JEANNE DE FRANCE

DUCHESSE D'ORLÉANS ET DE BERRY (1464-1505)

 

CHAPITRE X. — JEANNE DUCHESSE DE BERRY. - SON ADMINISTRATION. - ELLE FONDE LE COLLÈGE DE BOURGES. - SA PETITE COUR.

 

 

Mme Jeanne de France était demeurée à Amboise. Pour prendre possession du Berry, il lui restait à remplir les formalités de l'investiture féodale ; après l'enregistrement de l'ordonnance au Parlement, elle devait, en vertu de son nouveau titre, prêter foi et hommage au roi. Louis XII, le 3 février, par lettres patentes datées d'Angers, délégua son cousin le maréchal de Gié pour accomplir en son nom cette formalité, qui fut remplie le 16 de ce mois. En même temps, il chargea l'un de ses conseillers ecclésiastiques, Pierre du Refuge, de mettre Jeanne en possession du duché. Celle-ci, de son côté, délégua Guichard de Vaubrion, son maître d'hôtel, avec la mission de parler pour elle à ses nouveaux sujets, et elle se fit précéder à Bourges de la notification suivante :

A nos tres chiers et bien amez, les gens d'église, bourgeois, manans et habitans de notre ville et cité de Bourges. De par la duchesse de Berry.

Tres chiers et bien amez, il a pieu au Roy nous donner le duchié de Berry, avecques autres terres et seigneuries, comme contenu est en ses lettres-patentes, lesquelles ont esté veriffiez en ses cours de parlement, chambre des comptes et Trésor à Paris. Et pour nous mettre en pocession, a décerné ses lettres à l'arche-diacre de Reffuge, rung de ses consceillers en ses cours de Parlement, qui, à notre requeste, ce transporte audit Bourges pour nous en faire délivrance et bailler la pocession. Si vous prions que entendez dilligemment à l'exécution dudit Refuge, tellement que ayons matière de nous contenter de vous. Et, au surplus, veuillez croire notre amé et féal Guichart de Vauxrion, notre maistre d'ostel, auquel avons donné charge vous dire aucunes chouses de par nous, et adjouter foy en ses parolles. Tres chers et bien amez, Notre Seigneur vous ait en sa garde. Escrip à Amboise ce XVIIe jour de feuvrier.

Jehanne de France[1].

P. du Refuge partit de Paris le 12 février 1499, arriva à Châteauneuf le vendredi 15 ; le samedi 1G, il mit en possession le procureur de Madame et prit le chemin de Bourges où il parvint le mardi 19. Dès son arrivée dans cette ville, il manda Jean Salat, lieutenant général, Jean Fradet, lieutenant particulier, Pierre du Brueil et Giles Pain, avocat et procureur du roi, leur fit entendre le sujet de son voyage, leur donna lecture de sa commission, et invita Fradet, alors échevin, à réunir le maire et les échevins, ses collègues. Le lendemain, mercredi, François Bochetel, Jean Fradet, Pierre Ami, Pierre Filsdefemme, Bernardin Alabat, maire et échevins de la ville de Bourges, Jacques Treignac, avocat de la ville, se rendirent près du commissaire du roi, et Jacques Treignac, prenant la parole, déclara le corps municipal prêt à obéir aux ordres du roi. On convoqua en assemblée plénière les bourgeois le jour même et dans cette réunion publique fut donnée lecture des ordres du roi et des lettres par lesquelles la nouvelle duchesse mandait aux gens de Bourges qu'ils délibérassent de lui être bons sujets, et qu'elle était délibérée de leur être bonne dame et princesse.

Le lendemain, jeudi 21 février, le commissaire se transporta avec les officiers du roi dans la grande salle de l'ancien palais des ducs de Berry où se rassemblèrent également le maire, les échevins et plusieurs habitants de tout état ; les officiers de Bourges adressèrent quelques observations à l'égard des cas royaux dont le Parlement avait ordonné que la connaissance appartiendrait au bailli de Saint-Pierre-le-Moûtier et insistèrent pour que l'expédition de ces affaires fût maintenue à Bourges, requête dont ils se bornèrent à demander acte et que le roi accueillit favorablement[2] ; puis le commissaire royal mit le procureur de Madame en possession du duché, reçut le serment des officiers du bailliage ; d'Artaud de Villejon, prévôt et maître des eaux et forêts, enjoignit aux receveurs du domaine et des aides de bailler les deniers de leurs recettes à partir du for décembre dernier à Madame. De Bourges, P. de Refuge se rendit à Châtillon où il opéra de même[3].

Des lettres patentes du 16 juin 1499 réglèrent définitivement la constitution et la constatation de l'apanage[4].

Enfin, au commencement du mois de mars 1499, Jeanne de France dit adieu à Amboise pour prendre la route de sa nouvelle résidence. Le 12 mars, elle couchait à la porte de la ville, dans l'abbaye des bénédictins de Saint-Sulpice-lès-Bourges, et le lendemain elle fit son entrée solennelle[5].

Hélas, Bourges n'était plus Bourges. Dès ses premiers pas, Jeanne dut ne point reconnaître l'ancienne métropole qu'elle avait jadis habitée et qu'elle avait vue un grand centre de fortune, d'arts, de commerce. Un incendie effroyable, en 1487, avait brûlé plus de la moitié de la ville, presque tous les établissements publics et 7.000 maisons ; il avait ruiné et forcé à l'émigration un grand nombre de négociants et porté à la prospérité de la cité-un coup fatal, mortel, dont elle n'a jamais pu se relever[6]. Ce n'était donc plus dans une cité splendide et pleine de mouvement, c'était dans une ville ruineuse et dépeuplée, encore sous l'impression d'une terrible catastrophe, que s'avançait Jeanne. Quel vaste champ d'action pour sa charité ! Quelles promesses d'infortunes à secourir ! Quelle moisson de bienfaits ! Il est vrai que son arrivée dut mettre mal à l'aise plus d'un de ses nouveaux sujets ; tous ces habitants, ces notables du Berry qui, six mois auparavant, venaient au procès de divorce se répandre en détails accablants pour leur nouvelle duchesse, dans l'espérance de plaire au roi dont, par une juste punition, il se trouvaient maintenant séparés ; tous ces avocats et hommes de loi de Bourges qui se faisaient traîner à Tours, qui avaient rassasié Jeanne d'ennuis et de dégoûts avant de consentir à lui prêter leur ministère et qui briguaient l'honneur de plaire à leur royal adversaire, maintenant ils se voyaient appelés à porter leurs respects aux pieds même de la victime.

Plus d'un, sans doute, se fit alors d'amères réflexions ; aucun ne fut inquiété ni de près ni de loin. Seul, le bailli du Berry sous Charles VIII, Gilbert Bertrand, sire de Lis-Saint-Georges, céda sa place et reçut une compensation ; il eut pour successeur son beau-frère Vincent Dupuy, sire de Vatan[7], dont la famille, après avoir montré à Jeanne de France une ingratitude exceptionnelle, s'empressait maintenant, de même que la famille d'Amboise, de faire amende honorable.

