grande joie des Angevins. Le 8 mars, il n'en restait plus qu'un seul autour de la ville, celui de Mercœur, qui devait occuper quelques jours les faubourgs de l'Evière et de Saint-Laud. Le maréchal ne quitta pas apparent-ment sans quelque regret une ville qui lui devait 60.000 livres. Il se donna du moins la consolation d'emmener une partie de l'artillerie angevine. C'était un gage bon à prendre et que, du reste, il se promettait bien de ne jamais rendre[12].

Si la ville vit avec bonheur partir les troupes royales, elle n'eut pas longtemps à se réjouir d'en être délivrée. D'autres maux vinrent bientôt aggraver la condition misérable que lui avaient faite les derniers événements. La Cour, en s'éloignant d'Angers, avait voulu y assurer à jamais son autorité et y rendre impossible un nouveau soulèvement. Dès le 4 mars, elle y avait établi un gouverneur particulier, d'une fidélité à toute épreuve, avec une garnison de 400 hommes[13]. Cet officier, nommé M. de Fourilles, s'était fait remarquer par son attachement à la reine-mère et au cardinal Mazarin. C'était un homme bien élevé, juste et accessible aux idées généreuses. Mais, esclave de la consigne et doué d'une grande énergie, il devait inspirer aux Angevins plus d'effroi que de sympathie. Installé au château et menaçant la ville du feu de ses canons, il lui suffisait de parler pour être obéi. Il restait encore à l'hôtel de ville quelques mousquets et quelques piques. Fourilles exigea bientôt que ces armes lui fussent remises ; et les Angevins n'eurent pas même l'idée de les lui refuser[14].

Si le gouvernement s'était borné à des précautions de cette nature, il n'eût point outrepassé son droit et ne fût point sorti de la légalité ; niais il en prit peu après de plus blessantes pour la ville, au mépris de ses propres engagements. La Cour ne laissa pas seulement à Angers un gouverneur militaire ; elle y établit, comme à poste fixe, un intendant de justice, police et finances, M. de Heere, qui connaissait bien la localité, car il avait longtemps administré, en cette qualité, la Généralité de Tours. Un édit de 1648 avait solennellement aboli l'institution, alors fort odieuse, des intendants. Le ministère violait donc sciemment, par la commission donnée à M. de Heere, une loi fondamentale de l'État. Mais les Angevins n'étaient pas en état de s'opposer à cette illégalité. Ils durent recevoir sans se plaindre l'espèce de gouverneur civil qui leur était imposé. Ce fonctionnaire ne se contenta pas de faire reconnaître en sa personne l'autorité royale. Il voulut aussi enchaîner les Angevins à leur devoir par un serment public. Le 11 mars, tous les Corps de la ville et les habitants en général furent convoqués par lui à la maison commune[15]. L'assemblée fut nombreuse, s'il faut eu croire le procès-verbal de Cette cérémonie, rédigé par M. de Heere lui-même. Plus de deux mille personnes y assistaient. L'intendant commença par admonester les Angevins, au sujet de leur révolte. Nous leur avons représenté, dit-il, combien la clémence du Roy a surmonté sa justice d'avoir pardonné et oublié un crime de cette qualité ; qu'ils debvoient prendre garde de ne plus tomber en pareille infidellité et ne plus violier le serment qu'ils alloient prêter. Après ce discours, le maire, les échevins et tous les membres du Corps de ville se levèrent et jurèrent, selon la formule prescrite, de vivre et de mourir pour le service du roi. Même engagement fut pris par les députés de l'Université, de la Prévôté, de l'Élection, du Grenier à sel, des avocats, des marchands, par les représentants des paroisses, enfin par tous les particuliers qui se trouvaient dans la salle. Le Présidial, qui avait donné de si éclatantes preuves d'attachement à la reine-mère et à Mazarin, ne fut point soumis à cette humiliation. Les membres de ce tribunal venaient d'obtenir, en récompense de leurs services, le droit de porter des robes rouges, comme les conseillers des Cours souveraines[16].

Le 11 mars, ils comparurent devant M. de Heere, non comme des rebelles vaincus, mais comme des sujets dévoués et estimés. Ils jurèrent, non de rentrer dans le devoir, mais simplement de continuer leur fidellité[17]. Les députés du clergé, qui n'avaient pas assisté à cette cérémonie, vinrent deux jours après (13 mars) et voulurent prêter le serment dans la même forme. Le gouvernement n'avait pas été assez satisfait des prêtres angevins, pendant le siège, pour leur accorder ce privilège. M. de Heere ne voulut entendre ce mot de continuation et les députés se laissèrent aller au serment commun de tous les habitants[18].

Mais le ministère ne borna pas là ses représailles. Bien que la capitulation eût garanti aux Angevins le maintien de leur charte municipale, Mazarin avait résolu de l'annihiler, du moins dans ses dispositions essentielles. Le bruit courait, dans les premiers jours de mars, que malgré la foi jurée, le roi allait réorganiser arbitrairement l'échevinage et la milice bourgeoise. Le 13, M. de Heere, ayant convoqué une assemblée générale à l'hôtel de ville, donna lecture de deux lettres par lesquelles Louis XIV destituait de sa seule autorité le maire Bruneau, les quatre échevins Blouin, Théard, Chevrier, Richard, et tous les capitaines, lieutenants et enseignes des compagnies angevines[19]. Certes, les officiers municipaux ne pouvaient nier la part qu'ils avaient prise à la rébellion ; tout au plus alléguaient-ils pour leur défense qu'ils avaient été contraints par le duc de Rohan[20]. Les chefs de la milice ne pouvaient même pas donner cette excuse. Mais eussent-ils été cent fois plus coupables, le roi n'avait pas le droit de leur enlever des libertés que lui-même venait de leur reconnaître formellement, malgré leur révolte. Cet attentat n'en fut pas moins commis. C'est à peine si le gouvernement en daigna déguiser la violence sous de banales protestations, qui ne pouvaient tromper personne. Le souverain déclarait, en effet, que la mesure qu'il prenait, et que les circonstances avaient rendue nécessaire, ne tirerait pas à conséquence pour l'avenir. En d'autres termes, le droit électoral des Angevins était affirmé, proclamé en principe. Mais la royauté le violait en fait et se réservait de l'infirmer chaque fois qu'elle le jugerait à propos. Les Angevins sentirent d'autant plus cruellement le coup porté à leurs privilèges, que les lettres royales ne leur laissaient Même pas la faculté de pourvoir au remplacement des officiers destitués. La ville presque tout entière vit avec douleur tomber — et presque sans espoir de les recouvrer jamais — les antiques franchises pour lesquelles elle avait tant souffert et tant lutté. Mais le Corps judiciaire se réjouit d'une révolution dont lui seul devait profiter. C'est, en effet, dans les rangs de la magistrature, et surtout du Présidial, que le ministère crut devoir prendre les nouveaux chefs de la municipalité, les nouveaux commandants de la milice bourgeoise. Guillaume Ménage, lieutenant particulier, qui, peu de jours auparavant, était prisonnier de Chabot, fut institué maire à la place de Michel Bruneau. Le conseiller Gohin de Montreuil et le procureur du roi Héard de Boissimon devinrent échevins. La cour leur adjoignit un avocat, Davy, et un marchand, Coustard-Narbonne, deux mazarins, du reste, qui avaient fait leurs preuves. Quant à l'état-major des compagnies bourgeoises, il fut complètement formé de magistrats. Le Corps judiciaire presque tout entier se retrouva à la tête des milices angevines. Sous des chefs qui s'appelaient Chauvel de la Boullaye, Audouin de Bannes, Boylesve, Gourreau, la petite armée municipale ne pouvait porter ombrage à la royauté. Du reste, pour affermir l'autorité des nouveaux officiers, le roi les autorisait à casser et remplacer, comme ils l'entendraient, les sergents et les caporaux des compagnies. Il est à croire qu'ils ne s'en firent pas faute.

