HISTOIRE DE DU GUESCLIN

 

CHAPITRE QUATRIÈME.

 

 

Charles V recommence la guerre contre les Anglais. Du Guesclin connétable de France. Victoire de Pontvalain. Conquête de l'Aunis, de la Saintonge, de l'Angoumois et du Poitou. Victoire de Chizé.

 

(1369-1373)

 

Pendant que du Guesclin guerroyait en Espagne, Charles V n'avait rien négligé pour mettre la France en état de soutenir avec succès une nouvelle lutte contre l'Angleterre. Anéantir le traité de Brétigny était sa pensée constante. Aussi tous ses efforts, de 1364 à 1369, tendirent-ils à la réorganisation financière et militaire du royaume ; c'était la première condition de la victoire. En moins de cinq années cette œuvre de relèvement national fut si avancée, que le prudent roi de France n'hésita pas à provoquer les vainqueurs de Crécy et de Poitiers.

Les bonnes raisons pour recommencer la guerre ne lui manquaient pas. Comme on l'a vu plus haut, Edouard III n'avait pas observé la paix très loyalement. Malgré le traité de Brétigny, des compagnies à son service n'avaient cessé depuis 1360 de ravager notre pays. Tout récemment (1367) le prince de Galles était revenu de Castille sans argent pour payer les troupes qui l'avaient aidé à rétablir Pierre le Cruel. Plusieurs milliers de ses soldats, à son instigation, s'étaient jetés sur les terres du roi de France et avaient mis à feu et à sang toutes nos provinces du centre.

C'étaient là sans doute, aux yeux de Charles V, des motifs suffisants pour reprendre les armes. Mais il ne voulait pas attaquer les possessions anglaises avant de s'être assuré qu'il y trouverait des partisans. Il acquit en 1368 la certitude que les sympathies et le concours de l'Aquitaine[1] ne lui feraient pas défaut. Les villes et les seigneurs de cette contrée ne supportaient qu'avec peine la domination britannique. Le fils d'Edouard III, qui avait déjà surchargé d'impôts toute la principauté, voulut à son retour d'Espagne — et sans doute pour couvrir les frais de son expédition — la soumettre à un fouage ou contribution d'un demi-franc par feu, qui devait lui rapporter par an douze cent mille livres. Le Poitou, le Limousin, la Saintonge se soumirent. Mais toute la haute Guienne protesta contre de pareilles prétentions. Les comtes d'Armagnac et de Rodez, les comtes du Périgord et de Comminges, le vicomte de Caraman, le sire d'Albret et beaucoup d'autres seigneurs gascons se liguèrent pour résister au nouvel impôt et en appelèrent au roi de France, comme suzerain du duché d'Aquitaine (mai 1368). Charles Y, après mûre délibération, accueillit leur requête. Le traité de Brétigny avait bien attribué l'Aquitaine en pleine propriété à Édouard III, mais à la condition expresse qu'il renoncerait à la couronne de France. Or huit ans s'étaient écoulés, et il n'avait pas encore signé sa renonciation. Charles était donc en droit de revendiquer son droit féodal de haute juridiction sur le duché. Quand il eut lié à sa cause, par un traité en bonne forme, les seigneurs appelants, qu'il eut donné ses instructions au duc d'Anjou, gouverneur du Languedoc, levé des troupes, mis ses places fortes en état de défense, réuni ses parents et ses plus fidèles serviteurs, gagné d'anciens ennemis comme les Clisson, les Harcourt, le comte de Flandre[2], le moment lui parut favorable pour tenter l'attaque. Deux messagers allèrent de sa part (en décembre 1368 ou janvier 1369) sommer le prince de Galles de comparaître devant le Parlement de Paris, qui devait le juger, lui et les nobles de Gascogne. J'irai, répondit l'Anglais, mais ce sera le bassinet en tête, et soixante mille hommes en ma compagnie. Ces paroles équivalaient à une déclaration de guerre. Charles V fit-il, quelque temps après, comme on l'a dit, signifier ses intentions belliqueuses à Édouard III par un valet de ses cuisines ? C'est peu probable. Ce qu'il y a de certain, c'est que dès le mois de janvier 1369 les hostilités commencèrent, et que les Anglais, surpris de toutes parts, perdirent en quelques semaines beaucoup de terrain.

Ils reprirent, il est vrai, l'avantage en Aquitaine vers la fin de l'année, grâce au prince de Galles et à Jean Chandos, que les comtes de Pembroke et de Cambridge vinrent renforcer au nom d'Edouard III. Ils ravagèrent même, au nord, la Picardie et la moitié de la Normandie, d'où ils purent se retirer impunis. Au commencement de 1370, non seulement ils restaient maîtres de presque toute l'Aquitaine, mais ils s'étendaient dans l'Anjou jusqu'à la Loire. Pembroke et Cambridge pénétraient dans le Bourbonnais. Le duc de Lancastre, un peu plus tard, arrivait à Bordeaux avec des troupes, tandis que le prince Noir rassemblait à Cognac[3] une armée formidable. Robert Knolles, avec quinze cents hommes d'armes et quatre mille brigands, allait bientôt débarquer à Calais et porter la dévastation dans le centre de la France. Charles V, courant au plus pressé, résolut de diriger le gros de ses forces, en deux corps, vers l'Angoumois. L'un, sous le duc de Berry, devait envahir l'Aquitaine par le Limousine l'autre, sous le duc d'Anjou, venant de Toulouse, devait s'avancer par le Périgord. Mais les frères du roi n'avaient que de médiocres talents militaires. Puis, tandis qu'ils seraient occupés dans le midi, qui défendrait le nord et le centre contre Knolles, dont l'agression était imminente ? Il fallait, pour conduire souverainement cette guerre multiple, un homme agile, infatigable, inaccessible au découragement et qui eût sur les troupes un irrésistible ascendant. Du Guesclin seul paraissait réunir toutes ces qualités. C'est à lui que Charles V résolut de confier le commandement suprême. Des courriers lui furent envoyés en Espagne, où il guerroyait encore assez obscurément. On lui donna à entendre qu'il pourrait bien être nommé connétable de France, c'est-à-dire être pourvu de la plus haute dignité militaire du royaume[4]. Il ne le crut pas ; mais il n'était pas besoin de promesses pour lui faire remplir son devoir. L'intérêt de la France lui était trop cher pour qu'il ne fût pas aussi désireux de servir Charles V que ce prince l'était de l'employer.

