Contre-coups de la révolte de Condé en Anjou. — Efforts de l'évêque Henri Arnauld pour maintenir la paix dans cette province. — Tergiversations de Rohan-Chabot. — Il se déclare enfin contre la Cour et met Angers en état de défense. — Éloignement d'Arnauld. — Emprisonnement de Boylesve. (Octobre 1651-février 1652.)La révolte de Condé (septembre-octobre 1651) mit Anne d'Autriche et son gouvernement dans le plus cruel embarras. Privée du cardinal Mazarin, qu'on l'avait obligée de bannir, la reine se voyait suspectée à Paris par les anciens frondeurs et le Parlement, qui lui reprochaient d'être restée en correspondance avec son favori. Plusieurs provinces étaient en pleine insurrection contre elle ; et les Espagnols, appelés par les rebelles, pénétraient par plusieurs points sur notre territoire. Le duc de Nemours, à la tète des vieux régiments de M. le Prince, faisait sa jonction avec les étrangers à Stenay ; il fallait s'attendre à le voir marcher sous peu vers l'Ile-de-France. Au sud-ouest, Condé, également renforcé par des troupes castillanes, occupait la Guyenne, s'étendait sur la Charente et, menaçait déjà le bassin de la Loire. Que faire ? Rester à Paris, c'était donner le temps à la rébellion de s'étendre par tout le royaume, c'était s'exposer à être pris entre deux feux. Marcher vers le Nord, c'était laisser imprudemment derrière soi un général jusqu'alors invaincu et auquel quelques semaines suffisaient pour soulever toutes les provinces de l'Ouest et du Centre. Il fallait avant tout arrêter Condé. La reine le comprit et se décida, au commencement d'octobre, à partir pour le Berry, où le prince avait laissé quelques partisans. Cette province une fois soumise, elle dirigerait ses troupes vers la Guyenne. Quant aux rebelles do la Champagne, elle se proposait de les contenir en faisant rentrer en France, à la tête d'une petite armée, le cardinal Mazarin, qui, à ce moment même, quittait Brühl pour se rapprocher de notre frontière. Il est vrai qu'elle s'exposait, en le rappelant, à voir Paris et une partie de la France prendre les armes. Mais cette éventualité était encore éloignée, et il s'agissait de pourvoir aux dangers présents. Donc, pendant que le cardinal hâtait ses préparatifs de guerre (octobre-décembre 1651), la cour sortit de la capitale et se dirigea vers Bourges. Réduire cette ville et le territoire avoisinant à l'obéissance fut l'affaire de quelques jours. Une déclaration de lèse-majesté fut lancée coutre M. le Prince et ses fauteurs (8 octobre). Puis, pendant que le comte d'Harcourt, à la tête des troupes royales, poursuivait ses avantages et allait refouler Condé des bords de la Charente à ceux de la Dordogne et de la Garonne (octobre-novembre), Anne d'Autriche fixa sa résidence à Poitiers. Elle s'établit dans cette ville avec ses enfants, ses ministres, et, en attendant le retour de son favori, elle rappela ceux des amis du cardinal qu'elle avait été contrainte de renvoyer. Le Tellier, par exemple, redevint secrétaire d'Etat, et Servien, sans reprendre ses anciens titres, fut ouvertement employé par la reine-mère[1]. Ce n'était pas sans dessein que cette princesse avait établi à Poitiers le siée provisoire de son gouvernement. Là en effet, elle se trouvait assez près du théâtre de la guerre pour communiquer presque journellement avec le comte d'Harcourt. D'autre part, elle y était on ne peut mieux placée pour surveiller le pays d'Anjou, dont les habitants et le gouverneur lui inspiraient une égale méfiance. Il régnait effectivement dans cette province une fermentation qui faisait craindre un prochain soulèvement. L'avortement des Etats-Généraux y avait exaspéré presque toute la population. Les régiments royaux, qui s'y succédaient sans relâche — se rendant à Poitiers —, y commettaient des déprédations capables de pousser à la révolte les sujets les plus respectueux et les plus dociles[2]. Les vassaux de Condé, fort nombreux dans les territoires de Brézé, Milly, Beaufort, Candé et Champtoceaux[3], tenaient pour ainsi dire l'Anjou par les quatre coins. Ceux de Mme de Longueville s'agitaient près de Montreuil-Bellay. Les clients et amis du prince, unis à d'anciens frondeurs, battaient le pays dans tous les sens, s'y fortifiaient, y faisaient des levées. Les La Barre, les Avaugour, les Goello, les Bonchamp[4], bien d'autres encore, prenaient les armes et se tenaient prêts à marcher au premier signal. Le célèbre marquis de Jarzé, plus désireux que jamais de laver le ridicule attaché à son nom, levait dans l'Anjou et le Maine un régiment entier pour le compte de son protecteur. Le désordre était tel dans tout le royaume qu'il put conduire cette troupe à petit bruit jusqu'à Cognac, sans être inquiété[5]. La ville d'Angers s'était jetée depuis longtemps dans le parti de Condé. Nous l'avons vu par les élections de mai et de juin 1651. En juillet, c'est-à-dire au moment où le prince méditait sa rébellion, elle avait envoyé à Paris, sous prétexte d'y poursuivre quelque instance devant le Parlement, un des nouveaux échevins, Chevrier des Noyers, homme et serviteur de Condé[6]. Ce député dut servir d'intermédiaire entre son maître et ses concitoyens. Nous voyons, par le registre des Conclusions municipales, qu'il ne négligea rien pour surexciter le mécontentement des Angevins. Il leur écrivait au mois d'aoùt que leurs libertés et privilèges étaient en grand hazard d'estre perduz[7], c'est-à-dire confisqués par la royauté. Que se passa-t-il dans la ville en septembre et octobre, c'est-à-dire quand M. le Prince se fut ouvertement déclaré contre la reine-mère ? Nous ne le savons pas au juste ; car, à partir de ce moment, jusqu'en mars 1652, notre guide ordinaire, c'est-à-dire le registre des Conclusions de la mairie, nous fait entièrement défaut. Pendant toute cette période, c'est-à-dire au moment même où Angers prend la part la plus active à la