JEANNE DE FRANCE

DUCHESSE D'ORLÉANS ET DE BERRY (1464-1505)

 

CHAPITRE IX. — OPINION GÉNÉRALE SUR LE PROCÈS. - JEANNE EST FAITE DUCHESSE DE BERRY. - SUITES DU DIVORCE.

 

 

Personne ne triompha du résultat du procès, ou du moins un seul homme affecta de faire de cette sentence judiciaire le marchepied d'une apothéose scandaleuse, de l'afficher comme son œuvre. Cet homme était César Borgia. Le lendemain même du jugement, le 18 ou le 19 décembre 1/98, sans se préoccuper de l'effet d'un pareil éclat, il infligea au roi la honte d'une entrée solennelle, superbe, d'une entrée fastueuse à Chinon. Brantôme nous décrit son cortège dans les moindres détails ; jamais en France on n'avait vu ni prince ni roi étaler aussi insolemment des trésors.

Le cardinal d'Amboise s'était rendu au-devant du cortège avec M. de Ravastein et un bon nombre de seigneurs de la cour et il y figurait. On voyait d'abord paraître vingt-quatre mulets fort beaux, habillés de rouge aux armes du duc, qui portaient des coffres et bahuts ; ensuite vingt-quatre autres mulets harnachés de rouge et de jaune à la livrée du roi, douze mulets vêtus de satin jaune, puis dix autres couverts de drap d'or ; ce qui faisait en tout soixante-dix riches mulets, luxe vraiment extraordinaire et scandaleux, qui entrèrent pompeusement dans la ville et montèrent au château.

Après ce premier cortège défilaient seize beaux grands coursiers, couverts de drap d'or avec du rouge et du jaune, tenus en main par des laquais ; puis dix-huit pages, bien montés, dont seize vêtus de velours cramoisi et deux de drap d'or. On glosait fort sur le costume spécial de ces deux derniers pages qui devaient être, disait-on, les mignons du duc. Six laquais de velours cramoisi tenaient six belles mules richement harnachées du même velours. Enfin, venaient deux mulets, avec des housses de drap d'or, qui portaient des coffres. « Pensez, disoit le monde, que ces deux-là portoient quelque chose de plus exquis que les autres, ou de ses belles et riches pierreries pour sa maistresse ou pour d'autres, ou quelques bulles et belles indulgences de Rome, ou quelques sainctes reliques, disoit aussy le monde. » Puis s'avançaient trente gentilshommes vêtus de drap d'or et d'argent. On trouva généralement qu'il y en avait bien peu, et que, étant donné le luxe des mulets, il en aurait fallu au moins cent ou cent vingt. C'est ainsi que les bonnes gens ne se montrent jamais satisfaits.

La musique se composait de trois ménétriers, dont deux tambourins et un rebec ou violon, instrument alors fort à la mode. Vêtus de drap d'or, ces musiciens avaient des instruments d'argent à fil d'or ; et ils ne cessaient de sonner et de jouer. Quatre trompettes et clairons d'argent richement habillés se faisaient entendre derrière eux sans interruption. Ils annonçaient l'approche du duc de Valentinois que l'on apercevait, au milieu d'un groupe de vingt-quatre laquais habillés de velours rouge et de satin jaune, s'avançant en compagnie du cardinal d'Amboise[1] qui l'entretenait. Monté sur un grand et gros cheval, aux harnais somptueux, le duc portait une robe mi-partie de satin rouge, mi-partie de drap d'or, avec une bordure de pierreries et de grosses perles. A son bonnet, un double rang de cinq ou six rubis gros comme des fèves jetaient des feux extraordinaires. Il était du reste couvert de diamants depuis ce bonnet jusqu'à ses bottes qui étaient bordées de perles et attachées de cordons d'or. Son collier seul, selon le dire public, valait bien trente mille ducats. Son cheval lui-même était couvert de feuilles d'or et d'une foule de perles et de pierreries. Une petite mule portait aussi un harnais couvert d'orfèvrerie d'or. Enfin, le cortège se complétait par vingt-quatre mulets harnachés de rouge et une grande suite de chariots et de bagages.