La ville de Bourges, malgré ses épreuves, reçut convenablement sa nouvelle princesse ; elle dépensa pour la réception 1.327 livres 10 sous tournois[8], ce qui était une sorte de moyenne, car, en 1488, lors de l'entrée d'Anne de Beaujeu, on lui avait offert, seulement en cadeaux, plus de 1.300 livres[9], mais on n'avait donné que 1.000 livres à Anne de Bretagne en 1493[10].

La duchesse s'installa dans le vieux palais, épaisse construction féodale, où Charles VII avait reçu Jeanne d'Arc. S'il fallait en croire les Orléanais du XVe siècle, une duchesse d'Orléans n'aurait guère eu à se louer de se voir transportée à Bourges. « Les quatre éléments y défaillent, disaient tout simplement les députés de l'Université d'Orléans au Parlement en 1469[11] : 1° la terre, qui est bien pauvre, joignant de Sologne ; n'y a qu'une petite rivière pareille à celle de Saint-Marcel ; ainsy y défaut l'air ; et quartement y défaut le feu, car n'y a bois quo par charrois et le faut aller chercher bien loin. »

N'exagérons rien ; sans doute le fleuve qui arrose Bourges n'a pas les magnificences de la Loire, mais, si éprouvée qu'elle eût été par l'un des quatre éléments, par le feu, la ville conservait encore une grande importance en vertu d'une certaine force acquise dont le ralentissement ne devait se faire sentir que progressivement et peu à peu. Pour le moment, on ne voyait que constructeurs ; l'horrible incendie de 1487 forçait la plupart des communautés à rebâtir ou à restaurer leurs cloîtres et leurs églises, les bourgeois opulents à reconstruire peu à peu leurs habitations renversées : l'abbaye de Saint-Sulpice se trouvait encore presque en ruines ; l'église de Saint-Bonnet pensait à sortir de ses cendres ; une charitable association de bourgeois et de marchands s'organisait pour réunir les fonds nécessaires à l'érection du nouvel Hôtel-Dieu et de sa chapelle ; la maison commune de Bourges, l'hôtel de la famille Lallemant allaient s'élever avec leurs délicieuses pages de sculpture[12].

Le château des ducs de Berry, dont il ne reste que les caves et quelques débris, bâti le long des remparts de la ville, dominait la campagne. Le duc Jean qui l'avait érigé y avait englouti des monceaux d'or sans réussir peut-être à en faire un monument ni bien commode ni bien remarquable ; vaste spacieux, le palais de Jeanne de France appartenait naturellement à la vieille école des fenêtres rares, étroites et profondes ; mais il y régnait un grand luxe intérieur. Antoine Astezan, secrétaire de Charles d'Orléans, qui le visite au milieu du XVe siècle, le dépeint au marquis de Montferrat comme un palais aussi riche que celui de Crassus ; le château n'est pas fini, dit-il, et il a déjà couté 100.000 écus d'or[13]. A côté du palais et faisant partie du même massif de constructions, s'élevait la merveille de Bourges dont on ne voit plus vestige aujourd'hui, la Sainte-Chapelle du palais où le duc Jean s'était complu à prodiguer les marques de sa magnificence. Comblée de richesses, cette Sainte-Chapelle avait été érigée sur le modèle de celle de Paris, mais, selon le dire unanime des plus excellents architectes, la copie surpassait l'original. C'est le vrai chef-d'œuvre de l'architecture gothique, dit La Thaumassière. « Elle est bâtie sur piliers et presque tout à jour ; les vitres ont été faites d'un verre qui est impénétrable aux rayons du soleil quoyqu'il en reçoive la clarté[14]. » Intérieurement revêtue des peintures dont les figures sont faites avec tant d'art, dit un Italien du XVe siècle, qu'elles paraissent vivantes[15], on y voyait de toutes parts reliques dans des caisses d'or et d'argent, croix d'or, pierres précieuses, statues de saints peintes et dorées. Par un contrat du 10 mai 1401, le duc Jean l'avait pourvue d'une quantité si prodigieuse de joyaux, do vaisseaux d'or et d'argent, de reliques, pierreries, peintures, ornements et livres[16] que le récit, selon la Thaumassière, en serait presque incroyable si nous n'en avions la preuve constante par le contrat, qui fait voir les grandes richesses et la libéralité presque immense du célèbre fondateur. On admirait surtout, au milieu de la nef, une vaste couronne de lumière d'orfèvrerie ciselée, pendue à seize grosses chaînes de fer, qui était considérée comme l'un des ouvrages de ce genre les plus beaux et les plus parfaits du royaume. Cette couronne, d'une circonférence de soixante pieds (20 mètres), supportait cent soixante cierges. Elle se divisait en travées ciselées à jour dans le même goût et avec les mêmes ornements que l'édifice. Chaque travée portait quatre fleurs de lys et un petit ours en relief qui tenait une banderole aux armes de Berry, puis un petit pilastre, surmonté d'un clocheton et orné d'un cerf en relief issant à mi-corps, qui la séparait de la travée voisine. Les cierges, d'un clocheton à l'autre, se posaient sur des branches de lys en saillie garnies de fleurs et de feuilles, et par derrière sur des chandeliers garnis de fleurs de lys fleuronnées. Toute cette grande pièce était montée à vis et se démontait facilement. Il paraît qu'on ne l'avait allumée qu'Il. ne fois, le jour de la consécration de la Sainte-Chapelle, le i8 avril 1403. Elle fut allumée pour la seconde et la dernière fois le jour des obsèques de Jeanne de France[17].

L'extérieur de la chapelle répondait entièrement au luxe resplendissant de l'intérieur. Sur la façade principale régnait une galerie élégante en forme à la fois de porche et de promenoir, où nous aimons à nous représenter Jeanne de France, avec sa suite et ses officiers, avec son cortège de chevaliers et de moines, sous les arceaux gothiques. En cette apparition de la fille de Louis XI, nous saluons un des derniers tableaux du moyen âge et d'un monde qui s'en va. La cruelle destinée de ceux qui paraissent sur la scène du monde à l'heure d'une des grandes évolutions qu'accomplissent nos générations est de ne trouver dans la grandeur même par laquelle ils se rattachent au passé que souffrance, angoisses et périls ; ainsi fut plus tard ce bon et vertueux Louis XVI dont le nom se représente sans cesse à notre esprit lorsque nous cherchons à retracer la chronique des douleurs de Jeanne de France. En 1499 aussi, les ruines d'un passé nous entourent, non pas des ruines matérielles, mais des ruines morales et profondes qui en présagent encore beaucoup d'autres. De toutes parts, la Renaissance va éclater, elle va envahir la France avec son art nouveau, avec son esprit de critique, avec son incroyance, avec un ensemble d'éléments inconnus prêts à changer la face de la terre : on aperçoit, au fond de l'océan, un monde nouveau, de toutes parts des horizons encore inexplorés ou oubliés se découvrent et éblouissent l'humanité surprise. Au milieu de cet univers en plein travail de germination, la fille de Louis XI montant à la Sainte-Chapelle de Bourges nous semble comme l'incarnation dernière de la foi profonde du moyen âge, de sa grandeur morale, de son énergie, de sa poésie. Éblouissants vitraux, arceaux qui ne semblez pas toucher à la terre et qui vous élancez dans les espaces célestes avec la pensée humaine, saintes reliques, monuments merveilleux de la foi, de l'amour immatériel, de l'enthousiasme pur, clochers gracieux, qui découpés à jour vous perdez dans les airs et par vos légers tintements mêlez un parfum de prière à l'air même que respirent les nations dociles, vous êtes le cadre idéal et pur où le souvenir de la fille de saint Louis doit se graver éternellement dans nos mémoires. C'est là que nous voulons la voir, non point avec le faste que donne le rang royal, — elle l'a dépouillé, — non, elle nous apparaît ici avec l'immortelle grandeur de l'expiation, vêtue de sa robe sombre, gravissant lentement les marches symétriques qui montent à la lumineuse chapelle, tout entière déjà, comme elle doit l'être aux dernières heures de sa vie, sous la main de Dieu dont la gloire commence à lui apparaître. C'est là que nous la voyons sur le chemin d'un nouveau triomphe. Dernier rejeton de la race des croisés et des croyants, victorieuse de l'infortune et du temps, elle inaugure une vie nouvelle et elle dira comme l'apôtre son patron : « Ma véritable victoire, celle qui met sous mes pieds le monde entier, c'est ma foi... »