Fronde, les délibérations municipales n'ont pas été transcrites par le greffier de l'hôtel de ville. Si elles l'ont été, il faut admettre, avec M. Port[8], qu'elles ont été plus tard arrachées du registre, par ordre du roi, comme un souvenir de honte et de crime. Cette lacune dans les archives angevines est fort regrettable. Nous n'y pouvons suppléer, du moins pour ce qui concerne les mois d'octobre, novembre et décembre, qu'en recueillant les indications éparses dans ses documents fort incomplets. Heureusement, à partir des derniers jours de 1651, l'histoire Angevine trouve dans des pièces plus abondantes des preuves si nombreuses qu'on est parfois obligé de faire un choix entre elles. Quoi qu'il en soit, nous pouvons affirmer que la ville, vu le rôle qu'elle avait déjà joué dans la Fronde et celui qu'elle était appelée encore à y remplir, ne resta pas indifférente à la nouvelle guerre civile. Le parti populaire d'Angers, qui haïssait la reine-mère et Mazarin, était très-disposé, pour les combattre, à se jeter dans l'alliance compromettante de Condé. Il le fit bien voir au mois de janvier suivant. Il semble qu'à ce moment (novembre 1651) il n'y eût plus dans toute la province qu'un homme qui osât parler hautement au peuple de paix et d'obéissance. C'était l'évêque d'Angers, Henri Arnauld. Si, en 1649, ce digne pasteur avait préservé sa ville des fureurs royales, ce n'était pas par sympathie pour la rébellion. C'était par humanité et par le sentiment profond qu'il avait de ses devoirs. Fier du nom qu'il portait et qu'il avait déjà honoré, Arnauld tenait à remplir rigoureusement toutes les obligations de l'épiscopat. Il était venu se fixer à Angers en 1650 et avait juré d'y demeurer toute sa vie. Beaucoup d'évêques, moins soucieux de leur mission, passaient le meilleur de leur temps à Paris et se montraient rarement à leurs ouailles. Pour lui, il s'astreignit à une résidence si exacte que, pendant les quarante-deux ans qu'il exerça ses fonctions, il ne sortit qu'une fois de son diocèse ; encore était-ce pour aller convertir au catholicisme une dame calviniste. Il avait aimé autrefois le luxe et la vie mondaine. Il y renonça dès qu'il eut charge d'âmes et qu'il lui fallut prêcher d'exemple. Les meubles de sa chambre, à l'évêché d'Angers, ne valaient pas cinquante écus. Dans ses tournées pastorales, il allait presque toujours à pied. Ce qu'il mangeoit sembloit être un amusement plutôt qu'une nourriture. Il se levait à trois heures du matin et partageait son temps entre les exercices d'une piété infatigable et l'administration de son diocèse. Quelqu'un lui ayant conseillé de prendre un jour par semaine pour se reposer : Je le ferai, dit-il, pourvu que vous me donniez un jour où je ne sois pas évêque[9]. Cet amour austère du devoir, qu'il portait en lui, il aurait voulu l'inculquer à tout son clergé. Le recueil de ses statuts et ordonnances témoigne de ses énergiques efforts pour ramener ses subordonnés aux mœurs rigides et aux habitudes laborieuses qui, d'après lui, devaient être l'apanage de l'Église. Il avait fort à faire, et plusieurs de ses prédécesseurs avaient échoué dans des tentatives semblables. Le clergé séculier vivait en Anjou avec une extrême liberté[10]. Les prêtres fréquentaient les cabarets et autres lieux où ils pouvaient se laisser aller au libertinage ou à l'excès du vin. On les voyait souvent dans l'équipage des plus déterminés chasseurs ; d'autres fois vêtus sans soutane ni soutanelle... et avec quantité de rubans et autres vanités indignes. L'habitude qu'ils avaient prise de confesser les femmes dans les sacristies avait déjà causé bien des scandales[11]. Beaucoup d'entre eux se prêtaient encore aux mariages clandestins[12]. Quelques-uns cumulaient indûment les revenus de plusieurs bénéfices. Le clergé régulier vivait aussi dans le désordre. Beaucoup d'abbayes étaient données en commende à des titulaires qui, parfois, n'avaient seulement pas reçu les ordres, et qui, en tout cas, se contentaient de toucher les revenus sans remplir aucune des fonctions de leur charge[13]. Les abbés étaient riches, mais les pauvres ne recevaient pas d'aumônes, les bâtiments religieux tombaient en ruines et les moines mouraient de faim. Ces derniers ne remplissaient pas du reste beaucoup mieux leurs devoirs que leurs supérieurs. Les femmes de mauvaise vie affluaient dans le monastère de Saint-Aubin, le plus ancien et le plus illustre d'Angers[14]. Lorsque Henri Arnauld voulut porter la main sur tous ces abus, le clergé angevin résista. L'évêque passa, aux yeux de ses subordonnés, pour un janséniste, presque un hérétique[15]. L'hostilité sourde des curés et des moines empoisonna la vie de ce digne prélat. Dès ses premiers pas dans l'épiscopat, Arnauld put s'apercevoir, au peu de cas que les uns et les autres firent de ses conseils politiques, de la malveillance secrète qu'ils nourrissaient à son égard. L'évêque d'Angers s'était fait de ses devoirs de sujet une idée non moins nette et non moins rigoureuse que de ses obligations de prêtre. Il se croyait appelé par ses fonctions non-seulement à donner l'exemple du dévouement, de l'austérité, du travail, mais aussi à faire rentrer dans les cœurs le respect de l'autorité royale, qu'il regardait comme sacrée. Pour lui, le monarque et la loi ne faisaient qu'un. Quels que pussent être ses sentiments intimes sur Mazarin, il ne séparait pas la cause de ce ministre de celle du souverain. La confiance qu'Amie d'Autriche et Louis XIV mettaient dans le cardinal le faisait à ses yeux participer à l'inviolabilité royale. Arnauld était de ceux qui n'admettent pas que les peuples aient dans aucun cas le droit de rébellion contre les princes. Il se trompait, en thèse générale. Mais, dans les circonstances où le royaume se trouvait placé, à la fin de 1651, on ne peut le blâmer d'avoir réprouvé la révolte. Condé, ses fauteurs et ses