Spectacle vraiment nouveau pour tous les cœurs français ! ici, la fille des rois humiliée, condamnée ; là, le triomphe, l'apothéose du plus vil aventurier ! Un misérable qui ne trouve que valets pour le servir et qui daigne agréer les hommages du premier ministre de France ; une princesse, déchue et dégradée, douce et modeste ! Alors qu'elle couronne une vie de vertu et toute de sacrifice par l'accablement du plus cruel procès, Jeanne de France ne trouve pas un mot pour se plaindre[2] ; abandonnée de tous, elle possède, dans son âme même, un refuge supérieur ; par la force de son caractère et la sérénité parfaite de son cœur, il apparaît qu'elle a placé le dépôt de ses espérances en un lieu où les coups du malheur ne portent pas.

Et quelle femme pourtant, en un retour si soudain et si amer de toutes choses, n'eût senti son cœur défaillir, n'eût pleuré et accusé le sort ? Le cri touchant de la pauvre reine Ingeburge, trahie par Philippe-Auguste, vibre encore à travers les âges, et tous les siècles y ont compati : « Mon bonheur ayant excité l'envie de l'ennemi du genre humain, me voilà jetée à terre comme une branche stérile et desséchée ; me voilà privée de tout secours et de toute consolation... Dans ma détresse, je me réfugie au pied du trône de toute miséricorde[3]. » Une autre princesse, délaissée aussi par son mari, croit se venger par un bon mot : « Or cela va bien, disait-elle, puisque par le serment de mon mari je suis encore pucelle[4]. » Quant à Jeanne, qui n'accomplissait, en se défendant, que le vœu de sa conscience, elle n'a plus rien à dire. Une heure solennelle a sonné dans sa vie, heure de trouble, de malheur, de confusion, mais qui lui apparaît comme l'heure de Dieu, heure attendue, heure désirée, heure de miséricorde et de grâce, où, enfin rendue à son libre arbitre, elle va tourner son amour et la force mystique de sa tendresse désabusée vers l'époux immatériel auquel, dès son enfance, elle engagea sa foi. Quelle que soit la violence des coups de la fortune, à quelque hauteur qu'ils atteignent, elle se place plus haut encore et la solidité de sa nature apparaît plus immuable, plus imperturbable. « Je souffre tout, je supporte tout, j'espère tout, » a-t-on pu dire d'elle[5], tant son âme se voyait éclairée comme d'un rayon de force en ces funestes rencontres ! pareille à ces radieux sommets qui trouvent la sérénité dans leur hauteur même et qui appellent la lumière !

C'est la nuit qu'on a cherché à faire autour de Jeanne de France qui est devenue, en réalité, le point de départ de sa glorification. Jusque-là modeste et fort ignorée, il a fallu son malheur pour lui créer une auréole dans l'esprit des peuples, et nous remarquons que vaincue elle reçoit tous les hommages. Se croyant injustement frappée, elle ne pense point à en appeler ni à réclamer[6], ce qui d'ailleurs aurait été difficile et, en tout cas, inutile ; la postérité s'est chargée de lui rendre justice pleine et entière. Nous avons ouvert bien des livres d'histoire à cette page de 1498 ; partout, quel qu'en soit l'auteur, nous trouvons un hommage rendu aux vertus et aux malheurs de Mme Jeanne de France ; et, pour en citer des exemples, ce n'est pas à ses panégyristes qu'il faut s'adresser, à ces hommes pieux qui ont paré la vie de leur héroïne des propres fleurs de leur enthousiasme ; c'est aux écrivains patentés des rois, à ceux qui, sous 1'c :en du monarque, ont écrit les tribulations d'une pauvre femme déjà dans la tombe, c'est à ceux qui professent le moins la naïveté du sentiment qu'il convient de demander leur témoignage.

