LA FRONDE ANGEVINE

TABLEAU DE LA VIE MUNICIPALE AU XVIIe SIÈCLE

 

CHAPITRE VIII.

 

 

Nouvelle garnison. — Malheurs publics, inondations. — Recrudescence de haine entre les deux factions. — Événements de Paris. Le duc de Rohan commence à se prononcer pour M. le Prince. Le parti démocratique à la Mairie. (Janvier-mai 1651.)

 

L'année 1651 s'ouvrit sous de fâcheux auspices pour la ville d'Angers. Les partis qui s'y disputaient le pouvoir, quelque temps contenus par Sainte-Suzanne, Rohan-Chabot, Arnauld, puisèrent, dans les calamités qui vinrent l'accabler, de nouveaux motifs de haine et de nouveaux désirs de vengeance. La masse populaire était toujours debout, plus compacte et plus menaçante que jamais. A sa tête on voyait encore les huit meneurs auxquels le Parlement avait interdit la qualification de Procureurs-généraux. Ils s'intitulaient maintenant Députés des habitants d'Angers et continuaient leurs instances pour forcer le Corps de ville à rendre ses comptes et le purger de tout élément judiciaire. La magistrature rendait coup pour coup, et prenait même parfois l'initiative des attaques. Les deux factions, trop surexcitées pour rester justes et loyales, étaient prêtes à se rejeter mutuellement la responsabilité de malheurs dont ni l'une ni l'autre n'auraient pu préserver la ville.

Il ne dépendait en effet ni du peuple ni des magistrats d'arrêter la garnison qui, au mois de janvier 1651, vint s'établir à Angers pour y passer le quartier d'hiver[1]. Le gouverneur de la province lui-même ne put cette fois ni écarter ni atténuer le fléau. Le cardinal Mazarin commençait sans doute à suspecter la fidélité de ce personnage, dont l'attitude expectante pendant la guerre civile ne prouvait pas un grand attachement au ministère. Il jugea prudent, sans lui retirer son commandement, de le faire surveiller de près et d'envoyer en Anjou des forces suffisantes pour le tenir en respect. Plusieurs régiments se répandirent, par sou ordre, dans la province. Celui dont le cardinal était propriétaire, qui portait son noie, et dont les officiers lui étaient particulièrement dévoués, fut dirigé vers Angers[2]. L'état-major et quinze compagnies de ce corps prirent possession de la ville ; le reste s'établit dans les bourgs et villages avoisinants. Les soldats de Mazarin, assurés d'une haute protection, commirent mille méfaits. On en surprit un à voler le tronc des pauvres dans l'église de Saint-Michel-du-Tertre. Il fallut pendre quelques-uns de ces belistres ; et le duc de Rohan, qu'ils ne respectaient guère, eut beaucoup de peine à protéger contre eux les personnes et les propriétés[3].

Il n'était pas non plus au pouvoir des partis de prévenir l'effroyable inondation qui dévasta la ville juste dans le même temps (janvier 1651). Les débordements de la Loire et de la Maine n'étaient pas plus rares au XVIIe siècle qu'à notre époque. Mais ils étaient infiniment plus ruineux et plus meurtriers. De 1600 à 1650, ces deux cours d'eau étaient sortis trente-deux fois de leur lit et avaient causé dans la ville et les campagnes riveraines des dommages incalculables. Le cataclysme de 4615 avait laissé des souvenirs lugubres dans le peuple. On l'avait appelé le Déluge de Saumur[4]. Mais tous les malheurs passés furent oubliés devant l'inondation de 1651, la plus violente qu'on mit jamais vue, au dire des contemporains. Le gouvernement ne faisait rien pour réparer les turcies et levées qui eussent pu contenir les rivières ; rien non plus pour créer aux eaux, enflées outre mesure, des débouchés artificiels. Il laissait le fond de la Loire, de la Maine, de la Sarthe, s'exhausser par l'envasement. Cette négligence est constatée dans bien des documents, notamment dans le livre de Bourneau, et dans les instructions données en 1650 par les marchands d'Angers aux délégués qu'ils envoyaient à l'assemblée d'Orléans. Quant à la province et à la ville, elles étaient si misérables et si obérées, que les travaux de nécessité publique laissés à leur charge, restaient depuis longtemps à l'état de projets.