amis, malgré la légitimité de leurs colères, n'avaient pas le droit de s'allier avec l'étranger contre le gouvernement de leur pays. Pour un peuple qui se respecte, pour un homme qui aime sa patrie, il faut le dire bien haut, la misère, la servitude, la mort, tout est préférable à la trahison. Arnauld n'était sans doute pas d'un autre avis. Le fait est qu'à partir d'octobre 1651, c'est-à-dire du moment où la Cour se mit en campagne contre les rebelles, il ne cessa de manifester son attachement pour le parti du roi. Aussitôt, dit-il dans un de ses mandements, que nous l'avons vu entreprendre un voyage difficile dans une saison si incommode, nous nous sommes adressez au Roy des Roys, comme à celuy qui est le protecteur et l'appuy de ceux qui tiennent sa place sur la terre, ordonnant que tous les prêtres de cette ville et des faux-bourgs fissent comme nous des prières particulières en leurs saints sacrifices pour la conservation de la personne de Sa Majesté, l'heureux succès de son voyage et la pacification du Royaume[16]. Peu après, la guerre civile se prolongeant, l'évêque jugea bon de se déclarer plus ouvertement encore en faveur de l'autorité souveraine, du maintien de laquelle dépendait, selon lui, nôtre commun repos. Il ordonna, le 17 novembre, des neuvaines dans toutes les paroisses de la ville et une procession générale, à laquelle tout le clergé d'Angers assisterait et convierait la population[17]. Cette dernière manifestation, destinée dans sa pensée à attirer les bénédictions célestes sur les armes royales, eut lieu le surlendemain 19. Les magistrats, fort dévoués, comme on sait, à Mazarin, répondirent avec empressement à l'appel du prélat[18]. Il est douteux que tous les curés d'Angers, dont quelques-uns devaient se signaler dans la rébellion, aient suivi la procession d'aussi bon cœur. Il y a lieu de croire, d'autre part, que le peuple ne s'y porta point en foule, étant peu disposé à prier pour le triomphe du cardinal. Le gouverneur de la province lui-même ne paraît pas avoir assisté à cette cérémonie. Peut-être avait-il jugé à propos de s'absenter à ce moment pour n'avoir pas à se déclarer entre les deux partis[19]. On a vu précédemment avec quel soin Rohan-Chabot avait toujours évité de se compromettre dans nos discordes civiles. Ménageant les Frondeurs, les Princes, la Cour, il avait louvoyé sans cesse au milieu des factions, donnant à toutes de bonnes paroles, mais peu de preuves de dévouement réel. A son retour de Paris (avril 1651), croyant n'avoir plus à compter avec Mazarin exilé, il avait affecté pour Condé beaucoup de zèle et d'affection. Il en avait donné des preuves — qui ne lui coûtaient guère, du reste — en favorisant le parti populaire dans les mouvements électoraux de mai et de juin. Mais, un peu plus tard, lorsqu'il avait fallu passer de la parole à l'action, Rohan s'était senti repris de son indécision habituelle. Tout en assurant le chef des rebelles de ses bonnes dispositions, il avait conservé vis-à-vis du gouvernement l'attitude d'un sujet respectueux et fidèle. La Cour le suspectait ; car elle avait cassé l'élection de ses amis La Barre et Jarzé ; plus récemment, elle n'était venue s'établir à Poitiers que pour le surveiller. D'autre part, Condé avait subi quelques échecs au début de la campagne. Le gouverneur d'Anjou croyait donc prudent de rester clans l'expectative. S'il n'empêchait pas les seigneurs rebelles de lever des troupes dans sa province, il avait l'air du moins d'ignorer leurs menées et envoyait fréquemment à la reine-mère l'expression de son attachement[20]. Ses protestations étaient mal reçues. Les ministres songeaient à le déposséder de son gouvernement ou du moins à le réduire à l'impuissance. C'est seulement lorsqu'il en eut la certitude que Rohan-Chabot se jeta ouvertement dans la révolte. Il passa probablement hors de l'Anjou une bonne partie des mois de novembre et décembre 1651. Plusieurs auteurs nous parlent du séjour qu'il fit en Bretagne sur la fin de cette année[21]. Il y possédait, du chef de sa femme, de vastes domaines. Mais l'influence qu'il exerçait clans cette province n'était pas proportionnée au grand nom qu'il portait. Les Bretons lui avaient témoigné jusqu'alors peu de considération. Aussi les ministres purent-ils lui infliger, en présence de ce peuple, qu'il aspirait à diriger, la plus humiliante leçon que pût recevoir un homme de son rang. Le duc de Rohan s'était rendu à Nantes, où allaient se
tenir les États de Bretagne. Vu l'importance particulière que la guerre
civile donnait à cette assemblée, il crut devoir en briguer la présidence.
Mais le maréchal de La Meilleraye, gouverneur de la province, serviteur
dévoué de la reine-mère et du cardinal, avait reçu l'ordre de le contrecarrer
en lui opposant le duc de Vendôme. Soldat énergique et hautain, La Meilleraye
n'était pas homme à se laisser intimider par Chabot, qu'il n'aimait pas et
qu'il avait eu déjà occasion d'humilier. Le gouverneur d'Anjou fit d'abord
sonner très-haut ses prétentions, amena cinq ou six cents gentilshommes, qui promettoient de lui faire
avoir satisfaction. Le maréchal, décidé à le repousser par la force,
plaça ses gardes et ses soldats sur les avenues, et
sur les remparts du château quelques pièces de canon qui enfiloient la rue
par laquelle cette noblesse devon venir. Puis, quoiqu'il eût la
goutte, il se fit mettre sur un bidet, resolu
d'aller à leur rencontre et de les charger. L'ardeur belliqueuse de
Rohan ne tint pas devant cette ferme attitude. Le prudent parvenu renonça à
emporter la salle des séances. Il essaya seulement, par sa femme, de soulever
le peuple de Nantes. Mais le maréchal, ayant fait prendre les armes aux
bourgeois, lui enjoignit de quitter la ville sur-le-champ, avec ses amis. Le
duc obéit. La duchesse, qui avait l'humeur moins docile, voulut se donner la satisfaction de décharger sa bile.