Personne, à coup sûr, n'est moins naïf que Brantôme ni plus prêt à excuser les hommes de galante humeur. C'est pourtant lui qui adresse à Jeanne de France le plus gracieux compliment et qui apprécie le mieux sa situation :

« Ceste princesse fut sage et vertueuse, car elle n'en fit aucun esclandre, brouhaha, ny semblant de s'ayder de justice — aussy qu'un roy peut beaucoup, et fait ce qu'il veut — ; mais se sentant forte de se contenir en continence et chasteté, elle se retira devers Dieu et l'espousa, tellement qu'oncques puis n'eut autre mary ; meilleur n'en pouvoit elle avoir. »

Un roi fait ce qu'il veut, voilà, suivant Brantôme, toute la morale du procès. Et là-dessus un long accès d'hilarité et un feu de plaisanteries difficiles à répéter sur les prétentions de Louis XII, sur son affirmation que pendant vingt années il n'a pas un instant reconnu Jeanne pour sa femme[7] ; cela fait rire maître Brantôme à gorge déployée. Du reste, il admire Jeanne de s'être retirée en Berry « sans bailler aucun signe autrement, du tort qu'on luy avoit fait de cette répudiation. Mais le Roy protesta de l'avoir espousée par force, craignant l'indignation du Roy Louis XI, son père, qui estoit un maistre homme, et qu'il ne l'avoit jamais cognue... encore qu'ils eussent esté assez longtemps maryés... Mais pourtant cela passa ainsy. En quoy ceste princesse se montra très sage. » Et après avoir insisté sur le naturel un peu facile, et beaucoup, de Louis XII, Brantôme hausse les épaules, en ajoutant que « son serment fut creu et receu du pape, qui en donna la dispense receue en la Sorbonne et court de Parlement de Paris. »

L'impression de Brantôme fut évidemment l'impression générale, et les chroniqueurs du roi éprouvent un embarras manifeste à défendre sa cause. L'ambassadeur Claude de Seyssel, dévoué à son prince jusqu'à l'audace, prétend avoir eu une part au procès « avec les autres assesseurs, plus par fortune que pour grand'science qui soit en moy », et il félicite le roi, en présence d'une femme disgraciée par la nature, de n'avoir pas fait comme Philippe-Auguste et de s'être volontairement soumis aux lois.

Malgré son titre officiel d'historiographe du roi, Nicole Gilles ne va pas aussi loin ; il plaide seulement les circonstances atténuantes, en faisant ressortir que Jeanne n'en a pas appelé de la sentence ; il s'évertue à produire des allégations si maladroites, si peu sérieuses qu'elles font fortement douter de sa conviction ; par exemple, que Louis XII, le jour de son mariage, déclara à des notaires et autres gens de bien protester et agir seulement par crainte du roi qui était merveilleux et cruel â ceulx de son sang. Où est cette protestation ? Gilles raconte encore, sans rire, que, à chaque séjour de Louis auprès de sa femme, des témoins, apostés par lui, veillaient sur eux et sur leurs rapports, à toute heure du jour et de la nuit. Encore une fois où sont ces témoins ? « Et pour ces causes, ajoute-t-il, et que, à la vérité, ladicte Madame Jehanne n'estoit sa vraye femme, parce que mariage est contracté par mutuel consentement seulement, et qu'il sçavoit bien, par l'oppinion des grands médecins et philosophes, qu'il ne pourroit avoir lignée d'elle, à la raison de ce qu'elle estoit contrefaicte ; et aussi que les princes congnoissoient que, si la veufve dudit feu roy Charles VIIIe, qui estoit duchesse de Bretaigne, se marioit avec autre, seroit désunir ladicte duché de la couronne de France, fut trouvé par le conseil des princes et autres gens de lettre que le roy devoit faire déclairer le premier mariage nul et qu'il se devoit marier avec ladicte duchesse de Bretaigne. »

Le panégyriste de L. de La Trémoille, Bouchet, un peu gêné par le rôle de son héros dans l'affaire, cherche à se persuader que Louis XII était fort triste du jugement et que Jeanne y a acquiescé. Le bienveillant auteur de la Chronique du Loyal serviteur dit avec prudence : « Le pape délégua juges qui firent etparfirent le procès et enfin adjugèrent qu'elle n'estoit point sa femme... Si ce fut bien ou mal fait, Dieu est tout seul qui le congnoist. » Appréciation, somme toute, assez calme.

Et les historiens plus éloignés des évènements sont plus nets ; ainsi, l'historien des cardinaux de France, Frizon, que l'on ne saurait suspecter, considère la sentence comme la première faveur concédée au roi par le pape, comme un gage d'intime amitié. Pour Guichardin, tout ce procès est une comédie ; la conclusion en était arrêtée avant le commencement ; les juges se sont chargés d'entourer de formes juridiques un pacte tout conclu, et Jeanne « consentit de perdre son procès, ses juges ne lui étant pas moins suspects que l'autorité de sa partie (adverse) lui était formidable[8] ».