La réorganisation de l'échevinage et de la milice eut lieu le 13 mars ; la consternation était presque générale dans la ville. Les réjouissances qui suivaient d'ordinaire les libres élections n'eurent pas lieu. Le maire et les capitaines imposés entrèrent tristement en fonctions, au milieu du silence désapprobateur de leurs concitoyens, et sans que leurs amis osassent célébrer publiquement leur victoire. Deux jours après, de nouvelles menaces vinrent rappeler aux Angevins qu'ils étaient des vaincus, et que le vainqueur les tenait à sa merci. Bien que M. de Fourilles et M. de Heere parussent capables à eux deux de maintenir la ville dans l'obéissance, le ministère voulut qu'un agent plus puissant et plus énergique encore y fit respecter ses volontés. Le 15 mars, le maréchal de la Meilleraye, accompagné de ses gardes, vint descendre à l'évêché, où tous les Corps de la ville allèrent le complimenter[21]. Malgré sa misère, il fallut encore qu'Angers souhaitât par des présents la bienvenue à ce haut personnage. Soixante - douze livres de bougie blanche, douze flambeaux de cire jaune furent offerts à la Meilleraye[22]. Au fond, les habitants haïssaient et redoutaient en ce seigneur le champion déterminé de Mazarin[23], l'ennemi personnel de Rohan-Chabot. Déjà gouverneur de Bretagne, il venait de recevoir le commandement supérieur des trois provinces de Poitou, Anjou et Maine. C'était une espèce de vice-roi de la France occidentale. Plein pouvoir lui était laissé de mener ses troupes où il le jugerait à propos, de rétablir l'autorité royale par les moyens qu'il jugerait convenables. Les Angevins ne crurent pas qu'il fût venu sans quelque arrière-pensée s'établir dans leur ville. Peut-être voulait-il lever des taxes ? châtier les amis de Rohan ? Les suppositions les plus alarmantes coururent dès le jour de son arrivée. En vain le maréchal répétait qu'il était entré dans la ville avec les intentions les plus amicales ; qu'il était lui-même Angevin et que ses concitoyens pouvaient compter sur sa bienveillance. Il avait l'âme loyale et, à certains égards, généreuse ; mais il était violent, et l'on ne pouvait croire qu'il ne fut venu pour exécuter rigoureusement les vengeances personnelles du cardinal.

La terreur avait un instant comprimé l'irritation dans le cœur des Angevins. La mauvaise foi qui se montrait dans les actes du gouvernement la fit éclater de nouveau. Les habitants de la ville vaincue ne voyaient partout autour d'eux que ruines, misères et menaces. Leurs libertés détruites, leurs personnes et leurs fortunes à la merci d'un gouvernement irrité, tel était le prix de la confiance qu'ils avaient eue dans la parole royale. M. de Heere réclamait instamment les 60.000 livres que la cité avait promis do payer à d'Hocquincourt. Les soldats de Fourilles et de la Meilleraye semblaient venus exprès pour lui porter secours et lui faciliter de nouvelles exactions. L'oligarchie judiciaire relevait la tête et, sous l'égide du pouvoir royal, menaçait le parti populaire de cruelles représailles. La foule ne tarda pas à faire entendre des cris de fureur contre les magistrats qu'elle accusait d'avoir attiré sur elle les rigueurs ministérielles. Les noms de Mazarin et de Loricard, qui désignaient les deux factions, retentirent de nouveau dans la ville, unis à des invectives et à des provocations de mauvais augure. Les querelles, les rixes, symptômes ordinaires des guerres civiles, se multiplièrent ; les partis, exaspérés, parurent sur le point de reprendre les armes et d'en venir aux mains.

L'effervescence populaire alla bientôt si loin que, le 18 mars, un des gardes de la Meilleraye fut massacré dans la rue Baudrière, à deux pas de l'évêché, où logeait le maréchal. Ce dernier, alarmé déjà par tout ce qu'il voyait, s'imagina que ce meurtre était le signal d'un nouveau soulèvement. Quelques sons de cloche qu'il entendit lui firent l'effet du tocsin. Isolé avec quelques hommes au milieu d'une grande ville, qu'il jugeait prête à s'insurger, la Meilleraye ne crut pas prudent d'y rester. Dès le lendemain matin (19 mars), il partit bruyamment, sans dissimuler sa colère et ses projets de vengeance. Il annonçait en effet hautement son dessein de revenir quelques jours après avec des troupes nombreuses et de faire payer cher aux Angevins leurs méfaits et leurs mauvaises intentions[24].

Cette menace sembla réconcilier, pour quelques heures, les deux factions. L'une et l'autre étaient également intéressées à ce que la ville ne fût pas livrée aux fureurs de la soldatesque. Le nouveau maire et les quatre échevins coururent après le maréchal et le joignirent aux Ponts-de-Cé. Ils lui représentèrent que le meurtre de son garde n'était qu'un pur accident ; que la ville n'entendait pas se départir de la fidélité qu'elle venait de jurer au roi ; que, s'il y avait eu crime, les habitants se chargeaient d'en faire eux-mêmes prompte et sévère justice. Les députés de tous les Corps judiciaires, ceux des avocats et des marchands joignirent leurs voix à celles des officiers municipaux. Rassuré par tant de protestations, le représentant du pouvoir royal s'adoucit et promit d'épargner à la ville le châtiment qu'il lui avait réservé. Il s'abstint même de retourner à Angers. Mais il fallut que la justice lui donnât effectivement satisfaction en poursuivant les auteurs présumés de l'assassinat. Les magistrats s'acquittèrent, du reste, avec plaisir et zèle d'une mission qui leur permettait de venger à la fois leurs propres injures et celles du maréchal. Ils ne manquèrent pas d'imputer aux chefs du parti populaire le crime qui avait été commis. L'ex-échevin Théard fut mis en prison ; un notaire, nommé du Pin, accusé d'avoir dit hautement que M. de Rohan viendrait bientôt à Angers, subit le même sort, ainsi que plusieurs autres bourgeois, tous plus ou moins compromis dans le parti de la Fronde. Certains meneurs, qui avaient jugé à propos de fuir, furent impliqués dans les poursuites, condamnés à mort par contumace et exécutés en effigie dans le courant du mois d'avril[25].