Accompagnée du marquis de Molac et du comte de Carnay, elle alla trouver La
Meilleraye, le traita de tyran, et le défia
hautement, au nom de son mari. Le maréchal ne s'emporta
point, et lui répondit en riant qu'il s'étounoit qu'elle voulût faire battre
M. de Rohan, et qu'elle ne l'avoit pas épousé pour cela. Le marquis de Molac
s'étant voulu mêler de parler, et ayant dit, entre autres choses, que s'il
n'étoit maréchal de France, il étoit du bois dont on les faisoit : Il est
vrai, reprit M. le maréchal, quand on en fera de bois, vous le pourrez
être... Enfin, après les avoir traités
fort civilement, ne payant leurs injures que de railleries, il conduisit Mme
de Rohan hors du château, et la fit après sortir de la ville. Après l'outrage qu'il venait de recevoir, Chabot ne pouvait plus se faire illusion sur les dispositions de la Cour à son égard. Bafoué aux yeux de toute la France, atteint dans son honneur, menacé clans sa fortune, il revint à Angers (18 décembre)[22] altéré de vengeance, prêt à se départir enfin de sa réserve habituelle. Il s'aperçut du reste, en y rentrant, que la Cour avait mis à profit son absence pour miner son autorité au sein même de son gouvernement. Un agent vigoureux et fidèle de Mazarin, l'ex-ministre Servien[23], avait été chargé de cette tâche. C'était un homme adroit autant qu'énergique, fort influent dans la province, où il s'était marié et possédait de grands domaines[24]. Il connaissait du reste fort bien les Angevins, pour avoir passé autrefois plusieurs années au milieu d'eux. Le Registre du Présidial (p. 28) nous apprend que, le 1er décembre, il était logé chez l'évêque Arnauld, avec lequel il prenait sans doute des mesures pour contenir et arrêter au besoin le gouverneur. Le Corps judiciaire alla lui rendre ses hommages an palais épiscopal et reçut de lui des instructions qui ne pouvaient être que défavorables au duc de Rohan. Ce dernier sentait donc, en rentrant au logis Barrault, comme un pouvoir occulte juxtaposé au sien et pouvant à un certain moment l'annihiler. Sa mauvaise humeur ne diminua donc pas. Mais elle fut portée à l'exaspération, quand un exempt, nommé Lignerolles, vint le sommer de lui remettre le château des Ponts-de-Cé. Presque à la même heure, un régiment se présentait pour occuper cette importante position[25]. Il fallait cette fois prendre un parti et le prendre vite. Rendre les Ponts-de-Cé, c'était mettre la clé d'Angers dans la main de la reine-mère, se dessaisir d'une garantie sérieuse, s'exposer à la colère, peut-être aux violences des Angevins. C'était faire à la Cour un sacrifice gratuit et qui ne sauverait pas Rohan d'une disgrâce inévitable. Ne valait-il pas mieux, en résistant, conserver une chance de rester gouverneur d'Anjou ? Les circonstances semblaient, du reste, favoriser la rébellion. Mazarin, qui avait terminé ses préparatifs, était prêt à pénétrer en France. Son rappel devait évidemment soulever contre la Cour une grande partie du royaume. Paris et le Parlement allaient se déclarer ; le duc d'Orléans, patron de Rohan, manifestait bien haut l'intention de s'opposer par les armes au retour du cardinal ; Condé tenait toujours bon dans la Guyenne. Les princes seraient probablement vainqueurs. Le gouverneur de l'Anjou avait besoin d'eux ; il voulait aussi s'assurer les bonnes grâces du Parlement, qui n'avait pas encore enregistré ses lettres de duc et pair[26]. Toutes ces raisons lui donnèrent une hardiesse apparente, qui n'était que le calcul d'une âme intéressée. Il refusa donc de livrer les Ponts-de-Cé, courut à ce château, dont le gouverneur particulier, M. de Serrant, lui était suspect, et y mit une garnison sur le dévouement de laquelle il croyait pouvoir compter. Le régiment de Picardie, qui était venu pour l'occuper, dut se retirer sans avoir accompli sa commission. Un officier résolu, Poillac, proposa bien d'arrêter le duc de Rohan comme rebelle et de le conduire à Poitiers. Mais la Cour n'en avait pas donné l'ordre, et les autres capitaines n'osèrent assumer la responsabilité de ce coup de main (24 décembre)[27]. Après l'acte de rébellion qu'il venait de commettre, il est étrange que le gouverneur de l'Anjou ait eu l'an-dace de renouveler à la reine-mère ses assurances de fidélité. Il garda Lignerolles auprès de lui, l'entretint de son inviolable attachement à la cause royale. Il envoya même à Poitiers un gentilhomme pour s'excuser sur ce que si les autres villes de la province eussent vu entrer des garnisons dans le Pont-de-Cé, elles se seroient toutes révoltées sans qu'il eût pu l'empêcher, dans la crainte qu'elles eussent eue d'avoir aussi des troupes[28]. Anne d'Autriche goûta peu ce système de défense. Rohan se disposait peut-être à renouveler d'aussi faibles excuses, lorsque de graves nouvelles, venues de Paris, le décidèrent à lever entièrement le masque. Mazarin avait franchi la frontière, le 24 décembre, et pris la route de Poitiers. Il avait amené une petite armée, et le maréchal d'Hocquincourt en avait pris le commandement. Au premier bruit de son retour, Paris s'était ému. Le Parlement avait donné pleins pouvoirs au duc d'Orléans pour arrêter le cardinal ; puis, dépassant toute mesure, il avait promis à quiconque livrerait Mazarin mort ou vif une prime de 450,000 livres, à prendre sur les biens mêmes du proscrit (29 décembre)[29]. En apprenant ces mesures violentes, qui lui parurent présager un soulèvement général et prochain, le gouverneur de l'Anjou ne crut plus avoir aucun ménagement à garder envers le ministère. Il vit peut-être déjà Mazarin mis à mort, les princes victorieux et disposant de toutes les charges. Il fallait se hâter de se ranger parmi les amis de la veille, pour pouvoir prendre part à la curée du lendemain. Aussitôt, Rohan-Chabot manifesta une ardeur très-vive pour
le service de Condé, une horreur profonde pour le cardinal et ses séductions,
un attachement sans bornes au bien public. Il fit venir à plusieurs reprises
dans son hôtel les chefs de la bourgeoisie angevine, les corporations d'arts
et métiers. Il parla au peuple en ami, qui voulait contribuer de toutes ses