Il quitta donc la Castille vers la fin de juin 1370 et vint avec quelques centaines d'hommes d'armes trouver à Toulouse le duc d'Anjou, qui l'aimait fort et le fêta grandement. Les opérations dont ce prince était chargé commencèrent presque aussitôt, sous la direction supérieure de du Guesclin. Dès la fin de juillet l'armée du Languedoc, qui avait pris sa route par Montauban, avait conquis Moissac[5], traversé victorieusement le Quercy, l'Agenais et atteint les limites du Périgord. L'occupation de ce dernier pays avait, aux yeux de Bertrand, une grande importance stratégique. Par là, en effet, le duc d'Anjou pouvait se mettre en communication avec le duc de Berry, qui marchait sur Limoges, arrêter soit le prince de Galles venant de Cognac, soit le duc de Lancastre venant de Bordeaux, et empêcher ces deux généraux de se rejoindre.

Cette campagne fut aussi rapide que glorieuse. Dans les premiers jours d'août les Français entrèrent à Sarlat. Ayant ensuite obtenu, non sans peine, la reddition de Montpazier[6], ils marchèrent sur la Linde. Cette petite place, baignée par la Dordogne, servait de poste avancé à Bergerac, importante cité qu'un corps français assiégeait en vain depuis deux mois. Elle avait pour gouverneur un gentilhomme du pays, Gastonnet de Badefol, qui, au lieu de résister, traita pour de l'argent avec du Guesclin. Mais au moment où les Français entraient dans la ville par une porte, Thomas de Felton et le captai de Buch, capitaines de Bergerac, y pénétraient par une autre à la tête d'une forte troupe. Le captal, courant droit à Badefol, l'étendit raide mort d'un coup d'épée en disant : Ce sera ta dernière trahison. Les soldats du duc d'Anjou, surpris d'une si brusque irruption et écrasés par le nombre, se retirèrent en déroute. La Linde resta donc aux Anglais. Mais la fortune donna bientôt à du Guesclin d'amples dédommagements. Le duc étant retourné à Toulouse vers le milieu d'août, Bertrand continua d'avancer dans le Périgord. La capitale de ce comté s'était donnée à la France dès le mois de février précédent. Le comte de Longueville y entra et y établit pour quelques jours son quartier général. Il y avait, à une lieue de Périgueux, une fort belle abbaye dont les moines avaient été peu auparavant dépossédés et chassés par des routiers anglais. Les auteurs du temps ne la nomment pas. Ce ne peut être que celle de Chancelade. Dès que du Guesclin sut les brigands si près de lui, il jura par saint Yves qu'il les irait voir et que les religieux recouvreraient leur monastère. Effectivement il se présenta bientôt devant Chancelade, s'approcha des barrières, suivant sa coutume, pour sommer les défenseurs de la place et n'essuya qu'un refus. Je suis Bertrand Du Guesclin, leur dit-il. Maudit soyez-vous ! lui répondit le chef des routiers ; vous avez du renom, mais vous n'aurez pas notre demeure, et si vous nous assaillez, vous ferez grande folie. Un tel langage n'était pas fait pour intimider le héros breton. Il ordonna l'attaque. On lui offrit des machines de siège. Mais comme il avait hâte d'en finir, il prit simplement une échelle, et sans s'inquiéter des projectiles de toute sorte qui pleuvaient sur lui, monta jusque sur les murailles. On le suivit. Le capitaine de Chancelade courut sur lui. Bertrand lui fendit la tête d'un coup de hache, et la garnison terrifiée se rendit aussitôt. C'est ainsi que les moines purent rentrer dans leur couvent.

Cet exploit ne fut du reste qu'un épisode tout à fait secondaire dans cette fructueuse campagne. Le but principal de du Guesclin était d'occuper fortement les routes qui mettaient Périgueux en communication avec Bordeaux, avec Angoulême et avec Limoges. Sur la première il prit Montpont, sur la seconde Brantôme, sur la troisième il poussa jusqu'à Saint-Yrieix[7], qui s'était déjà prononcée en faveur des Français. La capitale du Périgord se trouva ainsi couverte de toutes parts, et l'armée du Languedoc se trouva en mesure d'appuyer les opérations de l'armée du centre, qui à ce moment même prenait possession de Limoges (21-24 août).

On ne comprend pas trop pourquoi le comte de Longueville, au lieu de poursuivre ses avantages, quitta le Limousin et le Périgord et reprit le chemin du midi. Il fut sans doute mandé par le duc d'Anjou. Toujours est-il qu'il était de retour à Montauban à la fin d'août et à Toulouse au commencement de septembre. C'est de cette dernière ville qu'il partit presque aussitôt pour se rendre à Paris, où le roi, qui l'avait mandé de nouveau, l'attendait, avec impatience.