Ces rigueurs n'étaient pas de nature à porter l'apaisement dans les esprits. Elles ne firent que redoubler l'effervescence qui régnait dans la cité. Un seul homme, à ce moment, persistait à prêcher aux Angevins la concorde et la fraternité. C'était l'évêque Henri Arnauld. Après avoir obtenu d'Anne d'Autriche tout ce que la colère inassouvie permettait à cette princesse de lui accorder, le bon prélat était rentré dans la ville et avait d'abord cherché à ramener son clergé à l'obéissance monarchique. Au bout de quelques jours, s'apercevant que la guerre civile était près de renaître au milieu du peuple angevin, il avait cru devoir intervenir entre les partis, se poser en médiateur, parler de réconciliation et d'amour à des factions qui, dans l'effarement de leurs haines, ne semblaient plus prendre souci de leurs propres intérêts. Le 23 mars, il adressa à ses diocésains une Lettre pastorale, dont l'effusion toute paternelle prouvait non-seulement sa haute intelligence, mais aussi son grand cœur. Qu'il ne reste plus d'aigreur dans vos cœurs, disait-il en terminant, que toutes les partialités soient éteintes, que ces noms divers, qui ont servi de matière pour exciter les divisions, soient oubliés ; que les ecelésiastiques ayent un cœur égal pour tous les fidelles ; que les personnes les plus élevées ne méprisent point le peuple ; qu'ils embrassent leurs intérêts selon les règles de la charité ; que le peuple respecte les magistrats comme ceux auxquels Dieu et le Roy ont commis cette noble partie de leur pouvoir, en leur donnant la dispensation des lois et de la justice ; et enfin que vous n'ayez tous que les mêmes sentiments et une même volonté[26].

Ce noble appel à l'union ne fut pas entendu. Tout au contraire, la fureur des partis sembla puiser dans la Lettre pastorale un nouvel aliment. La masse populaire surtout accueillit mal ce document. Depuis quelque temps, les frondeurs d'Angers ne regardaient plus l'évêque que comme un mazarin, c'est-à-dire comme un traître. Ses démarches à Saumur avaient été si mal interprétées, qu'on l'accusait dans le public d'avoir contribué à attirer sur ses diocésains les rigueurs du siée et les iniquités de la réaction. On disait à haute voix que la ville n'avait pas de plus grand ennemy que luy. Et, quoique l'évêque rendît le bien pour le mal à ceux qui tenaient de pareils propos, on refusait de croire à la sincérité de ses protestations. Le peuple ne vit généralement dans la lettre du 28 mars qu'un acte monstrueux d'hypocrisie. Il en témoigna même une indignation telle, que d'incorrigibles frondeurs, guettant tous ses mouvements, le crurent disposé à se jeter encore dans les hasards de la guerre civile[27].

Ces meneurs, d'autant plus hardis — en apparence qu'ils étaient à l'abri du danger, n'étaient autres que les compagnons d'exil du duc de Rohan. Ce seigneur, en quittant son gouvernement, s'était retiré à Paris, où le nom de Mazarin était exécré. Ceux des bourgeois d'Angers qui l'avaient suivi pouvaient donc fort à leur aise méditer de nouveaux plans d'attaque contre le ministère et ses alliés. Le plus remuant d'entre eux était le docteur Voisin, qui, fort au courant de ce qui se passait à Angers, épiait l'occasion d'y relever son parti et d'y reparaître. Ce boutefeu avait voué à l'évêque Arnauld une haine si vivace que, plus de vingt-cinq ans après la Fronde, il devait encore lui en donner des preuves manifestes. Aussi ne put-il lire sans fureur la prière si touchante que le prélat venait d'adresser à ses diocésains. Il écrivit aussitôt ou inspira à quelqu'un de ses compagnons un manifeste violent, qu'il ne craignit pas d'intituler : Réponse des habitants d'Angers à la lettre pastorale de Mgr l'évêque d'Angers. Plusieurs exemplaires de ce pamphlet[28], imprimé à Paris, furent, dans les premiers jours d'avril, envoyés aux chefs populaires qui étaient demeurés dans la ville. L'ancien maire, Bruneau, l'avocat Martineau, l'orfèvre Lelièvre, en reçurent et, probablement, en distribuèrent. Une telle publication, pleine de calomnies et d'excitations à la révolte, ne pouvait que faire tort au parti démocratique et compromettre inutilement la cité tout entière. Beaucoup d'habitants crurent donc devoir désavouer un libelle à la rédaction duquel tous étaient étrangers et qui n'était propre qu'à attirer sur eux de nouvelles rigueurs. Un bourgeois fort timoré — car il n'osa même pas signer sa protestation —, écrivit l'Apologie des habitants d'Angers sur le sujet d'un anonime imprimé sous leur nom[29]. Ce morceau, fort incorrect et fort décousu, émane évidemment de quelque boutiquier que la réaction mazarine avait terrifié. L'exagération de son zèle pour le roi et de son indignation contre l'auteur de la Réponse donne la mesure de l'effet produit sur les âmes timides par ce pamphlet intempestif. Le pauvre bourgeois dénonce presque avec rage le déclamateur républicain qu'il ne connaît pas, mais qu'il voue de bon cœur aux plus cruels châtiments. Sa première pensée, dit-il, paraît dans le désir non pas seulement de diminuer les obligations que ce prélat s'est efforcé d'acquérir sur nostre ville, à tous moments et aux occasions plus importantes, mais encore de prévenir l'esprit du peuple contre sa généreuse et charitable conduite, comme si ses mouvements avaient été pationnés pour attirer les forces du Roy dans la province au lieu de la conserver. L'autre dessein est qu'il veut former la tempeste, ainsi que ces vents impétueux qui font cesser la bonace ou comme ces tourbillons qui excitent la poussière et rendent tout confus, par la mauvaise impression qu'il s'efforce de donner aux inférieurs des puissances qui leur sont ordonnées, desquelles ils doivent toujours dependre et s'unir à leur ministère par le vœu du respect et de la fidelité, taschant aussy d'embarrasser les plus faibles par des intérêts imaginaires, afin de tout diviser et rendre le peuple susceptible du poison qui lui est présenté. Ailleurs le naïf angevin déclare que ce misérable escript... paraît plutôt sortir des cannibales que de l'Anjou, ne tenant rien de la bénignité de ce climat, où la douceur a toujours fait son principal séjour. Mais, ajoute-t-il en terminant, l'absence du farouche qui l'a produit y ramènera le bonheur et les grâces pour y établir un siège souverain de tranquillité.