forces au soulagement des opprimés. Plusieurs auteurs contemporains nous
disent qu'il déploya toute sa faconde pour entraîner ces pauvres gens à la
rébellion, qu'il fut à la fois insinuant, chaleureux, attendrissant, et que
la foule émerveillée, subjuguée, n'osa lui refuser son concours. Vous savez, dit-il, combien
je vous ai toujours considérés, portant vos intérêts autant ou plus que les
miens propres. Mais ce que j'ai fait par le passé n'est rien comparé à ce que
je prétends faire aujourd'hui. Vous savez que les princes ont une armée, à
laquelle va se joindre toute la France, pour prendre le cardinal Mazarin en
quelque lieu qu'il se réfugie. Voilà une lettre qu'il m'envoie, par laquelle
il nie prie de lui mettre en mains votre ville et château, pour faire sa
place d'armes et lieu de refuge ; il me promet payer comptant mon gouvernement
au double, ou m'en donner encore à l'avenir un plus considérable ; mais faire
cela, c'est penser à mon profit et à votre perte, c'est faire mes affaires
par la ruine des vôtres, me mettre en faveur auprès du Roi, de la Reine, de
Mazarin, et vous en disgrâce auprès de toute la France, dont les armes venant
en bref vous assiéger pour avoir le Mazarin, vous feroient périr avec luy. Je
n'ai garde, je vous aime mieux que tout l'or et l'argent et veux m'exposer à
périr pour votre conservation[30]. Il n'était pas besoin de tant d'habiletés pour entraîner les Angevins clans la rébellion. Ils y étaient assez portés naturellement. Les auteurs qui attribuent aux artifices oratoires de M. de Rohan la faute grave qu'ils commirent en s'unissant au parti de Condé, ont sans doute voulu l'atténuer aux yeux du gouvernement. Eux-mêmes étaient Angevins ; un sentiment louable les a fait parler ainsi[31]. Mais ils n'ont pu ignorer que, longtemps avant les démarches de Rohan, la jonction avec M. le Prince était le vœu manifeste du parti populaire, c'est-à-dire de la population presque entière de leur ville. La foule avait besoin non d'être poussée, mais d'être retenue[32]. Loin de voir avec appréhension le gouverneur se jeter clans la guerre civile, elle trouvait probablement qu'il avait trop tardé à se déclarer. Les plus déterminés de la faction commençaient à le suspecter. Pour dissiper leur méfiance, il dut aller jusqu'à leur offrir de garder eux-mêmes le château, affin qu'ils ne crussent point que par la considération du dit chasteau, il se voulut advantager sur les dits habitants 4[33]. Ils virent dans cette proposition un gage de sa bonne foi, mais ne cessèrent pas pour cela de le surveiller, de peur qu'il ne négociât secrètement avec la Cour. L'abbé Arnauld, neveu de l'évêque, nous le montre entouré à toute heure de force bourgeois révoltés, qui étoient presque aussi grands maîtres que lui. Le docteur Voisin ne le quittait pas. Enfin le duc était contraint, pour ne pas effaroucher ses censeurs, de peser toutes ses paroles et d'affecter une assurance frondeuse qui n'était pas dans son cœur[34]. Quoi qu'il en soit, la coopération du peuple rendait Rohan très-fort. Maître de la Loire par les Ponts-de-Cé, maître d'Angers, que les habitants étaient bien résolus à défendre[35], il pouvait attirer autour de lui toutes les forces vives de sa province, réunir une armée, jouer enfin au chef de parti. L'ambition lui donna une certaine énergie. Par ses soins, la ville fut mise rapidement en état de soutenir un siège. Les canons de la mairie furent mis en batterie au château et sur les remparts. Les compagnies bourgeoises furent complétées, exercées, distribuées entre les différents postes. Plusieurs régiments d'infanterie et de cavalerie, levés par le gouverneur dans la banlieue, vinrent les renforcer et les encourager. Certains seigneurs angevins, qui tenaient la campagne, imitèrent le gouverneur et mirent garnison, au nom de M. le Prince, dans les villes et les châteaux qu'ils trouvaient à leur convenance. Le comte de Goëllo, par exemple, occupa Champtocé. D'autres, avec leurs hommes, vinrent se mettre à la disposition de Rohan[36]. Ils furent bientôt si nombreux que ce dernier dut leur assigner des maisons religieuses pour logement. La Barre ou Soucelles, protestant, devint ainsi l'hôte des moines de Saint-Aubin, ce qui, même au milieu de la confusion qui régnait alors, parut irrégulier et scandaleux aux catholiques[37]. Le gouverneur de l'Anjou était déjà bien compromis dans la rébellion. Bientôt, il lui fut impossible de s'arrêter clans la voie où il venait de s'engager, et il dut se compromettre encore davantage. Bien qu'il occupât militairement la ville, le parti des Mazarins était encore assez fort à Angers pour lui créer de sérieux embarras. fl fallait réduire à l'impuissance une minorité riche, influente, qui restait en correspondance avec la Cour et conspirait de toutes ses forces au rétablissement de l'autorité royale. L'évêque surtout, par ses vertus, son ascendant moral, son indomptable fermeté, était pour Rohan-Chabot un adversaire dangereux. Mais comment atteindre un homme que ses fonctions rendaient sacré, que ses bienfaits avaient rendu populaire ? L'arrêter était odieux et impolitique ; lui fermer la bouche, impossible. Le gouverneur était donc fort en peine, quand le hasard lui fournit un moyen facile et peu violent d'éloigner le trop fidèle prélat. L'ex-ministre Servien, qui s'employait officieusement pour la Cour en attendant que le retour de Mazarin lui permît de rentrer au Conseil, habitait alors Notre-Dame-des-Aubiers, entre Poitiers et Angers. Sa femme étant morte en janvier 1652, il éprouva, paraît-il, de cette perte une grande douleur et pria Henri Arnauld, son ami, de le venir voir pour lui donner quelque consolation. L'évêque ne crut pas devoir lui refuser cette marque de sympathie et quitta sa ville épiscopale, non sans quelque appréhension du mal que pourraient faire les rebelles en son absence[38]. Cette visite, faite en pleine guerre, à un homme connu pour son attachement à Mazarin, et qui tout récemment était venu apporter à Angers le mot d'ordre du cardinal, éveilla les soupçons du parti populaire. On crut dans