Rien donc, ou presque rien, ne protégeait les Angevins contre la fureur des eaux. Tout à coup, le 14 janvier 1651, la Maine s'enfla extraordinairement et, en quelques heures, dépassa le niveau des quais. Le 15 et le 16, elle continua de monter et envahit toute la partie basse de la ville. Ce fut une désolation inexprimable dans ces quartiers si compactes et si mal bâtis, où vivaient tant de pauvres gens. Le pont des Treilles, à peine réparé depuis la dernière inondation, fut emporté par le torrent. Deux arches des Grands-Ponts tombèrent ; vingt-huit maisons qui les garnissaient s'abîmèrent avec elles. Les communications furent interceptées entre les deux bords de la rivière. L'eau, se divisant en plusieurs courants, abattit à droite et à gauche nombre d'habitations et en entoura d'autres si complètement, que ceux des habitants qui n'avaient pas eu le temps de fuir se trouvèrent prisonniers. Les flots avaient envahi presque tout le quartier de la boutre ; ils s'élevaient au-dessus du maître-autel de l'église des Carmes ; ils avaient éventré l'église de la Trinité, dans laquelle on ne pouvait plus pénétrer qu'en bateau. D'autre part, ils allaient clapoter jusqu'au bas de la montée Saint-Maurice, c'est-à-dire jusqu'au cœur de la ville, et menaçaient de couvrir la fontaine Pied-Boulet. On ne voyait au loin que meubles emportés à la dérive, débris de charpente surnageant. Les malheureux que les eaux retenaient dans leurs demeures s'attendaient à sombrer ou à mourir de faim. D'autres, presque nus, et penchés sur le bord de l'abîme, s'efforçaient d'arrêter au passage quelque épave de leur mobilier, quelque reste avarié de leurs provisions.

Les haines des partis semblèrent un instant disparaître devant le désastre qui frappait tant d'innocentes victimes. C'est l'effet ordinaire que produisent sur la foule les grandes calamités publiques. Tous les Angevins parurent réconciliés, ou du moins ne rivalisèrent pendant quelques jours que de dévouement et d'activité à faire le bien. Le bon exemple, du reste, partit d'en haut. Le duc de Rohan se montra fréquemment sur le théâtre du sinistre, surveilla et accéléra autant qu'il fut en lui le sauvetage des personnes, des meubles, des effets de toute nature, fit distribuer aux pauvres gens que l'inondation réduisait à la mendicité des vêtements, des vivres, de l'argent ; ses aumônes s'élevèrent en un seul jour jusqu'à cinq cents livres. L'évêque Henri Arnauld fit plus encore. Bravant le danger et n'écoutant que la voix de son cœur, on le vit plusieurs fois se jeter dans une barque chargée de pains, qu'il allait porter lui-même dans les maisons bloquées par les eaux. Sans se préoccuper des courants, qui pouvaient l'emporter et le briser, il allait partout où il y avait une infortune à secourir. Sa présence consolait, sa bénédiction rappelait à l'espérance les plus abattus, sa parole raffermissait les courages[5].

Toute la bourgeoisie angevine voulut, elle aussi, contribuer à réparer le désastre. Les actes de dévouement se multiplièrent. Les damoyselles des premières familles de la ville allèrent quêter à domicile et recueillirent en faveur des inondés des souscriptions considérables. Les magistrats répartirent les secours équitablement et mirent, de concert avec le duc de Rohan, un zèle louable à rétablir les passages entre les deux rives de la Maine. Les arches détruites des Grands-Ponts furent remplacées provisoirement par des bateaux ; et des notables, qui se relevaient chaque jour, y perçurent un droit destiné à la reffection du monument endommagé. Le mal, du reste, ne tarda pas à décroître ; les eaux baissèrent peu à peu dans les derniers jours de janvier ; le 1er février elles ne couvraient plus que les prairies voisines de la ville ; les rues défoncées furent rendues à la circulation, les quartiers en ruines revirent leurs habitants[6].

Mais la discorde n'avait pas attendu si longtemps pour reparaître. La misère publique survécut au péril, dont l'imminence avait un instant rapproché tous les cœurs. Le mois de janvier n'était pas terminé, que le parti populaire, surexcité par la faim et la crainte de nouveaux malheurs, s'élevait avec plus d'aigreur et de violence que par le passé contre l'oligarchie. Par contre, le Corps de ville et la magistrature devenaient plus hautains et plus injustes envers une population qu'ils accusaient de ne rêver que pillage et sédition.