La Réponse des habitants d'Angers ne fut pas désavouée seulement par quelques particuliers. Elle le fut aussi hautement, et nous ne devons pas nous en étonner, par le Corps de ville, qui, après avoir examiné le libelle, le dénonça dans les formes au Présidial comme un faux manifeste, et requit touttes les perquisitions possibles pour en découvrir les autheurs... (10-11 avril). Le Corps judiciaire ne manifesta pas avec moins d'éclat son zèle monarchique. Dès le 12 avril, une sentence du Présidial condamna le malencontreux pamphlet à être brûlé par la main du bourreau[30]. Mais, dit à ce propos le curé Jousselin, ses cendres en ont produit d'autres qui ne valoient pas mieux[31].

Si les Angevins n'osèrent pas avouer le manifeste imprudent publié sous leur nom par les meneurs de Paris, ils se montrèrent moins timorés au sujet d'une démarche bien plus compromettante, qui leur fut attribuée dans le même temps. Voisin et ses amis se croyaient autorisés non-seulement à parler, mais à agir au nom de tous leurs concitoyens. Dans les premiers jours d'avril, ils eurent l'audace d'intenter, toujours soubz le nom des mannans et habitans d'Angers, une action contre le nouveau maire, Ménage, les quatre échevins et les capitaines imposés comme lui à la ville. Le Parlement accueillit leur requête et se montra disposé à infirmer des nominations que le ministère n'avait pu faire qu'en violant les engagements les plus sacrés. Les intrus, qu'une illégalité seule avait pu faire entrer dans le Corps de ville, se gardèrent bien d'en appeler aux paroisses ; elles eussent peut-être avoué les faussaires et poursuivi l'instance ouvertement. Ils se contentèrent de convoquer à la maison commune les députés des divers corps judiciaires, c'est-à-dire des amis sûrs. Ménage déclara gravement que ni lui ni les échevins n'avaient sollicité leur emploi, qu'ils ne l'avaient accepté que par obéissance, et que si les habitants de la ville étaient peu satisfaits de leur administration, ils n'avaient qu'à les en faire décharger par le roi. L'assemblée, gagnée d'avance, ne manqua pas de répondre qu'ils s'acquittaient fort dignement de leurs charges. Quant à la requête présentée à la Grand'Chambre, elle la désavoua solennellement au nom de la ville d'Angers, interdit à tous procureurs de poursuivre l'instance, à peine de faux, et décida même, sur la proposition d'Eveillard, que celui qui l'avait introduite serait sommé de révéler les noms de ses commettants (15-16 avril)[32].

Le Corps judiciaire resta donc au pouvoir. Mais l'énergie et la présence d'esprit dont il donnait chaque jour des preuves ne l'empêchaient pas d'être dans la position la plus fausse et la plus embarrassante du monde. Le parti populaire n'osait plus, il est vrai, l'attaquer en face. Mais il pouvait encore, par une résistance passive et une abstention systématique, lui créer d'insurmontables difficultés. Pour réduire le nouveau Corps de ville à l'impuissance, la meilleure tactique consistait non point à le harceler ou à le provoquer, mais à l'isoler et le mettre pour ainsi dire en quarantaine. Condamnés à porter seuls (les responsabilités que, d'ordinaire, la ville entière voulait partager, à exécuter seuls des mesures qui demandaient le concours de tous, les officiers municipaux devaient arriver bientôt au dégoût d'une charge qu'ils ne pourraient remplir. Ainsi raisonnaient les anciens chefs de la Fronde angevine. La consigne qu'ils donnèrent fut scrupuleusement observée par la masse populaire. Il se fit autour de l'échevinage comme une conspiration de silence et de dédain.

Le 30 avril, les députés des paroisses devaient se réunir à l'hôtel de ville, suivant l'usage, pour nommer deux administrateurs de l'hôpital Saint-Jean et deux directeurs des pauvres renfermés. Mais les officiers municipaux les attendirent vainement ; le peuple angevin protestait à sa manière contre la violation de ses droits et ne voulait plus procéder à aucune élection[33]. En vain l'évêque Arnauld renouvela-t-il ses prières. Le mandement qu'il adressa le 3 mai aux diverses classes de la population, pour les conjurer d'oublier leurs discordes, resta lettre morte[34]. La grande majorité des habitants persista à s'abstenir et affecta une indifférence à peu près complète pour les affaires publiques. Lorsque l'échevinage, pressé par M. de Heere, parla des 60.000 livres que la ville devait au gouvernement, chercha des voies et moyens pour la levée d'une taxe, les paroisses firent la sourde oreille. Les magistrats décidèrent que cette somme serait fournie par un droit d'entrée sur les vins et que cet impôt serait affermé[35]. Le peuple, bien décidé à ne pas payer, les laissa légiférer et eut l'air d'ignorer ce qui se passait à l'hôtel de ville. Le maire et les échevins, effrayés du silence qui se faisait autour d'eux, affectèrent, pour gagner les esprits, beaucoup de sollicitude pour les intérêts de la ville. L'autorité — illégale — de l'intendant de Heere, n'était pas reconnue par le bureau des finances de Tours, dont la province d'Anjou relevait au point de vue administratif. Grâce à ce conflit, le gouvernement pouvait bien faire payer deux fois les 60.000 livres qu'il réclamait. Puis, qui garantissait aux Angevins que, cette indemnité extraordinaire une fois soldée, le ministère n'exigerait pas d'eux, à tort ou à raison, quelque arriéré de subsistances ? Les officiers municipaux demandèrent — fort sagement — que le Conseil d'État statuât sur ces difficultés et dissipât, par des arrêts non équivoques, les appréhensions de leurs administrés. Mais le parti populaire ne leur sut aucun gré de cette démarche. Les paroisses, l'université, le clergé, persistèrent dans leur système d'abstention. En vain M. de Heere harcela le Corps de ville de ses réclamations. Tout le mois de mai s'écoula sans que des mesures efficaces eussent été prises pour le paiement de la contribution. Exaspéré par ces retards, l'intendant en référa à la Cour et obtint du roi deux lettres destinées à intimider la cité réfractaire. Nous ne pouvons doresnavant, disait Louis XIV dans la première, prendre ces retardemens que pour un manquement de respect et d'affection à rostre service[36]. La seconde, datée du même jour (21 mai), était le commentaire le plus éloquent de cette réflexion. Le souverain par bonnes considérations se décidait à envoyer sept régiments de cavalerie en garnison dans la ville d'Angers, qui aurait à les loger et les nourrir pendant un mois, ou plus, suivant le bon plaisir de Sa Majesté[37].