le public que l'évêque n'avait vu dans la mort de Mme Servien qu'un prétexte pour aller conférer avec le parti de la Cour sur les affaires de la ville. Peut-être Arnauld, bien qu'il l'ait nié, avait-il en effet cette intention. Toujours est-il que la foule la lui prêta. Rohan, qui partageait sans doute l'opinion générale, n'eut garde de la combattre. Il accrédita au contraire cette idée, que le prélat n'était sorti de la ville que pour solliciter contre elle des mesures de répression et dénoncer les principaux chefs de la révolte. Le peuple conçut bientôt autant d'aversion qu'il avait eu jadis de sympathie pour son évêque[39]. Aussi le gouverneur ne le scandalisa-t-il point en empêchant Arnauld de rentrer à Angers. Sachant que l'évêque approchait, le duc envoya son capitaine des gardes aux Ponts-de-Cé, pour le persuader, par de belles raisons, et par la vue même de sa sûreté, de ne point revenir. Mais comme il continuait d'avancer, sans se laisser effrayer, l'officier finit par l'arrêter, s'opposa même à ce qu'il séjournât aux Ponts-de-Cé et le contraignit à rebrousser chemin. L'évêque dut aller coucher à Brissac (21 janvier), d'où il se rendit peu après à Saint-Maur-sur-Loire, puis à Saumur[40]. La nouvelle de cette retraite forcée ne causa point de trouble dans la ville. Le clergé, obligé par bienséance de protester contre la violence qui venait d'être faite à son chef, vint demander au duc quelques explications. Rohan assura qu'il avait le plus profond respect pour le prélat, qu'il ne lui avait fermé qu'à regret les portes d'Angers ; enfin qu'Arnauld pourrait revenir, s'il voulait donner sa parole de ne se mesler d'aulcune chose concernant le gouvernement politique. L'ordre ecclésiastique, en partie gagné à la rébellion, et peu dévoué du reste à son évêque, se tint pour satisfait de cette réponse. Plusieurs curés et chanoines allèrent la porter à Arnauld ; mais ils le trouvèrent inébranlable dans la résolution de faire jusqu'au bout ce qu'il regardait comme son devoir de pasteur et de sujet. Il déclara loyalement, à plusieurs reprises, qu'il ne donnerait aucune parole pour son retour, ne pouvant manquer au service qu'il devoit au roy, et ne voulant pas que M. de Rohan pût lui imputer d'avoir manqué à ce qu'il lui auroit promis. Cette fermeté, si conforme à ses habitudes et à son passé, ne lui permit donc pas de rentrer dans sa ville épiscopale. Mais, du fond de son exil, il continua de la surveiller. Pour rester au courant de ce qui s'y passait, il y fit retourner son neveu, l'abbé Arnauld, qui, pendant quelque temps, put encore entretenir avec lui une correspondance chiffrée[41]. L'évêque d'Angers étant éloigné, le duc de Rohan se trouvait un peu plus à l'aise pour agir contre la Cour. Mais, pour être absolument maître de la ville, il lui fallait encore avoir raison du Corps judiciaire. Les magistrats, terrifiés un moment par l'appareil militaire dont il s'était entouré, avaient peu à peu repris courage et se livraient contre lui à de sourdes menées, qui ne pouvaient lui échapper. En apprenant l'expulsion de l'évêque, Eveillard, président de la prévôté, avait couru les rues, adjuré les curés de prescher hautement, pour que les peuples prissent part en cet esloignement. Mais l'un d'eux, Jousselin, très-ardent frondeur, lui avait répondu sans esmotion, qu'ils n'avoient pas cet ordre[42]. Le clergé ne bougeant pas, le peuple était demeuré fort calme. Les officiers du roi résolurent alors de frapper eux-mêmes un grand coup. Leur chef, le lieutenant-général Boylesve, correspondait activement avec la reine-mère et avec Mazarin. Il exerçait, depuis quelque temps déjà comme un gouvernement occulte qui limitait, surveillait et pouvait à un moment donné annuler celui de Rohan. Tout à coup, le 26 janvier, le bruit se répandit clans la ville que ce magistrat venait de recevoir de nouveaux ordres du roi, par un ordinaire de Sa Majesté nommé Archambault. Habituellement, les dépêches officielles du souverain passaient avant tout par les mains du gouverneur. Pourquoi étaient-elles remises cette fois sans intermédiaire au lieutenant-général ? Apparemment parce qu'elles prescrivaient des mesures désavantageuses au duc de Rohan. Peut-être renfermaient-elles l'ordre de l'arrêter. Le public n'eut pas de peine à le croire. Aussi, dès le lendemain matin (27 janvier), le maire et les échevins, interprètes de l'anxiété générale, allèrent-ils au Palais de justice, où le présidial était assemblé, et demandèrent-ils à voir les ordres du roi. Mais les magistrats étaient sur leurs gardes. Ils furent impénétrables. Cette compagnie n'a encore reçu les ordres du roi, dit le premier président Lanier, et quand elle les aura reçus, elle en fera donner avis au maire. Cette réponse n'était pas sincère ; car, quelques minutes après, les diverses compagnies judiciaires de la ville, convoquées préalablement par le lieutenant-général, faisaient leur entrée au Palais et se réunissaient au présidial. Elles y venaient évidemment pour recevoir la communication que les officiers municipaux avaient demandée en vain, sans doute aussi pour porter un arrêt d'union et décréter contre le gouverneur. Le temps pressait, et la situation de Rohan-Chabot était fort critique. Une sentence judiciaire en bonne forme pouvait détacher de lui une grande partie de ses partisans. Un coup de main tenté par un homme aussi résolu que Boylesve pouvait lui coûter la liberté. Le duc résolut de le prévenir. Informé de ce qui se passait au Palais, il y courut aussitôt, avec soixante gardes bien armés et ses conseillers populaires, parmi lesquels on remarquait le docteur Voisin. Des gentilshommes l'accompagnaient aussi, pour lui prêter main-forte en cas de besoin. Sa brusque apparition déconcerta quelque peu les magistrats. Lanier et Boylesve se portèrent au-devant de lui, comme pour lui faire honneur. Mais le duc leur ayant demandé avec aigreur le motif de cette assemblée faite sans son ordre, le lieutenant-général reprit toute son audace et déclara net qu'ils n'étaient pas obligés de lui en rendre compte et qu'ils avaient ordre du