Pendant que les armées du Languedoc et du Berry guerroyaient l'une en Périgord, l'autre en Limousin, Robert Knolles était enfin descendu à Calais. En août, cet aventurier, dont le but principal était de piller et dévaster la France, prit route à travers l'Artois, marchant fort lentement, pour mieux accomplir son œuvre de brigandage et de destruction. Il ne s'arrêtait guère devant les places fortes, qui étaient toutes en bon état de défense et qu'il n'aurait pu prendre ; mais il s'établissait dans les villages, enlevait les bestiaux, le fourrage, les grains et menaçait de brûler les maisons si les habitants ne se rachetaient. Il acquit ainsi en peu de temps des richesses immenses. Mais, à mesure qu'il avança, la terreur qui le précédait fit fuir les paysans. De toutes parts les habitants du plat pays se réfugiaient dans les forteresses. Knolles, par le Vermandois[8], arriva jusqu'en Champagne, châtiant par l'incendie des localités ouvertes les populations qui avaient fui devant lui. Où irait-il ensuite ? Les ducs de Berry et de Bourbon, craignant qu'il ne passât sur leurs domaines, se hâtèrent de les regagner et quittèrent le Limousin. Leur retraite permit au prince de Galles de venir reprendre Limoges, qu'il brûla et dont il fit massacrer les habitants (19 septembre). Le Berry et le Bourbonnais furent du moins préservés par ces princes du vandalisme de Knolles, qui tourna vers l'ouest et marcha vers Paris. C'est à ce moment que Charles V envoya en toute hâte à du Guesclin l'ordre de le venir trouver. Mais quelque diligence que fit ce dernier, il ne put couper de la capitale les bandes anglaises, qui eurent le temps de maltraiter à leur aise l'Ile-de-France et d'insulter le roi au siège même de son gouvernement. Le 24 septembre Knolles était avec ses brigands dans la banlieue de Paris. Un de ses hommes d'armes, pour accomplir un vœu, vint heurter de sa lance les barrières de la porte Saint-Jacques. — Il est vrai que des bourgeois le tuèrent au retour. — Les Anglais, pour exaspérer les Français et les forcer de sortir, brûlèrent Gentilly, Bicêtre et d'autres villages du voisinage. De l'hôtel Saint-Paul, où se tenait le roi, l'on pouvait voir les flammes. Beaucoup de chevaliers suppliaient Charles V de les autoriser à le venger de tant d'outrages. Mais le sage prince hésitait, ne se sentant pas en forces et ne voulant pas risquer une bataille rangée qui pouvait aboutir à un désastre. Les plus sensés de ses conseillers, du reste, étaient d'avis qu'il n'y avait pour le moment rien à faire et qu'il fallait laisser écouler le torrent. Sire, lui disait Clisson, vous n'avez que faire d'employer vos gens contre ces forcenés ; laissez-les aller et eux fouler. Ils ne vous peuvent ravir votre héritage ni vous bouter hors par fumières. L'avis était bon, mais pénible à suivre. Le roi s'y conforma. Les portes de Paris restèrent fermées. Les compagnies, ne trouvant plus de subsistances dans les environs immédiats de cette ville, durent poursuivre leur voyage. Dans les derniers jours de septembre elles se dirigèrent vers Chartres, pour gagner de là le Maine et aller se reposer en Bretagne.

A ce moment du Guesclin arrivait à marches forcées avec 1.500 hommes. Il venait un peu tard, mais Knolles n'était pas si loin qu'il ne pût encore le rattraper. Dès qu'on le vit à Paris, on ne douta pas qu'il ne trouvât bientôt le moyen de faire repentir les Anglais de leurs méfaits. En attendant, Charles V voulut lui donner la plus éclatante marque de sa confiance en l'élevant à la dignité de connétable. Robert de Fiennes, qui en était pourvu depuis longtemps était vieux, cassé et avait prié le roi de le décharger de son office. Charles, qui depuis longtemps réservait cette haute charge au comte de Longueville, ne voulut pourtant pas, quoiqu'il en eût le droit, la lui conférer sans l'assentiment de son conseil. Il réunit donc les grands officiers de la couronne, les princes du sang, les pairs de France, nombre de gentilshommes et même des notables pris dans la bourgeoisie de Paris. Il leur fit part de son dessein. Tous l'approuvèrent hautement. On peut donc dire que la France, dont cette assemblée était comme une réduction, proclama du Guesclin connétable. Quand le roi lui fit part du choix dont il était l'objet, il voulut d'abord s'excuser. Ce n'était pas, il est vrai, qu'il n'eût une haute opinion de sa valeur et qu'il ne se crût digne du commandement suprême ; mais il se rappelait qu'il était d'assez petite extraction et craignait que les grands, jaloux de son élévation, ne lui refusassent l'obéissance ou ne parvinssent un jour à indisposer le roi contre lui. Voici, dit-il à Charles, messeigneurs vos frères, vos neveux et vos cousins, qui auront charges de gens d'armes à la guerre ; comment oserais-je commander sur eux ? Il ajouta qu'il ne pouvait accepter cette dignité si son maître ne lui promettait de ne lui rien cacher des accusations qui pourraient être portées contre lui. Le roi s'y engagea solennellement. Il était fermement résolu à faire respecter son connétable. Je n'ai, lui déclara-t-il, frère, cousin ni neveu, ni comte ni baron en mon royaume, qui ne doive vous obéir ; et si quelqu'un y manquait, il me courroucerait tellement, qu'il s'en apercevrait. Prenez donc l'office gaiement, et je vous en prie.

Après de tels encouragements, du Guesclin ne pouvait plus hésiter. Il accepta donc avec reconnaissance le périlleux honneur de diriger la grande œuvre de revendication nationale entreprise par Charles V. Le 2 octobre 1370 fut signée l'ordonnance qui l'appelait aux fonctions de connétable. Le 20 du même mois il prêta serment en cette qualité entre les mains du roi et peu de jours après il inaugura son commandement par un éclatant succès.

Il alla d'abord en Normandie chercher l'argent qui lui manquait pour sa prochaine campagne. Le trouvère Cuvelier nous rapporte que Bertrand n'avait pu obtenir de Charles V de quoi entretenir les 3.000 hommes d'armes qu'il jugeait nécessaires à l'exécution de ses desseins. Vainement avait-il conseillé au roi un emprunt forcé sur les chaperons fourrés, c'est-à-dire sur les gens de justice et de finances, qu'il trouvait trop riches et qu'il n'aimait guère. Quand il vit que pour le moment il n'avait à compter que sur lui-même, il résolut d'avancer de ses propres deniers la solde de ses troupes. Ayant fait venir à Caen, où il avait réuni ses principaux lieutenants, toute sa vaisselle d'argent, qui était d'un grand prix, il l'engagea ou la vendit et se procura de la sorte les premières ressources. La guerre devait fournir le reste.