Il semblait que l'annonce d'une pareille exécution dût forcément tirer les Angevins de leur inertie. Il n'en fut rien. Les avertissements réitérés du maire ne purent vaincre leur indifférence. A deux reprises (7, 12 juin) les paroisses furent convoquées pour aviser aux moyens de préserver la ville d'une garnison. Pas une seule ne répondit à l'appel. Elles ne prenaient pas sans doute au sérieux les menaces royales et se disaient que le ministère n'avait pas assez de régiments disponibles pour en éloigner sept du théâtre de la guerre. Ménage et ses amis du Conseil, pressés par l'intendant, qui exigeait une réponse, durent désigner d'office soixante bourgeois et les consulter, comme s'ils eussent représenté la ville. Mais la plupart de ces notables n'ouvraient la bouche que pour décliner toute responsabilité. La délibération fut toute négative ; et le Corps municipal, malgré son désir de plaire à la Cour, en fut réduit à répéter son éternel non possumus. A esté conclud, dit le registre de la Mairie, qu'on demandera au dit sieur de Heere les arrests proposez par mon dit sieur le Maire, qu'on l'asseurera des bonnes intentions des habittans et qu'on le priera et monsieur le gouverneur d'interposer leur crédit vers messieurs du Conseil pour nous exempter des gens de guerre. En définitive, le maire et les échevins imposés proclamaient leur incapacité à se faire obéir de leurs administrés. Peu s'en fallait que, par lassitude et dégoût, ils ne s'en prissent au gouvernement de la tâche ingrate qu'ils avaient acceptée et n'inclinassent à leur tour vers l'opposition (18 juin)[38].

On voit, par le développement qui précède, combien le parti populaire d'Angers s'était relevé depuis la capitulation du 28 février. On n'aura pas de peine, du reste, à s'expliquer la confiance et la sécurité dont il faisait parade, quand on se représentera l'état général de la France au milieu de 1652. Le gouvernement, après la prise d'Angers, semblait n'être sorti d'un mauvais pas que pour tomber dans un pire. D'abord, Turenne n'avait pu empêcher les deux armées frondeuses de Beaufort et de Nemours de se réunir entre la Seine et la Loire et de barrer à la Cour le chemin de Paris. Puis, Mazarin, qui s'était dirigé à marches forcées de Saumur sur Orléans, s'était vu devancé dans cette importante place par Mue de Montpensier (27 mars). Peu de jours après, Condé, que tout le monde croyait en Guyenne, était venu à l'improviste se jeter sur les quartiers royaux. Turenne et d'Hocquincourt avaient été culbutés à Bléneau (7-8 avril) : Le chef de la Fronde princière s'était montré à Paris, plus entraînant, plus impérieux que jamais. Il y avait ravivé dans le peuple la haine du Mazarin. Il avait subjugué Gaston d'Orléans, imposé silence au Parlement, que scandalisaient ses alliances avec l'étranger. Ces alliances, loin de les répudier, il les avait resserrées. Les bons Français avaient gémi en voyant un prince du sang tendre la main aux Espagnols et aux Allemands, livrer les plaines de l'Artois et de la Picardie à l'archiduc Léopold, celles de la Champagne et de l'Île-de-France au duc de Lorraine (avril-mai-juin 1652). Cette trahison ne l'empêchait pas de négocier en secret avec le ministre, aux vengeances duquel il exposait de gaîté de cœur ses malheureux partisans. Le Parlement, qui soupçonnait ses menées, et qui, en tout cas, ne pouvait approuver ses criminelles liaisons avec les ennemis de l'Etat, était également éloigné de s'accommoder avec Mazarin et de se jeter dans les bras du prince. Ce dernier, qui n'avait jamais brillé par la patience, finit par s'irriter de cette réserve. N'être pas pour lui, c'était, à ses yeux, être contre lui. Le Parlement ne voulant pas céder, il le violenta. Le 25 juin, les magistrats, assaillis par une populace que les agents de Condé avaient surexcitée et égarée, durent suspendre leurs réunions jusqu'à nouvel ordre. Après la bataille du faubourg Saint-Antoine (2 juillet), le brutal soldat ne garda plus aucun ménagement envers la justice. Le massacre des mazarins à l'hôtel de ville (4 juillet) lui permit de régner par la terreur. Maître absolu de la capitale, Condé y établit comme gouverneur son lieutenant Beaufort, nomma prévôt des marchands le vieux Broussel, l'âme de la première Fronde. Il ne lui restait plus qu'à usurper les fonctions royales. M. le Prince ne tenait plus compte de Louis XIV, dont la majorité avait été proclamée depuis un an. Le 20 juillet, il réunit une fraction du Parlement et fit décerner à Gaston d'Orléans, passif instrument de ses volontés, la lieutenance-générale du royaume. C'était comme s'il se la fût adjugée à lui-même. Pendant qu'il légiférait et Misait acte de souverain, la Cour errait tristement aux environs de Paris, au milieu de campagnes horriblement ravagées. Saint-Germain, Melun, Pontoise, servaient tour à tour d'asile à un gouvernement en détresse, que Turenne pouvait à peine garantir d'un coup de main. Le véritable roi de France, à ce moment, c'était Condé[39].

