L'ÉGLISE CATHOLIQUE ET L'ÉTAT

TROISIÈME PARTIE. — L'ESPRIT NOUVEAU (1889-1899)

 

CHAPITRE PREMIER. — RALLIEMENT ET CATHOLICISME SOCIAL (1889-1892).

 

 

I. Psychologie des partis politiques à la fin de 1889. — II. Le Clergé français après l'aventure boulangiste. — III. Les idées de Léon XIII. — IV. Le Vatican et la République française au commencement de 1890. — V. Histoire d'un toast. — VI. Premiers réfractaires et premiers ralliés. — VII. Le pape des ouvriers Encyclique Rerum novarum. — VIII. Gouthe-Soulard et la réaction épiscopale. — IX. Pour forcer à parler un pape qui aimerait mieux se taire. — X. L'Encyclique du Ralliement.

 

I

La République, après son triomphe sur les hommes du 16 mai, n'avait pas osé se débarrasser du Concordat et recourir virilement, comme l'eussent voulu les radicaux, à la séparation des Églises et de l'État. Pourquoi ? C'est ce que, dans le premier volume de cet ouvrage, nous nous sommes efforcé de faire comprendre. Il s'agit d'expliquer ici pourquoi, dix ans plus tard, victorieuse du Boulangisme, elle se montra plus timide encore, puisque, pendant un certain temps, loin de tourner le dos à l'Église, elle sembla au contraire soit lui faire fies avances, soit encourager celles que le Pape et une partie du clergé eurent l'air de lui faire. Il est nécessaire pour cela d'exposer tout d'abord avec quelque détail l'état d'esprit des partis en France vers la fin de 1889 pour ce qui touche à la question religieuse.

Parmi ces partis il en était un qui, ayant pour programme la révolution violente, l'anéantissement général des institutions politiques et sociales sur lesquelles reposait la France contemporaine, n'était naturellement porté à épargner ni l'Église ni la religion. C'est la faction qui, détachée maintenant de l'armée socialiste[1], dont elle avait quelque temps formé l'avant-garde, commençait à se créer, sous le nom d'Anarchisme, la plus redoutable notoriété. Mais les anarchistes, poussant jusqu'au dernier excès les théories libertaires et individualistes de Proudhon, ne formaient pas, à proprement parler, une organisation politique. Sans discipline, sans cohésion, c'étaient des fanatiques ou des brigands, qui ne pouvaient agir qu'isolément, par impulsion personnelle, et étaient condamnés à faire toujours plus de bruit que de besogne. Du reste, leurs discours et leurs actes, d'une brutalité odieuse et absurde, étaient moins de nature à détruire qu'à consolider, par d'inévitables réactions, les institutions même auxquelles ils s'attaquaient. Ajoutons qu'ils étaient beaucoup moins portés à s'en prendre aux prêtres qu'aux capitalistes et aux bourgeois, et que ce n'était certainement pas à l'Église qu'ils paraissaient le plus en vouloir.

Le parti socialiste, décimé, découragé quelque temps en France par la répression de la Commune et par la loi de 1872 sur l'Internationale, s'était lentement, mais fortement reconstitué depuis que Jules Guesde (en 1876) lui avait apporté l'évangile selon Karl Marx. L'amnistie de 1880 lui avait été grandement profitable. Le Collectivisme, comme on dirait maintenant, était devenu en peu d'années une secte importante, qui, déjà représentée à la Chambre de 1885 par quelques-uns de ses membres, y en avait fait entrer assez en 1889 pour que l'on tilt dans certains cas obligé de compter avec elle. Il est vrai qu'elle se réduisait le plus souvent à l'impuissance par ses divisions. Les Collectivistes purs ou Guesdistes d'une part, les Possibilistes ou Broussistes de l'autre, se faisaient en effet une guerre acharnée.

Les socialistes de l'une et de l'autre école étaient, il est vrai, non seulement des anticléricaux, mais des antichrétiens déterminés. L'idée religieuse était exclue de leurs théories. Matérialistes ou Positivistes résolus, ils voulaient que l'ouvrier fit son paradis sur la terre et repoussaient toute direction sacerdotale comme un charlatanisme et une duperie. Mais ils n'étaient point tous convaincus pour cela que la question capitale, la première de toutes à résoudre, fût celle du Concordat et que leur programme entier dût être subordonné à cette solution. Et même, depuis que, les années s'ajoutant aux années, ils avaient vu la République, malgré son triomphe, reculer devant les réformes sociales qu'ils exigeaient comme minimum[2] pour l'amélioration de la classe ouvrière, ou les leur mesurer avec une parcimonieuse et méfiante circonspection[3].

Ils semblaient ne plus attacher autant d'importance qu'autrefois à la question religieuse. Quelques-uns commençaient à dire que les républicains bourgeois n'agitaient constamment cette dernière que pour avoir un prétexte de renvoyer à plus tard, c'est-à-dire aux calendes grecques, la vraie réforme, celle qui par-dessus tout leur tenait au cœur, celle du travail et du capital. Sans faire bon marché de la première, ils admettaient assez volontiers qu'elle fût ajournée. Guesde et ses partisans, dans leur programme minimum de 1880, avaient demandé hautement la suppression du budget des cultes et la confiscation des propriétés monastiques. En 1889, au Congrès ouvrier international de Paris, ils passaient la question sous silence. Les Possibilistes, à la même époque, en faisaient autant. Certains socialistes croyaient même expédient de faire bon visage au Catholicisme social, pour se servir de lui ; et l'on devait voir deux ans plus tard de prétendus socialistes chrétiens, voire même de purs et simples cléricaux, coopérer dans le Nord à l'élection du gendre de Karl Marx, le collectiviste Lafargue.

En réalité la séparation des Églises et de l'État n'était voulue sérieusement, prêchée, réclamée d'une façon constante et méthodique que par le parti radical. Mais ce parti, qui n'avait jamais eu la majorité dans le Parlement, payait depuis quelque temps certaines fautes de tactique et certaines maladresses. Les élections de 1885 et de 1889 l'avaient quelque peu affaibli au Palais-Bourbon. Ajoutons que tous ses membres ne portaient pas la même énergie, la même résolution dans la campagne séparatiste. Quelques-uns, sans renoncer aux principes, reculaient devant leur application immédiate. Si des hommes comme Clemenceau ou Camille Pelletan affirmaient et croyaient encore que la séparation était non seulement désirable, mais d'exécution facile et sans danger, beaucoup d'autres, arguant de l'agitation que le parti clérical avait fomentée dans tout le pays à la suite des lois scolaires et de la part qu'il avait prise à l'aventure boulangiste, s'exagéraient singulièrement les difficultés et les périls de l'entreprise. Floquet continuait à parler beaucoup et agissait peu. Goblet, qui passait sa vie à désirer ou à regretter le pouvoir quand il ne l'exerçait pas, reprochait aux gouvernants leur inaction, sans se souvenir que lui-même n'avait guère fait avancer la question. Freycinet, que les radicaux avaient eu si longtemps le tort de prendre pour un des leurs, n'avait au fond pour programme que de rester ministre, en attendant la présidence de la République. Sa politique ne consistait qu'à louvoyer entre tous les partis, à faire valoir ses services à tous, même à. celui de l'Église, qu'il ne menaçait jamais que pour obtenir plus sûrement son alliance. Brisson, incapable de toutes ces compromissions, avait atermoyé en 1885 ; il atermoyait encore. Bref, les radicaux hors du pouvoir étaient impuissants. Au pouvoir ils ne différaient guère des opportunistes ; ce qui faisait dire à Clemenceau : On m'accuse d'avoir renversé bien des ministères, je n'en ai jamais renversé qu'un : c'était toujours le même.

Si telle était l'attitude des radicaux ou soi-disant tels, il n'était pas étonnant que les opportunistes proprement dits, les hommes de l'école de Gambetta et de Jules Ferry, qui formaient encore dans les Chambres le gros du parti républicain et qui depuis dix ans n'avaient presque pas quitté le pouvoir, où ils étaient encore[4], se montrassent moins hardis et plus politiques.

La plupart d'entre eux avaient été effrayés au dernier point par le Boulangisme. Cette coalition nouvelle des ennemis de la République était à leurs yeux surtout l'œuvre de l'Église. Plus elle avait secoué la République, plus elle l'avait mise en danger, plus ils avaient tremblé pour elle, et plus ils se disaient que l'Église était décidément une puissance à ménager ; que, si on la poussait à bout, elle mettrait la France à feu et à sang ; que, si elle n'avait pas réussi en 1889, elle pourrait une autre fois être plus heureuse. Ils répétaient complaisamment le mot de Gambetta sur la Séparation : Ce serait la fin du monde...[5] Aussi étaient-ils moins que jamais disposés à s'y prêter. Le Concordat devenait pour eux un dogme, une arche de salut, la plus sûre garantie de la paix et des libertés publiques, le seul moyen pratique et efficace de contenir le cléricalisme. Il fallait, à leur sens, l'appliquer — ainsi que les Articles organiques — sans faiblesse, mais sans provocations, sans rigueurs, sans tracasseries. La même nécessité s'imposait pour les lois nouvelles qui, depuis 1880, avaient excité à si haut point les fureurs cléricales. Sans doute ces lois étaient intangibles. Jules Ferry, Spuller, bien d'autres encore ne perdaient aucune occasion de le répéter. Ils en étaient bien convaincus. Ils étaient bien résolus à les défendre. Mais ce qu'ils disaient aussi, c'était que, dans la pratique, il fallait y apporter des ménagements pour qu'elles parussent moins odieuses au parti de l'Église et qu'il s'y accoutumât plus doucement.

Or c'était là justement le difficile. Jusqu'à quel point fallait-il se montrer accommodant, fermer les yeux sur les infractions aux lois susdites ? D'aucuns pouvaient trouver que l'indulgence et la complaisance de nos gouvernants allaient parfois jusqu'à la complicité. Des ministres comme Tirard, Spuller, Fallières, un président de la République comme Carnot, étaient certainement incapables de trahison. Mais nos hommes d'État et leurs amis politiques ne devenaient-ils pas peu à peu, par infiltration lente et insensible d'influences ambiantes, les agents inconscients de cette réaction qui devait plus tard s'intituler l'esprit nouveau ? En y regardant de près on était obligé d'en convenir, et on se l'explique assez aisément.

Cette évolution des opportunistes dans le sens conservateur provenait d'abord pour une bonne part de la peur que leur faisait le socialisme chaque jour grandissant. Le péril est à gauche, avait dit Jules Ferry. Pour le combattre, d'excellents républicains — qui n'avaient point certes envie de cesser de l'être croyaient bon de ménager dans une certaine mesure cette grande puissance de l'Église, qu'ils regardaient comme essentiellement conservatrice, et de ne pas la pousser à bout par de mauvais traitements, afin de pouvoir au besoin se servir d'elle. Qu'on lui donnât à entendre de temps en temps, quand elle se faisait trop récalcitrante ou trop provocante, que le Concordat n'était pas éternel, qu'on ne pourrait pas toujours le défendre, c'était là de leur part pure tactique, et ils étaient bien résolus à en éviter la rupture.

Mais ce n'était pas la seule peur du socialisme qui attiédissait ainsi les républicains de gouvernement. Depuis dix ans, ces hommes politiques avaient cessé de faire partie de l'opposition. Ils étaient dans les affaires. Ils y avaient rencontré plus de difficultés qu'ils n'en soupçonnaient jadis, ce qui les avait rendus plus circonspects et moins hardis. De plus — et c'est là peut-être ce dont il faut le plus tenir compte —, ils s'étaient mis en contact avec le personnel des grands services publics, encore tout imprégné soit de l'esprit de l'Empire, soit de l'esprit réactionnaire de l'Ordre moral ; et comme ils avaient besoin, vu leur inexpérience, de faire leur éducation administrative, ils avaient gardé pour initiateurs ces- serviteurs de régimes déchus et n'avaient pas osé s'en débarrasser. Le personnel des bureaux dans les ministères n'a, même de nos jours, qu'une tendresse peu passionnée pour les institutions républicaines. A plus forte raison ne les servait-il pas de tout cœur en 1889. La force d'inertie opposée par lui. sans résistance ouverte, aux ministres les mieux intentionnés, paralysait trop souvent la bonne volonté de ces derniers. Les fonctionnaires ou aspirants aux emplois publics étaient aussi souvent desservis ou écartés par le mauvais vouloir sournois des bureaucrates. Ports de leur instruction technique et de leur expérience professionnelle, les directeurs et les chefs de bureaux faisaient la leçon aux ministres, qui généralement ne voyaient que par leurs yeux et peu à peu finissaient par s'inspirer de leurs prédilections, comme de leurs préventions et de leurs répugnances. L'influence ecclésiastique était ainsi encore fort puissante dans les ministères. Par suite, elle l'était toujours dans la plupart des grands services publics et particulièrement dans ceux d'où il eût été le plus important qu'elle fût exclue.

Dans l'armée, grâce à l'École de Saint-Cyr et même à l'École polytechnique, où dominait de plus en plus l'esprit des Jésuites, le haut commandement et la grande majorité du corps des officiers étaient manifestement sous la coupe de l'Église. Ce n'était un mystère pour personne qu'un officier libre-penseur et républicain était suspect à ses chefs et condamné à végéter indéfiniment dans les grades inférieurs. Dans la marine c'était pis encore. En certaines administrations financières, comme celle de l'enregistrement, on était également bien pensant, et ainsi s'expliquaient bien des complaisances dont les congrégations réfractaires aux lois fiscales bénéficiaient insolemment depuis tant d'années. La magistrature, malgré la prétendue épuration de 1883, se montrait encore par trop désireuse de ne pas déplaire à l'Église. Il n'était pas jusqu'à l'Université qui ne fût elle-même quelque peu contaminée et qui ne le devint chaque jour davantage. L'enseignement secondaire, grâce à un corps d'inspecteurs généreux et de recteurs dont beaucoup voyaient de fort mauvais œil qu'un professeur se dit républicain, et surtout anticlérical, évitait par ordre tout ce qui, soit en philosophie, soit en histoire, pouvait éveiller les ombrageuses susceptibilités du clergé. A l'École Normale, Brunetière, qui était déjà sur les chemins de la croyance, divinisait Bossuet et enseignait que Voltaire, démodé, ridicule, avait fait son temps ; Ollé-Laprune, âme d'apôtre, anathématisait le positivisme et toute doctrine s'écartant du spiritualisme chrétien. A la Sorbonne, aussi, l'on ménageait fort l'Église. Les uns la ménageaient par conviction, d'autres pour ne pas déplaire à l'Institut, où la libre-pensée était trop souvent regardée chez les candidats comme un vice rédhibitoire. L'Académie française, avec son grand prestige, exerçait dans tous les mondes, et jusque dans le monde politique, une attirance qui n'était pas sans produire chez certains hommes distingués, qu'on aurait cru plus fermes, d'inconscientes capitulations de conscience. Freycinet, qui mourait d'envie de s'asseoir sous la coupole et qui n'allait pas tarder à jouir de cet honneur, n'eût pas commis la faute de manquer de respect à l'Église. Challemel-Lacour, dont l'éloquence acerbe et hautaine avait jadis, vers 1875, si fort exaspéré les hommes noirs, en adoucissait les angles, sans s'en douter, et s'étudiait à la rendre moins amère. Il n'était pas jusqu'à l'honnête et bon Spuller qui, piqué lui aussi de la tarentule académique, n'admirât Bossuet un peu plus que de raison et ne devînt chaque jour plus respectueux pour la religion — tout en se montrant toujours, il faut le dire, loyalement réfractaire à toute idée de conversion.

Tous nos hommes d'État étaient, du reste personnellement travaillés par les hommes d'Église, qui, les fréquentant depuis quelques années, s'étudiaient de leur mieux à les enguirlander et à les gagner. L'exercice du pouvoir les avait mis forcément en contact avec les évêques. Spuller, que nous citions plus haut, avait vu, pendant son passage au ministère des Cultes, et voyait encore parfois s'approcher de lui, depuis qu'il siégeait aux Affaires Étrangères, des prélats qui le flattaient, qui lui faisaient croire qu'il était théologien comme eux et qu'ils étaient philosophes et éclairés comme lui-même. Ils lui représentaient, comme jadis à Gambetta, quelle gloire ce serait pour lui que de jouer avec succès entre la République et l'Église le rôle de pacificateur. Et il se laissait aller à cette illusion, se disant du reste que désarmer de pareils adversaires serait rendre le plus signalé service au régime politique qu'il servait sans arrière-pensée, de toute son âme. Il se félicitait d'avance de la désorganisation des partis monarchiques, qui, abandonnés par le clergé, seraient évidemment réduits à la plus ridicule impuissance. Au fond, et malgré ce qu'il lui restait de réelle finesse d'esprit, il ne voyait nullement qu'il se jouait à plus fin que lui et qu'en dernière analyse il serait dupe. D'autres, comme Constans, bien plus sceptique et plus madré, bien moins capable de se laisser séduire et attendrir, faisaient les bons apôtres auprès des évêques et s'efforçaient de les berner par la fausse rondeur de leurs protestations de tolérance et de modération. Ledit Constans employait ainsi le temps de sa villégiature dans l'Aveyron à enguirlander Bourret, évêque de Rodez, prélat fort estimé de Léon XIII, qui faisait semblant de le croire et se promettait bien d'exploiter de son mieux, au profit de l'Église, le ministre de la République.

Bref, nos gouvernants souhaitaient de tout cœur que l'Église se ralliât à la République. Ils le souhaitaient, non seulement dans une pensée d'apaisement intérieur, mais aussi parce qu'à leur sens ce rapprochement devait être également au dehors très profitable aux intérêts français. Le protectorat des missions catholiques à l'étranger, particulièrement en Chine et dans l'empire ottoman, leur tenait passionnément au cœur. C'était à leurs yeux comme un dogme intangible et sur lequel, pas plus que naguère Gambetta lui-même, ils.ne voulaient admettre aucune discussion. Ils ne savaient pas ou ne voulaient pas voir ce qu'il y avait d'illusoire, de creux, et souvent de dangereux pour notre pays dans ce protectorat, qui ne nous rapportait généralement rien, que des complications diplomatiques ou des guerres ruineuses, et ne pouvait être profitable qu'au Saint-Siège. Et persuadés que nous ne pourrions pas le conserver malgré le pape, ils n'en étaient que plus portés à ménager l'homme du Vatican, qui, malicieusement, s'amusait de temps en temps à leur faire craindre qu'il ne songeât à le leur enlever.

Il n'était pas enfin jusqu'à l'alliance russe, que rêvaient et préparaient alors si activement nos hommes d'État, qui ne fût à leurs yeux un argument de plus en faveur d'un rapprochement avec l'Église. hypnotisés, comme tout le peuple français, par ce rapprochement qui avait un faux air de revanche, ils ne voulaient pas voir ce qu'il y avait d'illusoire, de coûteux et de peu honorable pour la République dans un tel pacte avec un gouvernement odieux, ruiné, pourri, comme l'empire des tsars. Ils partageaient la folie du peuple français ; et, comme ils voulaient à tout prix la dite alliance, ils se disaient que la France, pour mériter un tel honneur, devait par-dessus tout s'abstenir de toute allure révolutionnaire et antichrétienne, et que le pieux autocrate de toutes les Russies lui saurait gré de se montrer respectueuse de l'Église et des idées religieuses.

On voit quelles multiples raisons les opportunistes au pouvoir croyaient avoir pour se rapprocher de l'Église. Ils se disaient du reste que, s'ils ne provoquaient pas le ralliement du clergé, on s'ils ne s'y prêtaient pas, il pourrait bien ne pas tarder à se former en dehors d'eux un parti nouveau qui, tout en conservant l'étiquette et certaines formes républicaines, leur escamoterait un jour le gouvernement et le ramènerait sensiblement au conservatisme. Il y avait effectivement des républicains catholiques, comme les Bérenger, les Renault-Morlière, les Aynard, qui, incapables de transiger sur les questions religieuses, souhaitaient un gouvernement respectueux avant tout de ce qu'ils regardaient comme les droits de l'Église. Qu'arriverait-il si certains politiques avisés se détachaient de la droite et, leur promettant un gouvernement en rapport avec leurs croyances, déclaraient se rallier ouvertement à la forme républicaine qui leur était chère ? Or, c'était justement l'évolution qui, vainement essayée par Raoul Duval en 1887, était sur le point de s'opérer sous la direction d'un manœuvrier parlementaire ingénieux, subtil et hardi, le député Piou[6], qui esquissait à ce moment même le programme d'une droite constitutionnelle, destinée dans sa pensée à remplacer la République des lois scélérates par une République essentiellement conservatrice — en attendant une monarchie.

Piou et ceux de ses amis qui commençaient à le suivre étaient des conservateurs avisés, pratiques, qui, las de piétiner sans profit depuis tant d'années dans l'opposition et reconnaissant, après l'avortement de l'entreprise boulangiste, que la République ne se laisserait pas prendre d'assaut, jugeaient maintenant opportun de s'y introduire à l'amiable, moyennant le mot de passe, pour tâter enfin du pouvoir. Ils se disaient que, le peuple français étant féru de l'idée républicaine, il était sage de s'accommoder pour un temps de cet enfantillage et de se proclamer enfin, eux aussi, républicains. Une fois dans la place, il leur serait plus aisé de parvenir aux affaires. Que fallait-il pour cela ? Faire de bonnes élections ; ils en feraient grâce à leur nouvelle étiquette républicaine. Et alors, soit qu'ils maintinssent la République, soit qu'ils refissent la monarchie, ils feraient tout au moins et très certainement de la politique conservatrice et selon le cœur de l'Église.

Tel était bien leur programme, et tel était leur espoir. Mais en bonne foi, quelle confiance pouvaient inspirer à une nation sincèrement républicaine et qui commençait à savoir lire, ces détracteurs et ces ennemis acharnés de la République, qui hier encore conspiraient ouvertement sa ruine et qui, manifestement, ne l'acclamaient que du bout des lèvres, en formules équivoques, pleines de réserves et d'arrière-pensées ? Une conversion si récente et si visiblement intéressée ne pouvait qu'éveiller les soupçons du peuple. La masse républicaine n'était pas disposée à les suivre et elle avait bien raison.

D'autre part, le gros des forces conservatrices et de la droite parlementaire n'était guère d'humeur à les approuver et à les imiter. Il y avait là des politiques tout d'une pièce, auxquels répugnaient les palinodies et les doubles jeux et qui jugeaient du reste parfaitement inutiles toutes les finesses de Piou et de ses amis. Certains, comme Cassagnac, préféraient l'Empire, et, à défaut de l'Empire, le n'importequisme monarchique à la République, qui était toujours à leurs yeux la gueuse, digne de tous les mépris, et qu'ils auraient rougi d'accepter, ne fût-ce que de nom. Bons catholiques, ou se croyant tels, ils n'admettaient pas qu'une République quelconque pût se concilier en France avec le catholicisme. La République, à leur sens, ne se laisserait pas prendre au jeu des ralliés, qui seraient simplement pris pour dupes et, finalement, bafoués. D'autres, comme le comte de Mun, catholiques avant tout, étaient sans doute bien disposés à faire fléchir au besoin leurs préférences royalistes, quoi qu'il pût leur en coûter. Mais ils ne reconnaissaient qu'au pape, chef infaillible de l'Église, le droit de disposer de leur conscience politique et d'exiger d'eux un pareil sacrifice. Tant que le pape ne leur en aurait pas donné l'ordre, ils resteraient royalistes. Enfin la droite comptait un grand nombre d'Orléanistes purs, qui étaient par-dessus tout des politiques et qui subordonnaient tout à l'avènement de leurs princes. Sans doute ils se déclaraient tous conservateurs et catholiques, et ils l'étaient de bonne foi. Ils avaient fait de grands sacrifices à l'Église pour conserver son alliance. Ils étaient prêts à lui en faire encore, parce qu'ils jugeaient sa collaboration on ne peut plus précieuse à leur cause. Mais ils n'admettaient pas, par contre, que l'Église pût se séparer d'eux, et ils s'efforçaient de lui démontrer, ainsi qu'aux futurs transfuges du groupe pioutiste, qu'un seul régime en France, la royauté, était capable de garantir les droits de la religion.