Il serait trop long de suivre jour par jour les péripéties de ce duel qui devait être si fatal à la mairie d'Angers. Il suffit, pour donner une idée de l'exaspération qui régnait dans les deux camps, de rapporter quelques faits, choisis entre bien d'autres, qui remplissent les volumineux registres de l'hôtel de ville.

Le Corps municipal, secondé — il faut le dire — par les paroisses, avait fait retomber tout le poids de la dernière occupation militaire sur les hôteliers et les cabaretiers ainsi que sur les habitants des faubourgs. Loin de recevoir l'indemnité qui lui était due depuis deux ans, cette partie de la population avait encore à loger et nourrir des garnisaires. Il est vrai qu'une assemblée générale, tenue en présence du duc de Rohan, avait voté une taxe de 20.000 livres pour la dédommager et subvenir à l'entretien des troupes[7]. Mais l'Echevinage répartit-si mal cette contribution, que la levée en fut presque impossible. Cinq paroisses, qui montraient plus d'animosité que les autres contre les magistrats, durent payer à elles seules plus de 16.000 livres. Celle de Saint-Maurille, qui avait pour procureur de fabrique l'avocat Antoine Deschamps, un des meneurs les plus influents du parti populaire, était taxée à 5.000 livres ; celle de la Trinité, la plus éprouvée de toutes par l'inondation, à 2.850 livres. Il en était d'autres, en revanche, qui, comme celle de Saint-Evroult, ne devaient contribuer que pour quelques centaines de livres. Malgré la différence qui pouvait exister entre les paroisses au point de vue de la population et des richesses, une pareille répartition était tout à fait disproportionnée avec les ressources de chacune d'elles[8]. Il y eut donc de nombreuses protestations ; la taxe fut mal payée ; et, le 17 février, le Corps de ville porta au dernier degré l'exaspération de ses ennemis en demandant que des gens de guerre fussent envoyés chez les contribuables récalcitrants et même chez les collecteurs, pour y vivre à discrétion[9].

Mais, d'autre part, la faction populaire ne se montrait ni moins haineuse ni moins agressive. Nous voyons dans les Conclusions municipales qu'à la date du 24 janvier les huit prétendus Députés des habitants poursuivaient leur instance devant le Parlement pour faire exclure du Conseil de ville tous les membres du corps judiciaire[10]. Les chefs de la magistrature angevine, Lanier de la Guerche, Lanier de Saint-Lambert, Éveillard, Ménage, Goureau, Verdier, Cochelin, Audouin de la Blanchardière, Audouin de Dannes, étaient nominativement compris dans cette poursuite. Le Conseil, auquel ils firent part de l'assignation qu'ils avaient reçue, prit fait et cause pour eux, attendu, lisons-nous dans le Registre, que cet hostel a toujours esté depuis son establissement composé pour la plus grande partye des principaux officiers de la justice, que mesme il est important pour le service du Roy et l'utilité de ceste ville de les y admettre, estant des plus capables d'entre tous les habitans d'icelle de l'administration des affaires publiques...[11] Comme ils formaient la grande majorité de cette assemblée, ils n'eurent pas de peine à emporter cette décision.

Le procès n'en continuait pas moins et pouvait mal tourner pour eux. En attendant la décision du Parlement, les Huit harcelaient sans relâche les magistrats. Ils déclaraient, par exemple, ne pas vouloir reconnaître comme légal le mandat que le Corps de ville avait donné à M. de Bannes, échevin, et au maire Audouin de la Blanchardière d'aller solliciter en Cour en faveur de la cité[12].

Le Conseil, loin de se laisser intimider, les poursuivit, comme des perturbateurs, devant le lieutenant-général, et, non content de maintenir au Maire la qualité qu'il lui avait donnée, il lui adjoignit comme collègue le lieutenant-particulier Ménage. Les deux députés furent priés de partir sans délai, autant pour affirmer les droits du Corps municipal que pour procurer un prompt soulagement à la ville (10 février)[13].