roi de ne plus le reconnaître. Le duc, avec sa souplesse et sa grâce ordinaires, s'efforça de démontrer aux magistrats qu'il n'était jamais sorti ni du droit ni de la légalité. Il n'avait fait, en prenant les armes, qu'exécuter les ordres du roi et les arrêts du Parlement contre Mazarin. Le devoir du présidial et des autres compagnies était de se joindre à lui. Il était venu pour les y convier. Il ne voulait rien faire que de concert avec elles. Mais Boylesve, sans se payer de ces sophismes, repartit qu'ils sçavoient bien à quoy leurs charges les obligeoient, mais qu'ils ne reconnoissoient point le Parlement quand il donnoit des arrests contraires aux volontés du roy ; que ceux dont estoit question estoient de cette nature ; traitta messieurs du Parlement de rebelles... Enfin, il me menaça, ajoute Rohan dans le récit qu'il a écrit de cette scène, de faire esmouvoir toute la ville contre moy. Après une déclaration aussi nette, les paroles étaient inutiles ; il fallait en venir aux actes. Chabot, emporté par la colère, et sans calculer peut-être la gravité de l'acte qu'il allait commettre, prit le lieutenant-général par la main et le déclara prisonnier. Boylesve portait les insignes de sa charge, le bonnet et la robe. C'est dans ce costume qu'il traversa la place des Halles et la partie la plus populeuse de la ville, toujours conduit par le gouverneur et escorté des soixante gardes, qui criaient et faisaient crier au peuple : Vive le roi et M. le duc et point de Mazarin ! Ferme jusqu'au bout dans sa résistance, bravant outrages et menaces, le lieutenant-général marchait la tête haute, disant : Si Mazarin est serviteur du roy, je le suis[43]. Ce courageux magistrat, digne contemporain de Mathieu. Molé, fut enfin écroué dans le château d'Angers, où, du reste, le gouverneur ordonna qu'il fût traité selon son rang. Quant à ses collègues, ils essayèrent d'abord de soulever la foule, au nom de la justice outrageusement violée ; mais trop de vieilles haines séparaient les classes populaires du corps judiciaire pour que cet appel fût entendu. Pas un ne remua, dit Jousselin[44], non sans une évidente satisfaction. Ce que voyant, les magistrats prirent le parti le plus digne qu'ils pussent adopter, celui d'interrompre le cours de la justice. Les tribunaux d'Angers cessèrent toute juridiction dès le 27 janvier. Les officiers du roi sortirent pour la plupart d'Angers et allèrent rejoindre la Cour. Quelques-uns restèrent dans la ville, pour y servir encore la cause de Mazarin. Mais le duc de Rohan ne tarda pas à les emprisonner ou à les chasser. Eveillard reçut l'ordre de se retirer. Ménage, lieutenant-particulier, La Boulaye, procureur du roi, Sicault, lieutenant de la prévôté, furent arrêtés. Dans le même temps, quelques gentilshommes, suspects d'attachement à la Cour, et certains officiers des compagnies bourgeoises étaient expulsés ou enfermés au château. L'abbé Arnauld était réduit à fuir pour conserver sa liberté (janvier-février 1652)[45]. Par ces mesures énergiques, la ville restait décidément au pouvoir de Rohan-Chabot. Enfin ce gouverneur, naguère si prudent et si timoré, s'enhardit si fort par le succès, que les fourriers de la Cour, venant avec le sieur Beauvais Herbereau, valet de chambre de la maison du roy, pour marquer les logis à Angers, furent arrestez aux flanchets, à demie lieue de ladite ville, par les gardes de M. le duc, et contraints de retourner[46]. La guerre était déclarée ; il ne restait plus au roi qu'à assiéger la ville rebelle. La révolte d'Angers compliquait et aggravait singulièrement les embarras de la Cour. C'était comme l'avant-coureur du soulèvement général que le duc d'Orléans et le Parlement voulaient provoquer contre Mazarin. Prendre cette ville était pour la reine-mère une nécessité politique autant que militaire. Négliger Angers, c'était inviter toute la France à l'imiter. L'assiéger et ne la pouvoir prendre, c'était enhardir les factions, assurer le triomphe des rebelles. Il sembloit, dit Larochefoucauld[47], que toute la France étoit en suspens pour attendre l'événement de ce siège, qui pouvoit avoir de grandes suites... Car, outre que M. le Prince eût pu s'assurer des meilleures places des provinces voisines, il est certain que l'exemple de M. le duc d'Orléans et du Parlement eût été suivi par les plus considérables corps du royaume ; et si la Cour eût été contrainte de lever ce siège, on peut dire qu'elle se seroit trouvée dans de grandes extrémités, et que la personne du roi eût été bien exposée, si ce mauvais succès fût arrivé dans le temps que le duc de Nemours entra en France avec l'armée de Flandre et les vieilles troupes de M. le Prince, sans rencontrer de résistance. |
[1] Henri Martin, Histoire de France, t. XII, p. 382-387.
[2] Les habitants du bourg du Lion d'Angers ont tous deslogé, à cause qu'ils ne pouvoient plus supporter les logemens de tant de régimens de soldarz qui ont passé par ledit Lion pour aller vers le Poictou. Journal de Jacques Valuche, marguillier de Candé, publié par la Revue d'Anjou (année 1870).
[3] Rapport de Charles Colbert sur l'Anjou en 1665, dans les Archives d'Anjou, de Marchegay, t. I, p. 123.
[4] Archives d'Anjou, de Marchegay, t. I, p. 132-134. — Barthélemy Roger, Histoire d'Anjou, p. 521, 522.
[5] Barthélemy Roger, Histoire d'Anjou, p. 516.
[6] Arch. anc. de la Mairie, série BB, reg. 83, fol. 48.
[7] Arch. anc. de la Mairie, série BB, reg. 83, fol. 52.
[8] Inventaire analytique des archives anciennes de la Mairie, p. 451.
[9] Besoigne, Vies des quatre évêques engagés dans la cause de Port-Royal, t. I, p. 241-245.
[10] On en trouve fréquemment la preuve dans le Journal de Louvet (Revue d'Anjou, années 1854, 1855, 1856). — Voir aussi, sur les désordres du clergé au temps d'Arnauld et de son prédécesseur (Claude de Rueil), le Mss. 895 de la bibliothèque d'Angers, 1er carton, notamment ce qui concerne les abbayes de Saint-Florent-le-Vieil et de Saint-Florent de Saumur.
[11] Synode de 1657. — Voir l'étude de M. Godard-Faultrier sur Henri Arnauld dans le Journal de Maine-et-Loire, du 21 avril 1855.