Dans cette galerie qui précédait l'église, on voyait la statue du duc magnanime qui l'avait fondée et celles de tous les rois prédécesseurs ou aïeux de Jean. On y avait ajouté diverses curiosités ; des os de géant auxquels se rattachaient des légendes, un grand cerf empaillé qu'on disait avoir vécu trois cents ans[18]. De là, l'œil dominait le jardin du palais jusqu'au rempart ; plus loin, la Grosse-Tour où avait été enfermé Louis XII ; par derrière et tout près, s'élevaient l'église dite de Montermoyen et l'énorme colosse de la cathédrale de Bourges.

La courte administration de Jeanne de France dans le Berry n'a laissé aucune trace. Les registres do sa trésorerie n'existent plus aux Archives du Cher. Nous n'en avons pu trouver aucun débris. Le nom traditionnel de Bonne Duchesse sous lequel elle est restée connue dans son pays résume seul son administration et, du reste, il la caractérise suffisamment. En son temps, la justice suivit un cours' équitable et régulier, et vingt ans après sa mort, lorsqu'une autre duchesse de Berry, femme d'un grand esprit mais bien différente de Jeanne, la sœur de François Ier, Marguerite, voulut réformer les institutions judiciaires et instituer des assises ou grands-jours, on lui répondit que, s'il lui plaisait de faire rendre la justice dans la forme et par les procédés adoptés du temps de la feue duchesse de Berry, cela serait plus utile à la chose publique que l'institution projetée[19].

Que pourrait-on ajouter à cet éloge ? Il résume tout ce que nous voudrions dire.

Nous savons aussi que, sous le principat de Jeanne, le 9 juin 1499, la population de Bourges, toujours très friande de mystères, fit représenter des monstres de la Passion qui attirèrent beaucoup de gens de bien ; mais ces représentations étaient très fréquentes et ne faisaient que continuer les traditions locales. On en avait donné déjà en 4498. Les Comptes-de-Ville nomment l'entrepreneur, Jean Caillyn, auquel les bourgeois allouèrent une indemnité de vingt sous[20]. C'est ainsi qu'on s'amusait en ce temps-là.

Pourtant, si court qu'il ait été, puisqu'il n'a duré que cinq années, le gouvernement de Jeanne a attaché son nom à une œuvre considérable, la création du collège actuel de Bourges.

Bourges, qui possédait une célèbre Université où a professé Cujas, n'avait encore à la fin du XVe siècle d'autre école secondaire que les écoles entretenues par le chapitre de la cathédrale. Un docteur-régent de l'Université, François Rogier, conçut la généreuse ambition de créer à ses frais un collège, en l'honneur de la B. Vierge Marie. Mais, comme en réalité il n'avait assez de biens pour le faire, il se trouva arrêté par le défaut de ressources et, dans l'impossibilité de mener à bonne fin son œuvre, il allait la voir périr misérablement en germe entre ses mains. C'est dans cette situation désespérée que Jeanne adopta l'entreprise du docteur Rogier et se chargea de la mener à bien, de la soutenir et de la doter. Elle avait d'autant plus de mérite à reprendre une pensée déjà funeste à son premier auteur que ses propres ressources à elle-même étaient assez limitées, car elle ne possédait rien en propre et, si le roi lui avait assuré de beaux revenus, ce n'était pourtant que des revenus, que des usufruits ; par conséquent elle ne pouvait entreprendre de doter un établissement qu'en diminuant le service de sa maison et en amassant, pour produire le capital, ses épargnes annuelles. C'est ce qu'elle fit. Le 18 novembre 1502, sur la demande instante de Rogier, elle accepta le don du collège, vulgairement appelé le Collège Sainte-Marie, qu'il avait commencé à élever en la paroisse de Notre-Dame-de-la-Fourchault, rue de Mirebeau, à côté de la maison de ville. La duchesse s'engagea à achever les constructions et elle institua le fondateur, maître François Rogier, grand-maître régent de l'établissement pour toute sa vie. Louis d'Amboise, évêque d'Autun, est l'un des témoins de l'acte constitutif de cette fondation qui fut définitivement régularisée en 1505[21] L'existence du collège Sainte-Marie, d'abord très précaire, ne fut en effet consacrée qu'à ce moment, lorsque Madame Jeanne, ayant reçu quelques biens d'un héritage dont nous parlerons tout à l'heure, put lui léguer les fonds nécessaires à l'entretien de dix boursiers. Au XVIe siècle, il acquit une véritable importance par suite des libéralités d'un riche et généreux citoyen de Bourges, Jean Nicquet.

La sollicitude de la duchesse fut appelée aussi sur les affaires ecclésiastiques, alors importantes dans la ville de Bourges où les couvents tenaient beaucoup de place ; le relâchement qui se glissait dans les cloîtres n'en faisait point pour le pays un sujet d'édification. Les ordres religieux, comme le reste, traversaient une crise générale qui ne pouvait manquer de préoccuper l'autorité civile. Un bref d'Alexandre VI, da 17 août 1499, relate par exemple la vie scandaleuse que menaient, dans le duché de Bretagne, les religieux de tout ordre : il nous dépeint les religieux des deux sexes chassant et mangeant en chevaux et en chiens le revenu du couvent ; les religieuses recevant des visites d'hommes dans leur cloître, au mépris de la règle et des plus élémentaires convenances. Le pape commet les évêques de Dol, de Tréguier, de Rennes et de Saint-Brieuc, avec de pleins pouvoirs pour y porter remède[22]. En Berry, Jeanne de France, plus zélée peut-être qu'Anne de Bretagne, met elle-même la main à la réforme, quoique les abus fussent moins criants.