Ils restèrent pourtant encore plusieurs semaines à Angers, et les registres de la Mairie ne nous font pas connaître les motifs de ce long retard. Il est facile de les deviner en se représentant les intrigues qui agitaient à ce moment la Cour et la capitale. La Fronde, éteinte en décembre 1650, était sur le point de renaître en janvier 1651. Le pouvoir de Mazarin était plus menacé que jamais. En se mettant en route au commencement de février, les députés angevins s'exposaient à trouver le cardinal renversé ou si préoccupé de ses propres affaires que celles de leur ville ne le toucheraient guère. Ils préférèrent attendre la fin de la crise.

Par excès de finesse, le premier ministre s'était mis dans une position bien difficile au milieu des partis. On se rappelle qu'il n'avait fait arrêter les princes que grâce à une alliance secrète avec les chefs de l'ancienne Fronde, Gondi et Beaufort notamment. La connivence de cette faction, qui entrainait avec elle le Parlement, lui avait permis de combattre et de vaincre les partisans de Condé sur tous les points du royaume, en Normandie, en Bourgogne, en Anjou, en Guyenne, et, tout récemment encore, en Champagne (décembre 1650). Le danger passé, le souple Italien oublia ses nouveaux amis, ne tint pas les engagements qu'il avait pris envers eux, se laissa vingt fois réclamer par le coadjuteur le chapeau de cardinal, qu'il lui avait promis, et se félicita trop ouvertement de l'avoir joué. Gondi, plus remuant et plus versatile encore que Mazarin, n'était pas homme à lui pardonner cette nouvelle fourberie. Quelques jours suffirent à l'audacieux prélat pour entraîner de nouveau Beaufort et le Parlement dans le parti des mécontents. Le duc d'Orléans, faible et malléable comme toujours, se laissa également endoctriner par lui. Un traité secret conclu avec les princes, alors détenus au Havre, compléta la coalition. La Cour souveraine ouvrit le feu contre le ministère. Le vieux Broussel invectiva contre le cardinal ; les Enquêtes demandèrent à grands cris la mise en liberté de Condé et l'expulsion des étrangers. Le public applaudit. Les pamphlets contre Madame Anne et le Mazarin recommencèrent à courir. La Régente résista plus d'un mois aux sommations. Mais l'émeute grondait de toutes parts autour d'elle. Un mot imprudent du premier ministre, qui compara le Parlement de Paris à celui d'Angleterre, provoqua l'explosion que ses ennemis avaient préparée contre lui (31 janvier). La Cour souveraine porta son ultimatum à la Reine : Liberté des princes, renvoi du cardinal. Le programme était court, mais fort net. Anne d'Autriche voulut atermoyer (5 février) ; dès le lendemain, le Parlement la déposa, pour ainsi dire, en ne reconnaissant plus d'autre autorité que celle du duc d'Orléans, lieutenant-général du royaume. Enfin le 7 février, il exigea d'elle une déclaration formelle excluant du pouvoir tous estrangers ou autres qui auront serment à d'autres princes que le roi.

Mazarin, pris de peur, avait fui dès la veille. Il espérait que la Reine le suivrait, enlèverait le Roi, comme en 1649. Elle y songeait en effet. Mais son projet était connu des chefs de la coalition. Le peuple, soulevé, vint faire la garde autour du Palais-Royal, et voulut qu'on lui montrât le jeune Louis XIV endormi dans son lit (9-10 février). En même temps, la Cour souveraine portait contre le cardinal un arrêt de bannissement, lui enjoignant de sortir du royaume sous quinze jours, avec tous les siens (9 février). Les princes, au contraire, étaient remis en liberté par ordonnance royale (11 février). Ils rentrèrent presque triomphalement à Paris, pendant que le ministre déchu, qui était allé lui-même leur ouvrir les portes du Havre, se retirait en Allemagne, aux applaudissements de toute la France (février-mars).