[12] Une ordonnance royale, de 1639, avait interdit ces sortes d'unions. Certains prêtres continuaient pourtant à les favoriser. Nous trouvons dans les Arch. anc. de la Mairie, série GG (reg. des paroisses), 201, fol. 85, une sentence de l'officialité d'Angers contre Michel Petor, prêtre habitué en la paroisse d'Allonnes-sous-Montsoreau, coustumier à faire des mariages clandestins. — Henri Arnauld constate et condamne cet abus par un statut de 1651 (Godard-Faultrier, Journal de Maine-et-Loire, 27 avril 1855).
[13] Sur les abbés commendataires, voir l'Histoire du prieuré de l'Évière publié par la Revue d'Anjou, t. III (année 1853), p. 342-344.
[14] Les moines de Saint-Aubin contestaient à l'évêque le droit de visite et de contrôle auquel il voulait les soumettre. Cette querelle provoqua une enquête ecclésiastique sur les mœurs de ces religieux. On en trouve le résultat aux Archives de Maine-et-Loire, série G (Arch. ecclésiastiques), 22. Mais les détails contenus dans ce dossier sont d'une crudité telle que, par bienséance, nous ne croyons pas devoir les reproduire.
[15] Cette accusation a été renouvelée contre Arnauld même de nos jours, notamment par M. l'abbé Pletteau, et a motivé une polémique assez vive entre cet ecclésiastique et M. Grégoire Bordillon.
[16] Mandements de messire Henry Arnauld (Angers, 1683), p. 2.
[17] Mandements de messire Henry Arnauld (Angers, 1683), p. 2, 3.
[18] Registre du Présidial, p. 27, 28.
[19] Il semble résulter d'un passage du Registre du Présidial (p. 27), qu'à la date du 8 novembre 1651, le marquis de Sainte-Suzanne faisait les fonctions de gouverneur dans la province d'Anjou.
[20] Mémoires de Montglat, collect. Petitot, 2e série, t. L, p. 320.
[21] Et notamment l'abbé Arnauld, qui raconte arec beaucoup de détails la querelle de Rohan-Chabot et de La Meilleraye (Mém., dans la coll. Petitot, 2e série, t. LXXIV, p. 293-295).
[22] Le Présidial alla le saluer le 19. Registre du Présidial, p. 28.
[23] C'est le célèbre diplomate qui négocia les traités de Westphalie. Disgracié sous Louis XIII pendant sept ans (1636-1643), il avait passé presque tout ce temps à Angers et à Sablé.
[24] Notamment le marquisat de Sablé, duquel relevaient cinquante paroisses. Rapport de Ch. Colbert, dans les Archives d'Anjou, de Marchegay, t. I, p. 128.
[25] Mém. de l'abbé Arnauld, coll. Petitot, 2e série, t. XXXIV, p. 295-300. — Mém. de Montglat, ibid., t. L, p. 320. — Journal de Jousselin, p. 457.
[26] Mémoires de Guy Joly, t. I, p. 220.
[27] Mém. de l'abbé Arnauld et Mém. de Montglat, ubi supra. Barthélemy Roger, Hist. de l'Anjou, p. 516, 317. — Lettre de Mgr le duc de Rohan à S. A. R. sur les entreprises du cardinal Mazarin contre la ville d'Angers (Paris, La Caille, 1652).
[28] L'abbé Arnauld. — Montglat.
[29] Henri Martin, Hist. de France, t. XII, p. 390-392.
[30] Extrait de l'Histoire du prieuré de l'Évière, publié par la Revue d'Anjou, t. III (année 1853) p. 338-340.
[31] V. Jousselin et Roger.
[32] Il ne lui fut pas difficile d'engager celui (le peuple) d'Angers dans ses intérêts, d'autant plus que ce peuple était d'ailleurs assez porté à des remuements par sa légèreté naturelle. Mémoires de l'abbé Arnauld, coll. Petitot, 2e série, t. XXXIV, p. 295.
[33] Journal de Jousselin, p. 457.
[34] Mém. de l'abbé Arnauld, coll. Petitot, 2e série, t. p. 297.
[35] Les plus déterminés étaient, comme d'habitude, les bateliers du port Ligny et de la Poissonnerie. Journal de Jousselin, p. 456.
[36] Journal de Jousselin, p. 457. — B. Roger, Hist. d'Anjou, p. 517. — Journal de Jacques Valoche, dans la Revue d'Anjou (année 1870). — Lettre de Mgr le due de Rohan, etc., citée plus haut.
[37] Pour donner crédit aux hérétiques, il en fit ses principaux conseillers et les logea dans une maison religieuse et dans l'appartement d'un des plus grands prélats de ce royaume, qui en est abbé. (L'archevêque de Paris, alors abbé de Saint-Aubin.) Mandements de messire Henry Arnauld, p. 4.
[38] B. Roger, Hist. d'Anjou, p. 517. — Journal de Jousselin, p. 457. — Mém. de l'abbé Arnauld, coll. Petitot, 2e série, t. XXXIV, p. 296.
[39] Et d'autant qu'il (le duc de Rohan) ne pouvait agir en notre présence avec une entière liberté, connaissant que nous n'étions pas capable de manquer à l'obéissance que l'Église nous commande de rendre aux rois... il se servit par un artifice honteux de suppositions et de calomnies pour essayer de nous rendre odieux auprès des peuples, et enfin, par une violence qui approche de l'impiété des tyrans... il nous empêcha l'entrée dans la ville de notre résidence, pour attirer plus aisément en notre absence les esprits à la révolte... Mandements de messire Henry Arnauld, p. 4.
[40] Mém. de l'abbé Arnauld. — Jousselin. — Roger.
[41] L'abbé Arnauld. — Jousselin. — Roger.
[42] Journal de Jousselin, p. 459.
[43] Pour les divers détails de cette affaire, voir Journal de Jousselin, p. 458-459. — B. Roger, Hist. d'Anjou, p. 517. — Registre du Présidial, p. 28, 29. — Lettre de Mgr le duc de Rohan, etc., citée plus haut.
[44] Journal de Jousselin, p. 459.
[45] Journal de Jousselin, p. 459, 460. — B. Roger, Hist. d'Anjou, p. 517. — Mém. de l'abbé Arnauld, coll. Petitot, 2e série, t. XXXIV, p. 300-302.
[46] Journal de Jousselin, p. 460.
[47] Mémoires, dans la collection Petitot, 2e série, t. LII, p. 114.