De Vire, où il rassembla environ quinze cents lances, il se dirigea bientôt vers le Maine, où il comptait atteindre les Anglais. Son intention n'était point de livrer à Knolles une bataille rangée que, vu l'infériorité de ses forces, il eût probablement perdue. Il voulait seulement le harceler, l'affaiblir, profiter du désordre que des habitudes de pillage et une longue marche avaient dû mettre dans l'armée ennemie. Les circonstances le servirent à souhait. Knolles avait dépassé le Mans avec le gros de ses forces. Mais fort loin derrière lui marchait son arrière-garde, sous Thomas de Granson, Gilbert Giffart et Guillaume de Nevill. C'est ce corps d'armée que le connétable voulait atteindre. Le général anglais, apprenant que du Guesclin était en mouvement ; prit des mesures pour concentrer ses forces, appela des renforts. Mais il était trop tard, et Bertrand sut bien mettre Granson et ses compagnons hors d'état de le rejoindre. Cuvelier raconte que les chefs de l'arrière-garde anglaise eurent l'imprudence d'envoyer une provocation aux Français par un héraut qui, naturellement, fit connaître à du Guesclin l'endroit où il trouverait l'ennemi. C'était une localité de l'Anjou nommée Pontvalain, entre le Mans et la Flèche. Le connétable reçut fort bien cet envoyé, le fit boire à outrance et, quand il le vit bien endormi, monta à cheval avec les plus alertes de ses hommes d'armes. Clisson et le maréchal d'Audrehem étaient avec lui. Il galopa toute la nuit, sous une pluie battante, sans vouloir jamais s'arrêter, quelles que fussent la fatigue et la mauvaise humeur de ses soldats. Beaucoup restèrent en route. A l'aube l'infatigable capitaine n'en avait plus que 500. Mais c'était plus qu'il n'en fallait pour mettre en déroute la troupe de Thomas de Granson, qui était fort loin de s'attendre à une aussi brusque attaque. Chargés avec raideur au moment où ils s'y attendaient le moins, les Anglais ne purent se former en bataille. Ils résistèrent pourtant avec le courage du désespoir ; mais leurs chefs ayant tous été tués ou pris, ils finirent par s'enfuir, non sans laisser nombre des leurs sur le terrain. Tout leur campement resta au pouvoir des vainqueurs, et du Guesclin acquit en cette journée assez de richesses pour n'avoir pas à regretter le sacrifice de sa vaisselle.

Les fuyards s'étaient retirés dans divers forts de l'Anjou. Du Guesclin les y poursuivit aussitôt et en quelques jours délivra tout ce duché des compagnies étrangères. Quant à Knolles, la nouvelle du combat de Pontvalain le terrifia. Il se hâta d'entrer en Bretagne et de licencier ses troupes pour aller s'enfermer dans son château de Derval[9]. Ses bandes, privées de direction, furent pourchassées par Clisson, qui en détruisit une au moment où elle allait se rembarquer. Le succès, en somme, fut complet. Au bout de quelques semaines, le royaume était sinon vengé, du moins débarrassé de l'invasion. Du Guesclin, qui dès le 1er décembre était de retour à Caen, ne tarda pas à se rendre à Paris, où il reçut du peuple et de la cour l'accueil que méritait cette rapide et glorieuse chevauchée. Le roi, ayant à choisir un parrain pour son second fils[10], qui venait de naître, désigna son connétable. Bertrand tint cet enfant et, la cérémonie achevée, lui mit dans la main une épée nue en disant : Monseigneur, je vous donne cette épée et la mets en votre main, et prie Dieu qu'il vous donne tel et si bon cœur que vous soyez encore aussi preux et aussi bon chevalier que fut oncques roi de France qui portât épée.

Les fêtes terminées, il reprit sans tarder la direction de la guerre. Il répétait souvent ce dicton populaire : Il faut battre le fer tant qu'il est chaud. Et il n'était pas homme à remporter des succès pour en négliger les suites. Il était d'avis que, les provinces du nord de la Loire étant délivrées, il fallait s'attaquer aux possessions anglaises les plus rapprochées de ce fleuve, c'est-à-dire au Poitou, à l'Aunis, à la Saintonge, à l'Angoumois. Il pensait en effet avec raison qu'on devait avant tout écarter l'ennemi de la Bretagne pour le refouler vers Bordeaux. De plus, la haute Aquitaine, qui avait donné le signal de la guerre et qui soutenait d'elle-même la cause française, pouvait être pour un temps abandonnée à ses propres forces. Mais dans le Poitou et les petits pays avoisinants la domination anglaise n'avait encore subi aucun échec grave ; la population, bien que peu affectionnée à l'étranger, n'avait pas bougé ; aucune ville importante ne s'était donnée à Charles V. Il était urgent d'éveiller ou d'encourager dans cette région le sentiment national. Le moment semblait fort propice. Dans le temps même où du Guesclin quittait Paris (janvier 1371), le prince de Galles, abattu par une maladie incurable, quittait Bordeaux et regagnait l'Angleterre, d'où il ne devait plus revenir. Il laissait, il est vrai, deux de ses frères, le duc de Lancastre et le comte de Cambridge, pour gouverner l'Aquitaine à sa place ; mais il ne pouvait leur laisser ni ses talents militaires ni l'ascendant tout personnel qui lui avait valu si longtemps J'obéissance de ses sujets français.

Le connétable débuta brillamment en Poitou par la prise de Moncontour[11] et par celle de Bressuire[12]. Les places fortes n'osaient guère lui résister, car on le savait impitoyable pour les garnisons qui, refusant de se rendre, l'obligeaient à donner l'assaut. Dans ce cas-là, il faisait tout tuer. Comme il n'avait généralement affaire qu'à des brigands souillés de tous les crimes, il ne se croyait pas tenu envers eux à beaucoup d'humanité. Sa dureté devenait même de la cruauté, quand il craignait que la clémence ne fût préjudiciable à la discipline qu'il avait établie parmi ses troupes. Comme ses soldats se disputaient la possession des prisonniers qu'il avait faits à Bressuire, il ordonna de mettre à mort tous ces malheureux. Il est probable que, grâce à la terreur qu'il inspirait aux compagnies anglaises et au désarroi dans lequel elles se trouvaient, il eût, dès les premiers mois de 1371, conquis tout le Poitou, s'il n'eût été tout à coup appelé à guerroyer sur d'autres théâtres. Son départ permit à l'ennemi de reprendre courage et de regagner du terrain. Moncontour fut repris par Cressewell au bout de quelques mois ; et si des compagnies françaises continuèrent à occuper certains points de la province, elles ne firent durant toute cette année que des progrès insignifiants.