Elle devait trouver dans l'accomplissement de cette œuvre nécessaire un ferme appui en la personne de l'archevêque de Bourges, Guillaume de Cambray. Ce prélat, né d'une famille berrichonne répandue dans les fonctions publiques et même à la cour, — son père était panetier de Charles VIII, — avait d'abord fourni une carrière distinguée dans la magistrature et n'entra dans les ordres qu'assez tard, en 1457. Conseiller au Parlement et au Grand-Conseil, puis maître des requêtes, il avait résigné ces fonctions pour devenir vicaire à la cathédrale de Bourges, et, après un rapide passage par les divers degrés de la hiérarchie ecclésiastique du pays, successivement chanoine, archidiacre de la Sologne, doyen du chapitre, il avait été élu archevêque par son chapitre, malgré la vive opposition de trois ou quatre membres[23]. Il survécut encore à Jeanne de France et mourut fort âgé.

Déjà l'abbé de Saint-Sulpice, Guy Juvénal, qui était en outre un littérateur distingué, avait mis à la raison les religieux de son antique monastère, et, après la réforme des esprits, il s'occupait de réparer les murs du couvent. Les religieuses de Saint-Laurent donnaient à Bourges l'exemple des plus grands désordres. La duchesse avait souvent pénétré dans leur maison ; elle les avait vues de près et d'abord elle pensa sérieusement à les chasser pour installer les Annonciades à leur place ; les difficultés de l'entreprise l'obligèrent sans doute à modifier ses vues et elle essaya de bons conseils pour ramener dans la voie de l'honnêteté cette réunion de femmes égarées. Elle n'y réussit qu'avec beaucoup de peine ; longtemps elle ne rencontra qu'indifférence ou dérision ; enfin sa patience obtint quelques meilleurs résultats ; elle arriva à rétablir la règle et, d'accord avec l'archevêque, elle fit venir à Bourges des religieuses d'autres couvents du même ordre qui avaient déjà subi une réforme, afin d'infuser à la communauté convalescente un sang nouveau et plus généreux[24].

Ainsi, dans le milieu secondaire où l'avaient reléguée les évènements, Jeanne de France prenait à cœur ses devoirs de duchesse et en remplissait fermement toutes les obligations. Elle s'y appliqua tellement qu'elle allait fort peu dans ses terres de Châtillon-sur-Indre et de Châteauneuf-sur-Loire, car ces deux domaines n'étaient guère que deux châteaux de plaisance. Bans les derniers temps de sa vie, entièrement consacrés à la partie austère et sérieuse de sa tâche, elle cessa même complètement de s'y rendre. Aussi avons-nous peu de chose à dire de ces deux seigneuries.

Chatillon-sur-Indre, situé sur les bords de la Touraille et considéré déjà comme une fraction de cette province, avait autrefois appartenu à Tanneguy Duchâtel. C'était une terre de peu d'étendue, située sur l'Indre, à dix lieues de Châteauroux et à cinq de Loches, en air serein et en pays très-agréable. « Le château, dit La Thaumassière, est à l'une des extrémitez de la ville ; au-devant duquel y a une haute tour appelée la Tour-de-l'Aigle ; au derrière du château il y a une belle terrasse bâtie sur les murs de la ville, qui a son aspect sur la rivière et sur de grandes prairies. La ville est décorée d'une église collégiale, fondée avant l'an 1112, comme le justifie une charte de cette année, de Léger, archevêque de Bourges, qui fait mention d'Hervé, chanoine de Châtillon. »

Jeanne, trouvant le château trop loin de l'église, lit consacrer une chapelle particulière à laquelle l'archevêque de Bourges attacha une indulgence de quarante jours en faveur des visiteurs qui y viendraient à certains jours de fête[25].

Il est évident qu'un sentiment de devoir retenait Madame Jeanne à Bourges, car nous n'avons trace de son passage à Châteauneuf-sur-Loire que le 16 février 1500[26]. Cette vieille châtellenie, qui occupe sur les bords de la Loire une agréable situation, était pourtant une belle résidence, aimée des rois de France et notamment de saint Louis, dont les souvenirs de bienfaisance s'y conservent encore, et devenue l'apanage habituel des reines ou des duchesses dans leur veuvage. Marie de Clèves l'habita ainsi après la mort de son mari [27] et, avant elle, Valentine de Milan, veuve du grand-père de Louis XII, avait en partie reconstruit le château ; de tous côtés elle avait répandu sur les murs l'emblème de sa douleur : une chante-pleure, avec ces mots : « Rien ne m'est plus — plus ne m'est rien. »

Ce séjour convenait donc merveilleusement à la situation particulière de la duchesse de Berry. La poésie s'alliait à ses mélancoliques souvenirs : successivement pris par les Anglais et repris par Jeanne d'Arc, il avait ensuite abrité la poétique cour de Charles d'Orléans, et même son gouverneur Jean de Garancière[28] est plus connu par des vers que comme capitaine de Châteauneuf. C'est dire que sa position agréable, ses jardins toujours délicieux[29], son air vif, ses courtilz ou ses grandes terrasses qui s'étendaient en pente douce jusqu'aux bords du fleuve, sa vue qui embrassait tout le val de la Loire où l'on distinguait, parmi quelques clochers de villages, la petite église de Germigny érigée par Charlemagne, la masse imposante de l'abbaye bénédictine de Saint-Benoît-sur-Loire, jadis un grand foyer intellectuel, et dans le lointain peut-être les tours du château de Sully qui annoncent le voisinage de Gien, tout cela résonnait encore de l'écho des muses qui avaient dû en célébrer les charmes.

Un autre attrait puissant retenait à Châteauneuf les ducs et même les duchesses d'Orléans : c'était la chasse[30] ; car à la porte de la ville commençait l'immense forêt d'Orléans, grande de cent-vingt à cent-quarante mille arpents compacts[31], aménagée en jeunes futaies de cent-cinquante, de cent-soixante ans, sous lesquelles palefrois et destriers pouvaient galoper à l'aise. Auprès de la ville s'étendaient deux mille arpents de futaies plus vieilles[32], arbres vénérables, pour qui la durée d'un siècle n'est rien, au pied desquels le temps glisse comme une ombre sans les atteindre. Plus d'un subsiste encore, au fond de son enceinte forestière[33], qui a pu entendre passer Jeanne de France ou Jeanne d'Arc dans le silence de la forêt. Les dépendances du château comprenaient aussi un vaste parc enclos ou garenne, renommé, par l'abondance de ses lapins qui s'ébattaient librement en troupeaux, sous une garde tutélaire, au grand plaisir des habitants du château ; heureux lapins ! ils ne connaissaient d'autre ennemi que la Loire qui parfois, il est vrai, montait jusque dans leurs terriers[34]. Et puis de grands étangs conservaient une belle réserve de poissons ; c'était d'abord le réservouer du château, puis l'étang de la Folye, lo Grand-Étang de cinquante arpents et demi, l'étang de Giblois de quatre-vingts arpents[35]. Ainsi Châteauneuf possédait tout ce que pouvait aimer une princesse : un beau Château, des eaux, des forêts, des jardins, un beau fleuve ; mais tout cela n'attire point Jeanne de France ; d'autres soins la réclament ailleurs et remplissent sa vie. L'Hôtel-Dieu de Châteauneuf date cependant du temps de son administration et elle créa dans cette petite ville un couvent d'Annonciades[36], ce qui donne à croire que ses sollicitudes pénétraient partout, sans bruit, puisque nous n'en pouvons saisir aucune trace que leurs fruits ; tant la main qui répandait la semence de la justice par toutes ses terres prenait, pour se laisser ignorer, autant de souci qu'on en met d'ordinaire à se faire connaître I

