LA FRONDE ANGEVINE

TABLEAU DE LA VIE MUNICIPALE AU XVIIe SIÈCLE

 

CHAPITRE III.

 

 

Origines et causes générales de la Fronde. — Contre-coup des mouvements de Paris en province. — Les Angevins et le maréchal de Brézé : Affaire de la Pancarte (mai-août 1648). — Effet de la journée des Barricades. — Affaire du régiment de Brouage. — Dispositions à la révolte (août-décembre 1648).

 

Dans les premières semaines qui suivirent l'occupation militaire, la ville d'Angers resta frappée de consternation et de stupeur. Les habitants ne semblaient même plus avoir la force de murmurer. Les uns supputaient leurs pertes ; les autres essayaient de les réparer. Tous affectaient à l'égard des pouvoirs militaires et administratifs une docilité qui ressemblait presque à de la servilité.

Mais cet affaissement moral, résultat des maux qu'ils venaient de souffrir, fit bientôt place en eux à des dispositions plus actives et plus viriles. Le ressentiment et la colère se firent jour dans toutes les âmes. Brézé présent avait glacé tous les courages, imposé silence. à la ville entière. Brézé absent fut hautement qualifié de bourreau et de pillard. L'arrêt du 29 avril avait d'abord été accueilli comme un bienfait ; on ne le regarda bientôt plus que comme un acte de tyrannie. Enfin, le maire Cupif, qui avait donné tant de preuves de dévouement et de sollicitude à ses concitoyens, ne tarda pas à être regardé comme le fauteur du maréchal et des ministres, un maltôtier, et presque un traître.

Sans parler des circonstances particulières qui avaient amené cette explosion locale de mécontentement, les Angevins trouvaient à cette époque dans la surexcitation générale des esprits de quoi alimenter leurs propres rancunes. Les passions démocratiques qui s'étaient, depuis quelques années, manifestées avec tant de violence en diverses parties de l'Europe — telles que la Catalogne et le royaume de Naples —, qui, à ce moment même, triomphaient brutalement en Angleterre, s'étaient aussi répandues comme une flamme par tonte la France. L'excès de l'absolutisme fiscal avait fait renaître dans ce royaume la mémoire et le désir des anciennes libertés. Pendant que les classes supérieures de la société préludaient à la guerre civile par des complots et des intrigues de ruelles, le peuple grondait de toutes parts, et la bourgeoisie par la plume et la parole s'essayait aux révolutions. La magistrature, élite du Tiers-État, formée de quarante ou cinquante mille familles riches, éclairées, puissantes, réclamait, en l'absence des États-Généraux, l'honneur de représenter la nation. A tort ou à raison, le public reconnaissait et autorisait cette prétention. Dotés par Louis XI de l'inamovibilité, par Louis XII et François Ier de la propriété, par Henri IV de l'hérédité de leurs charges, les juges étaient, vis à vis du gouvernement royal, plus indépendants que la noblesse ; ils l'étaient presque autant que le clergé. Cette aristocratie de robe était aimée du peuple ; car elle le protégeait contre le fisc et se montrait au plus haut point soucieuse de l'indépendance et de la dignité de la France. Le Parle-nient de Paris, ainsi que les Parlements de province — qui n'étaient, pour ainsi dire, que les satellites de ce grand corps —, que les Chambres des Comptes, les Cours des Aides et le Grand Conseil, exerçaient à l'égard des ordonnances et édits royaux un droit d'enregistrement ou de vérification qui, à la longue, était devenu un véritable contrôle législatif. Les remontrances des magistrats faisaient quelquefois trembler une royauté qui, sans eux, eût disposé arbitrairement des biens, de la liberté, de la vie même des citoyens.