Tous ces événements étaient de nature à troubler la France entière, et spécialement une ville déjà fort mécontente et toute portée à la rébellion. Les succès de la Fronde princière étaient d'autant mieux accueillis à Angers, que le duc de Rohan-Chabot passait pour être en haute faveur auprès de Condé, et que le parti populaire plaçait encore en lui toutes ses espérances. La capitulation du 28 février n'avait point enlevé à ce seigneur son titre de gouverneur d'Anjou ; elle l'avait seulement obligé de quitter pour un temps sa province. Il était parti, emmenant plusieurs bourgeois de la ville, qui s'étaient attachés à sa fortune. Il avait annoncé hautement qu'il reviendrait ; ses partisans — et ils étaient encore nombreux à Angers — ne cessaient de le répéter. Rohan, que les Frondeurs avaient d'abord accusé d'avoir pactisé avec. Mazarin, n'avait pas tardé à regagner leur confiance. Soit que la Cour n'eût pas répondu à ses avances, soit qu'il trouvât décidément le parti de la rébellion plus profitable que celui de la fidélité, il s'était, dès le mois de mars 1652, jeté à corps perdu dans la faction des princes. Il lui fallut, pour dissiper les soupçons dont il avait été l'objet, pour regagner les bonnes grâces des grands et du Parlement, affecter une énergie frondeuse qui était bien loin de son caractère. Peu de temps après la capitulation d'Angers, nous le voyons accompagner Mile de Montpensier dans son expédition d'Orléans ; il se pose vis-à-vis de cette princesse en conseiller, presque en tuteur, fait l'entendu et joue au chef de parti[40]. Condé arrive : Rohan lui démontre qu'il n'a jamais cessé de le servir ; il redevient, en peu de jours, le favori du prince. Il mène à Paris fort grand train et semble tenir à faire parler de lui. Un jour, il se prend de querelle avec un de ses anciens amis, Tonquedec, qui, durant la guerre d'Angers, l'avait trahi pour passer dans le camp de Mazarin. Mais il en fait tant de bruit que le duc d'Orléans et M. le Prince obligent son adversaire à quitter Paris et lui donnent à lui-même des gardes pour l'empêcher de se battre. Les malicieux ajoutaient même, à ce sujet, qu'on n'avait pas beaucoup de peine à le garder (juin 1652)[41]. Quoi qu'il en soit, Chabot tâchait de justifier, dans la mesure de ses forces, la bonne opinion que ses protecteurs avaient de lui. Il n'y pouvait plus réussir qu'en se montrant plus frondeur qu'eux-mêmes et en renchérissant sur leurs propositions les plus violentes. Comme le Parlement tardait encore à vérifier ses lettres de duc et de pair, il fut un des Premiers à exciter Condé contre les magistrats. L'émeute du 25 juin fut en partie fomentée par lui ; et, s'il faut croire plusieurs autres contemporains, ce fut lui qui donna l'idée de réunir et de massacrer les Mazarins à l'hôtel de ville. Ses conseils ne furent que trop suivis. Peu de jours après (15 juillet), Rohan reçut sa récompense. Le Parlement fut sommé par Condé d'enregistrer sans délai les lettres de son protégé. Quelques conseillers osèrent s'y opposer, au nom de la liberté, de la légalité. Mais M. le Prince le prit d'un ton si haut que tout le monde fut contraint de céder[42].

L'attitude de Rohan-Chabot et les relations qu'il avait conservées avec les Angevins faisaient craindre au ministère qu'il ne songeât à reprendre possession de son gouvernement et à y renouveler la guerre civile. Le maréchal de la Meilleraye, voyant de près et s'exagérant l'agitation qui régnait dans l'Anjou, partageait cette appréhension. Le parti oligarchique d'Angers ne négligea rien, du reste, pour le convaincre qu'un soulèvement était imminent. Les rapports les plus alarmants furent faits au maréchal sur l'état moral de la province et de son chef-lieu. On n'entendait dans la ville, lui disait-on, que bravades et menaces à l'adresse de l'autorité royale. Au dehors, la rébellion grondait aussi de toutes parts. Le bruit courait que les Frondeurs avaient jeté dans le château de Sablé une garnison capable de ruisner l'Anjou et le Maine[43]. La Meilleraye, homme d'exécution, se décida, vers la fin de juillet, à venir à Angers avec des troupes, pour en imposer aux mécontents. Il annonça au Corps de ville sa prochaine arrivée, ajoutant qu'il amenait avec lui le régiment qui portait son nom, et qu'il se proposait, non-seulement d'occuper la place, mais d'en expulser un certain nombre de perturbateurs. Les magistrats reçurent avec plaisir cette nouvelle. Toutefois, comme ils ne voulaient pas avoir Pair d'attirer ni même de souhaiter les vengeances royales, ils firent avec ostentation une démarche pour prévenir l'occupation militaire. Le maire alla trouver le maréchal aux Ponts-de-Cé et le pria, pour la forme, d'épargner aux Angevins les violences soldatesques dont ils étaient menacés. Il ajouta du reste, ce qui était peu généreux, que s'il y avait aucuns habitons mal intentionnez au service du roy, et s'il lui plaisoit de les nommer, on les chasseroit de la ville... sans avoir besoin de ses troupes. La Meilleraye ne se paya point d'une telle protestation. Il déclara qu'il avoit connoissance que les autheurs des troubles excittez dans ce royaume avoient des intelligences et dans cette ville et à la campagne, et qu'ils espéroient, par leurs artifices et suppositions ordinaires, de faire un soulèvement dans la province ; qu'il vouloit détruire tous leurs desseins, et qu'il avoit besoin pour cet effect de son régiment ; que quelques uns de nos concitoyens avoient part à ces pernicieuses entreprises ; qu'il en voulloit purger la ville pour y affermir la tranquillité et l'asseurer au service du Roy... que pour son régiment, il ne falloit point parler de le renvoyer, qu'après les ordres donnez et exécuteez pour l'établissement d'une bonne paix ; mais qu'il feroit vivre ses soldats avec une telle discipline que leur subsistance ne nous seroit pas beaucoup à charge[44]...

Les Angevins, terrifiés, essayèrent de désarmer le maréchal à force de docilité. Les paroisses, convoquées à l'hôtel de ville, répondirent cette fois à l'appel et votèrent 10.000 livres pour l'entretien du régiment de La Meilleraye[45]. Le parti populaire espérait par là préserver ses chefs de l'arrêt d'exil suspendu sur leurs têtes. Tout fut inutile. Le gouverneur fit son entrée le 3 août, et dès le lendemain Fourilles et Ménage donnèrent connaissance aux intéressés de l'ordre qui les expulsait de leur ville. La liste des bannis comprenait les principaux des bourgeois, des magistrats, des prêtres qui s'étaient signalés, directement ou indirectement, dans la rébellion. Ils n'avaient pu être désignés que par un Angevin. On crut généralement que Ménage avait rempli à leur égard l'office de délateur[46].

Le curé Jousselin, qui fut victime de cette proscription, nous a donné les noms de ceux qui la subirent en même temps que lui. Il en cite plus de quarante, parmi lesquels nous remarquons l'ancien maire Michel Bruneau, le conseiller Lemarié et l'avocat Antoine Deschamps.

L'arrêt qui, cinq mois après l'amnistie, frappait d'exil tant de citoyens, causa dans toute la ville la plus douloureuse stupeur. Le peuple, terrifié, n'osa s'élever contre les vault-riens qui chassaient les hommes de bien[47]. Mais il plaignit les bannis et ne leur ménagea pas l'expression de ses sympathies. La coterie de l'hôtel de ville elle-même se laissa gagner à l'attendrissement général. Le Conseil, heureux de n'avoir pas à exécuter lui-même la mesure odieuse qu'il avait, sinon sollicitée, du moins désirée, affecta pour les exilés la plus vive sollicitude. Il exempta leurs maisons de logements de gens de guerre, pendant leur absence, et promit de solliciter leur rappel[48].