Louis XII fit ce qu'il y avait de mieux, de plus habile, de plus convenable. Il s'empressa d'assurer à Jeanne ung beau et honneste train[9]. Huit jours à peine après la sentence, par une ordonnance solennelle, datée de Loudun, le 26 décembre 1498, il constituait à Mme Jeanne de France un apanage de tout point très séant et la créait duchesse de Berry ; et, en accomplissant cet acte de justice et de générosité, il en prenait texte pour s'adresser au peuple et développer avec soin les motifs qui justifiaient son divorce.

« Comme dès le temps de nostre bas aage, disait l'Ordonnance[10], eust esté traicté et accordé entre feu nostre Ires cher seigneur et cousin le roy Louys XIe de ce nom, d'une part, et feue nostre tres chère darne et mère, la duchesse d'Orléans (que Dieu absolve) d'autre part, le mariage de nous et de nostre très chère et très amée cousine Jeanne de France, fille naturelle et légitime de nostredict cousin le roy Louis, et sœur de feu nostre tres cher seigneur et cousin le roy Charles VIIIe de ce nom, dernier décédé (que Dieu absolve ) ; lequel mariage, dès le commencement dudict traicté, ne nous ayt esté agréable, ne à iceluy ayons eu volonté ne donné consentement en nos cœur et pensée, tant pour la proximité de lignage et cognation spirituelle estant entre nous et nostredicte cousine, comme aussy pour aucunes et justes causes ; ains l'ayons dissimulé en nostredicte pensée et courage durant et depuis la vie desdicts Roys, pour plusieurs causes et raisons, mesmement pour crainte de danger de nostre personne ; et tousjours avons eu, comme encore de présent avons, vouloir et désir de faire et contracter mariage ailleurs, selon que pourrons estre conseillez pour le bien de nous et de nostre royaume, et que faire se pourra, selon Dieu et l'ordonnance d'Église ; à l'occasion de quoy, et autrement, jaçoit ce que ayons esté par plusieurs années vivans et conversans ensemble, nous et nostredite cousine Jeanne de France, ait esté puis naguères procédé sur le faict do la nullité dudict mariage, par l'authorité de nostre Saint-Père le Pape, selon et en ensuivant l'ordre de justice et des saints canons et décrets, tellement que, par sentence des juges députez et déléguez de nostredit Saint-Père, ait esté, après grande connoissance de cause et par meure et sainte délibération de conseil, dict, déclaré, prononcé et sentencié ledict mariage avoir esté et estre de nul effect et valeur, et nous et nostre personne estre en liberté et faculté de pouvoir contracter et procéder à autres nopces et mariages, ainsy que plus à plein est contenu en ladicte sentence. Par quoy soit chose décente et convenable que nous, qui, par la grâce de Dieu, avons succédé à la couronne de France par le trespas successivement advenu de nosdicts cousins, lesdicts Louis et Charles, desquels nostredicte cousine est fille et sœur, comme dict est, ayons regard à la provision et entreténement d'elle et de son estat, telle que à fille et sœur de Boys de France convient et doit appartenir : sçavoir faisons que nous, ce considéré, désirans de tout nostre cœur pourvoir à l'entreténement honnorable de nostredicte cousine et à l'eslever en tittre et dignité de princesse, pour les raisons dessusdictes et autres grandes causes et considérations à ce nous mouvans, et en faveur de la proximité de lignage dont elle nous attient, à icelle nostre cousine avons... donné, cédé... en titre de duché et principauté la duché de Berry... »

Le roi donnait à Jeanne de France le duché de Berry, à titre d'usufruit, avec les revenus des greniers à sel de Bourges, de Buzançais, de Pontoise, le revenu des aides et impositions de Berry, et le droit de nommer aux offices royaux, sauf au commandement de la Grosse-Tour de Bourges dont il se réservait l'administration comme prison d'État. Le roi détachait du duché Mehun-sur-Yèvre, Vierzon et Issoudun qui en avaient autrefois fait partie, et il y ajoutait les terres de Châtillon-sur-Indre[11] et de Châteauneuf-sur-Loire.