Un instant contenues par la rude main de Richelieu, les Cours souveraines avaient recouvré sous la régence d'Anne d'Autriche leurs anciennes prérogatives. Avec la liberté, l'audace leur était revenue. Les prodigalités d'Anne d'Autriche, les roueries de Mazarin, les concussions du ministre des finances Émeri, scandalisaient la rigide probité de nos vieux magistrats. De là leur opposition, quelquefois tracassière et mesquine, mais toujours patriotique, aux innovations bursales de la Régence. Les créations d'offices inutiles, les anticipations sur les recettes, les retranchements de rentes, les taxes illégales, les emprunts usuraires, que le gouvernement multiplia de 1643 à 1648, excitèrent parmi eux une réprobation générale. Les magistrats les plus dévoués à l'autorité royale, le premier président Mathieu Molé, l'avocat-général Omer Talon, en vinrent à parler en tribuns du peuple et à demander eux-mêmes la réforme générale de l'État.

On accusait alors le cardinal Mazarin de prolonger au dehors la guerre que nous soutenions depuis treize ans contre la moitié de l'Europe, pour pouvoir au dedans prolonger son despotisme et multiplier ses dépréciations. Le mécontentement était général en France, et le désir d'une révolution était dans beaucoup d'esprits. Le jour où les quatre Cours souveraines de Paris, poussées à bout par de nouvelles exactions, portèrent l'Arrêt d'union (13 mai 1648) et parlèrent de fixer les limites de l'autorité royale, il y eut une explosion de joie et d'espérance dans tout le royaume. En vain la Régente, indignée de l'audace des robins, et brave comme un soldat qui ne voit pas le danger, essaya-t-elle de les intimider par des arrestations et des menaces. En vain cassa-t-elle l'Arrêt d'union (10 juin). Les quatre Cours le maintinrent. Le peuple s'ameuta contre le secrétaire d'État Guénégaud et faillit le mettre en pièces. Anne d'Autriche dut transiger et autoriser les délibérations de la Chambre de Saint-Louis (30 juin). Les délégués du Parlement, de la Cour des Aides, de la Chambre des Comptes et du Grand Conseil se mirent à l'œuvre et, en moins d'un mois, dressèrent un large et judicieux programme de réformes, que nous pouvons résumer en quatre articles principaux : 1° Suppression des intendants, qui jouaient aux proconsuls dans les provinces ; 2° Interdiction de lever des impôts et de créer des offices en vertu d'édits non vérifiés — c'est-à-dire approuvés — par le Parlement ; 3° Institution d'une Chambre de justice pour la poursuite des malversateurs ; 4° Défense de détenir qui que ce soit arbitrairement, d'entraver les magistrats dans l'exercice de leurs charges et de soustraire les accusés à leurs juges naturels.

Quelques-unes des demandes de la Chambre de Saint-Louis reçurent immédiatement satisfaction. Il fallait bien qu'il en fût ainsi. Le Parlement les convertissait en lois, le peuple applaudissait. La Régente, pour faire acte d'autorité, s'empressait d'accorder ce qu'elle ne pouvait plus refuser. C'est ainsi qu'elle sanctionna, le 11 juillet, la suppression des Intendants ; que, le 14, elle défendit de lever à l'avenir aucune taxe non vérifiée. Elle vint elle-même au Parlement, le 31 juillet, avec le jeune roi et ses ministres, et, pour couper court aux délibérations de la Chambre, fit lire une longue déclaration, par laquelle elle s'engageait à accomplir elle-même la plupart des réformes proposées. Malgré l'ambigüité du langage royal et les restrictions par lesquelles la Régente cherchait à atténuer les sacrifices qu'elle allait faire, le parti populaire semblait d'ores et déjà victorieux. La Révolution paraissait faite[1].

Toutes les villes de France en avaient suivi activement les progrès. Mais il n'en était pas une peut-être qui y eût pris plus d'intérêt que la capitale de l'Anjou. L'espoir renaissait en elle chaque jour, à mesure que le Parlement devenait plus fort. Abattus tout à l'heure et résignés aux plus durs sacrifices, les Angevins relevaient maintenant la tête et recommençaient à parler de leurs droits et de leurs privilèges. On a vu plus haut qu'ils avaient dû, pour prévenir de nouvelles occupations militaires, se soumettre à la taxe des Subsistances comme à une contribution régulière et légale. Ils avaient décrété la levée d'une. Pancarte, ou droit sur les vins, le foin et quelques autres denrées entrant en ville, jusqu'à concurrence de 36.000 livres par an ; et un arrêt du 20 avril 4648 avait sanctionné cet arrangement. Ainsi s'était établie à titre définitif une taxe abusive et tyrannique, et d'autant plus onéreuse que la ville était alors presque entièrement ruinée par les malheurs du précédent hiver.