C'est le lieu de dire aussi que Jeanne n'apportait pas moins de soin à la gestion de ses affaires privées. On trouva dans ses papiers divers états de situation, dressés successivement, qui montrent l'esprit d'ordre et de méthode de la fille de Louis XI. Nous n'avons plus que les titres de ces actes domestiques de maîtresse de maison :

« Une décharge en parchemin qui paroist avoir été scellée de son sceau, donnée par ladite bienheureuse Jeanne à Madame d'Aumont, dame de Châteauroux, de ce qu'elle avoit fait et géré dans ses affaires et mannié bijoux et autres hardes, ladite descharge signée d'elle, Jeanne de France, du 27 décembre 1502, et contresignée par son secrétaire...

« ... Un estat de sa maison et des gages qu'elle donnoit à ses gens. Plus un inventaire de la tapisserie et meubles fait le 27 décembre 1501.

« Plus un inventaire de la vaisselle d'argent de Madame la duchesse, fai t par Chardon, son secrétaire, le 14 janvier 1500[37]...

En 1504, par suite d'un concours de circonstances vraiment dramatiques, la duchesse de Berry se trouva appelée à recueillir les débris d'un opulent héritage, celui de la famille d'Armagnac. Nous n'avons pas à rappeler ici les destinées si diverses de cette famille, son grand rôle dans l'histoire, l'exécution de Jacques d'Armagnac par ordre de Louis XI, tandis que ses enfants, placés, dit-on, sous l'échafaud, voyaient couler le sang de leur père. Les six enfants entrés dans la vie sous les auspices de ce lugubre baptême eurent une vie bien agitée. Presque aussitôt orphelins de mère et réduits à la gêne, deux d'entre eux moururent jeunes ; sous Charles VIII ils obtinrent la restitution des biens de leur père, et l'aînée des quatre survivants, Catherine, épousa le due de Bourbon, mais elle mourut très peu de temps après. Son frère, le duc de Nemours, devenu le dernier représentant mâle de la famille et envoyé à Naples comme vice-roi sous Louis XII, se fit glorieusement tuer sur le champ de bataille de Cérignoles. Restaient deux filles, Charlotte et Marguerite, qu'on appelait Mesdemoiselles de Nemours ; seules héritières de biens immenses et d'un grand nom, bien traitées d'Anne de Bretagne, elles semblaient fatalement destinées à épouser des hommes en faveur. Le maréchal de Gié, à peine veuf de Françoise de Penhoët, prit pour femme Marguerite, quoiqu'il eût bien près de cinquante ans. Quant à Charlotte, sa main fut l'enjeu d'une brigue des plus vives entre le vieil Alain d'Albret, décidément bien malheureux en matière de mariage, et le vicomte de Fronsac, fils aîné du mari de sa sœur ; ce dernier finit par l'emporter.

Tous ces évènements se précipitent et se mêlent d'étranges douleurs : le 23 avril 1503, la mort du duc de Nemours ; le 8 juin, le partage des biens de la famille entre les deux sœurs[38] ; le 15 juin, mariage de Marguerite avec le maréchal de Gié[39] ; Marguerite meurt en novembre et se fait ensevelir dans la chapelle du splendide château de son époux, au Verger, en Anjou ; en janvier 1504, lorsque la tombe de sa sœur bien-aimée se fermait à peine, Charlotte épousa Charles de Rohan, vicomte de Fronsac[40]. Charlotte meurt au mois d'août. Ainsi, en un an, la Providence avait moissonné toutes ces vies. La maison d'Armagnac n'existait plus.

Charlotte ne laissait comme héritières naturelles que Mesdames les duchesses de Bourbon et de Berry, ses parentes éloignées. Son testament[41], écrit le 12 août 1504, contient un grand nombre de pieux souvenirs et de legs en faveur de ses serviteurs, de son médecin, de son aumônier ; il est rempli de l'expression de sa touchante tendresse pour son mari, loin duquel elle mourait, et pour le maréchal de Gié qui se trouvait à la fois son beau-père et son beau-frère. Elle demande qu'on l'enterre près de sa sœur, dans l'église du Verger ; elle lègue à son mari, dans l'espoir qu'il priera pour elle, tout ce dont la coutume lui permet de disposer et l'institue son exécuteur testamentaire avec k cardinal Ph. de Luxembourg[42], évêque du Mans, et un écuyer, fidèle serviteur de son beau-père, Bernard de La Roque, sénéchal de Carcassonne.

Par suite de ces dispositions, Charles de Rohan se trouvait héritier des biens de Charlotte dans les comtés d'Armagnac, de Rodez et de Castres ; de la vicomté de Martigues, en Provence ; de la baronnie de Lunel ; des seigneuries d'Essé et d'Ayen, en Limousin ; des comtés de Perdiac et de Lisle en Jourdain, avec les châteaux et baronnies qui en dépendaient.

Toutefois, dans le règlement de la succession, la vicomté de Martigues revint définitivement aux héritières naturelles de Charlotte. La succession se liquida avec rapidité et les deux sœurs ne partagèrent pas leur part commune d'héritage ; elles se bornèrent à prendre possession, chacune de leur côté et en ce qui les concernait, des terres qui leur étaient dévolues, c'est-à-dire des terres suivantes : la baronnie de Sablé, les vicomtés de Châtellerault et de Martigues, la seigneurie de Mayenne-la-Juhel, dans le Maine, la seigneurie de Nouvion, en Vermandois, et diverses terres dans le comté de Guise.

Le 30 novembre 1504, la duchesse de Berry chargea Jean d'Aumont de rendre hommage au roi pour ces nouvelles possessions[43]. Jean d'Aumont s'en acquitta le 10 décembre[44] et le 13 du même mois Jeanne donna mandat au même sire d'Aumont et à Guillaume Ponceton de prendre possession en son nom de sa part dans ces divers domaines[45].

La situation financière de la duchesse de Berry, par le fait de cet héritage, se trouvait sensiblement améliorée.

Du reste, Jeanne s'était créé une vie en tout convenable à son rang et à son état. Une petite cour s'était formée près d'elle, cour que n'alimentait pas assurément la soif des honneurs ni l'ambition, cour toute d'affection et dévouement ; et les membres des familles dont elle avait eu le plus à se plaindre n'étaient pas les moins empressés à y tenir leur place, tant on savait la duchesse oublieuse des injures, tant ceux qui avaient pris part à ses disgrâces cherchaient à montrer leur repentir I

Les conseillers intimes et personnels de Jeanne étaient, avec l'archevêque Guillaume de Cambray et Guy Juvénal, abbé de Saint-Sulpice, son confesseur le P. Gilbert Nicolas et l'aumônier G. Passerin, et pour la gestion administrative du duché le sire Pierre d'Aumont, chevalier, seigneur de la Chatre, de Châteauroux et autres lieux[46] ; ce dernier, bien qu'engagé au service de Louis XII, dont il était lieutenant général en Bourgogne, s'occupait activement, même de loin, des affaires de Madame Jeanne[47].