Il garantissait à Jeanne un douaire princier, une pension de 30.000 livres, très largement suffisante pour mettre sur le pied le plus convenable la maison de la nouvelle duchesse de Berry[12]. Ce douaire, irréprochable à tous les titres, fixait donc Jeanne au cœur de notre pays, dans la contrée même où la rattachaient tous les souvenirs de son enfance, dans une ville où le roi avait contracté envers elle une véritable dette de reconnaissance. Jeanne devenait aussi la voisine de sa sœur Anne, puisque ses nouveaux domaines s'étendaient du comté de Gien au duché de Bourbonnais.

L'Ordonnance passa sans difficulté au Parlement[13] et put ainsi produire immédiatement son effet. Son effet matériel : car l'effet moral fut loin de répondre à ce qu'on en pouvait attendre. La proclamation du roi n'avait pas plus réussi, paraît-il, que les efforts de ses courtisans, à lui rallier l'opinion publique. On avait beau alléguer les plus graves motifs politiques, les bonnes gens ne voyaient que le procès et le considéraient comme un leurre ; froissés de certaines violentes, de certaines ingratitudes, il semble que de tout point Brantôme a fidèlement résumé leur pensée commune. Et, d'ailleurs, ne devait-on pas oublier le côté sérieux et vraiment justifiable du divorce de Louis XII lorsque le triomphe insolent de Borgia semblait affirmer la toute-puissance de la force, quand ce divorce paraissait son œuvre et que César affectait par ses actes de s'en afficher comme l'auteur, de le considérer comme un vain simulacre, comme une action apparente de la justice destinée à masquer toute sorte d'intrigues et les plus tortueuses manœuvres ? On s'en prenait à Alexandre VI que l'on traitait durement[14]. Anne de Bretagne n'avait emporté dans son pays que de médiocres sympathies françaises ; quant au nouveau roi, on était facilement porté à voir partout des preuves de la légèreté de son caractère. Abandonnée des grands, Jeanne restait ainsi la reine des petits et du peuple. La réparation commençait pour la victime[15].

Les chaires retentirent de l'écho de ces préoccupations.

« Les Français, comme dit Seyssel, ont toujours eu licence et liberté de parler à volonté de toutes gens et mesmes de leurs princes, non pas après leur mort tant seulement, mais encores en leur vivant et en leur présence. » Le plus célèbre prédicateur de l'époque, le cordelier Olivier Maillard, qui de son couvent de Meung[16] avait vu de près se dérouler toute l'histoire de Jeanne, se laissa aller, dit-on, aux plus hardies déclamations. Il aurait été jusqu'à soutenir publiquement que Jeanne de France était la seule reine légitime. Des courtisans qui se croyaient encore sous Louis XI l'avertirent qu'avec un pareil langage il risquait de se faire jeter à l'eau, cousu dans un sac ; à quoi Maillard, qui portait en lui l'âme des Savonarole et des Bridaine, repartit qu'il aimait autant aller en paradis par eau que par terre[17].

Et l'année suivante, lorsque le roi et la reine, après leur entrée à Tours, s'annoncèrent pour la première fois à Amboise, où, suivant l'usage, un solennel accueil les attendait aussi, tout le monde remarqua qu'Anne de Bretagne arriva seule ; Louis XII préféra sans doute ne pas venir avec elle recevoir les hommages des habitants d'Amboise[18].

Rien, du reste, ne saurait mieux indiquer l'effet produit sur l'opinion par le divorce de Louis XII que le récit d'une curieuse procédure qui se déroula dans le courant de l'année 1499 devant les juges ecclésiastiques de Moulins.