Des calamités nouvelles étaient encore venues aigrir les âmes et préparer les cœurs à la résistance. Les récoltes de 1647 avaient été mauvaises ; celles de 1648 s'annonçaient sous de tristes auspices. Le blé, qui, dans les bonnes années, valait 9 ou 10 livres le setier, s'était vendu 14 livres 8 sols un peu avant l'arrivée des soldats de Brézé ; après leur départ, il monta à 20 livres 5 sols 8 deniers[2]. La mendicité attristait de nouveau les rues de la ville et tous les grands chemins de la province. L'hospice des Renfermés n'avait plus de quoi nourrir les pauvres. L'Hôtel-Dieu recevait un nombre inaccoutumé de malades. Enfin les accaparements et l'exportation criminelle des céréales augmentaient encore la misère publique. Nous en trouvons la preuve dans les ordonnances plusieurs fois renouvelées par lesquelles le lieutenant-général de la Sénéchaussée et le gouverneur de la province essayèrent (en cette année 1648) de retenir les blés et d'assurer l'approvisionnement d'Angers. Le retour fréquent de ces mesures en prouve, du reste, le peu d'efficacité. Vainement interdit-on, sous peine de 1.000 livres d'amende, le transport des céréales dans le Poitou, le Maine, la Bretagne. Vainement le Corps de Ville établit-il une garde sur la rivière pour arrêter les bateaux et en faire la visite. Ils passaient tout de même ; et derrière eux s'étendait chaque jour la famine[3].

Il n'est donc pas étonnant que tout le monde désirât échapper à la taxe nouvelle. Dès le mois de juin, les réclamations contre la Pancarte étaient générales dans la ville. Plusieurs personnages considérables s'adressèrent à Brézé pour obtenir d'en être dégrevés. Le maréchal, sans avoir nul droit, leur accorda cette immunité. L'évêque d'Angers, Claude de Rueil, ami du gouverneur, l'abbesse du Ronceray, sa tante, les officiers de la maréchaussée, d'autres encore, furent ainsi successivement placés hors du droit commun. Bientôt, le clergé d'Angers tout entier sollicita la même faveur ; et le maréchal, dont il parvint à gagner les bonnes grâces, signifia aux officiers municipaux la défense d'exiger le droit de Pancarte des gens d'Église (juin 1648)[4]. A ce coup, le Corps de Ville et le Maire lui-même, malgré leur docilité habituelle, crurent devoir protester. N'était-il pas singulier et odieux qu'un gouverneur de province, dépositaire de l'autorité et gardien de la loi, fût le premier à violer la légalité et à méconnaître les arrêts de la justice ? Le Conseil d'Etat, en sanctionnant la Pancarte, avait formellement exclu toute idée d'exemption personnelle. Que toutes personnes, avait-il dit, exempts ou non exempts, ecclésiastiques, nobles, officiers des Cours souveraines, commensaux et eslus, soient contraincts au payement de la dite Pancarte, avec deffense à eux et à tous autres de recéler ny faire entrer lesdites denrées en fraude, à peine de confiscation d'icelles et d'amende[5]. C'est ce que rappelèrent à plusieurs reprises les députations municipales envoyées à Milly. Elles firent remarquer au maréchal que la ville ne pourrait jamais s'acquitter de la taxe, si le Clergé, qui possédait plus d'un tiers de la fortune publique, n'y contribuait pour sa part, comme il le devait ; que, ce privilège étant admis, les habitants ne mettraient aucun zèle à payer, et que l'impôt ne rentrerait pas. Tout ce qu'on put obtenir du gouverneur fut que ceux des ecclésiastiques qui avaient plus de 300 livres de revenu paieraient un tiers, la moitié ou les deux tiers de la taxe. Comme les délégués protestaient encore, Brézé leur dit que s'ils ne donnoient leur consentement, il auroit assez d'auctorité et de force pour se faire obéir. Là-dessus, il leur présenta à signer une formule d'adhésion qu'il avait préparée d'avance ; et, comme ils s'excusèrent, il déchira le papier et les renvoya en leur enjoignant de faire savoir ses volontés à leurs concitoyens et de lui rendre réponse dans la huitaine. Les Angevins tremblants revinrent dans leur ville. Les paroisses furent convoquées (26-30 juin). L'assemblée générale, terrifiée par les menaces du maréchal, reconnut en principe l'exemption du Clergé. Mais, tout en assurant le gouverneur de son obéissance, elle eut soin d'ajouter que la grâce qu'elle faisait aux gens d'Eglise ne seroit point tirée à conséquence pour les autres droitz et levées de deniers. Cette réserve, bien légitime, n'attira pas tout d'abord l'attention de Brézé, qui approuva la décision du Corps de Ville. Mais quelques jours après (10 juillet), il fit savoir fort sèchement au Maire qu'il voulait que l'on rayât les mots sans tirer à conséquence. Cette fois les Angevins n'obéirent pas. Enhardis par l'exemple du Parlement de Paris, ils répondirent à cette sommation par des remontrances. Enfin, le gouverneur ayant réitéré ses injonctions, le Corps de Ville déclara laconiquement, le 17 juillet, que la conclusion dont il se plaignait ne pouvait être changée[6].