La révolution qui venait de s'opérer n'était pourtant pas aussi complète que le gros du public était porté à le croire. Du fond de son exil, Mazarin continua de régner sur l'esprit et sur le cœur d'Anne d'Autriche. La correspondance qu'il entretint avec elle à cette époque prouve que la Régente ne cessa pas un instant de se conduire d'après ses avis. Bientôt, comme il l'avait prévu, la coalition qui l'avait renversé se divisa. Les éléments dont elle se composait étaient trop hétérogènes pour rester longtemps réunis. Trois ou quatre partis se formèrent, qui, dès le mois de mars, furent près d'en venir aux mains. L'arrêt du 7 février, sanctionné bientôt par une déclaration royale (20 février), écartait du pouvoir les cardinaux et même les simples prélats. Gondi était directement atteint par cette mesure. Il protesta violemment. Derrière lui marchait tout le clergé, qui tenait alors à Paris son assemblée quinquennale. Le Parlement se brouilla dans le même temps avec la noblesse, qui, réunie, au nombre d'environ 300 seigneurs ; par le duc d'Orléans, délibérait, non plus seulement sur la prison des princes ou le renvoi de Mazarin, mais sur la réforme de l'État. La vieille caste féodale, fort jalouse de l'aristocratie de robe, en vint à déclarer (mars 1651) que les États-Généraux étaient le seul moyen de remédier aux maux du royaume. Pour faire échec à la magistrature, qui, depuis quelque temps, prétendait se substituer aux anciennes assemblées nationales, les grands n'hésitaient pas à faire appel aux passions populaires, qui pouvaient emporter la monarchie. Mazarin jugea sans cloute que les États seraient moins dangereux que le Parlement. Il fit un signe, et la Régente en accorda la convocation pour le 8 septembre suivant (16-23 mars). La Reine et le ministre se réservaient, du reste, in petto, de jouer la nation comme les magistrats et de faire annuler la convocation par le jeune Louis XIV, qui allait atteindre à sa majorité le 5 septembre.

Entre tous les partis, le duc d'Orléans et le prince de Condé étaient restés quelque temps indécis. L'alliance du dernier surtout paraissait indispensable, dans le moment, au cardinal et à la Régente. Ils firent donc les plus grands efforts pour le gagner. Condé se vendit cher, mais enfin se vendit. On lui promit la Guyenne pour lui, la Provence pour son frère, Blaye et la lieutenance de la Guyenne pour La Rochefoucauld, l'Auvergne pour le duc de Nemours. Le prince employa son crédit à maintenir au pouvoir les créatures de Mazarin, et ne tarda pas à rompre ouvertement, non sans scandale, avec Gondi (mars-avril). Il paraissait tout-puissant. Au fond, Mazarin le jouait encore[14].

Les événements que nous venons de raconter avaient été accueillis avec joie, dans les provinces, par la grande majorité du public. A Angers, notamment, si les magistrats avaient vu avec douleur la chute apparente de Mazarin, le parti populaire avait applaudi au renvoi d'un ministre, que, depuis longtemps il regardait connue l'auteur principal de ses misères. L'arrêt du 7 février avait été colporté, proclamé dans toute la ville, crié aux oreilles des officiers de la garnison, ce qui avait amené quelques rixes. Le 18 février, en apprenant l'élargissement des princes, la foule s'était portée devant le logis Barrault et y avait allumé un feu de joie[15]. En haine de Mazarin et des magistrats qui le soutenaient, les Angevins dépassaient de plus en plus la mesure dans laquelle ils s'étaient fort sagement tenus l'année précédente. En 1650, ils avaient laissé Dumont capituler à Saumur ; ils n'avaient pas dit un mot en faveur de Condé ; en 1651, ils étaient prêts à se jeter dans ses bras et à compromettre pour cet ambitieux leurs libertés municipales.

Ils y furent cette fois encouragés par le duc de Rohan-Chabot, qui crut enfin pouvoir sans danger prendre un parti. Ce personnage, jusque-là fort embarrassé entre ses deux protecteurs, était parti pour Paris, au moment où la fortune du cardinal commençait à chanceler et où l'astre de Condé reparaissait à l'horizon. Nous ne savons au juste à quelle date il accomplit ce voyage. Il était encore à Angers au commencement de février[16]. Il partit sans doute dans le courant de ce mois. Il ne fut de retour que le 2 avril[17]. Il put donc voir M. le Prince rentrer en vainqueur dans la capitale, et ne fut pas sans doute des derniers à lui aller faire sa cour. Condé dut lui reprocher sa mollesse, son indécision. Rohan, fort à l'aise depuis que Mazarin était en exil, rassuré en outre par l'apparente faveur dont jouissait le prince à la Cour, n'eut pas de peine à se déclarer pour le soleil levant. Il revint en Anjou disposé, sinon à se compromettre pour son protecteur, du moins à laisser agir en sa faveur le parti populaire.