Restait à savoir ce que pensait l'Église, et si elle était ou non disposée à se rallier.

 

II

Tout récemment encore, le clergé catholique français s'était jeté à corps perdu dans l'aventure boulangiste et, comme aux beaux jours de l'ordre moral, avait fait ardemment campagne avec les pires ennemis de la République. Tout mauvais cas est niable et certains prêtres le contesteraient volontiers aujourd'hui. Mais d'autres ont plus de franchise. Nous vîmes alors, dit l'abbé Naudet[7], les meilleurs d'entre nous accorder leur confiance à un politicien d'aventure qui s'était entouré de tous les rastaquouères, de tous les hébreux, de tous les cosmopolites qu'il avait pu ramasser en chemin... L'ingérence du corps ecclésiastique dans les dernières élections avait été si manifeste et si criante que le Gouvernement avait dû frapper trois cents prêtres de la suspension de leurs traitements. Et certes il aurait pu en frapper bien davantage. C'était au fort de la crise, en août 1889, que venait de se constituer à Paris, dans la basilique de Montmartre, devenue le quartier général de la contre-révolution, la Fédération internationale du Sacré-Cœur, qui avait manifestement pour but de centraliser les efforts du monde catholique contre les sectaires, c'est-à-dire en particulier contre les Français assez malaisés pour préférer la France libre et sécularisée à la France garrottée et cléricalisée d'autrefois. Déjà un très grand nombre d'œuvres de propagande et de sociétés militantes[8] fondées pour le service de l'Église avaient adhéré et s'étaient affiliées, c'est-à-dire inféodées, à l'organisation nouvelle. En somme c'était une formidable croisade, sur laquelle les bienpensants avaient quelque temps fondé les plus audacieuses espérances.

Malheureusement pour eux le Boulangisme venait de tomber à plat, éclaboussant de ses ridicules et de ses hontes ses complices ecclésiastiques, non moins que ses fauteurs purement politiques. Ces pieux conspirateurs, un peu confus d'une telle déconvenue, avaient peine sur le moment à reprendre leurs esprits. Il semblait qu'ils manquassent maintenant de boussole et de direction. Le mot d'ordre et la discipline leur faisaient défaut. Et l'on voyait le clergé français, jusqu'alors relativement uni, se diviser en deux camps adverses, dans l'un desquels allait être arboré le drapeau du ralliement, tandis que celui de la réaction et de la contre-révolution devait continuer à flotter sur l'autre.

La tendance de certains membres du clergé à se rapprocher de la République n'était pas tout à fait nouvelle ; mais elle ne s'était manifestée jusque-là que discrètement et timidement. Elle ne craignit plus de s'afficher quand il devint évident que la République ne pouvait décidément être culbutée d'un coup d'épaule et que, n'ayant pu triompher d'elle par les moyens de force, on ferait peut-être mieux de recourir à des procédés plus insinuants. Il y avait dans les rangs moyens et inférieurs du clergé séculier quelques prêtres jeunes, entreprenants, ambitieux, peu gênés par les scrupules et de tempérament combatif, qui, à force de lire des journaux, s'étaient dit qu'ils seraient bien capables d'en faire et dont la faconde batailleuse et populacière se sentait mieux à son aise dans une tribune de réunion publique que dans une chaire de paroisse. C'étaient des fils de paysans, robustes et sanguins, jaloux de l'aristocratie de naissance comme les curés de 89, peu soucieux de vieillir obscurément sous la férule des évêques dans l'accomplissement ingrat de leurs devoirs sacerdotaux et séduits par l'espoir d'arriver promptement, en dehors de la hiérarchie, grâce aux suffrages de la démocratie, à la notoriété, à la puissance, aux honneurs. En d'autres termes, il y avait des prêtres politiciens qui se disaient que, la République ne pouvant être renversée, pour le moment, du moins, le meilleur parti à prendre était de s'offrir à elle, de s'emparer d'elle pour la rendre bien cléricale, en attendant l'occasion de la supprimer. Aboyeurs et folliculaires effrontés, passés maîtres dans l'art de toutes les réclames, ils étaient capables de faire sinon beaucoup de besogne, du moins beaucoup de bruit[9]. Du reste, ils ne marchaient pas seuls dans la voie nouvelle. Des moines, beaucoup de moines s'y engageaient avec eux, plus hardis, plus tapageurs peut-être, et à coup sûr moins sincères encore. Le parti que leurs devanciers du XVIe siècle, au temps de la Ligue, avaient su tirer des passions populaires, leur revenait à l'esprit et leur servait d'encouragement. Certaines congrégations remuantes, riches, que nous avons déjà eu l'occasion de signaler dans la première moitié de cet ouvrage, prenaient de plus en plus pour tactique de se rallier à la République, afin de l'envelopper plus sûrement. Elles se disaient qu'elles avaient tout à gagner à flatter dans une certaine mesure un gouvernement qui eût pu les anéantir et qui, au contraire, après les prétendues expulsions de 1880, les avait si paternellement laissé se reconstituer, fermant les yeux avec bonhomie sur toutes leurs intrusions, toutes leurs usurpations, toutes leurs violations de la loi. Elles comprenaient fort, bien qu'existant par pure tolérance, il eût été imprudent à elles de heurter de front la République, qui eût pu se fâcher et les mettre un peu brusquement à la raison. Parmi ces congrégations, celle des Assomptionnistes qui, pauvre à ses débuts, remuait maintenant les millions, ne se bornait plus, depuis longtemps, à organiser des pèlerinages, provoquer des miracles et exploiter saint Antoine de Padoue[10]. Elle se faisait aussi de la Croix, journal populaire qu'elle répandait partout, un levier pour soulever les masses et attirer à la bonne cause, au nom de la République, le suffrage universel. Un prêtre normand, vigoureux, subtil et peu timide, l'abbé Garnier, était depuis quelques années entré à son service. Grâce à lui la Croix, secondée par les feuilles auxiliaires de même nom qui venaient d'être créées dans un grand nombre de diocèses, avait pris une immense extension. La librairie de la Bonne Presse, par ses tracts, ses pamphlets, ses brochures de circonstance, répandait aussi partout l'influence populacière et envahissante des Assomptionnistes. A côté de cet ordre, celui des Dominicains, avec ses prêcheurs, déclarait également n'avoir que tendresse pour la République, à condition, bien entendu, qu'elle se jetât dans les bras de l'Église. Le Père Didon, rentré d'un long exil, reparaissait en chaire et sonnait lui aussi, à certains jours, la fanfare du ralliement. Il n'était pas enfin jusqu'aux Jésuites qui, avec beaucoup plus de réserve et de sous-entendus, il est vrai, ne se déclarassent parfois aussi prêts à s'accommoder de la République.

Mais ce que voulaient les ralliés de l'Église, comme ceux du royalisme, ce n'était pas seulement lui faire savoir qu'ils l'acceptaient. C'était s'emparer d'elle par les élections. Or la plupart des prêtres et des moines démocrates, gens avisés et fort pratiques, ne se dissimulaient pas qu'il leur faudrait autre chose que des professions de foi religieuse pour gagner le suffrage universel. Certains d'entre eux, comme l'abbé Naudet, qui n'a pas craint depuis de l'écrire fort nettement dans un de ses livres[11], se rendaient fort bien compte que les masses ouvrières ne s'intéressaient que fort peu à la religion et ne s'intéressaient nullement aux prêtres. Pour capter leurs suffrages il fallait donc leur parler d'autre chose que du bien de l'Église et du salut éternel. L'amélioration matérielle du sort des travailleurs, en d'autres termes la réforme sociale, telle allait être bientôt la plateforme des abbés démocrates. Et une partie du clergé, pour avoir mis le pied sur le terrain de la République, glissait ainsi complaisamment sur la pente qui mène au socialisme.

On était loin maintenant des Unions de la Paix par lesquelles le catholique Le Play avait convié les ouvriers à se laisser chrétiennement diriger par des patrons dans des corporations chrétiennes où régnerait le laissez-faire si cher aux économistes ; bien loin aussi de cette Union des associations catholiques imaginée jadis par de Ségur[12] et qui n'était que l'embrigadement systématique des travailleurs par les évêques pour la propagation des idées chrétiennes ; bien loin enfin de ces Comités et de ces Cercles catholiques par lesquels de Mun et la Tour du Pin s'étaient efforcés de discipliner et de christianiser les ouvriers sous la direction des riches et des bien pensants. Toutes ces œuvres végétaient et, en somme, avaient échoué devant la méfiance des ouvriers. L'Union catholique des patrons du Nord, avec Notre-Dame de l'Usine[13], ne leur inspirait non plus qu'aversion et soupçons, parce qu'ils n'y voyaient qu'une entreprise de la classe capitaliste et du clergé sur leurs libertés et leurs intérêts. Que fallait-il donc pour leur plaire et les gagner ? Il fallait, disaient les abbés démocrates, aller à eux directement, sans intermédiaire, ne plus leur proposer de patrons et de bienfaiteurs, leur parler non plus de charité, mais de justice sociale, les instruire moins de leurs devoirs-que de leurs droits, mettre hardiment en avant l'intervention de l'État dans la réglementation du travail, exiger pour eux un minimum de salaire, une limitation de la journée de travail, un repos hebdomadaire obligatoire, enfin, tout en se défendant toujours de tomber dans le socialisme, puisqu'il était condamné par l'Église, faire en réalité du socialisme, tout comme les Guesdistes et les Possibilistes. Dès 1888 l'abbé Fesch avait ouvert la voix en réclamant dans une brochure retentissante le Respect de l'ouvrier. L'abbé Lemire[14] préludait dans le Nord à son apostolat pour le Bien de famille insaisissable. L'abbé Naudet, l'abbé de Pascal, d'autres encore s'essayaient aussi au rôle de propagandistes des idées nouvelles. Bref, grâce à eux, le Catholicisme Social germait et allait éclore dans les profondeurs du clergé, en attendant que le chef de l'Église daignât s'attacher lui-même à le faire grandir.

La réforme de la législation ouvrière n'était pas, du reste, la seule attrape au moyen de laquelle les sociaux de couvent et de sacristie espérassent enjôler l'âme du prolétaire. Il en était une autre, bien plus grossière et moins légitime, sur laquelle ils ne comptaient pas moins. Je veux parler de l'antisémitisme, c'est-à-dire de la guerre au Juif, qu'ils fomentaient de leur mieux depuis le krach de l'Union générale — qui leur avait été si sensible —, par la plume et par la parole, dans la louable intention de déchaîner en France la persécution, le meurtre et la guerre civile. L'Israélite, qui avait le double tort d'être riche et de n'être pas chrétien, était signalé par eux et par les folliculaires à leurs gages à la convoitise et au fanatisme populaire avec une inlassable et diabolique persévérance. Dépouiller, chasser, exterminer le Juif était, à les entendre, un des moyens, et non des moins recommandables, de résoudre la question sociale. On verra dans la suite de cet ouvrage le mal qu'ils réussirent à faire dans notre pays par cette abominable campagne.

Cependant ces démagogues sacrés se faisaient, en somme, grandement illusion ; et les événements devaient leur apporter plus tard de cruelles déceptions, qu'ils eussent pu prévoir s'ils eussent mieux connu leur temps et leur pays. Ils croyaient le peuple imbécile, ce en quoi ils se trompaient. Le prolétaire français voulait sans doute passionnément des réformes sociales. Mais il aimait mieux les devoir simplement aux pouvoirs publics, qui les lui donneraient gratuitement, sans lui rien faire perdre des libertés acquises, qu'à une Église intolérante, autoritaire, qui en retour de son appui lui demandait de s'inféoder sans réservé à ses dogmes et à ses lois. D'autre part, nombre de bons esprits, surtout dans les classes moyenne et supérieure de la société, pensaient que l'antisémitisme pouvait produire, en somme, beaucoup plus de mal que de bien. Faire la guerre au capital juif, c'était donner aux pauvres gens l'idée de la faire à tous les capitaux, et, par suite, inspirer aux bourgeois et conservateurs de toute religion des inquiétudes aussi vives que légitimes. On voit par là que, si les abbés et les moines démocrates n'avaient que peu de chances d'entraîner les masses populaires, ils en avaient certainement moins encore de séduire les classes dites dirigeantes et l'aristocratie.

Leurs chances de succès étaient, en réalité, d'autant moindres que, dans l'Église même, la très grande majorité de l'épiscopat et, par suite, du clergé séculier qui lui obéissait étaient résolus à ne pas les suivre. Sans doute quelques prélats, comme Meignan ou Juteau, se signalaient en toute occasion par un loyalisme constitutionnel dont la République n'avait qu'à les louer ; encore leur républicanisme n'était-il guère qu'une sorte de neutralité politique, et leur ralliement se bornait-il à détourner leurs prêtres de se jeter dans les polémiques ou dans les luttes électorales ; ils n'aimaient guère surtout que leur clergé traitât la question sociale et la laissaient pour leur compte volontiers de côté. En somme ils n'étaient pas beaucoup plus d'une douzaine. Tous les autres évêques manifestaient une constante aversion non seulement pour le socialisme, mais pour la République. Et l'on s'explique aisément leur état d'esprit quand on se représente leur origine et le milieu où ils aimaient à vivre.

Notons tout d'abord que la plupart de nos évêques étaient fort loin de briller par la supériorité de l'esprit et du caractère. L'administration des cultes, sous le très positif et très habile Dumay, les aimait mieux médiocres et les choisissait systématiquement tels, estimant sans doute que l'État, s'il devait avoir à les combattre, avait intérêt à ce qu'ils ne fussent ni de trop haute intelligence ni de trop grand cœur. C'étaient presque tous gens de naissance obscure, sans liens puissants de famille. Et l'on comprend du reste que des candidats trop haut apparentés, fiers de leurs attaches, de leur fortune, tenant par tradition et par point d'honneur aux partis anti-républicains, fussent peu disposés aux courbettes et aux protestations souvent un peu plates de loyalisme républicain dont n'étaient pas avares ces parvenus du bas clergé, qui généralement faisaient solliciter pour eux leurs députés ou leurs sénateurs et ne ménageaient pas les promesses de fidélité au régime établi jusqu'à la signature du décret qui les appelait à l'épiscopat. Après, c'était différent. Certains restaient encore corrects quelques années, tant qu'ils avaient chance de devenir archevêques ou cardinaux. Mais la plupart, une fois pourvus de la mitre, inamovibles, sortis de la dépendance d'un gouvernement qui ne pouvait ni les révoquer ni les suspendre et n'avait guère pour répondre à leurs incartades que l'insignifiant et ridicule recours pour abus, ne tardaient pas à faire les importants et à le prendre de haut avec la République. En général, plus ils étaient partis de bas, plus ils recherchaient la société des nobles et des riches, plus ils aimaient à fréquenter les châteaux où, décrassés par la grâce de Dieu de leur rusticité, ils trônaient avec délices, en con vives de marque, à la place d'honneur. Quelques-uns même, à force de fréquenter les marquises, en arrivaient à se croire nobles et jouaient les bourgeois gentilshommes, comme le vieux Richard, archevêque de Paris, qui se faisait appeler de Lavergne et exhibait avec complaisance les armes de son illustre maison.

Qu'on ne croie, pas d'après ce qu'on vient de lire, que nos évêques fussent de simples naïfs et ne visassent qu'à la gloriole. Il leur fallait des avantages plus palpables et, s'ils fréquentaient si volontiers la noblesse, c'était pour en recevoir autre chose que des honneurs. Réduits à la portion congrue du Concordat (dix mille francs) et à la mense épiscopale, ils auraient fait maigre figure dans le monde. Or il n'était pas un prélat pourvu de relations convenables qui n'eût plusieurs centaines de mille francs à dépenser par an pour ses œuvres, pour ses entreprises politiques et pour ses besoins personnels. D'où tiraient-ils de si beaux revenus ? Uniquement des nobles et des gros bourgeois qui singeaient les nobles. Car le peuple, lui, ne leur donnait absolument rien. Or nobles et gros bourgeois étaient, à fort ; peu d'exception près, fervents royalistes, ou bonapartistes impénitents, en tout cas adversaires déterminés de la République. Et voilà pourquoi les fils de paysans devenus évêques se déclaraient les soutiens du trône en même temps que ceux de l'autel.

Croyez-vous par hasard, disait l'un d'eux dans un accès de franchise, que mon diocèse se compose de communes ? Erreur. Il se compose de cent cinquante châteaux qui entretiennent mes œuvres. Le reste est une charge, rien de plus. Dans vingt-cinq châteaux, je trouve le portrait du prince Victor, et je salue ; dans vingt-cinq autres, je vois la photographie du prince impérial et du comte de Paris mariés en un seul cadre ; je m'incline deux fois. Dans les cent autres la famille d'Orléans règne seule ; je salue trois fois. Mais partout je trouve aide pour mes écoles, pour mes pauvres. Et je n'ai ce bonheur que dans les trois milieux dont je viens de vous parler. Comment voulez-vous que je devienne pioutiste ?...[15]

Hâtons-nous d'ajouter, pour être justes, que tous n'étaient pas monarchistes uniquement pour des motifs aussi peu relevés. Certains l'étaient aussi par conviction politique et doctrinale. Tels Cabrières (de Montpellier), Perraud (d'Autun) et surtout Freppel (d'Angers), qui soutenaient le bon combat contre la République pour l'amour des principes, plus encore que pour celui de l'argent. Suivant eux, en conscience, un catholique n'avait pas le droit de se rallier au nouveau régime ; la République n'était pas seulement une forme de gouvernement, c'était une doctrine et une doctrine antichrétienne. Les principes de 89 et les lois qui, logiquement, en étaient tirées, ne pouvaient se concilier avec les légitimes exigences de la religion, qu'ils tendaient manifestement, fatalement à détruire. C'était là on s'en souvient, la théorie tant de fois développée par le comte de Mun, et il faut bien convenir qu'elle était soutenable. Du reste, disait Freppel, et en se plaçant uniquement sur le terrain des résultats possibles, la politique du ralliement ne serait qu'un leurre pour ceux qui se laisseraient aller à la pratiquer ; on leur demanderait tout, on ne leur donnerait rien ; ils ne joueraient jamais qu'un jeu de dupes. Bref, il n'y avait qu'une conduite à tenir, conduite digne et correcte d'une part, intelligente et profitable de l'autre : combattre sans relâche la République et travailler au rétablissement de la monarchie.

A plus forte raison, des hommes comme l'évêque d'Angers ne donnaient-ils pas dans les fantaisies sociales d'un Fesch ou d'un Garnier. Conservateurs en politique, ils l'étaient également en matière économique et n'admettaient pas que les droits du capital fussent plus contestés que les droits du trône.

En somme, le clergé de France était, on le voit, profondément divisé, et l'on comprend combien, entres des partis si opposés, devait être grand l'embarras du pape.

 

III

Cet embarras était d'autant plus grave que Léon XIII, quoi qu'en aient dit ses thuriféraires et ses flatteurs, n'était ni un grand caractère ni un grand esprit, capable de dominer et de diriger les événements, comme tel pape illustre du moyen âge, ou seulement de les braver, comme le moderne Pie IX. C'était simplement un politique attentif, subtil et roué, un finassier dans toute la force du terme, capable non de les devancer, mais de les suivre de fort près, d'en démêler avec bon sens la nature, comme la portée immédiate et, sans trop se préoccuper d'un lointain avenir, d'en tirer du moins dans le présent quelque profit ou d'en atténuer les fâcheux effets dans la mesure du possible. Imitateur de Metternich plutôt que de Bismarck, il visait par dessus tout à gagner du temps et s'étudiait moins à reconstruire qu'à faire durer tant bien que mal la vieille machine dont la direction lui était confiée. Fort indifférent sur le choix des moyens, le mensonge et la contradiction ne lui coûtaient guère. Mais il avait la coquetterie de les dissimuler sous des subtilités de raisonnement et des artifices de rhétorique qui font de ses Encycliques de véritables œuvres d'art et qui eussent rendu jaloux les Sophistes de l'ancienne Grèce. Je plie et ne romps pas, telle aurait pu être sa devise. Les principes, qu'il exposait en si beau langage, étaient, à ses yeux, sacrés, et il ne les eût enfreints pour rien au monde. Mais il s'entendait merveilleusement à lés tourner, ce qui était sa manière de les respecter. Là était, il est vrai, parfois la difficulté. Mais c'était justement en de pareils jeux d'adresse qu'excellait sa virtuosité. Et il était du reste admirablement secondé par son alter ego, le secrétaire d'État Rampolla, diplomate souple et délié comme lui, porté comme lui aux moyens doux et qui, associé étroitement à sa politique depuis 1887, devait en être jusqu'à la fin du règne l'agent tout à la fois le plus intelligent, le plus souple et le plus fidèle.

On se rappelle qu'aux premiers temps de son pontificat Léon XIII n'avait guère parlé de la démocratie avec plus de bienveillance que son prédécesseur. L'Encyclique Inscrutabili, de 1878, condamnait en effet formellement non seulement la liberté moderne, le socialisme, la laïcité de l'État et de l'enseignement, le mariage civil, le divorce, mais aussi la souveraineté nationale, cette impiété nouvelle, inconnue même des païens, qui a fait dire que l'autorité publique tire son principe, sa majesté, sa force de commander, non de Dieu, mais de la multitude du peuple. Et depuis, il avait encore renouvelé fréquemment de pareils anathèmes[16]. En fait, il était et fut toujours porté de cœur vers la monarchie et n'aima jamais le régime populaire. Mais il n'était pas homme à bouder longtemps devant une République bien portante, surtout quand cette République s'appelait la France, c'est-à-dire la fille aînée de l'Église, la véritable vache à lait du Vatican. Il n'avait pas tardé à se dire que les nouvelles institutions pourraient bien durer dans notre pays plus que ne le croyaient.les anciens chevau-légers de l'Assemblée nationale. On l'avait vu coqueter avec Gambetta par l'intermédiaire du sceptique et accommodant Czacki. Un peu plus tard, tout en adressant confidentiellement à Grévy ses doléances, il n'avait pas été sans lui donner à entendre que la France nouvelle pourrait se bien trouver d'avoir accordé quelques satisfactions à l'Église. Avec Freycinet il avait joué au plus fin, et l'on se souvient du subtil maquignonnage dont la question des missions de Chine lui avait permis d'user vis-à-vis du gouvernement français vers 1885 et 1886. A plusieurs reprises il avait répété que l'Église ne condamnait en somme aucune forme de gouvernement et pouvait à la rigueur faire bon ménage avec toutes. En 1888, ne sachant trop comment tournerait l'aventure boulangiste et désireux de ne pas perdre les bonnes grâces de la République, qui pouvait, après tout, sortir victorieuse de la crise, il avait exposé avec une incomparable maestria dans l'Encyclique Libertas, que les libertés modernes, tant de fois anathématisées par lui, étaient toujours sans doute choses abominables et dignes des sévérités de l'Église, mais que néanmoins la dite Église, pour éviter un plus grand mal, savait les tolérer quand elle n'était pas la plus forte et ne pouvait pas faire autrement ; en d'autres termes que, s'il était avec le ciel des accommodements, il en était à plus forte raison avec son représentant sur la terre.