Les magistrats municipaux commençaient en effet à perdre patience. Mais leur mauvaise humeur n'était pas seulement causée par les exigences de Brézé. Le mécontentement public, qui se transformait peu à peu en rébellion, leur créait chaque jour des difficultés nouvelles. Le Maire se donnait inutilement beaucoup de peine pour faire respecter le règlement de la Pancarte. Les denrées sujettes à la taxe entraient frauduleusement dans la ville. Les contribuables refusaient ouvertement de payer les droits. Les commis préposés aux portes n'osaient arrêter les délinquants. Bientôt même, ils en vinrent jusqu'à abandonner leurs postes. Pour que force restât à la loi, Cupif crut devoir requérir les principaux habitants de se transporter à tour de rôle aux barrières pour surveiller et contrôler la levée de l'impôt. Cet appel ne fut pas entendu. Ni riches ni pauvres n'obéirent. Le Corps de ville supplia nominativement les chefs du Présidial de donner l'exemple et décida que le Maire irait lui-même inspecter les bureaux de recettes (28 juillet). Les caisses municipales restèrent vides. Le peuple criait hautement que la Pancarte, établie seulement par arrêt du Conseil d'État, c'est-à-dire par la volonté royale, devait être abolie en vertu de l'édit du 14 juillet. La Reine avait déclaré solennellement qu'à l'avenir aucune taxe ne serait levée qu'elle n'eût été dûment vérifiée par les Cours souveraines. Dans la pensée des contribuables, fort disposés à croire ce qu'ils désiraient, cette mesure devait avoir un effet rétroactif. Bientôt (31 juillet), le Conseil de ville fut saisi d'une proposition tendant à la suppression formelle d'un impôt auquel, en fait, personne ne se soumettait plus à Angers depuis plusieurs jours. Les magistrats municipaux, enhardis eux-mêmes par l'exemple de la population et les succès du Parlement, ne repoussèrent pas cette requête. Les députés des paroisses furent convoqués, et, le 4 aoùt, la Pancarte fut purement et simplement abolie. Ce ne fut pas tout : les esprits s'excitant au souvenir des exactions royales, l'assemblée générale de l'hôtel de ville décida que des poursuites seraient intentées contre le sieur de Bordeaux, receveur-général de la généralité de Tours, devant la Chambre de justice où les officiers de finances allaient être appelés à rendre leurs comptes. Les Angevins lui reprochaient d'avoir perçu, grâce à l'occupation militaire, beaucoup plus qu'ils ne devaient réellement à l'État. M. de Serrant, depuis la suppression des intendances, ne pouvait plus couvrir ce fonctionnaire de sa protection. L'heure de la revanche populaire contre le fisc semblait avoir sonné pour la ville d'Angers[7].