La discorde et l'animosité des partis n'avaient fait que croître pendant son absence. La situation financière de la ville, qui, loin de s'améliorer, empirait chaque jour, ne contribuait pas peu à exaspérer la faction populaire. L'Échevinage était assailli de créanciers, qui le poursuivaient en justice, et n'en pouvait satisfaire aucun. Les deniers communs étaient entièrement saisis, et la ville ne pouvait même pas disposer d'un sou de ses revenus[18]. Dans cet état de choses, les habitants auraient dû s'entendre pour obtenir une diminution de charges. Ils ne songeaient au contraire qu'à s'entredéchirer. Le 20 mars, ils apprirent que le régiment de Mazarin — devenu régiment d'Hocquincourt depuis l'exil du cardinal — allait enfin quitter l'Anjou. Ils s'en réjouirent fort, mais comme ils ne voulurent pas payer l'arriéré de solde dû à la garnison, les troupes occupaient encore les faubourgs le 30 mars. L'ordre de départ était pourtant venu du ministère. Le temps pressait. Le vice-maire, Audouin de Dannes, crut devoir convoquer une assemblée générale à l'hôtel de ville, pour adjurer les paroisses de s'exécuter. L'avocat Deschamps, un des meneurs du peuple, y vint, mais pour se plaindre que cette assemblée estoit precipitée et contre les formes accoustumées, l'ordre estant pour faire trouver dans la maison de ville les deputez des paroisses de publier le dimanche à la messe paroissiale un mandement des maire et eschevins, en vertu duquel les habitants se pussent assembler et deputer ; ce que n'ayant esté fait, la dite assemblée n'estoit pas légitime, que c'estoit les surprendre..... Sur quoi M. de Dannes lui dit, non sans raison cette fois, que s'il eust eu tant de zèle pour le bien public comme il vouloit faire croire, il ne s'arresteroit pas à condamner cette assemblée, qu'au contraire il louroit ceux qui l'auroient invitée, s'agissant de délivrer promptement la ville des gens de guerre, mais qu'il y avoient des espritz si meschantz qu'ils interpretoient toujours injustement les bonnes intentions... Toutes ses excuses furent inutiles. Le parti populaire était le plus fort. L'assemblée fut remise, et la cité resta occupée par des troupes qui la menaçaient d'un pillage général[19].

Fort heureusement, le gouverneur fut de retour le 2 avril. Le 8, le Corps de ville et les députés des paroisses délibérèrent en sa présence et, sur sa proposition, votèrent une levée extraordinaire de 6.595 livres, qui durent être avancées sur-le-champ par un certain nombre de notables. L'argent versé, les compagnies partirent. Angers et le reste de la province furent délivrés[20].

La grande question qui préoccupa dès lors les deux partis fut de savoir qui l'emporterait aux élections municipales du ter mai. Le mandat du maire Audouin, candidat presque imposé en 1619 par le maréchal de Brézé, allait expirer. Un des échevins, du Port, était mort ; un autre, M. de Pannes, arrivait, comme le maire, au terme de sa mission. Les élections qui se préparaient empruntaient aux circonstances extérieures et à l'état de la ville une importance particulière. La faction des Huit allait disputer légalement le pouvoir aux magistrats. Mais sa victoire pouvait être regardée en haut lieu comme une déclaration formelle de la ville d'Angers en faveur du prince de Condé.

Le Corps judiciaire essaya quelque temps de soutenir une lutte dans laquelle il était peu probable qu'il triomphât[21]. C'est sans doute pour se refaire une popularité que les officiers municipaux publièrent, dans le courant d'avril, un nouveau règlement, relatif surtout aux séances du Conseil et à la comptabilité. La plupart des prescriptions contenues dans cet acte étaient fort anciennes ; mais depuis longtemps elles étaient méconnues. En les remettant en vigueur, les magistrats voulurent prouver qu'ils avaient autant de souci que leurs adversaires de la régularité et de la probité administratives[22].