Il dut un an plus tard se féliciter hautement d'avoir écrit un style si accommodant et si politique. Effectivement, vers la fin de '1889, le Boulangisme était royalement battu, presque moribond. La République, une fois de plus, était triomphante. C'était le moment ou jamais d'amadouer le monstre et de l'amuser par des sourires. Il fallait à tout prix empêcher les représailles. Par dessus tout il fallait — et c'était la constante préoccupation de Léon XIII — prévenir, rendre impossible en France — ou retarder du moins indéfiniment — cette séparation de l'Église et de l'État que rêvaient toujours les doctrinaires de la République. Avec de la douceur, des procédés aimables, ce redoutable événement pouvait être pour bien longtemps conjuré. Et le malin pontife se disait même qu'il y aurait peut-être moyen d'obtenir davantage, par exemple l'abrogation ou la révision de ces Articles organiques dont, comme tous ses prédécesseurs depuis 1801, il rêvait d'affranchir l'Église de France. En tout cas, se rapprocher de la République et capter ses bonnes grâces, c'était la condition sine qua non de l'abolition ou de l'adoucissement de ces lois scélérates contre lesquelles depuis dix ans le Souverain pontife et tout le clergé français ne cessaient de protester. Le Vatican n'avait-il pas obtenu des concessions bien plus graves de certains États démocratiques, comme l'Équateur et la Colombie[17] ? Le catholicisme ne gardait-il pas une situation privilégiée dans la pieuse République du Brésil[18] ? Et ne jouissait-il pas aux États-Unis de la plus large et de la plus féconde liberté ?

Du reste, la France nouvelle paraissait maintenant à Léon XIII d'autant plus digne de ménagements et d'égards qu'elle n'était plus en Europe la puissance dédaignée, abattue, isolée de 1871 ; qu'ayant refait non seulement son gouvernement, mais ses finances et son armée, elle inspirait non plus pitié, mais à la fois crainte et confiance ; qu'une puissance de premier ordre, la Russie, se rapprochait d'elle visiblement ; que l'alliance prochaine de ces deux grands États ferait évidemment contrepoids à la Triplice et permettrait par conséquent au pape, s'il s'appuyait quelque peu sur elle, de tenir en respect le gouvernement italien, dont il avait plus que jamais à se plaindre. Le ministère Crispi, avec ses tendances maçonniques, était particulièrement odieux à Léon XIII, qui lui reprochait amèrement la mise en vigueur d'un nouveau code pénal attentatoire, suivant lui, aux droits de l'Église[19] et ne pouvait lui pardonner d'avoir récemment permis à la libre pensée de braver publiquement le Vatican par l'érection solennelle, en pleine Rome, de la statue de Giordano Bruno[20]. Sans vouloir plus que Pie IX quitter l'Italie, Pecci se lamentait publiquement sur sa captivité, se disait persécuté, dénonçait à tout l'univers et particulièrement à la France l'odieuse tyrannie que, d'après lui, le gouvernement du Quirinal faisait peser sur l'Église et sur le vicaire du Christ[21]. Aussi se montrait-il absolument réfractaire aux désirs du cabinet Crispi, qui cherchait depuis quelque temps à supplanter la France dans le protectorat de certaines écoles congréganistes d'Orient, et confirmait-il hautement à cet égard, en tant que cela dépendait de lui, les privilèges de la République française[22], ce dont nos gouvernants, qui attachaient, on le sait, tant d'importance aux missions, devaient lui savoir particulièrement gré.

Le vieux pape avait, on le voit, bien des motifs de courtiser la jeune République. Aussi le flirt reprenait-il fort sérieusement. Mais irait-il jusqu'au mariage ? C'était une autre question, et le prudent Léon XIII ne paraissait pas trop pressé d'en venir à cette extrémité.

Il ne manquait pas encore dans son entourage de cardinaux intransigeants et revêches qui, comme Oreglia et Vannutelli, n'envisageaient qu'avec horreur ou effroi une pareille éventualité et en détournaient le Saint-Père de toutes leurs forces. L'ami Galimberti qui, bien qu'éloigné de Rome[23], gardait encore une partie de l'influence qu'il avait acquise sur le vaniteux Léon XIII en le flattant, était l'âme damnée de la Triplice, qu'il ne servait sans doute pas gratuitement, et s'évertuait à dissuader son maître d'une politique qui pouvait lui déplaire. A tout ce monde Léon XIII ne voulait pas trop rompre en visière. Puis, il fallait bien tout prévoir. Le Boulangisme, quoique vaincu, n'était pas encore absolument mort. Le brav' général, retiré à Saint-Brelade, y convoquait ses fidèles, les encourageait et annonçait de temps en temps son retour. Si par hasard il venait à reparaître et à culbuter la République opportuniste, le Pape n'aurait-il pas amèrement à regretter sa trop hâtive mésalliance

Et ce n'était pas tout. Léon XIII, fort bien informé, n'ignorait pas qu'en face des moines et de quelques prêtres français qui poussaient au ralliement se dressait la grande majorité de l'épiscopat et du clergé séculier, qui s'efforçait de l'en détourner. N'y avait-il pas danger pour le Souverain pontife à s'aliéner, ou tout au moins à mécontenter cette armée fidèle ? EL la question d'argent, ne méritait-elle pas aussi d'être, prise en considération ? Si la noblesse et la haute bourgeoisie de France entretenaient si richement les évêques, elles n'étaient pas non plus sans enrichir le pape de leurs libéralités. Presque sans relâche leurs dons affluaient à Rome. Le ralliement n'en tarirait-il pas la source ? Le denier de Saint-Pierre ne s'en ressentirait-il pas ? Les pèlerinages français au Vatican seraient-ils toujours aussi fructueux ?

Toutes ces réflexions rendaient le pape fort perplexe et fort indécis. Et encore faut-il y ajouter celle que faisait naître en lui le catholicisme social. Car il voyait bien que sa mésalliance avec la République ne pourrait aller sans quelques compromissions avec le socialisme.

Léon XIII était trop pénétrant et trop instruit pour ne pas comprendre, comme nos abbés démocrates, que le ralliement ne pourrait être profitable à l'Église que, si elle parvenait en France à conquérir le suffrage universel et que pour réaliser ce tour de force, il lui faudrait flatter les masses ouvrières, parler de justice sociale, de réformes profondes, de minimum de salaire, de protection par l'État, etc., etc. Bien qu'il lui en coutât, il se résignait à faire au monstre quelques avances. Le successeur de Pie IX n'en était plus au temps où, pour plaire à Bismarck, il anathématisait sans réserve le socialisme, comme l'auteur même du Syllabus[24]. Sans doute, pour l'honneur des principes et afin de pas trop paraître se contredire, il continuait à le dénoncer à l'occasion comme une conception perverse et démoniaque. Mais à côté de la thèse inflexible, absolue, on voyait poindre aussi, sous sa plume subtile, l'hypothèse édulcorante qui rend possible et licite tout ce que les principes interdisent. De même que l'Église pouvait s'accommoder en fait de la souveraineté nationale et de la tolérance religieuse, tout en continuant à les exécrer, de même il se pouvait bien qu'elle s'accommodât dans la pratique des revendications ouvrières, qu'elle admit la limitation des droits des patrons et l'intervention de l'État dans la réglementation du travail. En lisant bien saint Thomas d'Aquin, où l'on trouve tout ce que l'on veut — et l'on sait combien Léon XIII aimait à le lire —, n'y découvrait-on pas, entre autres choses, la théorie du catholicisme social ? Du reste, en dehors du clergé, il ne manquait pas d'excellents catholiques, assez peu démocrates — de Mun en France, Decurtins en Suisse, Windthorst en Allemagne, Vogelsang en Autriche, etc. —, pour représenter au Saint-Père, depuis quelques années, et chaque année d'une façon plus pressante, que l'Église, si elle voulait regagner le peuple, devait lui prouver qu'elle s'occupait non plus seulement de son salut dans l'autre monde, mais de son bien-être sur cette terre. L'Union catholique d'études sociales et économiques, connue sous le nom d'Union de Fribourg, s'était constituée depuis 1884[25]. Des assises annuelles de ce congrès international, dont les travaux lui étaient communiqués et soigneusement commentés par Mermillod[26], sortaient des plans de réformes dont Léon XIII pensait quelquefois que la réalisation pouvait être profitable à l'Église. On y parlait de corporations industrielles à reconstituer sous l'égide de la religion, de fixation des salaires, de réglementation du travail des enfants et des femmes, de retraites ouvrières, de lois sur les accidents, de repos hebdomadaire obligatoire, etc., etc. Et le pape, sans se laisser trop entraîner, paraissait prendre grand intérêt à de semblables travaux. S'il avait, sur la dénonciation d'un évêque du Canada — Taschereau — condamné en 1887 la colossale association américaine des Chevaliers du Travail[27] comme dangereuse pour la religion et l'ordre social, il n'avait pas tardé, sur les réclamations des archevêques Ireland et Gibbons[28], à atténuer très sensiblement le blâme dont il l'avait frappée (1888) et avait ainsi fait un pas de plus vers la démocratie chrétienne. La même année, l'Encyclique sur saint Joseph, que nous avons déjà signalée, avait marqué un nouveau progrès dans le même sens, en ce qu'elle constituait une flatterie auguste et un encouragement significatif à la classe ouvrière.

Enfin Léon XIII, qui en 1883 s'était borné à recevoir un pèlerinage de patrons, s'était hasardé en 1887 à admettre au Vatican un pèlerinage mixte de patrons, d'ouvriers et de prêtres. Deux ans plus tard, c'est-à-dire précisément à l'époque qui nous occupe (octobre-novembre 1889), de Mun, flanqué du manufacturier catholique Harmel[29] et de l'archevêque de Reims Langénieux, lui amenait à Rome en grande pompe des bandes ouvrières bien plus nombreuses de total atteignit dix mille individus), bandes soigneusement embrigadées, qui venaient, disaient leurs conducteurs, solliciter les directions en même temps que les bénédictions apostoliques. Cette fois le pape commençait à développer le programme social qu'on attendait de lui. Il est vrai qu'en le traçant il s'étudiait visiblement à l'ester dans le vague et à se compromettre le moins possible. Il se bornait encore à déclarer que la réforme sociale serait l'œuvre de l'Église, que l'Église et la religion seules pouvaient améliorer le sort des travailleurs, que pour l'accomplissement de cette grande œuvre, liberté pleine et entière leur était due par les pouvoirs publics[30] ce qui revenait à dire qu'en cette matière comme en beaucoup d'autres l'État devait se mettre au service de l'Église. Mais on avait déjà tant obtenu de lui qu'on pouvait bien espérer qu'il ne tarderait pas à parler plus clairement.

Or c'était justement ce qu'il dit voulu se dispenser de faire. Ce qu'il avait dit jusque-là était encore assez vague pour pouvoir à la rigueur être accepté par des conservateurs. Des royalistes même — comme de Mun l'était toujours — pouvaient s'en accommoder. Mais Léon XIII n'était pas sans savoir que, de même que ses tendances.au ralliement politique effarouchaient déjà beaucoup de ses anciens amis, ses tendances sociales n'étaient pas non plus sans les inquiéter un peu ; et que l'épiscopat français et ses bailleurs de fonds ne les approuvaient guère. Il se disait qu'à jouer son nouveau jeu il se pouvait très bien que l'Église perdit la clientèle des riches sans gagner celle des pauvres ; que les prétendus travailleurs[31] qu'on lui amenait au Vatican ne représentaient peut-être pas les véritables masses ouvrières, et qu'un tiens vaut mieux que deux tu l'auras.

Bref, le pape voyait fort bien ce qu'il avait à perdre en combattant la République et le socialisme. Mais il n'était pas sûr de ne point perdre davantage en se déclarant pour l'un et pour l'autre. Il eût voulu continuer à flairer le vent et restait perplexe.

 

IV

La République était gouvernée, vers la fin de 1889, par des hommes qui, loin de vouloir user de leur victoire sur le Boulangisme pour persécuter les vaincus, ne parlaient que d'oubli et d'apaisement. En ce qui concernait l'Église, le chef de l'État, Sadi Carnot, ferme et loyal républicain, mais politique fort modéré, doux et conciliant, souhaitait de tout cœur qu'après avoir si longtemps combattu le régime d6nt il était le représentant, elle voulût s'en rapprocher sincèrement et faire enfin bon ménage avec lui. Le président du conseil, Tirard, son ami et le plus fidèle interprète de sa pensée, s'inspirait du même sentiment. Tous les autres ministres, à l'exception peut-être d'Yves Guyot, qui avait déjà proposé la séparation de l'Église et de l'État, étaient pour le maintien du Concordat. Constans, qui était la personnalité la plus marquante du cabinet et qui aspirait, disait-on, à supplanter Tirard, coquetait volontiers avec les évêques. Aussi, lors de la réouverture des Chambres (19 novembre), ne fut-on pas surpris que la déclaration ministérielle fût essentiellement pacifique. Il n'y était question que de politique large, tolérante. Il fallait, y était-il dit, se montrer modéré pour être puissant, ouvert et généreux pour être vraiment juste et national, enfin, par dessus tout, écarter les questions qui irritent et divisent les esprits. Aussi n'y était-il nullement question de modifier les rapports de l'Église et de l'État. Et peu après, le garde des sceaux Thévenet, interpellé au Sénat (17 décembre) par un membre de la Droite au sujet des desservants dont les traitements étaient suspendus, s'étudiait visiblement dans sa réponse à éviter tout ce qui eût pu échauffer ou envenimer le débat.

En face d'un gouvernement si peu belliqueux, l'entreprenant Piou parlait plus que jamais de constituer une droite constitutionnelle et groupait autour de lui ses adeptes. Mais les partisans du ralliement étaient encore fort peu nombreux dans le Parlement. Le gros de la droite, soutenu ou inspiré par les évêques, continuait à faire sourde oreille et refusait de se prêter à une évolution qu'il ne jugeait ni habile ni honorable. C'est pourquoi le pape, qui inclinait, au fond, vers le ralliement, mais qui ne voulait pas se compromettre trop tôt, se bornait, dans une Encyclique publiée au commencement de 1890, à laisser deviner sa pensée et l'enveloppait encore de tant de voiles qu'il était difficile aux intransigeants de l'accuser de défection.

L'encyclique Sapientiæ Christianæ (10 janvier 1890) n'était ni beaucoup plus nette ni beaucoup moins contradictoire que l'encyclique Libertas, dont elle n'était qu'une sorte de complément. Elle s'ouvrait par une longue déclaration conservatoire des droits de la Religion et du Saint-Siège, déclaration d'où il ressortait que toutes les choses de ce monde devaient être étroitement subordonnés à la première et que l'obéissance envers le second était obligatoire, non seulement en matière dogmatique et doctrinale, mais en tout ce qui regardait les mœurs, c'est-à-dire les rapports des hommes entre eux, par conséquent l'organisation sociale et politique des peuples. Le pape était ainsi amené à répéter une fois de plus que l'Église, placée au dessus des gouvernements, comme conseillère et régulatrice suprême, n'en réprouvait aucune forme, pourvu que la religion et la discipline des mœurs fussent sauves. Attirer l'Église à un parti, ajoutait-il, ou la vouloir absolument comme auxiliaire pour vaincre ceux contre lesquels on combat, c'est abuser de la religion. Quant aux conditions que l'Église mettait à l'octroi de sa bienveillance, elles étaient indiquées de la façon la plus orthodoxe, c'est-à-dire la plus théocratique. L'Église, disait-il, ne pouvait se désintéresser de la législation civile en tant qu'elle lui paraissait menacer ses droits. Elle a reçu de Dieu la mission de résister à ces empiètements et de faire pénétrer dans les lois et les institutions l'esprit de l'Évangile. Elle ne peut donc prêter sa faveur et son appui aux chefs d'État qui l'attaquent ou méconnaissent ses droits. Elle favorise au contraire ceux qui sont dans des dispositions opposées...

A bon entendeur salut. Ce verbiage pieux signifiait en somme qu'aux yeux de Léon XIII la République avait plus besoin de l'Église que cette dernière de la République, et que, si elle souhaitait son concours, elle l'aurait en y mettant le prix, c'est-à-dire en lui sacrifiant pour commencer les lois scélérates.

Quelle que fût la bonne volonté des opportunistes qui gouvernaient la France, ces offres de services ne pouvaient vraiment être acceptées et devaient même être repoussées avec une certaine vivacité. C'est ce que comprit fort bien un républicain de grand sens et de haute éloquence, Alexandre Ribot, dont le programme ne dépassait guère en hardiesse celui du vieux Dufaure, son maitre, mais dont l'esprit se révoltait à la pensée qu'il dût y avoir en France deux gouvernements politiques, celui de la France et celui du Pape. Le 1er février on discutait à la Chambre la validité d'une élection à propos de laquelle le militant Freppel osa soutenir que l'intervention du clergé dans les élections était parfaitement légitime. Avec une rare vigueur Ribot s'éleva contre cette théorie et fut d'autant plus applaudi qu'on le savait grand partisan du Concordat et fort opposé à toute idée de séparation... Nous avons, dit-il, un Concordat... Il établit entre l'Église et l'État un lien que vous connaissez, que vous ne voulez pas voir rompre, que moi-même je ne veux ni délier ni trancher. Eh bien, si votre thèse était vraie, si le prêtre était un simple citoyen, ayant le droit d'attaquer toutes les lois du pays, non pas dans les conversations particulières, mais avec sa puissance de prêtre, du haut de cette tribune qui est élevée dans chaque village ; si, dis-je, il avait le droit d'attaquer les institutions et les lois, de mêler enfin la politique à la religion, ce jour-là qui donc pourrait défendre le Concordat ?... La paix religieuse, je la demande. Je veux le prêtre libre, respecté dans son église ; mais je veux aussi maintenir les droits du pouvoir civil, suivre les traditions de ce pays... Je veux le curé hors de la politique ; à l'Église, oui ; sur la place publique, sur le forum, jamais...

Ribot, parlant ainsi, était manifestement l'interprète de l'opinion publique, et le grand retentissement de ce discours le désignait pour les fonctions ministérielles, où il n'allait pas tarder à être appelé. A ce moment du reste le parti républicain, sans doute piqué au vif par les récentes prétentions pontificales, semblait surtout porté à bien affirmer ses droits et jugeait qu'un léger coup de barre à gauche ne manquait pas d'opportunité. C'est en février 1890 que le jeune duc d'Orléans[32], bien mal conseillé, violait les lois d'exil sous le prétexte un peu ridicule de venir s'offrir à Farinée comme conscrit. La France ne fut point émue de tant d'héroïsme ; le duc fut mis en prison comme il devait l'être. Et fort peu après, la rivalité de Tirard et de Constans ayant amené ce dernier à se retirer, le ministère de l'Intérieur fut confié à un député radical jeune et plein de talent, Léon Bourgeois, qui, dès le 3 mars, dans un discours nerveux et brillant, affirma hautement que les lois républicaines si menacées par le clergé ne seraient ni abandonnées ni méconnues.

Le ministère Tirard ne survécut pas longtemps, il est vrai, à cette crise partielle. Le 14 mars, le président du Conseil, se sentant. fort ébranlé, donna à son tour sa démission et un nouveau cabinet dut être constitué. Constans reparut à l'Intérieur. Mais Bourgeois fut maintenu aux affaires[33] ; et l'élément radical, déjà représenté dans le gouvernement par Yves Guyot., s'y trouva ainsi quelque peu renforcé. Par contre Ribot, si peu porté à la politique sépara Liste, y prenait le portefeuille des Affaires étrangères. Et Jules Roche, qui depuis quelques années s'était séparé de ses anciens amis pour se rapprocher des opportunistes, y entrait comme ministre du Commerce. En somme le ministère du 18 mars 1890, pour être légèrement plus accentué que le précédent, n'en était pas moins encore un ministère de concentration, c'est-à-dire de compromis, incapable de résoudre la question religieuse, ou même de le tenter ; et il semblait que la légère orientation à gauche qui venait de se produire n'eût pour but que de bien faire comprendre au Pape qu'il lui faudrait faire quelques pas de plus et se livrer davantage s'il voulait empêcher la République de s'engager plus avant dans la politique anticléricale.

 

V

Le choix du nouveau président du Conseil dut sembler particulièrement significatif à Léon XIII, qui le connaissait bien et savait que, s'il en pouvait attendre de fort bons offices, il ne les obtiendrait pas de lui tout à fait gratuitement. Ce président n'était autre que Freycinet, qui, déjà ministre de la Guerre depuis deux ans, se retrouvait pour la quatrième fois à la tête du gouvernement, gardant, sinon la confiance, du moins le concours, des radicaux, et prêt à jouer comme autrefois tous les partis en évoluant au milieu d'eux avec son incomparable virtuosité.

Freycinet, protestant de naissance, mais sceptique de tempérament, ne haïssait certainement pas le catholicisme. D'abord il n'avait, croyons-nous, aucune haine au cœur. Sans volonté, sans programme, il ne songeait guère qu'à se maintenir au ministère et à demeurer possible pour la présidence de la République. Sa qualité de protestant lui faisait justement une obligation de redoubler d'égards et de ménagements envers l'Église catholique, qu'il ne voulait s'aliéner à aucun prix. Candidat à l'Académie française — où il devait entrer cette même année —, il souriait au parti des ducs et n'aurait pas eu la maladresse d'afficher un anticléricalisme militant qui leur eût paru du plus mauvais goût. Certes il était homme à parler à l'Église, quand il le fallait — et il le montra par la suite —, avec une certaine énergie apparente.. Mais pour le moment il était tout miel et se montrait si accommodant pour elle qu'elle aurait eu mauvaise grâce à ne pas répondre quelque peu à ses bons procédés. C'était le temps, où, non content de toute l'influence qu'il avait déjà laissé prendre dans l'administration de l'armée et, par suite, dans le haut commandement, à la camarilla des jésuites, il appelait à l'emploi de chef d'état-major général — considérablement élargi —, le général de Miribel, âme damnée du parti clérical, qui avait rempli les mêmes fonctions au temps du 16 mai. Il n'était pas à craindre qu'en reprenant la direction supérieure des affaires, il commit l'imprudence de rompre en visière au Saint-Siège par des provocations ou des menaces. Et on le vit bien par sa déclaration du 18 mars au Parlement, déclaration par laquelle, tout en affirmant l'intention de défendre énergiquement les institutions et les lois républicaines, il annonçait aussi celle de n'exclure personne, d'accueillir toutes les bonnes volontés et de travailler ainsi à la fondation de cette République large, ouverte, tolérante et paisible, qui est l'état définitif et le terme désiré des luttes que nous traversons.

A ces pacifiques et encourageantes déclarations, Piou et ses amis répondaient, vers la fin de mars, en élaborant le programme de la future droite constitutionnelle, programme qui se résumait dans l'invitation aux conservateurs d'entrer dans la République pour la ramener par la persuasion à leurs principes et obtenir d'elle en particulier l'abolition ou l'atténuation des lois scélérates. Quelle allait être maintenant l'attitude de Léon XIII ?

Très attentif observateur des hommes et des événements, le vieux pape voyait fort bien qu'avec des ministres comme Freycinet et Ribot l'Église de France n'avait pas à craindre de voir s'aggraver encore sa situation ; que probablement même, dans la pratique, elle serait un peu mieux traitée que précédemment. D'autre part, il voyait la République, déjà victorieuse en 1889, s'affermir davantage par de nouveaux succès. Le Boulangisme, depuis longtemps moribond, perdait sa dernière partie aux élections municipales de Paris (27 avril-4 mai), où ses candidats étaient en presque totalité honteusement défaits[34], et l'exilé de Saint-Brelade dissolvait lui-même ce qui restait de son parti par une lettre publique qui constituait la plus piteuse des abdications (15 mai). Dans le même temps le gouvernement bénéficiait de l'avortement auquel venait d'aboutir la grande manifestation socialiste annoncée pour le 1er mai[35]. Décidément la République se sentait forte. Elle le prouvait d'une part en relâchant et en faisant dédaigneusement reconduire à la frontière le duc d'Orléans (3 juin) ; de l'autre, en faisant entendre, par l'organe de Constans et de Bourgeois — à propos d'une interpellation sur certaines laïcisations d'école — des paroles très fermes et d'où il ressortait qu'en matière d'enseignement elle n'entendait pas se dessaisir de ses droits (23 juin). C'étaient là des avertissements dont le cauteleux et prudent pontife devait juger à propos de tenir compte.