Des faits analogues à ceux que nous venons de raconter se passaient au même moment dans toute la France. D'un bout à l'autre du royaume, les contribuables attribuaient à l'édit du 14 juillet une rétroactivité qui eût supprimé la majeure partie des revenus royaux. En fait, la Régente n'avait point entendu abolir, comme non vérifiés, les impôts, fort nombreux, établis avant sa déclaration. Elle l'avait répété formellement le 31 juillet. Mais le public avait fait sourde oreille, et les Cours souveraines, qui suivaient les entraînements populaires quand elles ne les provoquaient pas, avaient hautement réclamé le libre examen de tous les anciens édits bursaux (3 août). Le ministère protesta contre une pareille exigence. La Chambre de Saint-Louis tint bon ; et, après plusieurs semaines de délibérations tumultueuses, le Parlement, généralisant la mesure prise par l'Hôtel de Ville d'Angers, déclara suspendues toutes celles des taxes existantes qui n'avaient pas été régulièrement enregistrées (22 août). Autant valait dire que tous les impôts étaient supprimés. Le public, du moins, le comprit ainsi. Jamais coup plus sensible n'avait été porté à la royauté.

Il s'agissait, pour la Régente, de vaincre ou de mourir. Quatre jours après cet arrêt téméraire, Broussel était arrêté (26 août). Mais le lendemain Paris se couvrait de barricades, et Anne d'Autriche, prisonnière au Palais-Royal, devait capituler avec l'émeute victorieuse. Nous ne nous arrêterons pas au récit des événements qui suivirent. Ils sont connus de tous. Il suffit de les rappeler en quelques mots pour expliquer l'effervescence révolutionnaire qui règne dans toute la France aux derniers mois de 1648. C'est d'abord le départ significatif de la Reine-mère, qui, altérée de vengeance, se retire à Saint-Germain avec ses enfants et menace Paris d'une répression exemplaire (13 septembre). La capitale reprend les armes. Le Parlement s'associe aux fureurs de la foule, applaudit aux violentes propositions des Viole, des Novion, des Blancménil, somme la Régente de ramener le Roi, de chasser Mazarin, et ne cache plus ses préparatifs de guerre (23 septembre). Une collision est imminente et le sang est près de couler, lorsque Condé, le seul appui de la Cour, se rapproche du Corps judiciaire et propose des conférences pour la paix (25 septembre). Des commissaires sont nommés de part et d'autre, et, après quatre semaines de pourparlers, Anne d'Autriche se laisse arracher l'édit de Saint-Germain, qui donne presque entièrement gain de cause au parti populaire (22-24 octobre) : les anciens impôts sont maintenus, mais des remises considérables sont accordées aux contribuables ; la royauté s'engage à n'établir ni taxes ni offices nouveaux avant un délai de quatre ans ; et, passé ce terme, elle n'en pourra créer qu'avec l'assentiment des Cours souveraines ; elle renonce presque absolument au déplorable usage des ordonnances de comptant, elle supprime les monopoles, promet un règlement nouveau sur la discipline militaire et sur les étapes, sacrifie son droit d'évocation — incompatible avec l'exercice régulier de la justice —, s'engage enfin à respecter l'indépendance des magistrats et la liberté personnelle des citoyens. La révolution semble faite, l'absolutisme paraît terrassé[8].