Ce retour au bon ordre et à la légalité devait être certainement très-profitable à la ville. Mais il était trop tardif de la part des magistrats pour que le parti populaire pût leur en savoir beaucoup de gré. Loin donc de se rapprocher d'eux, il ne vit dans le règlement qu'une manœuvre électorale. Les meneurs durent même remarquer que cet acte était l'aveu le plus clair que les officiers municipaux eussent pu faire des irrégularités et des dilapidations dont on les accusait depuis longtemps. Bref, le Corps judiciaire s'aperçut bientôt qu'il s'était trompé et que rien ne lui ferait regagner, de longtemps du moins, la faveur du public.

Le candidat que la foule portait à la Mairie était déjà célèbre par son active coopération à la première Fronde. C'était le docteur Claude Voisin, avocat populaire, jurisconsulte éminent, ancien recteur de l'Université. On se rappelle qu'en 1649, à la tête d'une bande d'émeutiers, il avait contraint le Corps municipal à reconnaître l'autorité militaire du conseiller Lemarié, ce qui avait permis à La Trémoille d'entrer quelques jours après dans la ville. Ce souvenir l'avait rendu cher aux Angevins. Il lui nuisit auprès du duc de Rohan, qui, tout en lui témoignant beaucoup d'égards, s'efforça de lui faire comprendre que l'intérêt de son parti était de faire entrer à la Mairie un homme moins compromis et moins compromettant. L'évêque Henri Arnauld joignit ses instances à celles du gouverneur. Les magistrats cabalèrent contre Voisin, qu'ils redoutaient plus que tout autre candidat, à cause de son énergie et de ses talents. S'estimant trop heureux de l'écarter, ils finirent par consentir à une transaction, en vertu de laquelle le parti populaire adopta et présenta à la Mairie un autre avocat, Michel Bruneau, fort honnête homme, mais beaucoup plus obscur et moins influent. Comme échevins, la coalition des habitants désigna le marchand Téard — un des Huit — et un certain Chevrier des Noyers, dont le principal titre était d'être maitre d'hôtel ordinaire du prince de Condé[23].

L'accord s'étant fait sur ces noms, l'élection ne fut qu'une pure formalité. Les magistrats semblèrent vouloir atténuer, en y coopérant eux-mêmes, une défaite qu'ils n'avaient pu éviter. A la presque unanimité, l'assemblée générale du Pr mai proclama Bruneau maire, Téard et Chevrier échevins. Au milieu de la joie publique, qui éclatait de toutes parts, les huissiers de l'hôtel de ville allèrent chercher les nouveaux élus. Ceux-ci entrèrent dans la salle du Conseil au bruit de l'artillerie municipale, tonnant en leur honneur. Là ils prêtèrent serment entre les mains d'Audouin de la Blanchardière, qui remit à son successeur tes sceaux, la copie sur parchemin des privilèges de la ville, les insignes du commandement civil et militaire. Bruneau reçut, selon l'usage, le gros bouquet deu par chascun an par le chapelain du Rizeau, puis d'autres bouquets, avec de petits tambours verts, offerts par les tambours de l'hôtel de ville. Enfin, pour rester fidèle à la tradition, il se rendit, suivi de toute l'assemblée, à l'église Saint-Serge, pour y adresser à Dieu ses actions de grâces[24].

Il manqua pourtant un complément à cette fête. Un incident comique, mais qui présageait à Bruneau bien des contrariétés et des déboires, ne permit pas d'en exécuter le programme jusqu'au bout. Il était d'usage que le nouveau maire offrît, le jour de son installation, un somptueux banquet aux membres du Conseil et aux notabilités de la ville. C'était une grosse dépense, mais dont le chef de la municipalité manquait rarement de se dédommager aux dépens de la cité. Cette coutume ruineuse était donc condamnée par le peuple. Bruneau, s'inspirant du sentiment général et tenant compte de la misère publique, qui s'accordait mal avec cette dépense superflue, avait déclaré plusieurs fois qu'il ne donnerait pas le festin traditionnel. Le Conseil n'en avait pas moins chargé officiellement, quelques jours avant l'élection, son procureur, Thomas, de le commander à un pâtissier, nommé Champain. Les magistrats avaient sans doute pensé que, le dîner une fois servi, Bruneau n'oserait pas refuser de le payer. Aussi avaient-ils ordonné de ne rien épargner. Le repas fut estimé, à dire d'experts, à 1.183 livres, sans le pain et le vin. Mais le nouveau maire prit fort mal cette taquinerie. Le pâtissier étant venu lui demander quelles étaient ses armes, pour en décorer des paons, il fit response que si les pans avoient les ailes assez grandes, il avoit un vieil mousquet. Il ne voulut pas, du reste, que les tables fussent dressées chez lui, et refusa de paraître au banquet. Le gouverneur, l'évêque ne s'y rendirent pas non plus. Le repas, déjà tout servi, fut vendu à vil prix ou pillé par la foule. Quelques jours après, Bruneau, interpellé au sujet du paiement, répondit : Le festin doit estre payé par celuy qui l'a commandé ou ceux qui l'ont ordonné. La majorité du Conseil prit fait et cause contre lui pour le procureur Thomas, que poursuivait le pâtissier Champain. Ainsi, dès le début de sa mairie, l'élu du parti populaire put pressentir que les magistrats, qui dominaient encore dans le Conseil, ne lui épargneraient pas les tracasseries[25].