Son conseil officiel se composait d'Antoine Le Bègue, seigneur de la Bourde, son maître d'hôtel, et de honorables et sages maîtres, Jehan Salat, Gencien Deloynes, Jacques de Treignat (ou de Treignac), tous hommes de loi et d'administration[48].

Citons encore parmi ses serviteurs : Martin Chambellan, d'une famille notable de Bourges[49], Jacques de Contre-Moret, seigneur de Savoye, un de ses gentilshommes[50], Bienaimé Georges, seigneur de Mannay, son écuyer et son collaborateur particulier en matière d'architecture, Guichart de Vaubrion, son maître d'hôtel, Jehan Denis, contrôleur de sa dépense, Jehan Gouineau, son clerc d'office[51].

Mais la duchesse donna surtout une preuve de sa magnanimité en choisissant pour « trésorier de sa sainte-chapelle »[52], c'est-à-dire pour confident intime et pour ministre de ses générosités cachées Louis d'Amboise, nommé évêque d'Autun en 1501, le propre neveu de son juge. Elle ne cessa même de témoigner à ce prélat la plus entière confiance et la plus vive sympathie, comme si par cette affection touchante elle tenait à bien montrer qu'elle avait tout oublié ou bien qu'elle ne se rappelait les injures et les tortures du passé que pour s'en venger par les bienfaits. Louis s'en montra digne. En aucune circonstance il ne manque de prouver à Jeanne son dévouement ; successeur de son oncle en 1502 sur le siège d'Albi, tous ses actes tendent à effacer de son côté le passé par un éclatant repentir, par la réhabilitation de la victime, et il se crut tenu de continuer l'œuvre de Jeanne après sa mort[53].

Dans l'entourage particulier de la duchesse nous voyons un petit cercle de femmes que l'affection et la communauté de pensées lui attachaient par les liens les plus désintéressés et les plus forts. C'était d'abord sa dame d'honneur, Françoise de Maillé, héritière en partie des grands biens de l'antique maison de Chauvigny et mariée depuis 1480 au sire d'Aumont.

Et puis une jeune dame, toute dévouée à Madame Jeanne de France et qui s'était donné pour mission de lui ressembler, une femme du plus haut rang, mais de celles qui usent du monde comme n'en usant point, Jeanne Malet de Graville, fille d'un des serviteurs les plus distingués de Charles MM, nourrie à la cour et donnée en mariage à un neveu de Louis d'Amboise, Charles d'Amboise, héritier du beau château de Chaumont-sur-Loire et seigneur de Meillant en Berry. Le mari de Mme de Chaumont, un vrai d'Amboise[54], toujours bien en cour, pétri d'ambition, vivait au loin, courant la carrière des honneurs qui s'accumulaient sur sa tête sans paraître ni l'écraser ni le rassasier. Placé tout jeune encore, par la faveur de son oncle le cardinal, à la tête d'une armée française qui devait défendre le Milanais, il justifie cette haute mission par son habileté ; aussi atteint-il comme d'un bond les plus hauts degrés de la grandeur : amiral, grand-maître et maréchal de France, gouverneur de Paris en 1504, il commande en chef l'armée avec laquelle Louis XII entre à Gênes. En 1509 il triomphe à Agnadel, recueille l'opulent héritage de son oncle et meurt prématurément en 1510 dans son gouvernement du Milanais[55], Les richesses qu'il avait amassées au-delà des monts lui avaient permis de reconstruire le château de Meillant et d'en faire, ce qu'il est encore aujourd'hui, un des fleurons de l'architecture française[56] ; mais on ne manquait pas de dire : « Milan a fait Meillant. »

Mme de Chaumont, que venait trouver au fond du Berry le bruit des illustres actions de son époux, partageait modestement pendant ce temps—là les pieuses occupations de Madame Jeanne. Elle ne fut pas heureuse. Veuve de bonne heure, avec un seul enfant, un fils, son digne héritier, qu'elle perdit en 1524 sur le champ de bataille de Pavie, elle se décida à se remarier lorsqu'elle se vit sans enfants ; elle épousa un certain René, de Milly, sieur d’Illiers, un atroce dissipateur qui, après ne lui avoir épargné aucun chagrin, lui donna enfin, en 1532, la triste satisfaction d'un second veuvage. Madame de Chaumont mourut elle-même en 1540 ; elle légua à l'Annonciade de Bourges son cœur et de beaux revenus.

Nous voyons encore venir à Jeanne de France une grande, une incommensurable infortune. La belle Charlotte d'Albret, dont le mariage avec César Borgia avait été la rançon des propres malheurs de la duchesse de Berry, Charlotte d'Albret elle-même, délaissée de son misérable époux, jeune et éclatante de beauté, vient déposer dans le sein de Jeanne le fardeau de ses douleurs et lui demander un appui, un secret de force. Peu après son mariage, César était reparti pour l'Italie continuer sa vie de brigandage cosmopolite et jamais sa jeune femme ne le revit. Mais elle avait un bonheur que Jeanne ne connaissait pas : elle trouvait pour son cœur défaillant un aliment nouveau dans les douceurs de la maternité. César l'avait laissée mère d'une fille, Louise Borgia, que plus tard Louis de La Trémoille épousa en secondes noces. Charlotte garda soigneusement sa fille auprès d'elle et l'éleva sous ses yeux dans le vieux château féodal de la Motte-Feuilly, qui était une forteresse de la même école que Linières et bien dissemblable des modernes richesses de Meillant. De là, voisine de Bourges et isolée par la honte même de son mariage, la pauvre femme, flétrie avant l'âge, venait souvent se réfugier près de la duchesse, comme dans la citadelle inaccessible de la sagesse, autrefois rêvée par les philosophes[57], d'où l'on savoure au loin le spectacle des flots agités et des fureurs de la tempête, à condition de se maintenir soi-même dans des régions supérieures.

Amie de Bretagne avait cherché à attirer Charlotte à la cour, et elle s'en faisait un mérite auprès du pape[58]. En 1508, nous la voyons adresser un présent à sa cousine, la duchesse de Valentinois[59]. Mais Charlotte préférait sa tranquille retraite[60].

Comme Jeanne, elle institua directeur de sa conscience le P. Gilbert Nicolas, qui dirigea aussi dans les voies de la sainteté Marguerite de Lorraine, duchesse d'Alençon. Plus tard, elle se montre toute dévouée à l'œuvre de l'Annonciade ; elle assiste à la réception dans l'ordre d'Anne d'Orval, fille de Jean d'Albret d'Orval, sa cousine et sa demoiselle d'honneur[61].