Qu'on juge de l'enthousiasme que de pareilles nouvelles devaient exciter dans toutes les villes de France, et particulièrement à Angers. Mais qu'on songe aussi aux excès populaires qu'une liberté inespérée et brusquement proclamée devait fatalement provoquer. Ce ne fut pas seulement par des cris de joie que les Angevins saluèrent la journée des Barricades. Ce fut aussi par des cris de vengeance et de menace. Les agents du fisc coururent de sérieux dangers. Le Conseil municipal crut prudent d'expulser des faubourgs les archers et receveurs de la gabelle (1er septembre)[9]. Les pauvres gens n'y étaient plus en sûreté. La foule en venait à regarder comme tyrannie non-seulement l'abus, mais l'usage même de l'autorité royale. Les passions violentes qui l'agitaient ne pouvaient être calmées que par une modération et des ménagements infinis. Malheureusement, les dépositaires de l'autorité souveraine ne pouvaient en un jour se déshabituer de s'exprimer et d'agir en maîtres. Au moment même où les Angevins parlaient si haut d'indépendance et faisaient si peu de cas des prérogatives royales, l'ordre leur arrivait de la Cour de recevoir, loger et nourrir 170 Espagnols, prisonniers de Lens, outre ceux dont l'entretien était depuis si longtemps à leur charge (10 septembre). Ce ne fut qu'un cri d'indignation dans tout le peuple. Le maréchal de Brézé, qui, mieux que personne, connaissait les misères de la ville, fut instamment supplié de lui épargner ce surcroît de charges. Mais cc gouverneur, quoique peu dévoué au ministère, n'était pas homme à pactiser avec le parti populaire. Lorsque le maistre commande, répondit-il sèchement, nous n'avons qu'à obéir. Le Conseil décida qu'une députation serait envoyée vers la Reine-mère ; mais en attendant il consentit à recevoir les nouveaux prisonniers[10]. Cette marque de docilité parut au public une véritable trahison. Les esprits se portèrent de plus en plus à la rébellion. Les dispositions menaçantes que le Parlement de Paris prenait alors à l'égard de la Régente et du ministère n'encourageaient pas peu cette tendance. Aux derniers jours de septembre, les Angevins ne demandaient qu'un prétexte pour prendre les armes et peut-être pour se mettre ouvertement en rébellion.

Juste à ce moment, le maréchal eut l'imprudence — peut-être calculée — de faire passer par le chef-lieu de son gouvernement un régiment alors en marche à travers l'Anjou. II eût été plus sage de l'en détourner. La ville commença par fermer ses portes ; la troupe ne put loger que dans les faubourgs ; au départ, elle dut défiler devant les compagnies urbaines, rangées en bataille pour la circonstance, et dont l'attitude était de nature à provoquer un conflit (25 septembre)[11]. Cette précaution parut-elle injurieuse à Brézé ? Ou y eut-il seulement malentendu dans l'ordre de marche des soldats royaux ? Le fait est que le régiment reçut l'injonction de repasser par la ville d'Angers, de la traverser tout entière, mèches allumées, tambours battant, et que, le 30 septembre, il se présentait de nouveau devant la place. Aussitôt, grand émoi dans toute la population. On ne doute pas que les troupes ne reviennent pour saccager ou rançonner la cité. On va chercher le Maire, qui était à la campagne. Le Conseil délibère, et, pendant ce temps, la milice municipale court aux armes, barricade les portes et se met sur les murailles en état de défense. Le Corps municipal décide qu'il faut obéir et que le régiment passera. Mais les habitants refusent opiniâtrement de le laisser entrer. Le Maire, désespéré, adjure vainement ses concitoyens d'être plus dociles, court à la porte Lyonnaise, parlemente avec les compagnies qui la gardent, et sort pour calmer le juste courroux des soldats royaux. Mais à peine est-il hors de l'enceinte fortifiée que la porte se referme sur lui ; la herse est baissée ; le malheureux Cupif demeure en otage au milieu du régiment. On le relâche pourtant bientôt. Il rentre à grand'peine dans la ville, et, infatigable dans son dévouement, convoque à la maison commune une assemblée de nuit. Il représente avec émotion que la désobéissance de quelques capitaines de cette ville et de leurs soldats a mis ladite ville en peril de sa ruine entiere et d'estre traittée comme rebelle au Roy. Les plus fougueux meneurs du parti populaire rentrent en eux-mêmes ; force reste enfin à la loi ; et le lendemain, 1er octobre, le régiment défile sans trouble par la ville, sous la surveillance de la milice municipale[12].