Du reste, suivant de près, comme il le faisait, la politique générale en Europe, il était bien obligé de constater que l'influence et le rôle de la France nouvelle continuaient de grandir. Le rapprochement de cette puissance et, de la Russie devenait chaque jour plus manifeste. Le plus sérieux obstacle à l'alliance venait de disparaitre dans la personne de Bismarck, qui aurait voulu que son maître s'écartât de la Triplice pour s'unir au Tsar[36] et qui venait d'être brutalement renvoyé du pouvoir (mars 1890). Or Léon XIII éprouvait d'autant plus le besoin de s'appuyer sur le dualisme franco-russe que le gouvernement italien, par diverses menaces et notamment par la loi du 18 juillet 1890 qui désaffectait en grande partie les biens des Confréries et des Œuvres pies, lui donnait encore de très graves sujets de mécontentement[37]. Il n'était pas non plus très satisfait du gouvernement allemand qui, en attirant à Berlin la Conférence du Travail provoquée tout d'abord en Suisse par le catholique Decurtins, avait de fait empêché le Saint-Siège de la diriger et de s'en faire honneur[38]. Et de tout cela résultait une tendance de plus en plus marquée chez Léon XIII à se rapprocher du gouvernement français et à inviter les catholiques au ralliement.

Il jugeait à ce moment d'autant plus politique d'agir ainsi que certains royalistes français, sans renoncer le moins du monde à leurs préférences, semblaient voir dans le ralliement une tactique utile à leur parti et que plusieurs de leurs journaux, le Gaulois notamment, la recommandaient cyniquement aux conservateurs. Rien n'était plus simple et plus légitime, disait cette dernière feuille, que d'entrer dans la République en s'abritant sous sa constitution, pour la mieux investir, la mieux envelopper. C'était l'acheminement nécessaire, fatal, vers la monarchie.

Si le pape pensait, au fond, à peu près de même, il ne pouvait naturellement pas exprimer sa pensée sous une forme aussi nette et aussi brutale. En s'offrant à la République, il était convenable et sage qu'il eût l'air de s'offrir sincèrement, sans arrière-pensée. Mais c'était justement pourquoi ce politique subtil et compliqué aurait voulu ne pas brûler ses vaisseaux et n'être pas obligé de se compromettre personnellement par une déclaration qui pouvait le brouiller avec les monarchistes intransigeants. Il préférait qu'un membre important de l'épiscopat français lui épargnât cette tâche délicate et périlleuse en faisant la déclaration lui-même et laissant entendre au besoin — sans le dire positivement — qu'il exprimait la pensée du chef de l'Église. Il avait même déjà sondé un prélat qui passait pour bon diplomate, le cardinal Place, archevêque de Rennes. Mais ce dernier avait fait la sourde oreille et s'était respectueusement dérobé à la compromettante commission.

Les choses en étaient encore là vers la fin de l'été de 1890. Alors se produisit, dans le monde politique et religieux, un grand scandale qui décida le pape à ne plus attendre. C'est à cette époque en effet que parurent les Coulisses du Boulangisme, où étaient révélées sans ambages les compromissions si peu honorables du parti royaliste français, de chefs à la fois royalistes et ultramontains — comme de Mun — et d'une grande partie du clergé avec l'aventurier sans pudeur et sans foi dont la France avait fait quelque temps son idole. Des échanges de dénonciations et de récriminations plus ou moins malpropres suivirent cette publication retentissante. Le comte de Paris fut assez mal inspiré pour ne pas se taire et pour se vanter même de sa collaboration avec le protégé de Rochefort et du comte Dillon. C'était achever assez sottement de se disqualifier comme prétendant. Or Léon qui n'avait pas l'habitude de s'attacher fort étroitement aux vaincus, n'était pas homme après un pareil éclat à se solidariser avec ce pauvre prince. Il ne l'avait, du reste, jamais aimé. Il le trouvait ladre et peu donnant[39].

Enfin le pape, au courant de tout, n'était pas sans savoir le mauvais effet que produisait dans le même temps (septembre), sur les classes populaires, une sorte de congrès économique convoqué par Freppel dans sa ville épiscopale et où des jurisconsultes catholiques[40], ripostant à d'autres catholiques qui venaient de délibérer à Liège et d'adopter les conclusions de nature à ne pas déplaire au parti socialiste, s'étaient attachés à mettre en honneur la doctrine de la liberté économique, si odieuse à ce parti.

Donc il jugeait venu le moment psychologique du ralliement. Mais, comme précédemment, il se refusait à en prononcer lui-même la formule. Heureusement, à défaut de Place, il venait enfin de trouver un porte-parole bruyant et hardi dans la personne de ce cardinal Lavigerie à qui ses entreprises et son audace avaient valu non seulement en Afrique, mais en France, une sorte de popularité, bonne pour le moment à exploiter. Ce forban d'Église, qui avait si grand air, si bel aplomb, et que les scrupules-gênaient si peu, ne trouvait plus suffisant pour lui le rôle de diplomate, de colonisateur et de conquérant qu'il avait joué en Afrique. Ne désespérant pas de parvenir quelque jour au trône de saint Pierre, il se disait qu'il augmenterait sans doute singulièrement ses chances d'élection s'il parvenait à réaliser ce beau rêve : la réconciliation de la République française et de l'Église. Du reste, il pensait comme Léon XIII, et comme les Pioutistes, que, la réaction ayant perdu avec Boulanger sa dernière partie, le ralliement s'imposait pour ainsi dire, parce que c'était le seul moyen pratique qu'eussent pour le moment les conservateurs et l'Église d'exercer quelque action sur le gouvernement français et d'avoir raison des lois scélérates.

Sans doute il se rappelait bien qu'il avait jadis servi — et même assez bruyamment — le comte de Chambord. Mais il avait de même servi l'Empire ; et la fidélité aux morts, non plus que les scrupules, ne le gênaient. Depuis longtemps il fréquentait le personnel dirigeant de la République. Grâce à son entregent, à sa faconde, à sa feinte rondeur, il avait eu l'oreille de Gambetta. Il avait encore celles de Ferry, de Freycinet et de la plupart de nos gouvernants. Le froid et peu communicatif Carnot subissait lui-même son ascendant.

En septembre 1890, il était à Paris, parlant haut comme d'habitude, se montrant partout, dirigeant un Congrès catholique anti-esclavagiste[41] et surtout récoltant beaucoup d'argent. Il profita de ce séjour en France pour aller à Fontainebleau et entretenir le président de la République de la grande question du Ralliement. Que lui dit-il au juste ? On ne sait. Mais il vit aussi Ribot et ne lui dissimula pas qu'il avait l'intention d'agir sur le pape pour t'amener à se prononcer enfin en faveur de la République. Et au départ, en passant à Marseille, il annonça qu'il publierait peut-être sous peu une lettre pastorale qui ferait du bruit.

En octobre, on le retrouve à Rome, où il lie décidément partie avec le Saint-Père. Ce dernier ne conteste pas l'opportunité de la manifestation conseillée par le cardinal. Mais, alors que Lavigerie voudrait que l'initiative en fût prise publiquement par le pape, eu du moins qu'il s'y associât expressément, le pape persiste à ne pas vouloir se mettre en avant et demande au prélat de parler seul. Le cardinal fait bien quelques objections. Que vont devenir ses Œuvres d'Afrique ? Les libéralités des monarchistes français ne vont-elles pas lui manquer ? Mais Léon XIII insiste, et finalement Lavigerie, qui, en beau joueur, se dit qu'il faut bien courir quelques risques et qui se réserve bien, in petto, de compromettre Sa Sainteté un peu plus qu'elle ne voudrait, part de Rome résolu à saisir la première occasion de faire un éclat.

Cette occasion se présenta dès les premiers jours de novembre et ce ne fut pas par une lettre pastorale, mais par une manifestation beaucoup plus retentissante qu'il fut permis à Lavigerie de donner le signal du ralliement.

Profitant de la présence dans les eaux d'Alger de l'escadre française de la Méditerranée et de l'absence du gouverneur général de l'Algérie, le primat d'Afrique se crut autorisé à convier à un diner solennel les officiers de ladite escadre, en y joignant aussi les chefs des grands services publics de la colonie. C'est devant cet auditoire qu'il résolut de parler, persuadé, non sans raison, que ses paroles auraient beaucoup plus de portée s'il les adressait à des laïques, surtout à un corps d'officiers réputé pour son peu d'attachement à la République et commandé par un bonapartiste avéré[42], que s'il les prononçait devant un auditoire ecclésiastique ou républicain.

Le toast qu'il prononça ainsi le 12 novembre -1890 et qui fit tant de bruit dans le monde avait été préparé par lui dans le plus grand mystère. Il l'avait seulement récité à un prêtre de son entourage, l'abbé Piquemale, en le priant.de se tenir derrière lui au banquet pour le secourir dans le cas où sa mémoire viendrait à se troubler. Le grand jour arrivé, les invités, marins et hauts dignitaires, furent reçus dans le palais archiépiscopal aux sons de la Marseillaise, exécutée par la musique des Pères blancs et dont les accents durent déjà écorcher quelque peu les oreilles de l'amiral et de sa suite. Enfin, à l'issue du repas, le cardinal se leva et, après un préambule qui lui permit d'en venir à exprimer la nécessité de l'union politique dans la France nouvelle, telle que les événements l'avaient faite, prononça lentement et nettement ces paroles solennelles :

... Quand la volonté d'un peuple s'est fermement affirmée sur la forme du gouvernement et lorsque, pour arracher un peuple aux abîmes qui le menacent, il faut l'adhésion sans arrière-pensée à cette forme politique, le moment est venu de déclarer l'épreuve faite ; et il ne reste plus qu'à sacrifier tout ce que la conscience et l'honneur permettent, ordonnent à chacun de nous de sacrifier pour le salut de la patrie... Entrer dans l'édifice pour en soutenir les colonnes, faire de cette adhésion une œuvre de résignation, de raison et pour les catholiques une œuvre de conscience, puisque le pape en a donné le conseil explicite : hors de là rien n'est possible, ni pour conserver l'ordre et la paix, ni pour sauver le monde du péril social, ni pour sauver le culte même dont nous sommes les ministres...

Et le hardi prélat, ne craignant pas de faire quelque peu violence au circonspect Léon XIII, se faisait un malin plaisir de déclarer qu'en parlant ainsi, il ne craignait pas d'être désavoué par aucune voix autorisée[43].

Quand il cessa de parler, les assistants, surtout les marins, demeurèrent frappés de stupeur. Duperré, rongeant son frein, eût voulu être à cent lieues de là et ne faisait pas seulement mine de prendre la parole. Il fallut que Lavigerie l'invitât formellement à lui répondre. L'amiral alors se leva et dit : Je bois à S. E. le Cardinal et au clergé de l'Algérie. Il fut impossible de lui arracher un mot de plus.

Ce laconisme significatif, marque d'un mécontentement profond, pouvait faire augurer à l'entreprenant prélat les marques de désapprobation par lesquelles tant de chefs et de membres du parti conservateur et catholique allaient répondre à son initiative.

 

VI

Lavigerie était une personnalité si marquante et si en vue, la manifestation politique qu'il venait de faire était si éclatante et si insolite pour un évêque qu'elle eut immédiatement dans toute la France un immense retentissement. Durant plusieurs semaines les journaux de toute nuance en firent le thème principal de leurs réflexions, de leurs pronostics, de leurs polémiques. Les feuilles d'un républicanisme modéré, comme le Journal des Débats, le Temps, la République Française, approuvèrent à peu près sans réserve l'initiative du cardinal. Spuller commença dès cette époque une série d'articles qui constituèrent plus tard son intéressant livre sur l'Évolution politique et sociale de l'Église[44] et où il représentait sans relâche l'intérêt que la République avait à tenir compte de ce mouvement, à ne pas laisser le clergé s'emparer seul de l'opinion, par suite, la nécessité de lui faire bon accueil : 1° pour diriger et canaliser, pour ainsi dire, autant que possible, son influence ; 2° pour détacher le corps ecclésiastique et les catholiques avant tout des partis monarchiques et achever ainsi de réduire ces derniers à l'impuissance. Mais les journaux d'opinion plus avancée, tels que le Rappel, le Radical, le Siècle, Paris et, à plus forte raison, l'Intransigeant, n'accueillirent le fameux toast qu'avec railleries, sarcasmes et témoignages de méfiance. Ils ne manquèrent pas de dire que l'Église était incapable de se réconcilier jamais sincèrement avec la République ; qu'elle ne la flattait que faute d'avoir pu tout dernièrement l'anéantir ; qu'elle ne faisait mine de l'embrasser que pour mieux l'étouffer et que c'était plus que jamais pour les amis du nouveau régime le moment de veiller et de se défendre. Quant aux organes de la réaction, ils ne s'exprimèrent en général sur le discours de Lavigerie et sur sa personne qu'en termes amers, méprisants, parfois même on ne peut plus injurieux. Le Soleil, le Gaulois, le Moniteur, qui représentaient particulièrement la cause orléaniste, ne voulurent voir en lui qu'un traître, un renégat, un brouillon présomptueux qui, dénué de tout mandat, avait voulu compromettre le pape, mais que le pape saurait bien désavouer. Le Français, la Patrie, l'Autorité surtout firent chorus. Durant plusieurs semaines la verve grossière de Cassagnac s'exerça sans relâche sur l'archevêque d'Alger, trouvant chaque jour de plus truculents outrages à lui jeter à la face[45]. Qu'on juge de ce que se permettaient à la même époque les insulteurs anonymes dont les lettres, chargées d'invectives et de menaces, parfois même maculées d'ordures, parvenaient en grand nombre à l'auteur du toast du 12 novembre.

Les feuilles qui avaient pour tâche de servir principalement ou uniquement la cause catholique se prononcèrent aussi en grande partie contre lui. Si quelques-unes, comme l'Univers, la Croix, l'Observateur français, qui connaissaient ou devinaient les préférences intimes de Léon XIII et qui avaient admis déjà le principe du ralliement, le jugèrent avec bienveillance, d'autres, bien plus nombreuses, telles que la Gazette de France, le Monde et la plupart des Semaines religieuses, se montrèrent plutôt sévères envers lui ou affectèrent à son égard une réserve visiblement malveillante.

Le monde conservateur était, en somme, à peu d'exceptions près, exaspéré contre lui. On lui reprochait de vendre l'Église à un gouvernement qui depuis plus de dix ans n'avait cessé de la persécuter et la tenait garrottée par des lois impies. A quoi le hardi prélat, qui n'était pas homme à se laisser vilipender sans se défendre, ripostait que c'était justement pour mieux combattre les dites lois qu'il proposait aux amis de l'Église d'entrer dans la République. Il représentait aussi que le rétablissement de la monarchie était parfaitement impossible ; que les prétendants ne faisaient rien pour cela ; que le comte de Chambord lui-même n'avait pas voulu régner. A quoi le vieux royaliste Margerie répliquait que de pareilles assertions étaient injurieuses pour la mémoire de ce noble prince. Le comte de Vanssay se donnait le malin plaisir de publier, à la grande confusion de l'archevêque rallié, la lettre d'un royalisme hyperbolique qu'il avait adressée jadis (en 1874) à Henri V pour l'inciter à un coup d'État[46]. Enfin de l'Angle-Beaumanoir interpellait au Sénat le ministre des Cultes sur le cas de cet archevêque qui venait de se mêler si publiquement de politique et que la République ne frappait même pas de suspension de traitement. A quoi Constans répondait avec sa narquoise bonhomie que, comme citoyen, Lavigerie était irréprochable, puisqu'il adhérait au gouvernement de son pays, et qu'il l'était aussi comme prêtre, puisque son chef spirituel, le pape, ne l'avait pas désavoué[47].

Les évêques, en très grande majorité, gardaient un silence désapprobateur ou blâmaient ouvertement l'exemple donné par le cardinal[48]. Freppel se faisait remarquer entre tous par l'âpreté de ses critiques dans le journal l'Anjou, organe attitré de sa politique. Trégaro, évêque de Séez, reprochait publiquement au cardinal d'inviter les catholiques à un jeu de dupe. Que nous offre-t-on, en effet, en retour de l'union à laquelle V. E. nous convie Pae même la vie sauve... Très peu d'évêques, comme Isoard, d'Annecy, et ses confrères de Châlons, de Mende, de Rodez, se hasardaient à approuver ; encore ne le faisaient-ils qu'avec d'expresses réserves au sujet des lois de la République et au sujet de ses gouvernants. Quelques-uns, avant de se prononcer, voulaient savoir ce qu'on pensait du ralliement à Rome et l'évêque du Puy, en particulier, écrivait au Saint-Père pour le lui demander.

Or Léon XIII, plus que jamais, voulait éviter de parler. Aussi se garda-t-il de répondre lui-même à cet indiscret. Il se contenta de lui faire écrire par l'ondoyant et souple Rampolla (28 novembre) une lettre élastique, ambiguë, où il était dit, d'une part, que lorsque les intérêts de la religion l'exigent, il convient que les fidèles prennent part aux affaires publiques, afin que, par leur zèle et leur autorité, les institutions et les lois se modèlent sur les règles de la justice ; et d'autre part qu'un pareil avis ne préjudiciait en rien quant aux droits qui pouvaient appartenir à des tiers. Il y avait là on le voit, de quoi contenter tout le monde. Aussi Lavigerie, avec son habituel aplomb, s'en déclara-t-il on ne peut plus satisfait et se vanta-t-il publiquement d'avoir été approuvé par le pape. Ce que voyant, le cauteleux Léon XIII, qui n'osait ni le démentir formellement ni lui donner raison, jugea bon de faire publier (le 12 décembre) par l'Osservatore romano un article qui, plus encore que la lettre de Rampolla, était de nature à amadouer les conservateurs. ... L'Église, y était-il dit, en traitant avec les pouvoirs constitués, n'entend ni reconnaitre des droits à ceux avec qui elle traite, ni leur en accorder, pas plus qu'elle n'entend nuire aux droits des tiers... Elle n'exclut ou n'inclut aucun droit, quel qu'il soit. Par où l'on voit si et comment l'on peut dire que l'Église est entrée dans une nouvelle voie et que le Saint-Siège tourne à une révolution démocratique et républicaine...

Ces nouvelles reculades étaient bien faites pour encourager la résistance au ralliement. Mais Léon XIII ne dut pas tarder à comprendre que c'était jouer un jeu dangereux et que toutes ces tergiversations pouvaient finir par mettre la République en colère, par suite faire quelque tort à l'Église. De fait, à cette époque, les opportunistes eux-mêmes, et les mieux disposés à faire accueil aux ralliés, témoignaient déjà quelque mauvaise humeur. Jules Ferry, dans son discours du 21 décembre, affirmait avec son énergie ordinaire l'intangibilité des lois scolaires[49]. D'autre part, au cours de la discussion du budget, tous les efforts de Piou pour faire décharger les congrégations du droit d'accroissement prescrit par la loi de 1884 et auquel par des artifices de procédure elles étaient parvenues jusque-là à se dérober, échouaient contre l'invincible ténacité de Brisson et d'une majorité toujours anticléricale[50]. Quelques jours après, la République, la vraie, celle des lois scélérates, remportait un nouveau triomphe aux élections sénatoriales de janvier 1891 — qui, par parenthèse, permettaient à Jules Ferry, évincé en 1889, de rentrer au Parlement —. Et un peu plus tard (29 janvier)[51], Clemenceau affirmait à la tribune de la Chambre avec une incomparable éloquence que la Révolution était un bloc, qu'il fallait la prendre ou la rejeter tout entière et que par conséquent la République, qui en représentait les principes, ne se laisserait pas entamer par les infiltrations réactionnaires du dehors.

Tous ces incidents amenèrent bientôt Léon XIII à penser qu'il venait peut-être de barrer trop ouvertement à droite et qu'un nouveau mouvement de bascule en sens inverse serait sans cloute opportun. Aussi le voyons-nous à cette époque (commencement de février) écrire à Lavigerie pour lui faire savoir — en termes, il est vrai, très généraux et aussi peu précis que possible — qu'il était content de lui, ce dont l'archevêque ne manqua pas de tirer parti en exagérant la portée du satisfecit qui lui était accordé et en déniant aux fidèles le droit de contester l'autorité du pape même en matière politique[52]. Et dans le même temps le bruit se répandait que le Saint-Père se proposait de publier prochainement un document solennel, sans doute une Encyclique, pour inviter en termes exprès le clergé et les fidèles de France au ralliement.

L'émoi et l'inquiétude étaient fort grands dans le monde monarchiste. Tant que Lavigerie seul avait parlé, on pouvait l'accuser d'outrecuidance et soutenir qu'il n'avait parlé qu'en son nom, que le pape ne se séparait point, en fait, de la bonne cause. Il fallait donc à tout prix empêcher Léon XIII de l'imiter. Dès le mois de janvier, le comte de Paris avait envoyé à Rome en émissaire particulier, le colonel de Parseval, avec charge de représenter instamment au Saint-Père et au secrétaire d'État que le ralliement serait non seulement un acte d'ingratitude envers les conservateurs, qui seuls, jusque-là avaient défendu l'Église, mais un acte impolitique, la religion ne pouvant, en principe et en fait, être efficacement protégée en France que par la royauté. La même thèse était soutenue avec éclat, en février, par le comte d'Haussonville, qui était en France le représentant attitré du prince et qui, dans un discours prononcé à Nîmes, accablait les ralliés de son ironie, les représentait comme peu sincères et peu capables d'inspirer confiance aux républicains, leur prédisait la plus piteuse déconvenue et finissait par déclarer que l'honneur ne permettait ni à lui ni à ses amis de faire le sacrifice demandé par Lavigerie. Piou répliquait, il est vrai, peu après. Mais d'Haussonville ripostait encore et mettait finalement les rieurs de son côté. A Rome on redoublait d'intrigues pour obliger le pape à se taire. La duchesse d'Uzès, que le Boulangisme n'avait pas dégoûtée de la politique, venait demander audience au Saint-Père. Ce dernier refusait, il est vrai, de la recevoir. Mais il ne pouvait décemment écarter de même un évêque, comme Freppel, qui, chargé par quarante-neuf membres de la Chambre des députés d'aller lui porter leurs remontrances, eut avec lui deux longs entretiens et n'épargna rien pour le convaincre que le ralliement serait une fort mauvaise affaire (13, 16 février). Le pape se donna, paraît-il, beaucoup de mal pour ramener l'intraitable prélat à des sentiments plus conciliants. Lui tint-il ce propos cynique qui lui a été souvent attribué, que grâce au ralliement on s'emparerait de la République et qu'une fois qu'on en serait maître, rien n'empêcherait de rétablir la monarchie[53] ? Je ne sais. Ce qu'il y a de certain c'est que, si l'évêque d'Angers ne le convertit pas en principe à son intransigeance, il l'amena du moins à regarder une fois de plus comme inopportune la publication de son Encyclique.

Le versatile pontife fut encore confirmé peu après dans sa politique de reculade ou d'atermoiement par le succès qu'obtint auprès de l'épiscopat français la lettre que l'archevêque de Paris, Richard, crut devoir publier le 1er mars en réponse aux Catholiques qui l'avaient consulté sur le devoir social. Dans ladite pièce, ce prélat, fort hostile au fond à l'idée du ralliement, ne contestait pas ouvertement la nécessité de l'union, de la soumission de fait à la constitution du pays. Mais c'était là un point sur lequel il passait rapidement, en termes généraux et vagues. En revanche il s'étendait avec complaisance et précision sur l'obligation qui s'imposait avant tout aux fidèles de poursuivre l'abolition des lois scélérates et de débarrasser le pays des sectaires qui le gouvernaient. C'était en somme, à n'en pas douter, une nouvelle déclaration de guerre à la République et aux républicains. Le caractère purement royaliste de l'association à laquelle cette lettre donna naissance et dont il sera question un peu plus loin devait le prouver surabondamment. En tout cas le pape ne s'y trompa guère, et l'adhésion bruyante, explicite, que la plus grande partie des évêques français crurent devoir donner à ce manifeste était de nature à l'intimider plus encore que les récentes objurgations de Freppel.