Un routier célèbre au service de l'Angleterre, Jean d'Évreux, était entré en Auvergne, où il avait eu de grands succès. Charles V craignit sans doute que les provinces du centre ne devinssent de nouveau la chambre des compagnies étrangères. Il se hâta d'y envoyer du Guesclin, qui, accompagné des ducs de Berry et de Bourbon, des comtes d'Alençon et du Perche, alla dans le courant de février mettre le siège devant Usson, forteresse située dans les montagnes, à peu de distance de Brioude[13]. Les rigueurs de l'hiver obligèrent le connétable, après quinze jours d'efforts infructueux, à renoncer à cette entreprise. Il alla dans le Rouergue, se dédommagea en conquérant Milhau[14] et plusieurs autres villes, balaya le pays jusqu'aux marches du Limousin et, le temps étant redevenu plus favorable, retourna devant Usson avec un puissant matériel d'attaque. Les défenseurs de cette place, sachant combien il était dangereux de le pousser à bout, capitulèrent cette fois, à condition de pouvoir se retirer dans la forteresse de Sainte-Sévère, que les Anglais occupaient dans le Berry[15]. Du Guesclin les y convoya, se promettant bien de venir un jour les en déloger, et partit pour la Normandie, où l'appelaient des intérêts graves. Nous savons en effet qu'il dut à cette époque (avril-mai 1371) s'entremettre entre le roi de Navarre, qui était alors dans son comté d'Evreux, et le roi de France. Charles le Mauvais, qui depuis deux ans négociait avec l'Angleterre, mais n'avait pu en obtenir ce qu'il voulait (le Limousin), avait fini par se tourner vers Charles V. Une réconciliation telle quelle eut lieu entre ces deux princes. Le Navarrais vint à Paris, où on lui fit fête. Du Guesclin fut un des garants du traité que conclurent ces deux beaux-frères si peu faits pour s'entendre. Que l'ancien allié des Anglais ne fût pas alors fort sincère dans ses engagements, c'est ce que la suite devait prouver. Mais le connétable, à ce moment, était là pour le tenir en respect. Il faut croire que, malgré le contrat -récent qu'il avait signé, le roi de France redoutait quelque mouvement ou quelque surprise en Normandie, car il y retint du Guesclin, à ce qu'il semble, pendant toute la seconde moitié de 1371 et même un peu au delà. Certaines places du comté d'Évreux étaient occupées par des garnisons anglaises, notamment Conches et Breteuil[16], qui appartenaient au captal de Buch. Il fallut que le comte de Longueville allât assiéger en juillet la première de ces deux villes, et ce ne fut que le 31 janvier 1372 qu'il en obtint la reddition.

A ce moment des ressources nouvelles permirent au roi de pousser avec vigueur l'exécution de son grand dessein. La conquête du Poitou et des pays avoisinants, fut résolue. On ne pouvait du reste choisir une occasion plus favorable. Le duc de Lancastre et le comte de Cambridge, son frère, venaient de partir pour l'Angleterre. Leur départ allait achever de désorganiser le parti anglais en Aquitaine. Il fut donc arrêté que du Guesclin, avec les ducs de Berry, de Bourgogne, de Bourbon et toutes les forces qu'il pourrait réunir, irait attaquer le Poitou. Mais il fallait pouvoir arrêter les renforts qu'Edouard III enverrait par mer au captai de Buch, chargé de défendre ce pays. Charles V devait obtenir ce résultat par l'alliance de la Castille, qui lui valut le concours -d'une puissante flotte. En effet, le mariage récent du duc de Lancastre avec une fille de Pierre le Cruel avait eu pour conséquence immédiate de resserrer les liens qui unissaient Henri de Transtamare au roi de France. Un traité, tant pour l'offensive que pour la défensive, venait d'être conclu entre ces deux souverains. Au printemps une flotte castillane de cinquante-trois gros navires, commandés par Boccanegra, Cabeça de Vaca et deux autres chefs illustres, partit de Santander et vint croiser à la hauteur de la Rochelle, pendant que le connétable, par le Limousin — redevenu tout à fait français —, débouchait dans le sud du Poitou.

Charles V, qui comme du Guesclin avait des espions partout, connaissait à merveille tous les plans d'Edouard III. Il savait que le roi d'Angleterre allait envoyer son gendre, le comte de Pembroke, au secours du Poitou et que ce général devait débarquer à la Rochelle. Une autre expédition, dont les préparatifs devaient durer quelque temps encore, serait conduite à Calais par le duc de Lancastre, qui aurait pour but de mener ses troupes à Bordeaux en pillant toute la France. Le roi de France, lui aussi, alla au plus pressé. La flotte castillane était depuis quelque temps en vue de l'Aunis[17], lorsque l'escadre de Pembroke fut signalée. On était au 23 juin. Les Espagnols, fortement embossés en avant de la Rochelle, arrêtèrent net les Anglais. Ceux-ci se défendirent bien, il est vrai, et la première journée de combat n'eut aucun résultat. Pembroke eût été sauvé si les Rochelois, qui avaient dans leur port un grand nombre de navires à l'ancre, fussent venus à son secours ; mais ils étaient Français de cœur et ne souhaitaient rien tant que la défaite des Anglais. Ils ne bougèrent pas, malgré toutes les prières qu'on put leur adresser. Aussi, le lendemain 24, Pembroke, dont les vaisseaux, accrochés et assaillis de toutes parts, ne pouvaient lutter contre la supériorité numérique de la flotte castillane, fut-il non seulement vaincu, mais fait prisonnier avec tous ceux des siens qui échappèrent au carnage.

Les garnisons anglaises du Poitou allaient donc être abandonnées à elles-mêmes. Or elles avaient fort à faire, à ce moment même, pour déjouer les attaques de du Guesclin. Le connétable, plus hardi, plus actif que jamais, toujours aux aguets, sans cesse informé par ses nombreux espions des mouvements et des plans de l'ennemi, soutenu moralement par la population du pays, qui ne demandait qu'à se tourner française, avait lui aussi ouvert la campagne par des victoires. Au début, après avoir emporté plusieurs places de second ordre, il s'avance vers la capitale de la province dans l'espoir que, la ville étant mal gardée et les habitants l'appelant de tous leurs vœux, il lui sera facile d'y entrer par surprise. C'est sans doute à ce moment qu'il fait main basse sur les châteaux possédés par l'évêque de Poitiers. Il cherche à démontrer au gouverneur de l'un d'eux que le clergé n'a aucun droit aux biens temporels. Quand vous serez pape, lui réplique ce capitaine, vous y mettrez ordre. Après avoir campé en vue de Poitiers, le connétable reconnaît sans doute qu'il n'y a pas pour le moment de coup de main à tenter. Il pousse jusqu'à Moncontour, où pendant six jours les routiers anglais Cressewell et Holegrave bravent tous ses efforts. Enfin, après avoir comblé les fossés et fait brèche dans la muraille, il se rue dans la forteresse. La garnison, tremblant d'être pendue, se hâte alors de se rendre. Du Guesclin se borne cette fois à une seule exécution, celle d'un homme qui s'était permis de faire outrage à son blason. Moncontour est à peine conquis, qu'il se remet en route. Il y a dans le Berry, un peu au sud de la Châtre, un nid de brigands qu'il connaît bien et dont il rêve depuis longtemps de s'emparer. C'est le château de Sainte-Sévère, d'où les compagnies anglaises répandent la terreur jusque dans la Marche et le Limousin. Il est temps d'ôter ce refuge aux bandits. D'ailleurs, le rusé connétable tient sans doute, en s'éloignant momentanément du Poitou, à faire naître en ce pays une sécurité, par suite une négligence dont il saura bien profiter.