Le nouvel affront fait par les Angevins à l'autorité royale ne devait pas laisser insensible le maréchal de Brézé. Effectivement, le gouverneur réclama, dès le lendemain, une enquête sur les faits regrettables qui venaient de se passer. Plusieurs membres du Conseil étaient disposés à lui donner satisfaction. Mais le Maire, qui, pourtant, avait eu plus que personne à se plaindre de l'insubordination des habitants, oublia ses injures pour ne se rappeler que ses devoirs. Le Conseil ordonna une enquête, mais sur les volleryes et viollences commises par les officiers et soldats royaux dans toute la province d'Anjou. Cupif ne dénonça pas mi seul de ses concitoyens. Il les défendit même avec zèle, écrivit au maréchal en leur faveur, l'alla trouver pour le calmer et s'efforça de toutes façons de pallier aux yeux des ministres les torts du peuple angevin[13].

Malheureusement, cet homme de bien n'était ni écouté de ceux qu'il voulait fléchir, ni secondé de ceux qu'il voulait sauver. La nouvelle de l'édit de Saint-Germain, arrivée à la fin d'octobre, remplit le public d'une joie et d'une audace folles. Les Angevins, voyant le triomphe du Parlement, croyaient n'avoir plus rien à redouter de l'autorité royale. Le Corps de ville n'obtenait plus qu'à grand'peine qu'ils contribuassent à l'entretien des prisonniers espagnols, qui étaient près de mourir de faim (novembre)[14]. Le public ne savait aucun gré à Cupif des services qu'il venait de lui rendre et qu'il lui rendait chaque jour. Ce magistrat fit, en décembre, un voyage à Tours, et obtint du Bureau de finances le remboursement d'une partie des étapes avancées depuis quelques mois par sa ville à divers régiments[15]. Les Angevins ne l'en regardèrent pas moins comme vendu à la Cour, tandis que le gouvernement suspectait au contraire sa fidélité. Ils en arrivèrent, en décembre et janvier, à ne plus vouloir payer aucun impôt. Mais, d'autre part, le maréchal de Brézé, à qui, depuis l'hiver précédent, ils devaient une petite somme, les menaçait d'une garnison s'ils ne s'acquittaient immédiatement envers lui[16]. Le ministère ne pouvait leur pardonner l'échauffourée du 30 septembre. La Reine et Mazarin, qui n'attendaient qu'une occasion favorable pour déchirer l'édit de Saint-Germain, faisaient craindre à Angers comme à Paris de terribles représailles. Il en était, du reste, de même dans toute la France. Défiance d'un côté, perfidie de l'antre, tel était l'état moral du royaume aux derniers jours de 1648. La paix existait sur le papier. Mais elle n'était pas dans les cœurs.

 

 

 



[1] Mém. de Mathieu Molé ; d'Omer Talon ; du cardinal de Retz. — Henri Martin, Hist. de France, t. XII.

[2] Arch. anc. de la Mairie, H, 2 (Mercuriales).

[3] Arch. anc. de la Mairie, BB, reg. 81, fol. 173, 215-227, etc.

[4] Reg. 81, fol. 160, 184.

[5] Reg. 81, fol. 175.

[6] Reg. 81, fol. 185-202.

[7] Reg. 81, fol. 202-212.

[8] Henri Martin, Hist. de France, t. XII.

[9] Reg. 81, fol. 222.

[10] Reg. 81, fol. 226-229.

[11] Reg. 81, fol. 235.

[12] Reg. 81, fol. 236, 237.

[13] Reg. 81, fol. 238, 242, 249, etc.

[14] Reg. 81, fol. 241, 250.

[15] Reg. 81, fol. 259-262.

[16] Reg. 81, fol. 253, 254.