Elle survécut plusieurs années à Jeanne et la perte d'une telle amie dut exciter dans son cœur une douleur bien profonde. Lorsqu'elle mourut au mois de mai 1514[62], jeune encore, son dernier vœu fut exaucé sa dépouille reposa près des restes mortels de la sainte duchesse.

Touchante réunion que cette dernière et éternelle association dans le repos de la tombe de deux femmes qu'un égal concours de malheurs avait rapprochées dans la vie !

Louise Borgia, sa fille, voulut toutefois lui faire ériger, dans la modeste église de la Motte-Feuilly, un magnifique mausolée : sur une table de marbre noir était couchée sa statue en marbre blanc avec le riche costume que portaient alors les femmes d'un rang élevé. Cette statue, aujourd'hui brisée en trois morceaux et indignement mutilée, est adossée à la muraille d'une chapelle : çà et là sont dispersées de petites figures qui représentent la Force, la Tempérance et la Justice. On montre encore, dans l'église, un banc où la tradition raconte que Charlotte venait habituellement s'asseoir et, près du château, s'élève un if colossal dont les proportions attestent une vieillesse reculée, et sous lequel elle versa peut-être plus d'une fois des larmes.

Une jeune fille partageait volontairement aussi l'exil de Jeanne de France. Jeanne de Bourbon, fille de Guy de Bourbon qui fut gouverneur de Berry en 1484, ne voulut pas, paraît-il, quitter la bonne duchesse, et l'on dit qu'elle mourut de douleur de sa perte dans le palais ducal d'où elle n'avait plus voulu sortir ; Anne de Bretagne la fit enterrer dans la Sainte-Chapelle de Bourges, à côté de Jean le Magnifique[63].

Ainsi les femmes qui avaient à se plaindre de grandes infortunes accouraient auprès de la bonne duchesse. Au mois de juillet 1502, une autre femme encore bien malheureuse, Béatrix d'Aragon, reine de Hongrie, arriva à Bourges, où elle fut reçue par les habitants sous un poêle à ses armes ; elle put raconter à Jeanne les cruelles vicissitudes de sa vie. Fille de Ferdinand Pr, roi de Sidle, elle avait été mariée à Mathias Corvin, le fils du célèbre Jean Huniade, devenu en 1458 roi de Hongrie. A sa mort, elle parvint à faire désigner, comme le successeur de Corvin, Ladislas, fils de Casimir, roi de Pologne, qui l'épousa, mais qui, bientôt après, la répudia sous prétexte de stérilité. Sans doute, sa vie n'avait pas été irréprochable et pure comme celle de Jeanne : mais il y avait trop de conformité dans leur sort pour qu'un vif courant de sympathie ne se soit pas établi entre elles[64].

Jeanne reçut encore, en 1500, une autre visite notable, mais celle-ci dans un équipage bien différent. Le cardinal Ascanio Sforza, qui avait été le grand instrument de l'élection à la papauté d'Alexandre VI Borgia, venait d'avoir son tour des revers de la fortune. Surpris au château de Rivalta par les Vénitiens pendant qu'il faisait le siège de Milan, il ne put pas s'enfuir à temps et on le livra aux Français. Louis XII l'envoya dans la grosse tour de Bourges, pendant que son frère, Louis le Maure, allait achever sa vie au donjon de Loches. Allié à Jeanne de France[65], le cardinal put recevoir plus d'une fois sa visite et s'entretenir à loisir avec elle des brusques retours des choses de ce monde : le roi, du reste, voulut qu'il fut bien traité et, sachant que la grosse tour est mal neublée et utencillée, il donna l'ordre à la ville de Bourges de fournir au capitaine les meubles et utencilles glu seront nécessaires pour la provision et acoustrement de ladite tour, sauf remboursement par la personne chargée de la dépense dudit cardinal'[66].

Enfin, s'il fallait en croire la tradition, Jeanne aurait même reçu à Bourges la visite de Louis XII repentant, ou tout au moins le roi serait venu à la dérobée revoir la malheureuse femme qu'il avait quittée et, caché derrière une tapisserie de la Sainte-Chapelle, il l'aurait, de loin, aperçue en prières[67]. En tout cas, par un sentiment facile à apprécier, le roi ne parut jamais officiellement à Bourges du vivant de la duchesse : mais on sait qu'en réalité il vint quelquefois dans les environs. En 1500, il était à Mehun-sur-Yèvre, en 1502 également et même il s'avança jusqu'à la chapelle Saint-Ursin où la ville envoya des députés pour le saluer[68].

 

 

 



[1] Orig Arch. de la mairie de Bourges, AA. 14 (communication par M. de la Guère).

[2] Déclaration du 29 mars, Bréquigny, t. XXI, p 174.

[3] Bibl. nat. De Camps, t. LI, fol. 33i.

[4] Arch. nat. K. 77, n° 41 bis.

[5] Journal de Delacroix, notaire royal à Bourges de 1492 à 1543 (communication par M. de la Guère). Elle entra le 14 mars seulement, suivant le registre de J. Thiboust (Arch. du Cher, D. 33). Le 14 mars n'était pas, comme le dit Raynal, le jeudi de la Passion, mais le jeudi précédent, Pâques étant, cette année-là, le 31 mars.

[6] Raynal, Histoire du Berry, t. III, p. 157-159.

[7] Raynal, p. 287.

[8] Arch. de la mairie de Bourges, C. 558, mandement de 1499 (M. de la Guère).

[9] Raynal, p. 161.

[10] Mairie de Bourges, AA. 34 (M. de la Guère).

[11] Raynal, p. 355.

[12] Raynal, passim.

[13] Lettre d'Ant. Astezan, analysée par M. Berriat-Saint-Prix, Magasin encyclopédique, 4802, t. XLIII, p. 209.

[14] Histoire du Berry, p. 113.

[15] Ant. Astezan — « Chascun desdictz piliers au-dedans de ladite chapelle est garny d'une statue ou figure plus grande que le naturel, représentant l'un des apostres ou des évangélistes, si bien et parfaictement labourez par la main du tailleur et outre ce enrichis et revestuz d'or, argent et couleurs par la main du second Appelles ou autre aussi excellent peintre qu'il ne reste que la parolle pour les affirmer vivans. » Chaumeau, Histoire du Berry, 1566.

[16] Une grande bibliothèque y était annexée. C'est dans la salle du chapitre que fut rédigé l'acte connu sous le nom de Pragmatique sanction (Catherinot, Les églises de Bourges).

[17] Raynal, t. II. Chaumeau, Nicolas de Nicolaï, Labouvrie, etc.

[18] Chaumeau. — La Sainte-Chapelle de Bourges, incendiée en 1693 et en partie abattue par un ouragan en 1756, fut définitivement supprimée en 1757.

[19] 23 janvier 1524. Raynal, t. III, p. 216, d'après le Registre capitulaire.

[20] Raynal. — Indiqué dans la Chronique de J. Batereau (rééditée par M. Julien Havet, Cabinet historique, 1882).

[21] Orig. Arch. nat. P. 1359, cote 665.

[22] Arch. de la Loire-Inférieure, Tr. des Ch. de Bretagne, E. 45, orig. parch.