Sainte-Sévère, défendue par Guillaume Percy, gentilhomme de- haute valeur, résiste énergiquement. Le captai de Buch, qui brûle de se mesurer une fois de plus avec du Guesclin, marche au secours de la place avec quinze cents hommes. Il approche de Sainte-Sévère. Guillaume Percy le sait. Mais le connétable, au courant de tout, ne l'ignore pas non plus. Aussi va-t-il se hâter de donner un assaut décisif. Un de ses hommes, ayant laissé tomber sa hache dans le fossé de la forteresse, descend pour la reprendre. D'autres le suivent. Ils ont alors l'idée de pratiquer une brèche dans la muraille. Du Guesclin lance aussitôt toute l'armée. Le duc de Bourbon était à table. Assez mangé et bu, lui dit-il, vous achèverez là-haut ce soir. Les assaillants escaladent les remparts ; à leur tête est un routier fameux, Alain Taillecol, l'abbé de Malepaye, comme on l'appelle, qui à lui seul fait plus de besogne qu'une compagnie. Mais la garnison se défend si bien que les Français reculent et montrent quelque lassitude. Le connétable fait aussitôt amener plusieurs tonneaux de vin. Ses soldats boivent à longs traits et retournent au combat. Enfin, après plusieurs heures de tuerie, Guillaume Percy et tous les siens se rendent à merci. Le vainqueur fait grâce de la vie à ceux d'entre eux qui peuvent prouver qu'ils sont Anglais. Tous les autres, qui sont Français, sont traités en traîtres et en rebelles et immédiatement pendus aux arbres du voisinage.

L'armée de secours conduite par le captai apprend peu d'instants après le triomphe du connétable. Elle n'ose plus venir lui offrir bataille. Pendant qu'elle se retire, Bertrand reçoit avis que la ville de Poitiers se trouve pour le moment dégarnie de troupes. Les habitants se sont soulevés. Le maire, Jean Regnault, ne peut les contenir. Ils appellent les Français. Le parti de du Guesclin est bientôt pris. Il faut profiter d'une occasion qui ne se représentera peut-être jamais. Il prend avec lui trois cents lances, galope sans s'arrêter, sans s'inquiéter des éclopés ni des retardataires, pendant toute une nuit et tout un jour. Il entre enfin dans la ville, au milieu des acclamations populaires. Juste à ce moment, une troupe de cent lances, envoyée en toute hâte par le captai pour prévenir cette surprise, arrive à une lieue de Poitiers. Elle, apprend le succès des Français et rétrograde tristement ; les Anglais peuvent dès lors regarder le Poitou comme perdu. Le découragement est tel parmi eux, qu'ils rompent leur chevauchée et se séparent en trois corps qui vont s'enfermer le premier à Thouars, le second à Saint-Jean-d'Angély et le troisième à Niort[18]. Ce dernier, tant le sentiment national commence à éclater en Poitou, doit conquérir cette ville sur les gens des métiers, qui lui ont fermé les portes, et ce n'est qu'après avoir massacré une partie de la population qu'il parvient à s'y établir.

A partir de ce moment, l'étranger sent de plus en plus le terrain manquer sous ses pieds. Les Anglais éprouvent d'abord un irréparable malheur en perdant le captai de Buch, qui se fait prendre avec plusieurs centaines des siens, devant Soubise[19], par Owen de Galles, hardi partisan au service de la France. Saint-Jean-d'Angély, qu'il occupait, se trouve maintenant presque sans défense. Les troupes de du Guesclin accourent et cette place se rend. Taillebourg[20], Angoulême ouvrent aussi leurs portes avec enthousiasme. Les habitants de Saintes veulent en faire autant ; mais leur gouverneur anglais leur fait peur. Leur évêque leur insinue l'idée de l'incarcérer. Le conseil est suivi, et la ville aussitôt redevient française. Bref, en quelques semaines, l'irrésistible force d'un patriotisme trop longtemps contenu arrache à la domination anglaise, presque en entier, la Saintonge, l'Angoumois et l'Aunis.

Rien n'était fait cependant tant que la Rochelle ne serait pas reconquise. Cette grande place maritime était pour les Anglais aussi importante que Calais et Bordeaux. Par là ils pouvaient toujours reprendre le Poitou ; mais les Rochelois ne demandaient qu'à redevenir Français. Il est vrai qu'ils voulaient en même temps, en ce qui concernait leurs libertés locales, faire leurs conditions avec Charles V. Grâce à du Guesclin, tout s'arrangea. Le connétable, pour ne point effaroucher une population si jalouse de ses privilèges, ne vint pas attaquer la ville ; mais Owen de Galles, avec une nombreuse flotte, la bloqua du côté de l'Océan, sans lui faire du reste aucun mal. Il était secrètement d'accord avec les habitants, et il était entendu qu'il devait se borner à empêcher les renforts envoyés par Edouard III de pénétrer dans le port. Pendant ce temps du Guesclin, qui se tenait à Poitiers, entretenait des relations avec les chefs de la municipalité rochelaise, qu'il exhortait à profiter de la première occasion venue pour se débarrasser des Anglais. Le maire, Jean Chaudrier, en fit naître une avec autant d'ingéniosité que de hardiesse. La citadelle de la Rochelle n'était pour le moment occupée que par une petite compagnie d'hommes d'armes que commandait un certain Philippot Mansel, gentilhomme fort ignorant et plus que naïf. Un jour Chaudrier montre à ce capitaine une lettre qu'il dit avoir reçue du roi d'Angleterre et par laquelle il lui est enjoint de passer en revue la milice communale et la garnison du château et de payer aux soldats anglais l'arriéré de solde qui leur est dû. L'opération aura lieu le lendemain sur l'esplanade qui borde la citadelle. Mansel, qui ne sait pas lire, ne met nullement en doute l'authenticité de cette pièce. A l'heure indiquée, il sort du château avec tous ses hommes. Mais aussitôt plusieurs centaines de Rochelois, armés de pied en cap, débouchent des maisons voisines, se placent entre sa troupe et la forteresse, le cernent et le réduisent à se rendre. La citadelle est occupée. Les bourgeois s'empressent aussitôt de la démolir. Ils demandent ensuite au roi la promesse qu'elle ne sera pas rebâtie, sans compter l'engagement de ne jamais exiger de la ville d'impôts non consentis et de ne jamais l'aliéner du domaine royal. Ces conditions et d'autres encore sont acceptées, et le 15 août 1372, du Guesclin et le duc de Berry, accueillis en triomphateurs, entrent à la Rochelle sans rencontrer d'autre obstacle qu'un fil de soie tendu, comme symbole de la facilité avec laquelle les rois pourront désormais disposer de la ville, s'ils respectent ses privilèges.