Et voilà pourquoi, en mars et avri11891, l'Encyclique, déjà depuis longtemps attendue, parut une fois de plus indéfiniment ajournée.

 

VII

Cependant Léon XIII se rendait bien compte que l'inaction et le silence absolus n'étaient plus de saison. Il était trop clair que l'Église n'avait plus pour elle en France l'opinion publique. Il fallait au plus tôt trouver un moyen quelconque de la lui faire regagner. Sans doute l'aristocratie et la riche bourgeoisie, qui avaient jusque-là donné tant d'argent au pape, et qui menaçaient de lui en donner moins, étaient à ménager, surtout à un moment oh le trésor pontifical, mal administré, venait de subir des pertes énormes[54]. Mais, s'il ne fallait pas les exaspérer pour le moment par une manifestation politique dont l'idée seule les effarouchait, n'y avait-il pas avantage — et urgence — se concilier les classes ouvrières par une manifestation purement sociale qui laisserait pour le moment dans l'ombre la question toujours si irritante, si controversée, des formes du gouvernement ?

La question sociale, de plus en plus, dans notre République, était à l'ordre du jour. Ce que, depuis plusieurs années, le peuple reprochait au nouveau régime, maintenant solide et bien assis, c'était de lui faire trop attendre les réformes économiques depuis si longtemps promises et faute desquelles la masse ouvrière se regardait toujours comme déshéritée. Il trouvait que ce qu'il avait gagné depuis 1870 n'était presque rien à côté de ce qu'il souhaitait et de ce qu'on lui avait fait espérer. Effectivement, pendant les dix premières années, les lois de réformes sociales n'avaient tenu qu'une très faible place dans les débats parlementaires. Il avait fallu avant tout fonder la République, puis la défendre contre l'ordre moral. Cette biche remplie, à partir de 1879, il avait fallu la décléricaliser dans la mesure du possible et l'effort de nos gouvernants avait porté principalement sur la restriction des privilèges des congrégations et sur les lois scolaires, fort importantes sans doute sous le rapport social comme sous le rapport politique, mais dont les heureuses conséquences 'ne pouvaient être constatées avant de longues années. En somme, si l'on ne tient pas compte de ces lois, non plus que de la loi militaire de 1889, la loi sur les Syndicats professionnels, votée en 1884, était la seule mesure vraiment importante dont les travailleurs se crussent redevables à la République. Encore n'en étaient-ils qu'à moitié satisfaits, parce que beaucoup d'entre eux la trouvaient insuffisantes et que les patrons en entravaient trop souvent le fonctionnement par une mauvaise volonté qu'ils eussent voulu voir réprimer. Il n'en était guère résulté que beaucoup de grèves, presque toutes aussi stériles que bruyantes. Bref, il fallait tromper la faim du socialisme en lui donnant au moins un os à ronger. Or le gouvernement, nous l'avons dit, n'avait, par principe, que fort peu de complaisance pour le socialisme. Un de ses membres même — Yves Guyot — était un apôtre déterminé du laissez-faire économique et un adversaire résolu de l'intervention de l'État dans la réglementation du travail. Depuis que la République avait triomphé du Boulangisme, c'est-à-dire depuis près de deux ans, on avait recommencé à promettre beaucoup ; mais on n'avait encore à peu près rien fait : La suppression des livrets d'ouvriers, la loi sur la rupture unilatérale du contrat de travail, c'était à peu près tout ce qu'avait obtenu la classe ouvrière. On discutait encore, sans aboutir, sur le travail des femmes et des enfants dans les manufactures. La solution des questions si importantes des accidents du travail, des retraites ouvrières, semblait renvoyée aux calendes grecques ; à plus forte raison celle des questions plus irritantes du maximum des heures de travail, du minimum des salaires et de la socialisation des instruments de production. Aussi l'irritation populaire grandissait-elle dans les milieux industriels. On le voit bien par l'agitation qui précéda en 1891 la nouvelle manifestation du 1er mai en faveur de la journée de huit heures. Si le 1er mai fut presque partout relativement. pacifique, il ne se termina cependant pas sans effusion de sang, puisque la troupe, à Fourmies, finit par employer ses armes et. qu'il y eut, de son fait, des morts et des blessés.

Ce déplorable incident, très intelligemment exploité, du reste, par le clergé[55], fut-il un des motifs qui déterminèrent le pape à lancer sans plus attendre son Encyclique sur la Condition des ouvriers ? Nous ne saurions le dire. Le fait est que ce fut fort peu après que ce document, depuis longtemps suggéré au Pape par l'Union de Fribourg, et qui devait causer quelque bruit dans le monde, fut enfin livré à la publicité (15 mai 1891).

L'Encyclique en question, qui constitue comme la charte du catholicisme social, n'aurait pas été l'œuvre de Léon XIII si, comme ses devancières, elle n'eut présenté le plus harmonieux alliage du blanc et du noir, du oui et du non, c'est-à-dire des principes contradictoires entre lesquels l'homo duplex qu'il était avait l'habitude de louvoyer sans cesse, pour se compromettre le moins possible.

Dans la première partie de ce document, on voit, — sans parler du mal qu'il se donne pour établir que la société doit avant tout prendre l'Église comme guide et se soumettre à elle filialement, l'Église étant seule capable de rétablir ou de maintenir la paix sociale, — la peine qu'il prend pour combattre et réfuter le principe fondamental du socialisme contemporain, c'est-à-dire le collectivisme. Après avoir exposé le redoutable conflit des patrons et des ouvriers, du capital et du travail, ainsi que la difficulté du problème qui en résulte, il recherche les causes du mal, dont les plus graves sont, selon lui, la disparition ou l'affaiblissement du principe religieux et la destruction des anciennes corporations industrielles.

Les socialistes ont, dit-il, le plus grand tort de proposer comme remède la suppression de la propriété privée et son transfert à la Commune ou à l'État. La propriété privée est de droit naturel. Le salaire de l'ouvrier lui appartient en propre ; il a le droit d'en disposer et de le transformer à son gré. Rien ne doit l'empêcher de penser à l'avenir et de chercher à créer quelque chose de stable. Le droit de l'individu est antérieur à celui de l'État. L'État a pour mission de le protéger et non de le supprimer. Il n'est pas juste de dire que la terre est à tout le monde. Tout ce que l'on peut dire, c'est qu'aucune part de la terre n'a été d'avance affectée à personne. Chacun s'est fait la sienne par son industrie, son travail, les améliorations dont il est l'auteur. L'homme marque la terre qu'il cultive de son empreinte ; il en fait véritablement son avoir ; il serait donc inique de l'en déposséder. Quant à la famille, elle est aussi de droit naturel. Son droit est également antérieur à celui de l'État, qui ne la crée pas et ne peut que la défendre. Or l'essence, l'intérêt, la stabilité de la famille impliquent la propriété. Le droit de propriété est donc intangible.

Mais alors, où sera le remède au mal social ?

Il sera dans les enseignements de l'Église.

L'Église enseigne d'abord que l'homme doit prendre en patience sa condition. Les inégalités sociales sont légitimes, utiles, nécessaires même. Le travail aussi est nécessaire et il ne faut pas avoir la prétention de le supprimer quand il est pénible.

Il ne faut pas croire d'autre part que les deux classes des capitalistes et des ouvriers soient forcément ennemies l'une de l'autre. Elles ne peuvent au contraire se passer l'une de l'autre et sont faites pour s'aider, non pour se combattre. C'est la religion qui servira entre elles de trait d'union. L'ouvrier doit tenir ses engagements envers le patron, ne pas lui faire tort, s'abstenir de séditions et de revendications violentes. Le patron doit, en revanche, donner satisfaction aux besoins — spirituels autant que matériels — de l'ouvrier, le protéger contre les séductions, affermir en lui l'esprit d'économie et de famille, lui donner un juste salaire, ne jamais spéculer sur son indigence et s'abstenir à son égard de toute convention frauduleuse ou usuraire.

L'Église enseigne encore davantage. Elle ne prêche pas seulement la justice stricte, mais aussi la charité, l'amitié, la fraternité, l'union en Jésus-Christ. L'histoire prouve, c'est du moins l'avis de Léon XIII, que les institutions chrétiennes ont fait le bonheur du peuple et que plus l'Église a été riche et puissante, mieux le peuple s'en est trouvé.

Mais ce n'est pas seulement de la religion que l'Église entend faire sortir l'amélioration du sort des classes ouvrières. Il faut aussi que les institutions humaines y contribuent. Et l'auteur de l'Encyclique est ainsi amené à proclamer comme légitime et nécessaire l'intervention de l'État dans la réglementation du travail.

L'État a, d'après lui, tout d'abord la charge d'organiser et de maintenir l'ordre général dans la société, c'est-à-dire de protéger la propriété publique et privée, la morale, la religion, la justice, l'industrie, le commerce, et d'établir des impôts équitables. Il doit protection égale à toutes les classes — réserve faite, bien entendu, de leur inégalité de condition —. Il faut donc qu'il assure à toutes et particulièrement à la classe ouvrière, qui est en réalité la source de la richesse, une somme légitime et suffisante de bien-être. En résumé, si les intérêts généraux ou l'intérêt particulier d'une classe se trouvent lésés ou simplement menacés, et qu'il soit impossible d'y remédier autrement, il faudra de toute nécessité recourir à l'autorité publique.

Nous voilà donc sur la pente du socialisme d'État. Sans doute l'État ne doit exercer son action que dans de justes limites, par exemple quand il s'agit d'empêcher une grève de devenir dangereuse, de prévenir la désagrégation de la famille, l'oppression de la religion, l'excitation au vice dans les ateliers, l'excès du travail, etc. L'État doit protéger la propriété privée, contre le prétexte d'une absurde égalité, réfréner les excitations coupables des meneurs, remédier aux chômages voulus et concertés qu'on appelle grèves et qui font tort à la société tout entière. En général, il a pour mission de prévenir plutôt que de réprimer les excès de la classe ouvrière.

Le devoir de l'État, d'autre part, est de protéger l'ouvrier dans sa dignité, dans ses droits moraux ; par exemple dans celui qu'il a au repos du dimanche, qui l'élève aux grandes pensées du ciel. Il faut aussi qu'il empêche des spéculateurs sans entrailles d'abuser sans mesure de sa personne pour satisfaire d'insatiables cupidités. Il faudra donc que la nature, la durée, les conditions hygiéniques du travail soient déterminées par la loi. Le nombre des heures de travail ne doit pas dépasser la mesure.des forces de l'homme. Des égards particuliers devront être prescrits pour les femmes et pour les enfants.

La question délicate du salaire est, elle aussi, traitée avec une certaine ampleur dans l'Encyclique Rerum novarum. L'auteur établit qu'au-dessus de la liberté de disposer de son travail, il y a, pour l'homme, la nécessité de sauvegarder son existence. Un minimum de salaire est donc nécessaire. Au-dessus de la volonté des contractants, il y a une loi de justice naturelle qui veut que le salaire ne soit pas insuffisant à la subsistance du travailleur. L'État pourra donc à la rigueur intervenir en pareille matière. Mais il ne devra le faire qu'avec beaucoup de prudence et seulement quand les corporations ou les syndicats n'auront pas réussi à trouver une solution satisfaisante pour les deux parties.

Ce sera du reste une obligation pour lui que de faciliter à l'ouvrier, par des institutions spéciales, l'épargne et l'acquisition de la propriété, et de multiplier les œuvres de paix sociale comme les caisses d'épargne, les assurances, les patronages, etc.

Surtout il devra s'attacher 'a reconstituer les corporations, autrefois si bienfaisantes, et qui, si elles ne peuvent comprendre à la fois des ouvriers et des patrons, ce qui serait préférable, pourront être formées seulement d'ouvriers. A ce propos le pape croit devoir vanter la légitimité de l'association en général et profite de l'occasion pour protester incidemment une fois de plus contre toutes mesures restrictives du droit des confréries et des ordres religieux. Il loue hautement le zèle des bons chrétiens qui se sont voués au développement des corporations, associations catholiques, cercles d'études, et recommande de rapprocher par tous les moyens non seulement les ouvriers et les patrons, mais les laïques et le clergé.

Revenant en particulier aux corporations du travail, il est d'avis que l'État les protège, mais ne s'immisce ni dans leur organisation ni dans leur fonctionnement.

Avant tout, que les corporations s'inspirent de la religion ; qu'on y enseigne les vérités de la foi ; qu'on y apprenne à aimer et servir l'Église ; que l'organisation de ces petites sociétés soit régulière, équitable, qu'elle sauvegarde à la fois l'intérêt commun et les intérêts privés ; que les fonctions soient bien définies, la caisse bien administrée ; que l'esprit de conciliation et d'arbitrage y règne ; que l'ouvrier soit constamment pourvu de travail ; enfin, que des fonds de réserve soient constitués en vue des accidents, des maladies, des infortunes à soulager, comme de la vieillesse à assister. C'est par là que les corporations dans l'avenir, comme jadis aux premiers siècles du christianisme, contribueront efficacement au bien commun.

Léon XIII, pour terminer, résume les principes qu'il vient d'exposer, exhorte de nouveau patrons et ouvriers à l'équité, à la concorde, à la foi, et leur promet une fois de plus que le secours de l'Église ne leur fera pas défaut.

 

VIII

L'Encyclique Rerum novarum, dont Léon XIII se montra toujours très fier et sur laquelle il avait sans doute fondé de grandes espérances, ne devait pas, à beaucoup près, produire le résultat qu'il en attendait.

D'abord le gouvernement français d'alors qui, nous l'avons dit, n'était pas très porté à favoriser le mouvement socialiste, ne pouvait lui savoir très bon gré d'agiter ainsi devant le peuple les questions irritantes du maximum d'heures de travail et du minimum de salaire. Il semble qu'il ait voulu fort peu après lui témoigner le sourd mécontentement que lui causait cet essai de surenchère démocratique en appliquant avec un peu plus de rigueur que précédemment les lois gênantes pour le clergé et notamment en apportant des restrictions sérieuses au fonctionnement des congrégations de femmes autorisées[56].

D'autre part, la masse du peuple, loin d'être séduite par les avances significatives du Saint-Père, demeurait assez indifférente et assez froide. Si quelques collectivistes, par politique plutôt que par conviction, faisaient, comme Lafargue — qui posait quelque temps après sa candidature à la députation au milieu des populations catholiques du département du Nord — l'éloge de l'Encyclique, la masse du parti ouvrier refusait de se laisser prendre aux amorces pontificales. Quant aux abbés et aux moines démocrates, ainsi qu'aux quelques catholiques qui les suivaient, ils se montraient certainement fort enthousiastes, célébraient en termes lyriques la gloire de Léon XIII, le pape des ouvriers, le père du peuple. Mais certains d'entre eux péchaient déjà par excès de zèle et, à force d'élargir le programme social du Saint-Père, ne pouvaient que le rendre plus suspect au bloc des catholiques conservateurs qui, malgré les réserves très politiques de Léon XIII en faveur du droit de propriété, ne l'avaient vu qu'avec inquiétude s'engager dans la voie du catholicisme social. Ceux-là demeuraient très réservés, hostiles même à l'esprit de l'Encyclique — sans oser le dire tout haut — et très disposés à la contrecarrer tout en ayant l'air de l'approuver.

Telle était en particulier l'attitude de la grande majorité des évêques français, qui n'avaient pas beaucoup plus de goût pour les théories sociales du pape que pour la politique du ralliement. Ils auraient en général voulu que le clergé ne remuât pas trop les questions sociales et s'attachât surtout à faire de la politique, pourvu que ce fût de la politique réactionnaire. Et l'on trouve la preuve de cet état d'esprit dans les organisations nouvelles qu'on vit naître à cette époque, d'une part en Dauphiné sous l'inspiration de Fava, évêque de Grenoble, de l'autre à Paris, sous celle du cardinal-archevêque Richard.

Fava, qui avait déjà tant guerroyé contre le nouveau régime et qui s'était surtout rendu célèbre par la violence de ses attaques contre la franc-maçonnerie, se déclarait maintenant pleinement converti à l'idée républicaine. Les membres du parti qu'il proposait de fonder devaient tout d'abord adhérer formellement à la constitution du pays. Mais, cela fait, ils ne devaient pas oublier que c'était un parti exclusivement catholique qu'il s'agissait de - constituer ; que ce parti avait pour but le triomphe de l'Église et que par conséquent il ne pouvait être mené à la bataille que par elle. Il consisterait donc en une vaste association électorale qui travaillerait à faire de bons députés et qui serait placée dans chaque diocèse sous la direction de l'évêque, dans chaque paroisse sous celle du curé. Et cet embrigadement de la France par le clergé ne se limitait pas aux hommes faits. Il s'appliquait même aux enfants. C'est alors en effet que Fava et un certain nombre de ses confrères imaginèrent d'introduire dans leurs catéchismes des chapitres nouveaux où était enseignée la manière de bien voler, en même temps qu'était renouvelée expressément la défense aux parents — sous peine de péché — d'envoyer leurs enfants aux écoles sans Dieu, c'est-à-dire aux écoles de la République.

Une politique aussi provocante et aussi brutale ne pouvait faire de tort qu'à son auteur. Celle de Richard dénotait plus d'astuce et paraissait plus habile. L'archevêque de Paris, sachant bien que le meilleur moyen d'effaroucher la France était de lui présenter ostensiblement un gouvernement de curés, avait eu soin de ne point mettre personnellement en avant et de faire en sorte que la Ligue qu'il fondait parût n'avoir rien d'ecclésiastique. Cette Ligue, intitulée Union de la France chrétienne, était, en effet, d'apparence purement laïque. Elle s'annonçait d'un ton bénin comme décidée à se tenir en dehors de tous les partis et à faire appel à toutes les bonnes volontés pour servir les principes conservateurs, particulièrement le principe religieux, et débarrasser la France des lois dont les sectaires l'avaient affligée. Il s'ensuivait que l'Union, considérant la République comme un parti, n'aurait avec elle rien de commun. Et l'on pouvait en être bien sûr rien qu'en parcourant la liste des sociétaires qui composaient son comité de direction. Tous étaient monarchistes éprouvés, en même temps que catholiques intransigeants. Le président était Chesnelong qui n'avait pas renoncé à pourvoir la France d'une bonne royauté ; et près de lui siégeaient des hommes qui s'appelaient Keller, de Mackau, de Mun, Lucien Brun, Buffet, de Lanjuinais, de Ravignan, et d'autres encore représentant la même école, le même drapeau. De quelques précautions de langage qu'elle se servit, on pouvait être bien sûr que ces vieux lutteurs, dont aucun n'avait renoncé ni à ses préférences ni à ses espoirs d'autrefois, ne travailleraient pas avec moins d'énergie pour les intérêts du trône que pour ceux de l'autel.

L'accueil que la haute société catholique et conservatrice faisait dans le même temps (juillet-août 1891) au cardinal Lavigerie, venu à Paris, comme d'habitude, pour y récolter de l'argent, prouvait aussi combien dans ce monde la politique du ralliement avait peu gagné de terrain. L'archevêque d'Alger, naguère choyé, flatté, promené partout en triomphateur, était maintenant reçu partout avec une froideur presque injurieuse. Les ministres seuls lui faisaient bon visage, mais le noble faubourg lui fermait sinon sa porte, du moins sa bourse. L'entreprenant et hardi prélat sentit pour la première fois son bel aplomb et sa confiance en lui-même lui manquer. Il partit frappé au cœur, ne fit que languir, et, dès lors, ne vécut guère[57].

Une telle attitude, de tels agissements contrariaient vivement, le pape, qui en montrait quelque mauvaise humeur. Le cardinal Foulon[58] qui, pour complaire aux princes, lui écrivit vers cette époque (août 1891) une lettre de blâme à l'égard des évêques qui donnaient dans le ralliement, n'obtint pas même l'honneur d'une réponse. Léon XIII, qui désirait toujours ne pas se brouiller avec la République, et qui venait de nous envoyer, dans la personne de Ferrata[59], un nonce accommodant, comme l'avait été Czacki, s'efforçait de faire expliquer à Fava et à Richard par ce fidèle interprète de sa pensée qu'ils compromettaient l'Église et que le Souverain pontife, sans les désavouer publiquement, ne saurait les approuver. Il tenait d'autant plus à ne pas irriter nos gouvernants que juste à cette époque (août 1891) le grand éclat des fêtes de Kronstadt[60] révélait au monde entier, sans qu'il fût possible de la contester, la cordiale entente de la France et de la Russie. Il devenait manifeste que, si l'alliance formelle des deux États n'était pas encore conclue, elle ne pouvait pas tarder à l'être. C'était donc moins que jamais pour lui le moment de se faire de la France une ennemie.

Mais la tendance visible du vieux pape à éviter tout heurt et tout conflit n'empêchait pas les réfractaires de continuer leurs menées. L'idée leur venait même juste à cette époque d'essayer de le compromettre lui-même dans leurs intrigues monarchiques, et voici comment. Ils avaient imaginé d'utiliser, non sans malice, les moyens d'action qu'il avait mis à leur disposition par sa dernière Encyclique. Puisqu'il se déclarait le pape des ouvriers, il ne pouvait trouver mauvais qu'on lui menât à Rome d'énormes pèlerinages de travailleurs français, qui viendraient non seulement le remercier de sa sollicitude pour leurs intérêts, mais lui demander, avec sa bénédiction, des directions et des conseils nouveaux. Si des laïques d'un dévouement éprouvé à l'Église comme de Mun, Harmel, si des princes de l'Église comme l'archevêque de Reims, Langénieux, l'archevêque d'Aix, Gouthe-Soulard, se mettaient à la tête de ces manifestations, il ne saurait se refuser à leur faire bon accueil. Et de fait il ne s'y refusait pas. Mais la rouerie des meneurs réfractaires consistait en ce qu'une fois les pèlerinages décidés en principe, ils entendaient conduire à Rome, au milieu des ouvriers ou prétendus tels, le duc d'Orléans, qui, béni par le pape, serait pour ainsi dire sacré roi de France. Ainsi le parti royaliste aurait non seulement empêché le pape de publier l'Encyclique du ralliement, mais réussi à s'approprier pour ainsi dire l'Encyclique Rerum novarum et à en tirer à lui le bénéfice.

Il est vrai que Léon XIII n'était pas homme à tomber dans un pareil piège. Dès qu'il eut connaissance du projet en question, il déclara tout net qu'il n'y saurait souscrire et que, si un pèlerinage français se présentait sous la conduite du duc d'Orléans, il ne le recevrait pas. Il fut impossible de le fléchir et les conspirateurs, déçus, durent bien s'incliner devant sa volonté. Pour éviter aussi des complications d'un autre genre, c'est-à-dire des conflits entre les pèlerins et la population romaine — car, malgré ses protestations de principe contre le gouvernement du Quirinal, il ne tenait nullement à l'exaspérer par des manifestations déplacées dans la rue —, le prudent pape voulut que les pèlerins fussent logés et prissent leurs repas au Vatican, où, de concert avec l'ambassadeur de France, il leur fit préparer d'avance une installation convenable.