La victoire que la coalition angevine venait de remporter sur le Corps judiciaire était loin d'être complète. Assez éclatante pour l'humilier et le blesser, elle n'était pas assez efficace pour rendre la faction du peuple invulnérable. Elle donnait des armes à la foule, mais elle n'affaiblissait pas sensiblement les officiers de judicature. Elle devait avoir pour résultat de rendre la lutte plus ardente, au grand détriment de la ville, en la portant au sein même du Corps municipal.

 

 

 



[1] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 82, fol. 187.

[2] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 82, fol. 195.

[3] Jousselin, 452.

[4] V. le Déluge de Saumur, par Bourneau (Saumur, 1618, in-8°).

[5] Sur l'inondation de 1651, voir Jousselin, 450-452 ; — Journal de Valuche (publié par M. Port dans la Revue de l'Anjou, année 1870) ; Mss. 528 de la Bibliothèque d'Angers ; — Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 82, fol. 194, 195, 200, etc. ; — Godard-Faultrier, Étude sous Henri Arnauld (Journal de Maine-et-Loire, 2 mai 1855).

[6] Il semble que le gouvernement, qui était jusqu'à un certain point responsable de ces malheurs, eût dû accorder quelques secours à une cité si cruellement éprouvée. Il ne fit aucun don ; tin moins nous n'en trouvons la trace nulle part. La seule faveur que les Angevins obtinrent de lui fut de n'avoir à payer aux soldats et officiers de la garnison que douze prêts et trois demi-montres, au lieu de 18 prêts et 6 demi-montres, que le ministère avait d'abord exigés. Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 82, fol. 222. 224, 232.

[7] 12-23 janvier. Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 82, fol. 192, 193, 197, 198.

[8] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 82, fol. 204, 200.

[9] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 82, fol. 210.

[10] Ce qu'il y a de plus singulier dans cette instance, c'est qu'un des huit députés, de Crespy, faisait partie du Corps de ville, à titre de conseiller perpétuel. Il avait à la fois un pied dans la légalité, l'autre dans l'insurrection.

[11] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 82, fol. 198, 199.

[12] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 82, fol. 202.

[13] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 82, fol. 209.

[14] H. Martin, Hist. de France, XII, 365-375.

[15] Jousselin, 453.

[16] Jousselin, 451.

[17] Du dimanche 2 avril 1651. M. le duc de Rohan étant de retour de Paris, MM. de cette compagnie sont allés le saluer eu son logis, après la procession générale, M. le premier président portant la parole. Registre du Présidial, p. 26.

[18] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 82, fol. 212-221.

[19] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 82, fol. 222-232.

[20] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 82, fol. 233-237. — Mss. 874 de la bibliothèque d'Angers (pièce 8).

[21] MM. du Présidial, désirants conserver en leur Corps toute l'autorité dans la ville, vouloient faire nommer aulcuns d'entre eux, ou à leur dévotion ; le reste des habitans disoient qu'il n'estoit juste que ces charges fussent entre les mains de personnes exemptes de censure à cause de leurs offices.... Jousselin, 453.

[22] Reg. 82, fol. 241-244. — Nous donnons l'analyse de ce règlement aux Éclaircissements et pièces justificatives, n° 8.

[23] Jousselin, 453.

[24] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 83, fol. 1-3.

[25] Jousselin, 454. — Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 82, fol. 244, 245 ; reg. 83, fol. 4.