[23] Gallia Christiana, t. II, p. 92. — Mandement du roi au chapitre, du 28 janvier. Arch. de la Mairie de Bourges, AA. 13 (M. de la Guère). — V. Chenu, Antiquitez de Bourges.

[24] Raynal, t. III. p. 217. Ces religieuses remontaient à une institution de Charlemagne et étaient fort riches (Bill. Nat, mss. fr. 24033). Leur réforme fut complétée par une bulle du cardinal d'Amboise du 7 des ides de mars 1506. (Arch. du Cher).

[25] 25 sept. 1499. — Arch. du Cher, Sainte-Jeanne, tit. 1, chap. 12 et 13. Orig. coté : Permission à Madame la duchesse Jeanne de France de faire benistre et dédier la chappelle du chasteau de Chastillon sur-Indre.

[26] Mentionné, Manuscrit 430, Bibliothèque d'Orléans.

[27] C'est à Châteauneuf qu'avait été arrêté le contrat de mariage de Jeanne de France.

[28] Promenade à Châteauneuf-sur-Loire, Orléans, imp. Chenu, 1859.

[29] Ces jardins, au XVe siècle, étaient soustenus en bon état et le jardinier en chef s'appelait Simon Belon (V. ma Condition forestière de l'Orléanais au moyen âge, p. 497).

[30] La chasse tenait une très grande place dans la vie de Châteauneuf. Les habitants de tous les villages environnants étaient tenus, en échange de leurs droits d'usage, d'aller à la chasse quand ils en seraient requis par le seigneur de Châteauneuf. (Condition forestière..., p. 464.)

[31] Voir ma Condition forestière de l'Orléanais au moyen âge, p. 81.

[32] Condition forestière de l'Orléanais au moyen âge, p. 406, visite de 1543.

[33] Un arrêt du Parlement, en 1259, parle déjà d'un arbre célèbre qu'on appelait le Chêne-aux-Cent-Branches (Condition forestière..., p. 442). Un auteur cite le plus gros et le plus ancien chêne de l'Orléanais comme situé près de Châteauneuf : la moderne des Brières, âgée de 800 ans. (Promenade etc., 1859, p. 23.)

[34] Notamment en 1456. Condition forestière..., p. 511, 493, 507, 510, etc. Marie de Clèves aimait à chasser dans la garenne, car en 1483 et 1485 nous voyons que la garenne « n'a point esté baillée afferme, et est retenue en la main de Monseigneur le duc pour le desduit de Monseigneur le duc et de Madame la duchesse. » (Ibid., p. 496.)

[35] Condition forestière..., p. 430-431.

[36] La mairie actuelle occupe une partie de l'ancien monastère, rue des Dames. — L'abbé Bardin, Châteauneuf, son origine, ses développements, Châteauneuf, 1864, p. 56.

[37] Arch. du Cher. Liasse des imprimés divers. Inventaire sommaire des titres concernant la bienheureuse Jeanne de France, duchesse de Berry (papier, 2 ff., s. l. n. d. sans signature ; paraît du XVIIIe siècle).

[38] Bibl. nat. mss. Doat 228, f° 42.

[39] Arch. nat. P. 13801, n° 43.

[40] Bibl. nat. mss. Colbert 82, p. 138.

[41] Arch. nat, P. 13801, coté 3189. — Bibl. Nat., mss. Doat 228, f° 163. — V. Anselme, III, 431.

[42] Le cardinal mourut en 1519 (Gallia purpurata).

[43] Acte mentionné dans l'Amateur d'autographes, par M. Et. Charavay, janvier 1873, p. 8, n° 4, et dans le Catalogue de la vente du vicomte de Fer..., 1866, où il n'est pas exactement analysé. — Anne de Bourbon rendit hommage séparément pour chacune de ces terres. — Arch. nat. P. 1373', coté 2148 et 2148 bis (Sablé), 688 (Mayenne-la-Juhel), 679 (Châtellerault), 3190 (Martigues).

[44] Arch. nat. P. 13591, coté 687. — Suivi de l'exécutoire des gens des Comptes. — Collation faite sur l'orig. le 31 janv. 1504 à la Chambre des Comptes.

[45] Inventaire des titres de la maison ducale de Bourbon, par Lecoy de la Marche, n° 7648. Cette pièce y est portée en déficit. Elle a figuré dans la vente du vicomte de F. (L'Amateur d'autographes, janv. 1873, p. 8, n° 2). Mais la date du 13 décembre indiquée parait devoir être lue 15 décembre, selon le P. Anselme (t. IV, p. 874).

[46] Chaumeau, Hist. du Berry, p. 154. — Le P. Anselme, t. IV. p. 874. — Jean d'Aumont devint ensuite maréchal de France. Il est surtout connu par un scandaleux et violent procès avec son beau-frère, Hardouin de Maillé.

[47] Arch. nat. P. 1359¹, coté 612.

[48] Acte de 1505, Arch. nat. P. 1357, coté 665.

[49] A son dernier voyage à Bourges, en 1498, Charles VIII était descendu chez Guillaume Chambellan (Raynal, III, 172).

[50] Chaumeau.

[51] Acte du 9 mars 1503-1504. Arch. nat., P.1359', cote 609, et Arch. du Cher.

[52] Arch. nat. P. 1359, coté 665. Le trésorier de la Sainte-Chapelle était une sorte d'évêque indépendant, ne relevant que du roi et du pape, et qui disposait d'un grand nombre de bénéfices (Catherinot, Les Églises de Bourges).

[53] Louis d'Amboise recevait aussi du roi une pension de 4.000 liv. tournois (Rôle des gages, du 7 juin 1505. Arch. net. K. 78, n° 2). Il devint cardinal en 1506 (Gallia Christiana, t. I, p. 34.)

[54] V. Legendre, Vie du cardinal d'Amboise.

[55] Son portrait, au Louvre, par Léonard de Vinci, a été plusieurs fois gravé (V. Magasin pittoresque, 1847, t. XV, p. 313). Leroux de Lincy, Vie d'Anne de Bretagne, t. II, p. 123.

[56] Raynal, t. III, p. 273.

[57] Templa serena de Lucrèce.

[58] Le pape la remercie dans le bref suivant : Charme in Christo filie nostre Anne, Francorum Regine chrme et Britanie ducisse. — Alexander papa VI. (Orig. parch. aux Arch. de la Loire-Inférieure, E. 45).

[59] Catalogue de Joursanvault, n° 206.

[60] Raynal, XIII, p. 226-227.

[61] H. de la Ceste.

[62] César Borgia périt misérablement en Espagne, et les comtés de Diois et de Valentinois furent réunis au domaine royal par lettres patentes du 18 février 1506 (Bibl. nat., mss. Doat 228, f° 242).

[63] Pierquin de Gembloux, p. 321-322.

[64] Raynal, t. III, p. 237.

[65] Galeas Sforza avait épousé Bonne de Savoie, sœur de la mère de Jeanne.

[66] Mandement de Lyon, 11 juillet. Ach. de la mairie de Bourges, F. 4. (Communiqué par M. de la Guère.)

[67] Biographes de Jeanne.

[68] Raynal, t. III, p. 242.