Que le représentant officiel de la République française s'associât dans une certaine mesure à ces préparatifs (en allant par exemple, comme il le fit, visiter le futur aménagement des pèlerins) cela prouvait une fois de plus combien les intentions du ministère Freycinet à l'égard du Saint-Siège étaient pacifiques et conciliantes. Certes il aurait pu interdire à des prélats français qui, après tout, étaient, de par le Concordat, des espèces de fonctionnaires et qui ne pouvaient pas, en droit, s'éloigner de leurs sièges sans sa permission, de prendre la direction de pèlerinages d'où pouvaient résulter de légitimes réclamations de la part du gouvernement italien. Il ne le fit pas, et les prélats purent partir sans avoir même sollicité la moindre autorisation. Il eût peut-être été plus sage à Freycinet de prévoir les incidents diplomatiques auxquels les dits pèlerinages pouvaient donner lieu, et qui, vu les circonstances, n'étaient que trop à redouter.

Ces manifestations allaient se produire au lendemain de deux fêtes, qui, commémorant l'une et l'autre la révolution italienne, avaient rendu les amis de l'unité plus susceptibles et plus ombrageux, en même temps que ses ennemis plus irritables et plus nerveux. C'étaient d'une part l'érection de la statue de Garibaldi à Nice[61], de l'autre, la solennité du 20 septembre, anniversaire de l'occupation de Rome par les troupes de Victor-Emmanuel. Voilà dans quelles conditions plutôt inquiétantes commencèrent les pèlerinages.

Cependant, grâce aux précautions prises et à la sagesse de la population romaine, les premiers s'accomplirent sans accident : Mais tout à coup, le 2 octobre, le feu fut mis aux poudres. Aux bandes ouvrières proprement dites s'était jointe une association de jeunes gens, nobles ou riches bourgeois, l'Union catholique de la jeunesse, fondée par les Jésuites, et dont le zèle réactionnaire était capable des pires imprudences. Quelques membres de cette ligue étant entrés dans l'église du Panthéon, où se trouve, on le sait, le tombeau de Victor-Emmanuel, l'un deux, prenant le registre sur lequel les visiteurs du monument avaient l'habitude d'écrire leurs noms, crut devoir y tracer ces mots : Vive le Pape ! C'en fut assez. Ce fait, en pareil lieu, parut aussitôt une insulte à la révolution, à la patrie italienne. Ces jeunes gens sont immédiatement arrêtés. Le bruit se répand qu'ils ont fait pis encore, qu'ils ont par exemple craché sur la sépulture du feu roi. D'autres imputations non moins irritantes courent par toute la ville. Une effervescence extraordinaire se produit. La foule s'amasse. Les pèlerins reconnus çà et là sont injuriés. On crie : A bas la France ! Vive Sedan ! sous les fenêtres de notre ambassadeur. Les autorités italiennes ne peuvent qu'avec peine protéger la légation de France et même le Vatican, où le peuple se porte aussi pour manifester contre le pape. Et le lendemain, les jours suivants, dans toutes les grandes villes d'Italie, ont lieu de pareilles scènes et de pareilles explosions de colère contre la France, rendue ainsi responsable de l'imprudence d'un pèlerin.

Rendons cette justice à Léon XIII qu'à la première nouvelle de ces déplorables incidents, il avait pris le parti de mettre fin aux malencontreux pèlerinages. Langénieux, le cardinal des ouvriers[62], avait reçu l'ordre de faire partir sans retard les pèlerins qui se trouvaient à Rome et d'empêcher d'arriver ceux qui devaient venir après eux. Presque dans le même temps, le gouvernement français, avisé dès le 3 octobre de ce qui se passait, et très contrarié naturellement, reconnaissait la faute qu'il avait commise et s'efforçait de la réparer dans la mesure du possible. Le ministre des Cultes, Fallières, adressait en son nom (le 4) aux membres de l'épiscopat français une brève circulaire où, invoquant les intérêts de la nation, il les invitait très courtoisement à s'abstenir pour le moment de toute participation à un pèlerinage. Il ne s'attendait guère h l'accueil que les évêques allaient faire à cette communication si simple et si légitime.

Qu'un souverain étranger leur donnât un ordre, parfois celui de désobéir aux lois de la France, rien ne leur paraissait plus naturel. Mais que le gouvernement de la France leur adressât une simple invitation, fût-cc au nom des intérêts supérieurs du pays, c'était ce qu'un certain nombre d'entre eux ne pouvaient admettre. Beaucoup, tout en étant au fond d'avis que ledit gouvernement avait bien raison, s'abstinrent purement et simplement de répondre. D'autres accusèrent réception froidement et sans réflexions. Mais quinze ou seize crurent devoir répliquer au ministre par des réflexions aigres-douces et impertinentes, déclarant par exemple qu'ils connaissaient bien leur devoir et n'avaient pas besoin que le pouvoir civil le leur traçât ; qu'ils s'abstenaient de pèlerinages parce qu'ils le voulaient bien et non parce que cela plaisait au gouvernement ; que du reste ce dernier n'avait guère le sentiment de l'honneur national, puisqu'il s'humiliait ainsi devant l'Italie, etc.

Mais il en fut un qui alla plus loin encore : ce fut l'archevêque d'Aix, Gouthe-Soulard, qui, dans une lettre du 8 octobre[63], faisait savoir à Fallières avec une rare grossièreté, qu'il n'avait que faire de ses invitations, qu'il savait se conduire, qu'il ferait ce qu'il voudrait dans l'intérêt de son diocèse. Il reprochait ensuite dans les termes les plus injurieux au gouvernement d'avoir laissé outrager la France et les Français et terminait par ces mots : Pour ma part, je n'ai jamais été plus froissé dans ma dignité de Français, de catholique et d'évêque. Après quoi, pour que nul n'ignorât de quelle façon il avait su crosser un ministre, il se hâtait de publier dans la Semaine religieuse d'Aix la lettre en question, que tous les journaux de France ne manquèrent pas de reproduire.

Le scandale fut d'autant plus grand que ce Gouthe-Soulard[64] était un de ces prêtres solliciteurs, intrigants et bas, qui, longtemps écarté de l'épiscopat par Pie IX et par Léon XIII, n'y était parvenu qu'à force de protestations de dévouement pour la République et grâce à l'insistance de ministres d'un républicanisme fort avancé. C'est à la protection particulière de Goblet qu'il devait son siège archiépiscopal. Depuis qu'il l'occupait, il avait encore platement flagorné le président Carnot, dans l'espoir du cardinalat. Puis, la barrette tardant à venir, il n'avait plus cru, de même que beaucoup d'autres, devoir garder aucun ménagement envers le gouvernement qu'il avait tant adulé.

Tant d'insolence ne pouvait laisser la France républicaine indifférente. L'opinion se montra sévère pour l'archevêque au point que le gouvernement, qui avait d'abord paru vouloir fermer les yeux sur son incartade, finit, après plus de quinze jours d'hésitation, par se décider à le poursuivre, non par la voie du recours pour abus, ce qui eût été ridicule, mais par celle de la police correctionnelle, au nom de l'article 222 du code pénal[65].

C'était une satisfaction donnée à la conscience publique. Mais ce fut aussi le signal d'une véritable insurrection de l'épiscopat. De toutes parts les évêques, dont la République n'ignorait pas, depuis longtemps, la désaffection, en donnèrent une nouvelle preuve en protestant avec la dernière violence contre ces poursuites, qu'ils représentèrent comme la plus odieuse persécution. Sous prétexte d'exprimer à Gouthe-Soulard leur sympathie, ils crièrent de plus belle que le gouvernement français donnait un rare exemple non seulement d'iniquité et de lâcheté envers l'Église, mais de platitude envers l'étranger. Très peu s'abstinrent, et le parti des châteaux, qui menait, en somme, toute cette campagne, n'épargna à ces derniers ni les reproches ni les menaces — le gouvernement en eut la preuve[66] —. Un des plus modérés, Lecot, archevêque de Bordeaux, ne crut pouvoir s'empêcher de fonder, pour complaire au dit parti, une association pour l'affranchissement du pape[67].

Le procès Gouthe-Soulard, qui vint devant la cour de Paris le 24 novembre, ne calma pas l'agitation, tant s'en faut. L'archevêque se présenta devant ses juges avec arrogance et, s'il voulut bien déclarer qu'il n'avait nul mépris pour la personne du ministre des Cultes, n'en affirma pas moins qu'il n'avait fait qu'user de son droit en écrivant sa lettre du 8 octobre. Ce droit, il le revendiquait plus hautement que jamais. Il rappelait et flétrissait avec véhémence toutes les lois portées par la République contre l'Église. Puis, faisant allusion au ralliement, il disait : ... Nous souhaitons un apaisement loyal... mais l'apaisement dont on nous entretient... serait notre avilissement. Nous ne permettrons pas qu'on nous avilisse, et on sera forcé de nous persécuter en face, ouvertement, non plus à la Julien l'Apostat... Un évêque ne se condamne pas au silence par crainte du péril... Ce n'est pas moi qui diminuerai le respect... Vous en avez si grand besoin, on vous en donne si peu ! Il n'y a rien à vous faire perdre... Et il terminait fièrement en s'attribuant l'honneur incomparable d'être un confesseur de sa foi, un Français confesseur de son patriotisme.

Inutile de dire que cette diatribe allait être répandue à profusion dans toute la France par l'archevêque et par ses confrères. Le soir du jugement, Gouthe-Soulard trônait comme un triomphateur à l'archevêché de Paris, où il recevait solennellement, sous les veux attendris du cardinal Richard, les hommages de ses admirateurs. Enfin ce n'est pas tout, car, condamné par ses juges à 3.000 francs d'amende, il reçut peu après de presque tous les membres de l'épiscopat[68] des lettres publiques de félicitations, où il était célébré comme un martyr de l'Église, et une souscription fut ouverte dans les journaux de la réaction, au mépris de la loi, pour couvrir son amende, ainsi que les frais de son procès[69].

 

IX

Les menées et insolences nouvelles des évêques, ainsi que le redoublement d'arrogance de la presse religieuse n'étaient pas sans avoir irrité quelque peu l'opinion républicaine. Depuis quelques mois, d'un bout de la France à l'autre, on répétait comme jadis que le cléricalisme était l'ennemi. Les adversaires de l'Église redevenaient militants et agressifs. Au cours des vacances parlementaires, deux membres du Parlement, Pochon et Cocula, reprenant les campagnes d'autrefois contre l'enseignement congréganiste qui, de plus en plus, infectait le personnel de nos grands services publics, avaient répandu, soumis aux conseils généraux une proposition tendant à écarter dorénavant des emplois tout candidat qui n'aurait pas fait ses études dans les établissements universitaires. On parlait aussi d'interpellations qui se produiraient dans les Chambres après la rentrée et qui tendraient manifestement soit à la rupture du Concordat, soit à des mesures ayant pour but de la préparer.

Le pape, sans cesse au courant de tout, n'ignorait pas cette agitation. Aussi le voyons-nous à cette époque (octobre, novembre) se faire petit, modeste, patelin, représenter au gouvernement français combien ses intentions sont pures et bienveillantes. Gouthe-Soulard ayant cru devoir l'informer par télégramme de sa condamnation, il se garde soigneusement de lui répondre. D'autre part, il fait valoir de son mieux, et avec plus d'insistance que de bonne foi, aux yeux de Freycinet, le sacrifice qu'il fait en renonçant une fois de plus au projet, remis en avant depuis peu, d'établir une représentation diplomatique du Saint-Siège en Chine[70], sacrifice dont on ne pouvait lui être fort reconnaissant, nos gouvernants sachant — et pour cause — combien peu il avait été volontaire et ne pouvant non plus oublier les faveurs nouvelles que, justement en Chine, il venait d'accorder à l'Allemagne, au détriment de la France[71].

Des avances aussi dérisoires ne pouvaient faire perdre de vue à Freycinet la question si grave de l'agitation épiscopale, dont le malin Léon XIII s'efforçait de détourner son attention. Cet homme d'État voulait autre chose et avec raison. Ce qu'il ne cessait de représenter ou de faire représenter au Vatican, c'est que le devoir, comme l'intérêt, du Saint-Père était pour le moment, plus que jamais, de mettre à la raison les évêques et tus les membres du clergé français qui menaient une campagne si violente, si scandaleuse, contre la République et son gouvernement. En d'autres termes il voulait qu'il les obligeât à se déclarer loyalistes en publiant enfin pour son compte cette encyclique du ralliement que les objurgations de Freppel lui avaient fait remettre-en portefeuille. Or, comme Léon XIII, sans dire positivement non, continuait à tergiverser, à se dérober, le ministre français, qui savait, lui aussi, maquignonner à merveille, jugea bon de jouer de nouveau, mais cette fois publiquement et avec éclat, le jeu de finesse dont il avait usé vis-à-vis du pape dans les coulisses diplomatiques en 1885 et 1886, quand il le menaçait courtoisement de la rupture du Concordat pour l'empêcher de faire du tort à la France dans les missions. De là l'attitude qu'il prit, le langage qu'il tint devant le Parlement au cours des interpellations auxquelles donnèrent lieu les menées du clergé vers la fin de l'année 1891.

Ces interpellations, que précédemment il avait fait retarder et aurait voulu renvoyer aux calendes grecques, il s'y prêtait maintenant de la meilleure grâce du monde, parce qu'elles allaient lui permettre de remontrer au pape combien la République était de mauvaise humeur, combien par suite il était urgent que le chef de l'Église lui fit enfin quelques avances vraiment sérieuses. C'est au Sénat, assemblée sage, mais d'une fermeté républicaine à toute épreuve elle l'avait bien montré lors du boulangisme) que commencèrent, le 9 décembre, ces mémorables débats. L'interpellateur, Auguste vide, commença par déclarer qu'il souhaitait en principe la séparation de l'Église et de l'État, mais, reconnaissant la difficulté présente de cette réforme, finit par demander qu'en attendant le Concordat et les Articles organiques fussent strictement et même rigoureusement appliqués. Goblet, qui vint après lui, s'efforça d'établir qu'entre l'Église et l'État républicain l'alliance était impossible, que le divorce s'imposait et qu'il fallait au plus tôt le préparer par une bonne loi sur les associations, loi qu'il tenait toute prête, puisqu'il en déposa aussitôt la proposition. Puis, après un discours émollient de de Marcère, une homélie larmoyante de Chesnelong et une réplique assez faible de Fallières, ministre des Cultes, Freycinet intervint et avec sa limpide éloquence représenta que les Articles organiques, si contestés, si méconnus par le clergé, n'étaient pas moins légitimes que le Concordat ; que l'attitude et les actes récents des évêques étaient d'une flagrante illégalité ; que ces dignitaires étaient d'autant moins excusables que la mitre ne leur avait point été imposée par la République et qu'ils l'avaient en général assez humblement sollicitée d'elle. Enfin prenant un ton comminatoire qui ne lui était pas habituel : ... Nous exigerons, dit-il, la soumission aux lois de l'État, et si nous ne l'obtenons pas ainsi, nous emploierons les autres moyens que la loi met à notre disposition ; s'ils ne suffisent pas, si de nouveaux moyens sont nécessaires, nous les réclamerons de vous. Enfin, si rien de tout cela ne réussit, si nous sommes en présence d'une insurrection voulue et qu'il y ait une sorte de parti pris... alors nous déclinerions la responsabilité des conséquences ; elles retomberaient directement sur ceux qui auraient pris cette attitude vis-à-vis de l'État... Le cabinet ne croit pas avoir le mandat... d'accomplir la séparation... ni de la préparer ; mais nous avons reçu le mandat de faire respecter l'État et, si la séparation devait s'accomplir à la suite de l'agitation à laquelle je viens de faire allusion, da responsabilité en retomberait sur ses auteurs et non sur nous...

L'ordre du jour très ferme, voté à la suite de ce discours[72], n'empêcha pas la discussion de recommencer fort peu après à la Chambre, où elle dura encore deux jours (11-12 décembre) et où, au milieu d'incidents violents[73], la séparation fut éloquemment demandée par Stéphen Pichon, qui la présentait comme une nécessité historique et une condition sine qua non d'existence pour la République, puis par Paul de Cassagnac, qui espérait au contraire qu'elle hâterait la fin du nouveau régime. Elle ne fut pas moins brillamment combattue par de Mun, puis par Freppel, qui, presque mourant, prononça ce jour-là son dernier discours[74]. Enfin le président du Conseil, fidèle à sa tactique, parla plus nettement encore du tort que les évêques faisaient à l'Église et répéta qu'il ne voulait certainement pas la rupture du Concordat, qu'il ne ferait rien pour la préparer, mais que, si elle devenait inévitable, ce seraient l'Église et ses amis qui l'auraient voulu. Et l'ordre du jour du Luxembourg fut aussitôt confirmé au Palais-Bourbon à une énorme majorité.

Ainsi la République paraissait s'orienter décidément à gauche. Certains membres du cabinet, comme Léon Bourgeois, qui tenait de près au parti radical, voulaient même qu'il commençât à passer de la parole aux actes. Le ministre de l'Instruction publique avait, dès le 17 novembre, dénoncé au Sénat les catéchismes électoraux et politiques répandus par certains évêques dans leurs diocèses et annoncé son intention d'ouvrir une enquête à cet égard. L'enquête ayant bien prouvé l'existence des dits catéchismes, il demandait, en décembre, que le garde des sceaux poursuivit les délinquants. Mais Freycinet et Ribot, hantés de l'idée du ralliement, auquel ils voulaient absolument amener le pape, craignaient de le rendre impossible par ces représailles un peu provocantes. Leur rêve était plus que jamais d'obtenir par les moyens doux, c'est-à-dire par la persuasion, que le pape engageât lui-même les évêques à se soumettre. De là la dépêche que le ministre des Affaires étrangères adressait le 17 décembre à Rampolla et où l'on retrouve la substance des discours certainement très courtois, mais manifestement comminatoires, que Freycinet avait prononcés dans le Parlement peu de jours auparavant[75].

Le pape, qui connaissait de longue date Freycinet et ses roueries, continuait pour sa part à jouer serré, craignant encore de se découvrir trop tôt et retardant de jour en jour, pour la faire valoir davantage, la concession que l'on attendait de lui. A la fin de décembre il se contentait encore de faire donner des instructions confidentielles à Ferrata, pour que ce nonce donnât aux évêques, non moins confidentiellement, des conseils de sagesse et de modération. Puis il faisait rabrouer vertement (le 2 janvier 1892) par l'Osservatore romano le directeur de l'Autorité, Paul de Cassagnac, qui persistait à dénier brutalement au pape le droit de donner aux conservateurs français des directions politiques[76]. Et dans le même temps, sans doute sur de nouvelles insistances du gouvernement français, il adressait au cardinal Richard, archevêque de Paris, une lettre qui, disait-il, devait donner pleine satisfaction au dit gouvernement.

En quoi consistait au juste cette lettre ? Nous ne saurions le dire au juste. Sans doute en une invitation assez pressante d'adhérer enfin expressément au régime républicain. Ce qu'il y a de certain, c'est que le vieux prélat et ses amis ne la lurent pas sans une vive contrariété et donnèrent la preuve de leur mauvaise humeur en s'abstenant de la publier. Comme il fallait bien toutefois qu'ils eussent l'air de l'avoir reçue et d'en tenir compte, voici ce qu'ils imaginèrent.

Richard rédigea — ou fit rédiger par d'Hulst[77], son factotum — un des meneurs du parti réfractaire —, un long factum que signèrent avec lui les cardinaux Langénieux, Place, Desprez et Caverot et qui, sous le titre de Lettre au Président de la République, fut publiée dans tous les journaux le 20 janvier. — Sous couleur d'un acte de soumission aux directions pontificales, ce manifeste, auquel les cardinaux Meignan et Lavigerie n'adhérèrent que dans les termes les plus évasifs et les plus vagues, était en réalité le réquisitoire le plus systématique, le plus amer qu'une plume ecclésiastique eût encore dressé contre la République, son œuvre législative et les hommes qui la servaient. Sans nier que la forme républicaine du gouvernement fût acceptable en principe et que le devoir des citoyens fût de ne pas s'insurger contre la Constitution, ils passaient en revue toutes les mesures de laïcisation publique prises dans les dernières années, mesures que le nouveau régime n'eût pu rapporter sans prononcer sa propre abdication, et les dénonçaient avec aigreur comme autant de lois sacrilèges, à jamais inacceptables pour les catholiques : suppression des prières publiques ; — abrogation de la loi sur le repos dominical ; — interdiction aux soldats rendant les honneurs funèbres d'entrer en corps dans les édifices du culte ; — facilités accordées aux enterrements civils ; — défense aux évêques de quitter leurs diocèses sans autorisation ; — droit reconnu aux maires d'user des cloches des églises ; — tolérance accordée au mariage des prêtres infidèles ; — suspension ou réduction de traitements ecclésiastiques ; — suppression des traitements des chanoines ; — dissolution ou expulsion de congrégations ; établissement du droit d'accroissement ; — nouvelles lois scolaires ; — nouvelle loi militaire ; — loi du divorce, etc... Bien en somme n'était oublié. Et les auteurs du manifeste révélaient par ces lignes leurs véritables sentiments envers la République : ... Le gouvernement de la République a été antre chose qu'une personnification de la puissance publique... il a été la personnification d'une doctrine et d'un programme en opposition absolue avec la foi catholique, et il a appliqué cette doctrine, réalisé ce programme de telle sorte qu'il n'est rien aujourd'hui, ni personnes, ni institutions, ni intérêts, qui n'ait été méthodiquement frappé, amoindri et autant que possible détruit...

C'était la théorie de Freppel, que nous avons fait connaître plus haut. Après cela, il importait fort peu que les cardinaux eussent cru devoir inviter les fidèles à ne pas se mettre en révolte contre la constitution de leur pays ; et le lecteur devait être surtout frappé des réserves significatives contenues dans le programme final par lequel ils résumaient leurs conseils : ... Respect des lois du pays, hors le cas où elles se heurtent aux exigences de conscience ; respect des représentants du pouvoir ; acceptation franche et loyale des institutions politiques, mais en même temps résistance ferme aux empiètements de la puissance séculière sur le domaine spirituel...

L'impression causée par ce document sur la France républicaine devait être d'autant plus irritante que le plus grand nombre des évêques de France ne manquaient pas de l'approuver hautement. Comment après cela ne se fût-il pas produit dans l'opinion, dans la presse, le Parlement, une nouvelle poussée anticléricale ? Comment Freycinet, qui voyait de plus en plus son autorité compromise, ne se fût-il pas résigné à faire un pas de plus en avant ? Effectivement, il le fit, au commencement de février, en déposant enfin le projet de loi sur la liberté d'association qu'il avait promis depuis la fin de 1890 et qu'il eût bien voulu se dispenser encore plus longtemps de mettre au jour.

Le texte de ce projet était certainement assez acceptable pour le parti républicain[78]. Mais il eût fallu que Freycinet l'eût présenté sérieusement et avec le désir d'en accélérer le plus possible l'adoption. Or telle n'était point, au fond, Son intention. Ce qu'il voulait par cette nouvelle menace, c'était d'une part faire peur au pape et hâter la publication de cette Encyclique du ralliement tenue depuis si longtemps en suspens. C'était, d'autre part, faire prendre patience au parti avancé, qui lui reprochait sa mollesse et qui surtout se montrait froissé qu'il négociât avec un étranger pour obtenir de lui l'invitation à des Français de reconnaître le gouvernement de leur pays. Cette fois le temps pressait. Il eût fallu pour sauver un ministère aussi compromis que l'Encyclique parût sans nouveau retard. Mais Léon XIII, résolu maintenant à la publier, perdit encore quelques jours, et c'en fut assez pour que Freycinet succombât devant une Chambre lasse de ses finesses et qui n'avait plus ni confiance en lui ni désir de lui faire crédit.

Le 18 février, le député Hubbard interpella le gouvernement sur le projet de loi relatif aux associations, pour lequel il réclamait l'urgence. Cassagnac, pour embarrasser encore davantage le gouvernement, appuyait cette demande. Du débat tumultueux auquel donna lieu cette interpellation, nous ne retiendrons que le discours de Freycinet, qui s'efforça, comme d'habitude, de ménager les deux partis adverses, et celui de Clemenceau, qui soutint au contraire la doctrine républicaine dans toute sa raideur.