La Meilleraye, après avoir signifié sa volonté aux Angevins, était parti le 3 août pour Sablé. Il en revint le 5, un peu radouci, après avoir exercé des actes de grande vaillance mesure bruslant les gerbes à la campagne. Il n'avait trouvé dans ce château que cieux laquais et une servante pour toute garnison. Son régiment avait, du reste, fait merveille à Angers en son absence. Les corps de garde établis de pas en pas dans les rues de la ville avaient prévenu toute résistance des habitants. Tous les exilés étaient partis, qui çà qui là, sans essayer de réclamations inutiles[49]. Le maréchal se montra satisfait d'avoir été si bien obéi. Les Angevins, redoutant de nouvelles rigueurs, ne négligèrent rien pour le convaincre de leur fidélité. Nul d'entre eux n'osa protester lorsque le maire Ménage remit au gouverneur, sans l'ouvrir, un paquet contenant l'arrêt parlementaire du 20 juillet, qui lui avait été adressé de Paris. Une assemblée générale, tenue le 8 août, ne se borna pas à désavouer les entreprises du duc d'Orléans et de M. le Prince. Elle consentit à prêter au roi et à sa mère un nouveau serment d'obéissance. Elle chargea même une députation d'aller porter ses soumissions en cour. Aussi Fourilles et la Meilleraye, qui, au fond, n'avaient point de haine contre les Angevins, leur témoignèrent-ils leur satisfaction en sollicitant du ministère la diminution des charges pécuniaires imposées à la ville (août-septembre 1652)[50].

Malgré cette réconciliation, le parti populaire resta plusieurs mois tremblant et abattu. Quiconque à Angers avait pris une part, même insignifiante, à la guerre civile, s'attendait à la prison, à l'exil, à la ruine. Ceux des bannis qui osaient rentrer secrètement étaient aussitôt dénoncés par de faux-frères. Leurs femmes même n'avaient pas toutes la liberté de séjourner dans la ville. Ceux qui avaient cru devoir se fixer dans des maisons de campagne aux environs d'Angers en étaient expulsés ou couraient le risque d'y être arrêtés. L'ordre du maréchal était que les bannis se rendissent à Quimper-Corentin ou à Carzay. La plupart d'entre eux furent, il est vrai, par grâces personnelles, dispensés d'aller si loin. Mais tous, riches ou pauvres, jeunes ou vieux, durent errer pendant plusieurs mois, souvent à pied et sans ressources, dans l'Anjou et les provinces voisines. En certains endroits, comme à Châteaugontier, les officiers royaux, par excès de zèle, refusaient de les recevoir. En d'autres, comme à Saumur, les pauvres Angevins devaient passer vite, pour éviter d'être emprisonnés. Parfois, ils tombaient au milieu de bandes pillardes, qui, sous prétexte de rétablir l'autorité du roi, mettaient les campagnes à feu et à sang. Beaucoup de seigneurs, du parti ministériel, s'étaient fait assigner des fonds sur certaines paroisses, fort innocentes de toute rébellion. Ils se payaient eux-mêmes en détroussant les habitants et les voyageurs. La Varenne, lieutenant du roi dans l'Anjou, avait eu promesse de 500 livres sur le misérable village de Cornillé. Il y envoya cent ou six vingts voleurs... et le ruina de plus de 2.000 livres. Le curé Jousselin, banni d'Angers, ayant passé par là fut mis à contribution comme les habitants de la localité[51].

Fort heureusement pour les exilés, la fin de la Fronde parisienne fut aussi celle de leurs tribulations et de leurs misères. On sait que Condé, malgré ses coups d'État, ne put se maintenir longtemps dans la capitale. Le ministère ayant transféré le Parlement à Pontoise (31 juillet), beaucoup de magistrats se rendirent dans cette ville, moins peut-être pour obéir à la royauté que pour se soustraire à la tyrannie de M. le Prince. Un manifeste éloquent de la Cour dénonça à la France les manœuvres d'un agitateur sans conscience, qui, pour satisfaire ses rancunes et ses appétits, livrait son pays à l'ennemi. Mazarin, toujours habile, feignit de se sacrifier à la paix publique et partit en apparence pour l'exil (août 1652). Les Parisiens, qui n'avaient jamais aimé Condé, et que quatre années de guerre stérile avaient dégoûtés de la rébellion, se montrèrent si disposés à la soumission, que le prince n'osa rentrer au milieu d'eux (septembre). Enfin, pendant que le vainqueur de Rocroy et de Lens allait offrir aux Espagnols sou épée déshonorée, la Cour fit sa rentrée dans la capitale (21 octobre 1652). L'autorité royale fut rétablie sans conteste, jusque dans ses excès ; la nation, pour avoir le calme, se laissa presque aller à la servitude[52].

Il faut rendre cette justice à Anne d'Autriche, que cette fois elle n'abusa pas de son triomphe. La plus large amnistie fut accordée aux frondeurs. Le prince de Condé, le duc d'Orléans, Mlle de Montpensier et le duc de Rohan-Chabot en furent presque seuls exceptés. Ce dernier, disgracié pour jamais, alla expier dans ses terres ses tergiversations et ses roueries. Son titre de gouverneur ne lui fut point enlevé. Mais les Angevins, auxquels il avait si longtemps fait espérer son retour, durent renoncer à le revoir jamais. Quant aux malheureux bourgeois que la Meilleraye avait cru devoir éloigner de leur ville, ils bénéficièrent du pardon général accordé aux rebelles. Le Conseil de ville, ne pouvant empêcher leur retour, prit le parti de le solliciter. Le maréchal, M. de Fourilles et M. de Heere, après quelques jours d'hésitation, permirent enfin aux exilés de rentrer dans leurs demeures[53]. Tous revinrent successivement, dans le courant de novembre. Mais chacun dut aller remercier le gouverneur du château et prêter, devant le lieutenant-général, serment d'estre fidelle au roy et de ne lever du monde contre son service[54].

La rentrée des bannis semblait devoir clore à Angers l'ère des troubles et des révoltes. Elle apaisa, en effet, pour un temps, les esprits. Mais l'amnistie royale ne pouvait faire renaître l'union entre deux partis opposés depuis un siècle et clans la lutte desquels la Fronde n'avait été qu'un incident. Elle ne pouvait non plus tenir lieu aux Angevins des libertés municipales qu'ils n'avaient plus. La faction populaire, après un court assoupissement, devait se réveiller et donner un dernier assaut à l'oligarchie. Cette classe elle-même, par un retour tardif de patriotisme local, devait essayer de réagir — timidement — contre le despotisme royal. Mais après l'échec de la Fronde, rien ne pouvait plus faire obstacle à la monarchie. Les derniers soubresauts de la commune d'Angers — dont il nous reste à faire mention — ne méritent pas le nom de guerre civile ; c'est la lutte suprême et impuissante de la vie contre la mort ; c'est l'agonie.

 

 

 



[1] Besoigne, Vies des quatre évêques engagés dans la cause de Port-Royal, t. I. — Mémoires de l'abbé Arnauld, coll. Petitot, 2e série, t. XXXIV. — Mss. 874 de la bibliothèque d'Angers, pièce 1.

[2] Journal de Valuche (Revue de l'Anjou, 1870).