On a pu remarquer qu'Anne de Beaujeu et son mari n'avaient pas comparu au procès de leur sœur. Ils durent penser, comme Brantôme et Guichardin, que tout était réglé d'avance et qu'il n'y avait pas à lutter contre les effets de l'autorité royale. Ce qui est certain, c'est qu'aussitôt après le jugement, le duc et la duchesse de Bourbon, dans la crainte qu'on ne s'en prît aussi à la validité de leur propre mariage et qu'on en eût raison avec les mêmes procédés, préférèrent se couvrir contre toute éventualité possible en agissant d'eux-mêmes. Le duc Pierre introduisit donc devant l'évêque d'Autun, dont ressortaient Moulins et le Bourbonnais, des Mémoires et des Instructions où il énumérait les causes de nullité qu'on pourrait relever contre son mariage avec Anne de France : I° Anne avait épousé précédemment Nicolas de Calabre, fils du duc Jean et petit-fils du roi René de Sicile, et ce mariage n'avait pas été régulièrement dissous ; mais aussi, il n'avait pas été suivi d'effet, attendu qu'Anne, âgée seulement de six ans, n'avait épousé le duc de Calabre que par procuration ; 2° le duc et la duchesse de Bourbon, quoique prouchains en lignage du tiers et quart degré, s'étaient mariés sans dispense et n'avaient reçu leur dispense que plus tard.

Sur cette requête, l'évêque d'Autun délégua Jean de Villeneuve, doyen de Notre-Dame de Moulins, pour diriger les enquêtes réclamées par le duc et la duchesse de Bourbon. A vrai dire, il ne s'agissait pas d'une entreprise bien compliquée. Quelques témoins, peu remarquables d'ailleurs, frère Jean Maillet, Gautier des Cars, écuyer, Anne Gascherte (le 28 et le 31 août), Jean Vachot de Crest (le 4 décembre) vinrent raconter comment tout avait été régularisé. Et puis personne ne pensa à soulever d'objection et on ne parla plus de cette affaire[19].

Il n'en résulte pas moins la preuve manifeste qu'aux yeux des grands aussi bien que du peuple, on pouvait, avec une jurisprudence un peu minutieuse, en arriver à menacer tout mariage. L'idée du mariage se trouvait ébranlée et il semblait que tout adversaire du prince n'eût plus qu'à trembler jusque dans la constitution de sa famille. Crainte exagérée, exagérée jusqu'à la fausseté, mais qu'il n'était pas facile, on le voit, de déraciner des cerveaux les mieux équilibrés.

Le menu peuple prenait en philosophie ces jeux de prince ; il se consolait des inégalités de ce monde en pensant à l'autre, à la grande égalité inévitable qu'on lui promettait et qui nivellerait tout nécessairement un jour dans une autre vie, dans le paradis, dans la vraie vie. Sa critique, sa vengeance, c'était de partout écrire, dans les dessins, dans les miniatures, de chanter dans les satires, d'afficher dans les sculptures des cathédrales le tableau des arrêts suprêmes de l'immanente et éternelle justice. Sous quel portique de cathédrale pouvons-nous pénétrer sans y lire en grands caractères cet enseignement et la promesse de cette revanche ? Voilà le jugement dernier ; tous les hommes devant Dieu, nus, sans ornement et sans appui ; quelques-uns conservant sur leurs têtes un vain simulacre d'une grandeur passée, qui semble ajouter encore à leur confusion et peser sur eux d'un poids bien lourd ; ce sont des papes, des rois, des moines, des évêques, placés en tête de la file des damnés, que les diables grimaçants tirent avec une longue chaîne vers une flamme énorme. Dans le ciel, au contraire, où bien rares sont les souvenirs de la félicité terrestre, on voit resplendir, dans les flots de lumière, tous les obscurs de cette vie, les vaincus, les misérables, le serf qui n'a connu que la glèbe, l'ignorant qui a cru, les malheureux qui ont pleuré, qui ont eu faim, les persécutés, les vierges au cœur pur, les pacifiques, les pauvres d'esprit, jouissant de leur éternelle revanche !

Déjà on avait auguré mal du premier mariage d'Anne de Bretagne avec Charles VIII, pour lequel il avait fallu rompre tant de fiançailles, et lorsque la reine successivement perdit tous ses enfants aucuns avoient conjecturé là-dessus que leur mariage de l'un et de l'autre, ainsy noué et desnoué, devait être malheureux en lignée'[20]. Quels présages ne dût-on pas tirer plus tard des secondes noces d'Anne avec Louis XII ? Il est remarquable que ces noces ne servirent à personne ; que le roi, les juges, tout le monde devait s'en trouver assez mal. Un coup d'œil sur l'avenir suffit à justifier cette singulière remarque.