La Chambre n'était certes point, en réalité, désireuse de voter 'a bref délai la loi sur les associations ; elle l'était encore moins de procéder à la séparation de l'Église et de l'État. Mais elle ne voulait point, d'autre part, avoir l'air de reculer devant le Pape. Le président du conseil lui déplut singulièrement en faisant avec trop d'insistance l'éloge de Léon XIII, de sa modération, de son esprit conciliant, en s'efforçant de mettre en lumière sa bienveillance pour la France, et en concluant de là qu'il ne pourrait, lui, s'associer à la demande d'urgence que s'il était bien entendu qu'elle ne serait pas une préface nécessaire et obligée de la séparation des Églises et de l'État. Il n'y avait rien de commun, disait-il, entre les congrégations, que l'on pouvait, sans inconvénient, faire rentrer dans le droit commun, et le clergé séculier, que rattachait à l'État une législation particulière digne d'être respectée.

A quoi Clemenceau, avec son impitoyable logique, répliquait :... Savez-vous ce qui se passera dans l'esprit de tous les citoyens ? On se dira : Voilà des associations religieuses qui vivent sous la loi commune ; pourquoi la grande association, l'association religieuse par excellence, l'Église catholique, ne pourrait-elle pas en faire autant ?... Le leader de l'extrême-gauche s'attachait ensuite à détruire cette illusion que l'on pouvait ramener l'Église à la République. Il était plus facile, à son sens, d'y ramener les partis monarchistes, qui luttaient du moins avec elle sur un terrain commun, et partageaient, en somme, quelques-uns de ses principes.

... L'Église catholique, ajoutait-il, est placée plus haut, voit de plus loin... L'Église n'est rien, si elle n'est tout. Sur toutes les questions elle a réponse à tout, elle est une grande conception morale, elle est au-dessus de tous les intérêts humains qui peuvent s'agiter sur la terre, et par dessus tout elle représente la théorie même de la théocratie, elle seule a le droit de gouverner les hommes sans que leur consentement soif nécessaire, et ayant la vérité absolue, la vérité divine, la vérité par excellence, elle possède a fortiori la vérité terrestre. Et c'est vous, gouvernement laïque, gouvernement de parvenus, qui voulez ruser avec un tel pouvoir, un pouvoir éternel, qui tient les balances de la justice dans ce monde et dans l'autre ! La lutte est possible entre les droits de l'homme et ce qu'on appelle les droits de Dieu ; l'alliance ne l'est pas... Vous n'êtes pas de force à ruser avec le pape, vous feriez mieux de vous rendre tout de suite... Il n'y a qu'un moyen de ramener l'Église, c'est d'abandonner votre principe pour le sien... On vous tend la main, dites-vous ; mettez-y la vôtre ; elle sera si bien étreinte que vous ne pourrez plus la dégager... Vous serez les prisonniers de l'Église, l'Église ne sera jamais en votre pouvoir... L'Église veut précisément le contraire de tout ce que nous voulons. Il n'y a pas une seule loi que nous ayons votée, il n'en est pas une que nous nous préparions à voter qui n'ait été formellement condamnée par les papes qui se sont succédé à Rome. Vous le savez, et le sachant vous venez nous direavec plus de candeur que vous ne pensezque vous vous proposez de séparer l'Église des partis hostiles à la République et que vous ferez entrer le pape dans le giron républicain. C'est une entreprise au-dessus de vos forces, au-dessus des forces humaines, parce que les deux éléments que vous prétendez réunir sont inconciliables et contradictoires ; pour tout dire d'un mot, ils s'excluent... Je vous laisse en tête à tête avec les amis autorisés de l'Église romaine ; entendez-vous avec eux, je n'ai plus rien à vous dire.

Le pauvre Freycinet ne se releva pas de ce coup de massue. Dans cette journée du 18 février 1892, Clemenceau venait de renverser encore un cabinet. Il est vrai que, suivant son expression, c'était toujours le méfie.

 

X

Léon XIII eût-il sauvé le ministère Freycinet en publiant un peu plus tôt l'Encyclique du ralliement ? Nous ne savons. Le fait est que reconnaissant la nécessité de ne plus attendre, il se décida enfin à la livrer à la presse, mais au moment même où ce ministère venait de tomber. C'est dans les journaux du 20 février qu'on put lire ce document tant attendu et qui, outre qu'il venait beaucoup trop tard pour que les vieux amis de la République pussent savoir grand gré au pape de ce prétendu sacrifice, devait moins les gagner que les indisposer, par la duplicité et l'immoralité politique qu'il révélait pour ainsi dire à chaque ligne.

C'est naturellement par les protestations les plus vives de dévouement et d'affection pour la France que l'auteur de l'Encyclique Inter innumeras entrait en manière. Mais après ce préambule alléchant, il en venait bien vite à exprimer la profonde douleur que lui causait le vaste complot ourdi dans notre pays pour l'anéantissement de la religion. Le péril de la foi obligeait les catholiques français à repousser tout germe de dissentiment politique afin de consacrer uniquement leurs forces à la pacification de leur patrie. Le pape affirmait ensuite hautement que l'Église n'avait nulle intention de domination politique sur l'État ; dire le contraire était une calomnie. En somme une grande union était nécessaire. Mais quelle conduite fallait-il précisément tenir vis-à-vis du gouvernement établi ?

Diverses formes de gouvernement s'étaient succédées en France dans le cours des siècles. Chacune d'elles, disait-il, est bonne, pourvu qu'elle sache marcher droit à sa fin, c'est-à-dire au bien commun pour lequel l'autorité sociale est instituée. On peut spéculativement préférer telle forme à telle autre[79]. C'est pourquoi l'Église, dans ses relations avec les pouvoirs publics, fait abstraction des formes qui les différencient. Chaque peuple a la sienne, qui naît de l'ensemble des circonstances historiques ou nationales, mais toujours humaines, qui font surgir dans une nation ses lois traditionnelles et mêmes fondamentales... Tous les individus sont tenus d'accepter ces gouvernements et de ne rien tenter pour les renverser. De là vient que l'Église... a toujours condamné les hommes rebelles à l'autorité légitime...

Ainsi, quelle que soit l'autorité, elle est légitime. Mais le pieux auteur de l'Encyclique n'ignore pas qu'il peut se produire des révolutions, des changements radicaux, à la suite de crises violentes au milieu desquelles les gouvernements préexistants disparaissent en fait. Voilà l'anarchie qui domine. Dès lors une nécessité sociale s'impose à la nation : elle doit sans retard pourvoir à l'ordre public. Ainsi sont justifiés à leur tour les nouveaux gouvernements.... Il suit de là, déclare le Pape, que, dans de semblables conjonctures, toute la nouveauté se borne à la forme politique des pouvoirs civils ou à leur mode de transmission ; elle n'affecte nullement le pouvoir considéré en lui-même. Celui-ci continue d'être immuable et digne de respect ; car envisagé dans sa nature, il est constitué et s'impose pour pourvoir au bien commun, but suprême qui donne son origine à la société humaine... En d'autres termes, dans toute hypothèse, le pouvoir civil, considéré comme tel, est de Dieu et toujours de Dieu... Par conséquent, lorsque les nouveaux gouvernements qui représentent cet immuable pouvoir sont constitués, les accepter n'est pas seulement permis, mais réclamé, voire même imposé par la nécessité du bien social qui les a faits et les maintient... Et ce grand devoir de respect et de dépendance persévérera tant que les exigences du bien commun le demanderont... Par là s'explique la sagesse de l'Église dans le maintien de ses relations avec les nombreux gouvernements qui se sont succédé en France en moins d'un siècle. Une telle attitude est la plus sûre et la plus salutaire des lignes de conduite pour tous les Français dans leurs relations avec la République qui est le gouvernement actuel de leur patrie...

On voit combien est commode pour les consciences flexibles une pareille théorie. Tout pouvoir est légitime à condition d'être le plus fort. Et tant qu'il est le plus fort, il représente manifestement la divinité. Ainsi l'Empire était de Dieu jusqu'en 1814. La Restauration l'a été jusqu'en 1830, la seconde République jusqu'au coup d'État, et le second Empire jusqu'à Sedan. Soyons donc pour la République jusqu'à ce qu'elle soit renversée. C'est la théorie facile et avilissante du fait accompli. Et Léon XIII l'applique avec sérénité à la France sans prendre garde qu'on pourrait bien l'appliquer aussi à l'Italie et que le pouvoir qui règne au Quirinal, après lui avoir pris Rome, doit bien lui aussi venir de Dieu.

Cette difficulté n'arrête pas pour le moment sou attention. Mais il en est une autre qui lui parait mériter d'être résolue... Comment, pourra-t-on lui dire, accepter une République animée de sentiments antichrétiens et les manifestant chaque jour par ses lois ?

Ici le pieux ergoteur se tire d'embarras par un distinguo. Il ne faut pas confondre, dit-il, comme on a eu grand tort de le faire, les pouvoirs constitués avec la législation. La législation est l'œuvre des hommes investis du pouvoir et qui de fait gouvernent la nation, d'où il résulte qu'en pratique la qualité des lois dépend plus de la qualité de ces hommes que de la forme des pouvoirs... Cela signifie assez clairement que la politique du ralliement doit avoir pour but d'enlever le pouvoir aux républicains qui gouvernent la République pour la transférer... aux autres.

Certes, il y a de mauvaises lois en France. Il le sait bien. Il en a déjà signalé un certain nombre à Grévy dans la lettre qu'il lui adressait en 1883. Depuis, le mal s'est encore aggravé. C'est pourquoi, tout dissentiment politique mis à part, les gens de bien doivent s'unir comme un seul homme pour combattre par tous les moyens légaux et honnêtes ces abus progressifs de la législation. Le respect que l'on doit aux pouvoirs constitués ne saurait l'interdire... En conséquence, jamais on ne saurait approuver des points de législation qui soient hostiles à la religion et à Dieu ; c'est au contraire un devoir de les repousser.

Cela revient à dire qu'il est bon de servir la République à condition qu'elle serve elle-même l'Église, en d'autres termes qu'il faut, pour qu'elle soit acceptable, qu'elle soit cléricale.

Le pape n'a garde d'oublier en terminant la question qui lui tient le plus au cœur, celle du maintien du Concordat. Sans doute ce traité n'est pas parfait. Mais les catholiques ne doivent pas provoquer de scission sur un sujet dont il appartient au Saint-Siège de s'occuper. Quant à l'idée de la séparation de l'Église et de l'État, Léon XIII — malgré l'exemple de certains autres États — la réprouve sans réserve pour la France, où l'union des deux. pouvoirs est, suivant lui, particulièrement nécessaire.

En résumé, pour tout lecteur de bonne foi, que ressort-il de ce prétendu panégyrique de la République ? Que toutes les formes de gouvernement sont légitimes ; que les partisans de la monarchie peuvent garder au fond leurs préférences ; que le jour où ils auront réussi à renverser la République, le gouvernement qu'ils auront établi sera à son tour on ne peut plus légitime ; qu'en attendant, les conservateurs feront bien d'entrer dans la République pour s'emparer d'elle ; enfin, qu'après avoir chassé du pouvoir les gouvernants républicains, ils auront à rayer du code les lois républicaines. Dès lors que restera-t-il de la République ?

Tel fut ce ralliement que le Pape avait fait si longtemps attendre. On peut juger s'il était de nature à inspirer beaucoup de confiance aux amis sincères et éclairés du nouveau régime.

 

 

 



[1] Les tendances révolutionnaires du Guesdisme avaient amené, en 1882, les Possibilistes (Maton, Brousse, etc.) à se séparer de lui. Mais le Guesdisme avait dû lui-même rompre avec son avant-garde, c'est-à-dire avec le parti Anarchiste, qui en 1883, avait commencé à attirer fâcheusement sur lui l'attention publique par des attentats violents, provoqué le procès Kropotkine, etc.

[2] En 1880, le programme minimum de Jules Guesde comportait les points suivants : 1. Liberté complète à tous les degrés. — 2. Suppression du budget des cultes et confiscation des biens des ordres religieux. — 3. Suppression de la dette publique. — Abolition des armées permanentes- — 5. Extension des pouvoirs de la commune. — 6. Un jour de repos sur sept. — 7. La journée de huit heures. — 8. Minimum de salaire fixé annuellement. — 9. Égalité de salaire pour les cieux sexes. — 10. Intervention des ouvriers dans tous les règlements de l'atelier. — 11. Nationalisation des banques, chemins de fer et mines. — 12. Remplacement des impôts directs par l'impôt progressif sur le revenu. — 13. Suppression de l'héritage en ligne directe pour toute somme supérieure à 20.000 francs. — En 1880, les deux congrès internationaux tenus à Paris par les Guesdistes et les Possibilistes avaient abouti à des programmes presque semblables : 1° Programme Guesdisle : journée de huit heures ; travail des enfants interdit au-dessous de quatorze ans, limité à six heures entre quatorze et dix-huit ans ; suppression du travail de nuit, sauf dans quelques cas exceptionnels ; interdiction du travail féminin dans les industries nuisibles à l'organisme de la femme ; trente-six heures de repos continu par semaine ; prohibition de certains produits nuisibles à la santé de ceux qui les manient ; suppression du marchandage ; suppression de la paie en nature et des coopératives patronales inspecteurs du travail élus par les ouvriers au moins pour moitié ; salaire égal pour les deux sexes ; liberté absolue d'association et de coalition. — 2° Programme possibiliste : journée de huit heures ; un jour de repos par semaine ; abolition du travail de nuit, complète pour les femmes et les enfants, partielle pour les hommes : protection du travail des enfants de quatorze à dix-huit ans : inspecteurs du travail élus par les ouvriers ; égalité du salaire pour les nationaux et les étrangers, pour les hommes et les femmes ; minimum de salaire garanti ; éducation intégrale ; abolition de la loi contre l'internationale.

[3] Les réformes sociales opérées depuis 1870 se bornaient à peu près à la loi de 1874 sur le travail des femmes et des enfants dans les manufactures (loi restée sans exécution faute d'une inspection suffisamment organisée), aux lois scolaires et à la loi du 21 mars 1884 sur les syndicats professionnels (qui était loin d'avoir encore porté tous ses fruits).

[4] Dans la personne de Rouvier, Constans, Speer, Fallières, etc.

[5] Anatole France, L'Église et la République, p. 25.

[6] Piou (Jacques), avocat, né à Angers le 6 août 1838 ; député (monarchiste) de Saint-Gaudens en 1883 et 1889.

[7] Pourquoi les catholiques ont perdu la bataille, p. 87-88.

[8] Citons entre autres : l'Œuvre des conférences de Saint-Vincent-de-Paul ; l'Union des patrons chrétiens ; l'Union fraternelle des commerçants et industriels chrétiens ; l'Union des associations ouvrières catholiques ; l'Œuvre des secrétariats du peuple ; l'Œuvre de l'avocat des pauvres ; le Secrétariat des familles ; la Société générale d'éducation et d'enseignement ; l'Œuvre générale des écoles catholiques de jeunes filles, avec 82 écoles (sous le patronage de l'archevêque de Paris) ; Il écoles professionnelles de garçons ; les Écoles chrétiennes du soir ; la Ligue pour le relèvement de la religion en France ; l'Œuvre des faubourgs (dirigée par le P. du Lac) ; l'Association libre pour l'éducation de la jeunesse ouvrière (8 patronages à Paris) ; les Patronages paroissiens, etc., etc. — Pour plus de détails, V. Téry, les Cordicoles.

[9] Un écrivain royaliste et bon catholique, Peccadut, s'exprime sur les ralliés de robe, qu'il appelle irrévérencieusement la bohème ecclésiastique, en ternies beaucoup moins flatteurs encore que ceux que l'on vient de lire. On vit se précipiter les premiers dans le ralliement, dit-il, tous les moines cabotins dont l'image s'étale à la vitrine des libraires et suries réclames du vin de Coca Mariani à côté des danseuses à la mode, tous les prêtres douteux dont les soutanes traînent dans les antichambres du ministère des Cultes ou, selon l'expression de Paul de Cassagnac, dans les châteaux qui s'ouvrent sur la cour d'assises. Et ce furent les mêmes boniments qu'en 1848, renouvelés de L. Veuillot ou du Père Ventura...

[10] Qui fait, on le sait, moyennant finances, retrouver les objets perdus.

[11] ... Le peuple ne nous entend parler que de curés, de moines, de frères et de bonnes sœurs. Soyez bien convaincus que cela ne l'intéresse en aucune façon. Et tout en se disant peut-être bien qu'on pourrait nous laisser tranquilles, la plupart de nos concitoyens se désintéressent de tout ce que l'on fait contre nous. Notre grande faute, notre énorme faute, depuis longtemps, est d'avoir laissé le peuple se désaffectionner et s'éloigner de nous. Pour lui nous sommes plus encore des inconnus que des méconnus. La religion n'est plus populaire parce que les curés, les moines, les bonnes sœurs et les chers frères, les catholiques en général, ne le sont plus. Pourquoi ne pas le dire, puisque c'est vrai ?... Non, nous ne sommes pas populaires, et ce ne sont ni nos écoles ni nos bons de pain, ni nos bons de fourneau, ni nos conférences qui nous obtiendront la popularité... Il y a mieux à faire : il y a à entrer dans la mêlée sociale, à envisager dans le peuple autre chose que le cas des déchus et des miséreux et dans le monde autre chose que des curés, des bonnes sœurs et des religieux. (Pourquoi les catholiques ont perdu la bataille, p. 251-252). — Et ailleurs : ... Il faut reconquérir le suffrage universel, là est notre seul moyen de salut. Mais comment ? Le suffrage universel est simpliste. Quand on lui parle d'améliorer le sort des prolétaires, il commence à comprendre ; mais si on s'en tient là il ne comprend plus. Pour qu'il écoute encore, il faut être précis, il faut avoir un programme. Les socialistes ont un programme : la socialisation de la propriété. Nous avons dit au suffrage universel : utopie. Les radicaux ont un programme : l'impôt sur le revenu. Nous avons dit : injustice. On proposait des lois sur les accidents, la diminution des heures de travail, sur les retraites ouvrières, etc. Nos journaux s'en moquaient et nos députés votaient contre le plus souvent. Alors quoi ? disait le suffrage universel, que faites-vous pour nous ? Où est votre programme ? Et nous montrions nos orphelinats et nos conférences de saint Vincent de Paul et nous parlions de la nécessité de rétablir la religion. Et le suffrage universel, qui ne sent plus le besoin de ces choses, s'est éloigné de nous progressivement...

[12] Au Congrès de Nevers en septembre 1871.

[13] L'Association des patrons catholiques da nord de la France, avait pour but de fonder des corporations libres qui s'étaient multipliées en effet sous son influence et dont le type le plus connu était celle de Notre-Dame de l'Usine. Ces corporations comportaient nombre, d'institutions bienfaisantes pour l'ouvrier. Mais elles restaient fidèles à la loi économique de l'offre et de la demande et se montraient hostiles à la réglementation par l'État du salaire, des heures de travail, des accidents, des assurances, etc.

[14] Devenu depuis député de l'arrondissement d'Hazebrouck, qu'il représente encore à la Chambre.

[15] J. de Bonnefon, Soutanes politiques, p. 2-3.

[16] Notamment dans les Encycliques sur le Mariage chrétien (1880), — sur l'Origine du pouvoir civil (1881), — sur la Franc-maçonnerie (1884) et dans l'Encyclique Immortale Dei (1885), où il réprouvait encore la liberté de penser, l'égalité civile, la souveraineté du peuple, et renouvelait généralement toutes les condamnations du Syllabus.

[17] Ces deux républiques s'étaient complètement inféodées à l'Église, la première par le Concordat de 1882 (que compléta la convention de 1890), le seconde par la convention du 31 décembre 1890. Pour donner une idée des avantages qu'elles lui assuraient, il suffira de dire que le catholicisme était déclaré religion d'État ; que la personnalité civile et le droit indéfini d'acquérir des biens était reconnu à l'Église ; que l'indépendance était assurée aux tribunaux ecclésiastiques et l'autorité civile mise à leur service, etc., etc.

[18] Cette république se constituait à ce moment même (1889) par la déposition de l'empereur Pedro II d'Alcantara et l'établissement du régime fédératif.

[19] Juillet 1883.

[20] Philosophe condamné par l'Inquisition et brûlé à Rome en 1600. Sa statue fut inaugurée en grande pompe au Campo dei Fiori le 10 juin 1889.

[21] Allocution consistoriale du 30 juin 1889.

[22] Il s'agissait d'écoles tenues par des moines italiens qui, comme tous les membres des missions catholiques de l'Asie turque, étaient soumis, en vertu des traités, au protectorat français. Le pape ayant, par une circulaire de mai 1888, engagé ces religieux à respecter les droits acquis à la France, le gouvernement italien décida de supprimer les crédits qu'il accordait aux écoles de missionnaires du Levant et de fonder des écoles laïques, auxquelles ces crédits seraient affectés.

[23] Rampolla, qui ne le voulait pas à Rome, où il craignait d'être supplanté par lui à la Secrétairerie d'État, avait réussi dès 1887 à le faire pourvoir de la nonciature de Vienne. Galimberti revint en 1893, fut nominé cardinal, mais ne retrouva pas son ancien crédit et mourut disgracié quelques années plus tard.

[24] V. le premier volume de cet ouvrage.

[25] Sur l'Union de Fribourg, voir, entre autres ouvrages, Le Pape, les Catholiques et la Question sociale, par L. Grégoire (pseudonyme de Georges Goyau).

[26] Qui, rentré en Suisse depuis 1883, était depuis longtemps persona grata au Vatican et devait être appelé à Rome comme cardinal en 1890.

[27] Knights of labour. Cette association, fondée aux Etats-Unis en 1869, avait pris, surtout depuis 1878, sous la direction d'un chef catholique nommé Powderty, très entreprenant et très énergique, un immense développement. Elle comptait en 1887 plus de 700.000 membres, divisés en 3.200 sections. Elle avait organisé des grèves colossales et, par ses violences et ses exigences, s'était rendue redoutable non seulement à la classe capitaliste, mais au gouvernement de l'Union, qui était obligé de compter avec elle. Taschereau l'avait dénoncée comme ayant des statuts peu conformes à la discipline et aux enseignements de l'Église, qui la faisaient, selon lui, ressembler à la Franc-Maçonnerie.

[28] Ireland était archevêque de Saint-Paul, et Gibbons, cardinal, archevêque de Baltimore. Le cardinal anglais Manning avait également pris la défense des Chevaliers du Travail.

[29] Chef de l'usine du Val-des-Bois, près de Reims, et promoteur d'associations ouvrières où l'influence des patrons, bien qu'habilement dissimulée, n'en était pas moins prépondérante.

[30] Dans son allocution au pèlerinage du 20 octobre 1889, Léon XIII développe surtout cette idée que c'est la religion qui doit servir de base à la paix sociale. Il rappelle tout ce que l'Église a fait autrefois pour cette paix, par ses œuvres de charité et d'assistance, par les corporations, etc. Il s'agit de faire renaitre ce passé. ... Les détenteurs du pouvoir, dit-il, ont pour premier devoir de se pénétrer de cette vérité, que, pour conjurer le péril de la société, ni les lois humaines, ni la répression des tribunaux, ni les aimes des soldats ne sauraient suffire. Ce qui importe par dessus tout... c'est qu'on laisse à l'Église toute liberté de ressusciter dans les âmes les préceptes divins et d'étendre sur toutes les classes de la société sa salutaire influence. C'est que, moyennant des règlements et des mesures sages et équitables, on garantisse les intérêts des classes laborieuses, on protège le jeune âge, la faiblesse et la mission toute domestique de la femme, le droit et le devoir du repos du dimanche, et que par là ou favorise dans les familles comme dans les individus la pureté des mœurs, les habitudes d'une vie ordonnée et chrétienne... Les patrons doivent considérer l'ouvrier comme un frère et surtout ne se départir jamais à son égard et à son détriment des règles de l'équité et de la justice en visant à des profits rapides et désordonnés...