Tant d'exploits donnaient au connétable le droit de regarder la campagne comme terminée ; mais il ne voulait pas qu'il restât un seul Anglais dans l'Aunis et le Poitou. Il avait à peine pris possession de la Rochelle, qu'il courut assiéger Benon, forteresse voisine dont la garnison était redoutée à plusieurs lieues à la ronde. Ce fut là une rude opération. Trois assauts successifs échouèrent ; les défenseurs du fort furent secondés par une compagnie anglaise qui vint se jeter sur les assiégeants. Mais du Guesclin avait juré de les prendre et de les tuer tous. Ils avaient horriblement mutilé six Rochelois. Ils avaient causé la mort d'un écuyer fort cher au connétable. Aussi n'obtinrent-ils de lui nul pardon. Il les fit tous périr comme il l'avait dit. Cuvelier cependant rapporte que ce massacre fut l'œuvre personnelle de Clisson, qui, pour venger Geffroy Payen, tué par les défenseurs de Benon, s'arma d'une hache et les abattit tous les uns après les autres, quand ils sortirent vaincus de la forteresse.

Fort peu après, du Guesclin alla investir Thouars, forte ville du bas Poitou où ceux des seigneurs du pays qui tenaient encore pour Edouard III s'étaient réfugiés avec plusieurs compagnies anglaises ; ayant résisté quelque temps, les assiégés finirent par proposer au connétable une suspension d'armes qui devait durer jusqu'au 30 novembre. Si, passé ce terme, ils n'avaient été secourus ni par Edouard III ni par un de ses fils (en personne), ils s'engageaient à ouvrir la place et à devenir bons Français. L'accord fut conclu à cette condition. Le roi d'Angleterre, dès qu'il en eut connaissance, jugea bien que le moment était venu de faire un grand effort pour reprendre le Poitou. Si la fidélité chancelante des seigneurs poitevins n'était au plus tôt raffermie par un puissant renfort, c'en était fait de ce pays. Edouard assembla donc en toute hâte une grosse armée, annonça qu'il la commanderait en personne et s'embarqua avec le duc de Lancastre, qui, de cette année, ne put se rendre à Calais. Le prince de Galles, quoique fort malade, voulut être aussi de l'expédition. Mais les éléments semblèrent conjurés en faveur de la France. Pendant neuf semaines la flotte anglaise s'efforça de prendre la haute mer et de gagner les côtes du Poitou. Elle fut constamment rejetée par les vents et par les flots vers la Grande-Bretagne. Au milieu de ces contretemps, le délai fixé par les assiégés et par du Guesclin expira. Thomas de Felton, sénéchal de Bordeaux, ayant réuni tout ce qu'il y avait de troupes anglaises en Aquitaine, se porta jusqu'à Niort et fit dire à la garnison de Thouars qu'il était tout prêt à la secourir ; mais les nobles réunis dans cette place répondirent qu'ils ne pourraient sans déloyauté accepter son offre. Felton s'en retourna. Du Guesclin, qui, en prévision d'une bataille rangée contre le roi d'Angleterre, avait fait venir 15.000 hommes d'armes et 30.000 fantassins, prit enfin possession de la ville, renvoya une grande partie de son monde et alla prendre ses quartiers d'hiver à Poitiers.

Il ne se reposa du reste que fort peu de jours. Dès le commencement de 1373 il était de nouveau en campagne. Avec sa ténacité de Breton, il ne voulait pas quitter le Poitou avant de l'avoir entièrement délivré. Pendant que ses lieutenants assiégeaient diverses villes du bas pays, il alla attaquer les places que les Anglais occupaient encore entre Poitiers, la Rochelle et Angoulême. Il en avait sans doute déjà réduit quelques-unes lorsqu'il se présenta avec environ 1.500 hommes, presque tous Bretons, devant le petit fort de Chizé[21], où se tenaient deux chefs de bandes nommés Robert Miton et Martin l'Escot. Il commença par établir des postes tout autour de ce château et, par précaution, se retrancha derrière des palissades. Les assiégés, peu nombreux, désespérèrent bientôt de pouvoir lui résister s'ils n'étaient secourus. Ils parvinrent à faire passer à travers les lignes françaises un messager qui alla jusqu'à Niort, à quelques lieues de là, exposa leur situation et demanda du renfort. Une petite armée de secours, composée de sept cents hommes d'armes et de trois cents fantassins, se forma aussitôt sous Jean d'Évreux, Cressevell et quelques autres chefs renommés. Mais avec quelque promptitude qu'elle se fût mise en route, du Guesclin avait été informé de sa marche. Il était donc préparé au choc lorsque, le 21 mars, cette petite armée approcha de Chizé. Il sut du reste, suivant son habitude, admirablement profiter des fautes de l'ennemi. Les Anglais de Niort, ayant rencontré un convoi de vin, le pillèrent, burent à outrance et, arrivés en vue de la place, n'éprouvèrent tout d'abord d'autre besoin que celui de se reposer. Robert Miton et Martin l'Escot, qui les avaient aperçus du haut des murailles, pensèrent que Jean d'Évreux allait charger sans retard et crurent de leur devoir d'opérer tout aussitôt une vigoureuse sortie. Mais du Guesclin, qui avait tout observé, put leur faire face avec toutes ses troupes. En quelques instants leur petite troupe fut taillée en pièces, et eux-mêmes furent contraints de se rendre. Tout était fini quand l'armée de secours s'ébranla à son tour pour l'attaque. Le connétable avait eu le temps de diviser ses forces en trois corps dont l'un, commandé par lui-même, devait se porter droit sur l'ennemi, tandis que les deux autres, formant les ailes sous Alain de Beaumanoir et Geoffroy de Karismel, devaient manœuvrer de façon à l'envelopper. Les chefs anglais eurent la malencontreuse idée d'envoyer en avant leurs trois cents fantassins, qui pour la plupart étaient Français de naissance. Quand ces pauvres gens furent devant les palissades, du Guesclin les fit interpeller par ses soldats, qui leur dirent que les Anglais avaient voulu les sacrifier, qu'ils avaient tout à gagner en passant du côté de leurs .compatriotes, tout à perdre en les combattant, car on ne leur ferait pas de merci. Au bout de quelques instants ils se rallièrent tous à l'armée royale, renseignèrent le connétable, sur les forces et les dispositions de l'ennemi et demandèrent à marcher avec les Français. Aussitôt Bertrand, ayant fait scier ses palissades, se précipita à la tête d'une troupe bien ordonnée, la lance en arrêt, sur les Anglais, qui avaient eu l'idée bizarre de jeter leurs lances pour ne se servir que de leurs haches et de leurs épées. Du premier coup il les mit dans un affreux désordre. Une mêlée sanglante s'engagea, où le connétable plus que jamais paya de sa personne. Ayant pris à partie un des chefs de l'armée ennemie, il parvint de la main à lui relever le heaume et lui creva un œil d'un coup de poignard. Les troupes de Jean d'Évreux, qui étaient vaincues, on peut le dire, dès le commencement de l'action, furent presque entièrement exterminées, grâce au mouvement convergent des deux ailes de l'armée française. Ce qui ne fut pas tué demeura au pouvoir des vainqueurs. Et comme après la bataille les Français se disputaient la propriété des prisonniers, du Guesclin fit — s'il faut en croire Cuvelier — tuer tout ce qui restait d'Anglais, à l'exception de quelques chefs qui furent réservés pour payer rançon.