[3] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 84, fol. 2, 11.

[4] Jousselin, 469, 470. — voir la Très-humble remontrance faite au Roy et à la Reyne par Mgr l'Évêque d'Angers sur les actes d'hostilité, sacrilèges, violences et incendies commis par les troupes du maréchal d'Hocquincourt dans plusieurs lieux de son diocèse et singulièrement aux environs de la ville d'Angers (Paris, Salomon Delafosse, 1652, 15 pages).

[5] Jousselin, 470.

[6] Arch. anc. de la Mairie, GG, 220, fol. 192.

[7] Jousselin, 470.

[8] ... En la plupart d'icelles (abbayes et églises) n'est rien demeuré du tout, non pas même les calices ou autres ornements, et commis de cruelles abominations dans les d. églises. Archives de Maine-et-Loire, série G, 924 (Registre capitulaire de Saint-Laud), fol. 174.

[9] Histoire du prieuré de l'Évière, publiée par la Revue d'Anjou, année 1853, p. 340-342.

[10] Extraits d'une gazette secrète manuscrite de Paris, relativement au siège d'Angers en 1652 (Mss. 874 de la bibliothèque d'Angers, pièce 3).

[11] Extraits d'une gazette secrète manuscrite, etc. (Mss. 874 de la bibliothèque d'Angers, pièce 3). — Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 84, fol. 19 et suiv.

[12] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 84, fol. 13, 43 ; GG, reg. 220 (Actes de baptêmes de la paroisse de la Trinité), fol. 192. — Jousselin, 409, 470.

[13] Arch. anc. de le Mairie, BB, reg. 84, fol. 31, 32. — Extraits d'une gazette secrète manuscrite, etc. (Mss. 874 de la bibliothèque d'Angers, pièce 3). — Mémoires de Montglat, coll. Petitot, 2e série, t. L, p. 324.

[14] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 84, fol. 25.

[15] Jousselin, 470.

[16] Extraits d'une gazette secrète manuscrite, etc. (Mss. 874 de la bibliothèque d'Angers, pièce 3).

[17] Registre du Présidial, p. 29, 30.

[18] Jousselin, 470, 471. — ... Après avoir mis la main au pect, ont juré fidélité au Roy entre les mains de mond. Sr de Heere et ont promis de renoncer à toutes ligues, associations et intelligences contre son service, s'en départir pour jamais et demeurer inviollablement dans l'obéissance qu'ilz lui doibvent. Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 84, fol. 2.

[19] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 84, fol. 2-9.

[20] Nous lisons dans le Mss. 874 de la bibliothèque d'Angers (pièce 1) : ..... Les officiers municipaux à qui l'admnistie accordée par la Cour fut adressée, déclarèrent ne l'avoir aucunement sollicitée, et n'en avoir aucunement besoin ; qu'eux et les habitants n'avoient partagé en rien la révolte du gouverneur, et que les gens de guerre à ses ordres avoient seuls et contre le gré des compagnies et des citoyens pris les armes contre le gouvernement. — Cette déclaration, si tant qu'elle ait été faite, n'était pas conforme à la vérité. Il paraît seulement que Rohan avait fait briser les serrures de l'hôtel de ville pour enlever les canons, mais cette violence n'avait sans doute été que simulée. (Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 84, fol. 43.)

[21] Registre du Présidial, p. 30. — Extraits d'une gazette secrète manuscrite, etc. (Mss. 874 de la bibliothèque d'Angers, pièce 3.)

[22] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 84, fol. 15.

[23] Son fils, qui avait épousé une nièce du cardinal, porta plus tard le titre de duc de Mazarin.

[24] Jousselin, 471, 472. — Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 84, fol. 20.

[25] Jousselin, 472, 473. — Archives anciennes de la Mairie, BB, reg. 84, fol. 21-24.

[26] Mandements de messire Henry Arnauld (Angers, 1683).

[27] Jousselin, 473. — Extraits d'une gazette secrète manuscrite, etc., (Mss. 874 de la bibliothèque d'Angers, pièce 1).

[28] On le trouve à la Bibl. nat. à Paris (département des manuscrits, coll. Gaignières, Evêché d'Angers).

[29] Mss. 633 de la bibl. d'Angers, pièce 19.

[30] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 84, fol. 38. — Registre du Présidial, p. 30, 31.

[31] Jousselin, 473. Il fait surtout allusion au libelle intitulé : la Plaincte de la response à la lettre pastorale de l'evesque d'Angers, bruslée par les Mazarins de la ville d'Angers. Cette diatribe est également très-violente.

[32] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 84, fol. 39-41. C'est sans doute à cette affaire que se rapporte le Factum pour les habitants de la ville d'Angers demandeurs en requête du 19 avril dernier (sans lieu, 1652, 6 pages) indiqué par M. Port, Inventaire analytique des arch. anc. de la Mairie, 471.

[33] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 84, fol. 48-50.

[34] Mandements de messire Henry Arnauld (Angers, 1683).

[35] Jousselin, 474-483. — Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 84, fol. 27.

[36] Lettre du 21 mai 1652. — Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 84, fol. 67.

[37] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 84, fol. 67-68.

[38] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 84, fol. 69-17.

[39] H. Martin, Hist. de France, XII, 396-421.

[40] Il dit à la princesse que comme il était mieux informé qu'elle des intentions de Monsieur, il lui indiquerait selon l'occurrence, ce qu'il y aurait à faire. — Ce discours ne me plut point, ajoute Mademoiselle, sur ce que M. de Rohan faisait le capable, je jugeai qu'il croyait que je ne l'étais guère et peu propre à agir dans les affaires. Mémoires de Mlle de Montpensier, coll. Petitot, 2e série, t. XLI, p. 170.

[41] Mémoires de Conrart, coll. Petitot, 2e série. t. XLVIII, p. 89-92, 154-155.

[42] Mémoires de Conrart, collect. Petitot, 2e série, t. XLVIII, p. 151-153.

[43] Jousselin, 474.

[44] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 84, fol. 90, 91.

[45] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 84, fol. 93-97.

[46] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 84, fol. 98. — Reg. du Présidial, p. 32. — Jousselin, 474, 475. Chacun des citoyens désignés pour l'exil reçut un billet ainsi conçu : M. de Fourille, gouverneur, ordonne à M.... d'aller aujourd'huy, à une heure de relevée, eu la maison de M. le Maire, pour prendre les ordres de M. le mareschal de la Meilleraye et l'observer. Ce 4 aoust 1652.

[47] Jousselin, 483.

[48] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 84, fol. 98.

[49] Jousselin, 477.

[50] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 84, fol. 100-137.

[51] Tous ces détails sont dans Jousselin, 477-481.

[52] Henri Martin, Hist. de France, XII, 421-429.

[53] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 84, fol. 138-140.

[54] Jousselin, 482, 483.