[31] C'étaient, au dire de J. de Bonnefon, de ces ouvriers qui travaillent les jours de pèlerinage, comme les grévistes travaillent les jours d'émeute.

[32] Ce prince, né en 1869, était le fils aîné du comte de Paris et, à ce titre, avait été, expulsé de France avec lui en 1886.

[33] Comme ministre de l'Instruction publique et des Beaux-Arts.

[34] Deux candidats boulangistes seulement furent élus, à côté de soixante cinq républicains.

[35] La grève générale décrétée pour ce jour-là par le Congrès socialiste international de Paris en 1889 échoua piteusement par l'opposition même des masses ouvrières : et, grâce aux précautions militaires de Constans (qui profita de l'occasion pour faire occuper enfin l'Hôtel de Ville par le préfet de la Seine), l'ordre ne fut nullement troublé dans la capitale.

[36] V. sur ce sujet la révélation du prince de Hohenlohe, dans ses Mémoires, qui viennent d'être récemment publiés (1906).

[37] Il énuméra quelque temps après (15 octobre) très longuement ses griefs contre ce gouvernement dans une Encyclique aux Italiens où il leur représentait que tous les maux dont ils souffraient venaient du tort fait au Saint-Siège par la dynastie de Savoie ; que, grâce à la restauration du pouvoir temporel, l'Italie cesserait d'être regardée en ennemie par le monde catholique et redeviendrait grande, prospère, etc., etc.

[38] C'est en février 1890 que Guillaume II, qu'inquiétaient les progrès du parti socialiste en Allemagne, avait cru devoir convier les puissances européennes à ces assises internationales où devaient être étudiées théoriquement les améliorations à introduire dans la condition des classes ouvrières. Très courtoisement il avait fait part de son projet au pape, mais sans l'inviter à se faire représenter à la Conférence, et s'était borné à y appeler comme un do ses propres délégués le cardinal Kopp, archevêque de Breslau. Le pape avait remercié, mais n'avait pas moins été mortifié de cette. très réelle et significative élimination.

[39] On disait que le comte, dont la femme venait d'hériter d'une moitié de l'énorme fortune du duc de Montpensier, ayant été invité — fort politiquement — par un de ses conseillers à témoigner au Saint-Père son dévouement par quelque notable libéralité, avait fini, après longues réflexions, par envoyer au Vatican la somme... de quinze cents francs.

[40] Particulièrement Lucien Brun.

[41] Qu'il ne faut pas confondre avec le Congrès anti-esclavagiste tenu à Bruxelles en novembre 1889 par les puissances signataires du traité de Berlin de 1889 sur le partage de l'Afrique. Lavigerie avait dû se borner à adresser à ce congrès trois longs mémoires sur les dangers de la propagande musulmane en Afrique, sur les moyens militaires d'empocher la traite, sur le chemin de fer transsaharien, sur la conquête du Soudan par la France (oct. 1889-mars 1890). Le Congrès purement officieux qu'il réunit à Paris ne put que délibérer fort platoniquement sur les questions qu'avait déjà traitées celui de Bruxelles.

[42] L'amiral Duperré.

[43] V. le texte complet du toast à l'appendice I.

[44] Paris, F. Alcan, 1893.

[45] Au dire de ce publiciste, le toast d'Alger était un acte inqualifiable, un discours après boire. Lavigerie n'était qu'une pitoyable politique. Le cardinal, lit-on, dans plusieurs de ses articles, invite à baiser les pieds des bourreaux... Jadis la foi punique était célèbre à Carthage ; il serait regrettable que cette vertu théologale de contrebande inspirât exclusivement le cardinal Lavigerie... (Le cardinal) ne représente que ses intérêts plus ou moins avoués, que ses rancœurs et ses mécomptes... Enfin il flétrit son discours comme une capitulation sans conditions de la religion chrétienne devant la franc-maçonnerie.

[46] V. le premier volume de cet ouvrage.

[47] Séance du 20 décembre.

[48] J'avais toujours pensé, disait l'un d'eux, qui ne l'aimait guère, que Mgr Lavigerie finirait par faire quelque sottise ; à présent il peut mourir.

[49] ... Je ne suis pas, disait-il, un apôtre d'intolérance ; je désire que la paix religieuse existe dans mon pays. Je crois qu'on l'obtiendra facilement en cessant d'inquiéter le clergé au sujet du budget des cultes. Je demande qu'on. ose appliquer les lois scolaires dans un véritable esprit de gouvernement, c'est-à-dire dans un esprit de justice et de modération ; je veux que l'on pratique la justice même à l'égard des congrégations, mais je ne puis admettre que l'on touche au principe de ces lois. Elles ne constituent pas des expédients passagers, des instruments de règne, des caprices ministériels elles sont l'âme de la démocratie que nous avons fondée. Il y a deux jours... M. Buffet disait : Passez-nous les lois scolaires et nous vous passerons la République. C'est trop cher, Messieurs, et nous ne ferons pas le marché. Que serait la République si elle n'était pas la grande éducatrice de la démocratie ? L'école nationale doit rester l'école laïque, neutre et gratuite, parce qu'elle est l'école nationale. C'est là vraiment votre pilier d'airain... Quant à ceux qui nous disent : Nous accepterons la République quand vous aurez abrogé les lois scolaires, nous répondrons : Voilà vingt ans glue la République se fait sans vous et contre vous. Elle peut vivre et grandir sans vous... — (Discours aux délégués sénatoriaux des Vosges).

[50] Il avait été bien spécifié par la loi de 1884 que le droit d'accroissement s'appliquait aux Congrégations autorisées comme aux autres. Mais ces sociétés avaient depuis réclamé, sous prétexte que c'était là une infraction au principe de droit qui veut que la congrégation autorisée soit une personne morale, indépendante de ses membres et ne recevant aucun accroissement en fait de leur décès. De là des procès, qui duraient depuis cinq ans. La Cour de la cassation avait donné tort aux congrégations. En tout cas, le texte de la loi était fort clair. Voilà pourquoi Piou en demandait la modification. Le ministre Bouvier, après Brisson, lui répondit (3, 9 décembre) que la loi serait maintenue et que l'Etat percevrait tout ce qui lui était dû, et pour le présent et pour le passé.

[51] A l'occasion d'une interpellation motivée par l'interdiction de la dernière pièce de Victorien Sardou (Thermidor).

[52] Il voulait bien reconnaître que ce qu'avait fait le cardinal répondait parfaitement aux besoins du temps et aux marques de particulier dévouement qu'il avait reçues de lui. — ... Tous les fidèles, écrivait Lavigerie peu de temps après (en mars), sont, en conscience, surtout dans les circonstances comme celles que nous traversons, obligés do suivre non seulement les enseignements dogmatiques de l'Église, mais encore, lorsqu'ils n'ont point, comme je l'ai indiqué dans mon toast, de raison de situation ou d'honneur personnel qui les en excuse, les directions, les conseils politiques et, à plus forte raison, les ordres qu'elle jugerait nécessaire de leur donner pour le bien de la religion et celui des âmes...

[53] Combien de personnes, dit de Cheyrac (le Ralliement, p. 91), l'ont entendu parler de ses dispositions favorables à la monarchie ? Commencez par vous emparer de la République. Lorsque vous en serez les maitres, vous ferez la monarchie.

[54] Par suite des spéculations malheureuses et peut-être aussi des malversations de son trésorier Folchi, Léon XIII venait de constater la disparition d'une vingtaine de millions qui auraient dû être dans sa caisse et qui n'y étaient plus. Folchi fut bien révoqué, une enquête fut bien ordonnée. Mais les millions ne rentrèrent pas.

[55] On répandit à profusion des images populaires où le curé de Fourmies et ses vicaires étaient représentés comme des héros allant sous le leu ramasser les blessés et s'efforcer de mettre fin au massacre. En réalité, le massacre n'avait duré que quelques secondes et l'intervention de ces prêtres n'avait eu rien ni d'héroïque ni de théâtral.

[56] V. l'Avis du Conseil d'État, en date du 4 juin 1891, portant : 1° que dans les congrégations religieuses de femmes à supérieure générale, l'établissement principal ou maison-mère ne peut pas disposer des biens régulièrement acquis par un établissement particulier de la congrégation dûment autorisé ; 2° que l'établissement principal d'une congrégation peut être autorisé à disposer des biens qui lui appartiennent en propre ou à emprunter en son nom pour les besoins des établissements particuliers légalement reconnus ; 3° que dans les actes de la vie civile chaque établissement particulier doit être représenté non par la supérieure générale de la congrégation, mais par sa supérieure locale.

[57] Il mourut à Alger le 27 novembre 1892.

[58] Foulon (Joseph-Alfred), né à Paris le 29 avril 1823, ordonné prêtre en 1847 ; professeur au petit Séminaire de Notre-Dame-des-Champs (1847), puis directeur de cet établissement (1862) ; évêque de Nancy (12 janvier 1867) ; archevêque de Besançon (23 mars 1882) archevêque de Lyon (23 mars 1889) : cardinal le 24 mai 1889 ; mort le 23 janvier 1893.

[59] Pour remplacer Rotelli, qui, gagné par l'archevêque de Paris et son entourage, s'était montré parfois peu encourageant pour la politique du ralliement.

[60] Où le tsar (Alexandre III) vint visiter la flotte française et écouta debout le chant national de notre République, c'est-à-dire la Marseillaise.

[61] Solennité où le gouvernement s'était fait officiellement représenter par Rouvier, ministre des Finances.

[62] Comme l'appelaient les catholiques sociaux. — Langénieux (Benoît-Marie), né à Villefranche (Rhône) le 15 octobre 1821 ; curé de Saint-Ambroise (18 mars 1863), puis de Saint-Augustin (29 janvier 1868) à Paris ; vicaire général de l'archevêque de Paris (28 novembre 1871) ; évêque de Tarbes (17 juin 1873) ; archevêque de Reims (11 novembre 187-1) ; cardinal (7 juin 1886) ; président du Congrès eucharistique de Jérusalem en 1893 ; mort à Reims le 1er janvier 1905.

[63] Voici le texte complet de cette lettre : Monsieur le Ministre, j'ai l'honneur de vous accuser réception de votre lettre du 4 courant, par laquelle vous invitez les évêques à s'abstenir pour le moment des pèlerinages à Rome dits des ouvriers français. Je nie suis mis à la tête du pèlerinage provençal et, à ce titre, je me trouve plus désigné que personne. Je vous dois une réponse et en mon nom et au nom de mes 541 compagnons de route. Je les ai suivis partout : on ne peut leur reprocher la moindre parole, le moindre acte répréhensible : l'attitude des Italiens, j'aime à le reconnaître, a toujours été correcte. Nous sommes partis la veille de l'explosion des troubles. Des témoins très autorisés pourront vous rendre le même témoignage pour tous les autres pèlerinages. Dans ces conditions, Monsieur le Ministre, je ne vois pas pourquoi vous nous invitez à ne pas nous compromettre dans des manifestations gui peuvent, dites-vous, facilement perdre le caractère religieux. Ces manifestations ont toujours gardé le caractère religieux et ne l'ont jamais perdu par la faute des pèlerins français. Nous ne méritons cet avertissement ni pour le passé, ni pour le présent, et rien ne vous autorise à nous le donner pour l'avenir : du reste, nous savons nous conduire. Votre lettre est très inutile : le comité organisateur a suspendu les pèlerinages ; quand ils se rétabliront, je ferai ce que je voudrai dans l'intérêt de mon diocèse. Votre lettre arrive tout à fait mal à propos. L'incident du Panthéon est un coup monté, moins contre les pèlerins que contre la France : les scènes sauvages et les cris féroces contre les Français dans la plupart des grandes villes italiennes. à la même heure, en sont une preuve incontestable. Votre lettre est sans fondement certain : vous avez voulu, sans doute, répondre au mot : Vive le Pape ! mais est-ce un crime à soulever tout un peuple que d'écrire Vive le Pape dans une église où le pupe est chez lui, sur une feuille de papier, devant le tombeau d'un roi que Pie IX a pardonné et qui a reconnu ses torts en se confessant à son heure dernière t Vous ne savez même, pas si ces deux mots ont été écrits par une main française ou par une main étrangère. De quel droit faites-vous retomber sur tous les pèlerins français un fait insignifiant dont vous ne connaissez pas sûrement l'auteur ? Dites, si vous voulez, que c'est, une étourderie et vous l'aurez jugée aussi sévèrement que possible. Est-ce que M. le Président de la République et ses ministres se croiraient insultés parce qu'un visiteur écrirait étourdiment sur un registre : Vive le comte de Paris ? Vous n'y feriez même pas attention, à moins que les francs-maçons ne veuillent en faire un cas de guerre contre les catholiques. Ah ! si les rôles étaient intervertis ; si les italiens étaient pourchassés, hués, outragés en France comme nos compatriotes le sont en Italie, quelles protestations vous auriez déjà reçues ! Et on aurait raison. Le public se demande quelles mesures vous avez prises pour faire respecter nos nationaux et obtenir au moins un désaveu de tant d'injures. Il est vrai que vos journaux ont annoncé que vous avez présenté vos excuses au roi Humbert et que vous avez remercié son gouvernement. Remercié de quoi ? Des outrages que la foule ameutée a oublié de prodiguer aux Français et de leur avoir laissé la vie sauve car que signifient les clameurs : À bas la France ! A bas les Français ! Vous nous faites l'honneur, Monsieur le Ministre, de nous dire que nous avons le sentiment des intérêts de la nation. Oui, nous avons ce sentiment profondément enraciné dans nos âmes, parce que nous le puisons à une source où il est toujours pur et où il ne subit jamais de défaillance. En allant à Rome nous l'avons ravivé aux pieds de ce grand Pape, héroïque victime de la Révolution, qui nous a parlé de la France catholique en des ternies qui nous la feraient aimer davantage, si c'est possible, et nous ont rendus plus fiers d'être ses enfants : il m'a dit à moi personnellement sur mon pays des choses inoubliables. Et voilà pourquoi nous sommes humiliés des lamentables événements qui se passent en Italie et en France, où les maîtres du jour ne manquent aucune occasion d'attaquer, d'insulter cette religion catholique qui a fait l'Italie et la France. Pour ma part, je n'ai jamais été plus froissé dans ma dignité de Français, de catholique et d'évêque. — Recevez, Monsieur le Ministre, l'assurance de tout mon respect.

Xavier, archevêque d'Aix.

[64] Gouthe-Soulard (François-Xavier), né à Saint-Jean-la-Vêtre (Loire) le 1er septembre 1819 : curé de Saint-Vincent-de-Paul à Lyon (1839) ; vicaire général de l'archevêque de Lyon (1870-1875) ; curé de Saint-Pierre-de-Vaise en 1877 ; archevêque d'Aix (2 mars 1886) ; mort à Aix le 9 septembre 1900. — Dès le temps de Pie IX, qui n'avait pas voulu de lui, il avait intrigué pour être évêque et s'était efforcé de gagner les bonnes grâces du gouvernement de la République. Recommandé en 1879 par un ambassadeur et par un député de la gauche (qui le croyaient libéral, gallican, ennemi des Jésuites), il avait encore été écarté par Léon XIII, qui le trouvait ambitieux, peu soumis, manquant de doctrine, etc. Devenu archevêque d'Aix, il avait quelque temps encore continué à flatter la République, avait notamment salué Carnot comme le représentant de Dieu, parce qu'il voulait devenir cardinal. Déçu dans son espoir, il s'était enfin jeté dans l'opposition. C'était le premier membre de l'épiscopat qui eût ajouté un chapitre électoral au catéchisme. — (Archives des Cultes.)

[65] Ainsi conçu : Lorsqu'un ou plusieurs magistrats de l'ordre administratif ou judiciaire auront reçu dans l'exercice de leurs fonctions ou à l'occasion de cet exercice, quelque outrage par parole, par écrit ou dessin non rendus publics, tendant, dans ces divers cas, à inculper leur honneur ou leur délicatesse, celui qui leur aura adressé cet outrage sera puni d'un emprisonnement de 15 jours à 2 ans.

[66] Je n'ignore pas, écrivait Fallières à l'archevêque de Bordeaux le 8 décembre, à quelles sommations, à quelles menaces même vous avez pu être en butte, comme tous ceux de vos collègues dont la modération est connue, pour vous contraindre à adhérer aux manifestations de M. Gouthe-Soulard.

[67] Association pieuse de Saint-Pierre ès-liens pour l'affranchissement du Pape. Elle fut constituée le 17 novembre 1891. L'art. 1er de ses statuts porte qu'elle est établie dans le diocèse de Bordeaux pour aider par tous les moyens possibles à rendre au pape une situation qui assure sa complète liberté.

[68] L'Autorité, du 29 novembre, faisait remarquer que quinze évêques ou archevêques seulement (dont elle donnait les noms) s'étaient abstenus depuis les poursuites d'adresser publiquement des témoignages de sympathie et de solidarité à l'archevêque d'Aix.

[69] La souscription de l'Univers atteignait à elle seule 9.570 francs le 17 décembre.

[70] V. dans Cordier (Histoire des relations de la Chine arec les puissances occidentales, III, 72 et suiv. Paris, F. Alcan) le récit des négociations assez obscures qui eurent lieu à ce propos entre Li-Hong-Tchang et le Saint-Siège, surtout par l'entremise du missionnaire allemand Anzer, en 1890 et 1891. Celte négociation, qui, à plusieurs reprises, motiva les réclamations du gouvernement français, le Vatican la nia, mais à une époque où déjà la Chine y avait renoncé, et finit par déclarer formellement à Lefebvre de Béhaine, en novembre 1891, était résolu à rien faire au sujet de la Chine que de concert avec nous, et à la suite d'arrangements qui foraient l'objet de stipulations écrites.

[71] Guillaume II voulait depuis plusieurs années que ses représentants en Chine fussent seuls chargés du protectorat des missionnaires catholiques de nationalité allemande. Le gouvernement chinois y avait consenti et le pape finit par y consentir aussi (1890-1891).

[72] Cet ordre du jour, déposé par Banc, était ainsi conçu : Le Sénat, considérant que les manifestations d'une partie du clergé pourraient compromettre la paix sociale et constituent une violation flagrante des droits de l'état : confiant dans les déclarations du gouvernement, compte qu'il usera des pouvoirs dont il dispose ou qu'il croira nécessaire de demander au Parlement afin d'imposer à tous le respect de la République et la soumission à ses lois, et passe à l'ordre du jour.

[73] Rappelons notamment celui auquel donna lieu cette assertion du président Hoquet que Pie IX : avait été franc-maçon dans sa jeunesse. La droite indignée fit un tel vacarme qu'il fallut suspendre la séance.

[74] Il mourut fort peu après, le 22 décembre.

[75] Dans cette dépêche, Ribot représente le caractère fâcheux des manifestations auxquelles une trop grande partie de l'épiscopat français s'est laissé entrainer. Il reconnaît que Rampolla et Ferrata ont parlé dans le sens de l'apaisement. Dans les débats récents, qui ont augmenté l'irritation, le gouvernement s'est prononcé contre la séparation de l'Église et de l'État... ... Mais, ajoute le ministre, nous ne pouvons nous dissimuler qu'il deviendra difficile de défendre le Concordat contre les attaques dont il est l'objet si les évêques ne s'inspirent pas davantage de son esprit. Le Concordat est violé dans son esprit quand les évêques affectent d'intervenir... en tant qu'évêques... dans les choses de l'ordre politique... La déférence envers les représentants da pouvoir civil, la neutralité dans les luttes politiques sont les premiers devoirs d'un clergé reconnu par l'État. Du jour où ce clergé sort de sa mission religieuse pour se mêler à la politique, il met en danger le Concordat. Je vous signale particulièrement... le projet... formé par un certain nombre d'évêques de publier quelque temps avant les élections municipales un manifeste sur les devoirs des électeurs... Je dois surtout appeler votre attention sur les nouveaux catéchismes récemment introduits dans un certain nombre de diocèses et qui contiennent non seulement des conseils sur le choix des candidats politiques, conseils fort peu appropriés, en tout cas, à l'âge des enfants auxquels ils sont adressés, mais encore des critiques de la loi qui a tracé les programmes de l'enseignement dans les écoles publiques. Il ne serait que temps de donner aux évêques des conseils de prudence...

[76] Mgr Ferrata, lit-on dans une dépêche de Lefebvre de Béhaine, ambassadeur de France au Vatican (29 décembre), a reçu hier du cardinal Rampolla une dépêche invitant le nonce à agir spécialement avec opportunité et prudence dans la question des chapitres additionnels des catéchismes... — ... M. de Cassagnac, disait l'Osservatore, devrait se rappeler que ceux qui veulent défendre avec l'esprit de catholiques sincères la religion ne peuvent ni ne doivent mêler les intérêts religieux avec ceux de leurs partis. Ils ne doivent pas par conséquent se servir de la religion pour faire une opposition systématique au gouvernement existant. Du reste, les vrais catholiques savent déjà que, dans cet ordre d'idées, ils doivent obéissance et soumission au souverain pontife et à ses représentants, surtout en ce qui sert à déterminer les rapports entre l'Église et l'État.

[77] Hulst (Maurice Lesage d'Hautecœur d'), né à Paris en 1841 ; vicaire de la paroisse de Belleville à Paris ; vicaire général du diocèse de Paris (1875) ; recteur de l'institut catholique de Paris ; prédicateur à Notre-Dame (1890) ; député du Finistère (en remplacement de Freppel), 1892 ; réélu en 1893 ; mort 1896.

[78] Le projet pose en principe la liberté des associations quant aux personnes : la nécessité de faire une demande et de déposer les statuts de l'association (étant entendu que, s'ils sont contraires aux lois, l'accusé de réception sera refusé, ce qui équivaut à l'interdiction de l'association) ; la nécessité de se conformer aux lois, à l'ordre public et aux bonnes mœurs. Les associations sont déclarées justiciables des tribunaux. Mais le gouvernement peut les dissoudre dans deux cas : 1° si elles contiennent une majorité d'étrangers ou si elles ont pour directeur ou pour administrateurs des étrangers ; 2° si le siège de l'association est à l'étranger ou si elle est agrégée à quelque association étrangère. En cas de dissolution, s'il y a résistance, les tribunaux pourront prononcer la peine de l'amende ou de la prison. Les agents du gouvernement pourront toujours pénétrer au siège d'une association pour vérifier sa situation et l'application des statuts. Tout membre d'une association pourra toujours s'en retirer à volonté. La personnalité civile ne pourra être accordée que par une loi et seulement aux associations se consacrant à des œuvres d'utilité publique. Enfin les associations ne pourront posséder que les meubles et immeubles strictement nécessaires, étant donné le but qu'elles se proposent. Elles ne pourront recevoir de legs en nom collectif ; et la nullité de toute acquisition opérée en fraude sera poursuivie devant les tribunaux.

[79]... Dans cet ordre d'idées spéculatif, dit formellement Léon XIII, les catholiques, comme tout citoyen, ont pleine liberté de préférer une forme de gouvernement à une autre, précisément en vertu de ce qu'aucune de ces formes sociales ne s'oppose, par elle-même, aux données de la saine raison ni aux maximes de la doctrine chrétienne... Les réfractaires ne devaient pas manquer d'invoquer cette déclaration pour justifier leur résistance au ralliement. Dans un autre passage de l'Encyclique, il était question de la contingence des institutions politiques.... Quelle que soit, y était-il dit, la forme des pouvoirs civils dans une nation, on ne peut la considérer comme tellement définitive qu'elle doive demeurer immuable, fût-ce l'intention de ceux qui, à l'origine, l'ont déterminée.