La victoire de Chizé fut si complète, qu'elle anéantit les dernières espérances des Anglais dans le Poitou et les territoires avoisinants. Presque aussitôt après l'action, le connétable, qui avait pris possession de Chizé, courut à Niort. Il avait fait revêtir, paraît-il, ses soldats des tuniques de toile ornées de croix rouges que portaient la veille les soldats de Jean d'Evreux. C'est grâce à ce stratagème qu'il serait entré dans Niort. Il est beaucoup plus probable que les habitants de cette ville, qui depuis longtemps souhaitaient sa venue, lui en ouvrirent spontanément les portes. Du reste, tout ce qui tenait encore pour les Anglais dans cette région s'empressa de faire sa soumission. Au bout de quelques jours du Guesclin put sans inquiétude quitter le Poitou et retourner à Paris, où le roi l'attendait. Une année lui avait suffi pour reconquérir de toutes pièces et rattacher à jamais à la France la partie de l'Aquitaine où la domination anglaise paraissait le plus solidement établie. Réoccuper le reste, après cela, ne paraissait qu'un jeu.

 

 

 



[1] Sous ce nom, que nous prenons dans son acception la plus large, le roi d'Angleterre avait constitué en faveur de son fils aîné une principauté renfermant tout ce qu'il possédait dans le sud-ouest de la France. L'Aquitaine comprenait donc le Poitou, l'Aunis, la Saintonge, l'Angoumois, le Limousin, le Périgord, le Bordelais, l'Agenais, le Quercy, le Rouergue, l'Armagnac et toute la haute Gascogne.

[2] Il gagna Clisson en lui rendant ses domaines confisqués depuis 1344 ; Harcourt en lui faisant épouser une des princesses de Bourbon, ses belles-sœurs ; le comte de Flandre en lui cédant Lille, Douai et Orchies et l'amenant à donner sa fille unique en mariage au duc de Bourgogne. Le sire d'Albret épousa, comme Harcourt, sous les auspices de Charles V, une des sœurs de la reine.

[3] Sur la Charente, entre Angoulême et Saintes (Charente).

[4] Le connétable était supérieur, dans l'armée, même aux deux maréchaux de France. Quand le roi était au milieu des troupes, il commandait de droit l'avant-garde. Dans les villes prises d'assaut, tout était à lui, sauf l'or, l'artillerie et les prisonniers. Outre son traitement, qui était fort considérable, il prélevait un jour de solde sur toute l'armée. Il était inviolable pour tout le monde, sauf le roi. Les attaques contre sa personne étaient considérées comme crimes de lèse-majesté. Il était chef d'une juridiction très importante connaissant de tous les crimes commis par les gens de guerre et des démêlés qu'ils pouvaient avoir entre eux.

[5] Entre Agen et Montauban (Tarn-et-Garonne).

[6] Au sud de Bergerac et de Sarlat (Dordogne).

[7] Montpont et Brantôme sont situées dans la Dordogne, la première à l'ouest, la seconde au nord de Périgueux. Saint-Yrieix est entre Périgueux et Limoges, dans la Haute-Vienne.

[8] Le Vermandois (dont la ville principale est Saint-Quentin) a formé une partie des départements de l'Aisne et de la Somme.

[9] Entre Redon et Châteaubriant (Loire-Inférieure, aujourd'hui Loire-Atlantique).

[10] Ce prince, nommé Louis, fut plus tard duc d'Orléans et périt assassiné en 1407 par ordre du duc de Bourgogne, Jean sans Peur.

[11] Un peu au sud de Loudun (Vienne).

[12] Département des Deux-Sèvres.

[13] Département de la Haute-Loire.

[14] Département de l'Aveyron.

[15] Un peu au sud de la Châtre (Indre).

[16] Département de l'Eure.

[17] Petit pays dont la ville principale était la Rochelle et qui a formé une partie du département de la Charente-Inférieure (aujourd'hui Charente-Maritime).

[18] Le premier corps se composait surtout de Poitevins, le second de Gascons, le troisième d'Anglais. Thouars et Niort sont situés dans les Deux-Sèvres, Saint-Jean-d'Angély dans la Charente-Inférieure (aujourd'hui Charente-Maritime).

[19] Près de l'embouchure de la Charente (Charente-Inférieure, aujourd'hui Charente-Maritime).

[20] Sur la Charente (Charente-Inférieure, aujourd'hui Charente-Maritime).

[21] A quelques lieues au sud de Niort (Deux-Sèvres).