Aussitôt libre et la situation de Jeanne de France réglée, Louis XII partit en hâte pour Nantes et précipita si fort les apprêts du mariage que, dès le 8 janvier[21], il épousait Anne de Bretagne dans la chapelle du château de Nantes.

Cette fois, il semblait au comble de ses vœux, en possession de la femme rêvée pendant sa vie entière, de la Bretagne, bientôt père. Que souhaiter encore ? Il n'a plus qu'à savourer son bonheur en paix, qu'à jouir de l'amour de ses peuples, qu'à goûter sa félicité et l'oubli du passé.

Pourtant, par une étrange fatalité, aucun des vœux du roi ne se trouve rempli. L'union de la Bretagne !... Charles VIII avait attendu Anne de Bretagne à Langeais et avait réuni son duché à. la couronne ; en 1499, Louis XII est obligé d'aller chercher à Nantes la duchesse de Bretagne, de faire remettre à Madame Anne copie de toute la procédure avec Madame Jeanne, de passer un contrat ponctuel où toute cette procédure est rappelée et où l'on vise les dispenses données par le Pape, de souscrire une série d'engagements décisifs ; la Bretagne conservera son entière autonomie, son administration séparée à la nomination exclusive de la reine, ses États ; bien plus, elle passera non au fils aîné du roi[22], mais à son second enfant. Ainsi Anne accumulait les plus redoutables et les plus efficaces précautions pour empêcher la Bretagne de se confondre avec la France et pour maintenir une dynastie séparée. De sorte qu'on peut dire, sans nulle exagération, que, réunie à la France par Charles VIII, la Bretagne était perdue de nouveau par le mariage de Louis XII.

Père ! Louis XII voulait un fils, un héritier de la couronne. Il en a deux, mais il les perd en naissant. Il meurt sans héritiers directs, laissant deux filles presque aussi disgraciées de la nature que Jeanne de France, et la couronne passe à un collatéral : à François d'Angoulême.

Le bonheur ! Louis XII fut-il heureux ? Nous en -doutons. Encore jeune, très beau et agréable cavalier, élégant, de très belle et haute taille, de fort bonne grâce et surtout d'un visage doux et bon, il commençait à ressentir un affaiblissement prématuré, car il avoit fort paty en son temps[23]. Lui, jusque-là de mœurs si légères, devient. le mari le plus dévoué, le plus irréprochable, un mari exemplaire ; nulle femme de la cour ne peut se vanter d'une victoire sur son cœur, combien qu'il en ait souvent trouvé de bien belles et plaisantes[24]. Jamais pourtant Anne de Bretagne, forcée de l'épouser, n'éprouva pour lui la tendresse que lui avait inspirée son premier mari. Malgré son âge, — elle n'avait pas encore vingt-trois ans, — la vie avait bronzé son cœur, la fleur de sa vie était tombée. Louis trouvait une femme, une femme faite, intelligente, altière, vindicative, qui le domina toujours, dont la volonté l'obligea très souvent à plier et le fit plus d'une fois souffrir[25]. Veuf en 1515, il veut se marier une troisième fois ; il épouse une jeune fille et meurt de fatigue à l'âge de cinquante-six ans[26].

Enfin Louis XII fut certainement le meilleur des rois et il eût été heureux comme prince si un implacable destin ne lui avait fait, dès lors, tourner les yeux vers l'Italie. Une caricature de cette époque, l'une des plus anciennes connues, nous montre le roi qui s'assied, avec le doge de Venise et le Suisse, à une table couverte d'or où l'on joue gros jeu. Alexandre VI cherche à lire dans les cartes au-dessus de l'épaule du roi. Ludovic Sforza ramasse de fausses cartes. L'infante Marguerite, qui est en réalité un des enjeux, encourage tantôt un des joueurs, tantôt un autre, par une discrète œillade. Ainsi on ne se faisait pas illusion sur les vues du prince. Charles VIII était revenu d'Italie plus sage ; mais on sentait que le pacte passé aux premiers jours du règne de Louis XII avec Alexandre VI présageait de nouvelles expériences, de nouveaux malheurs.

Quant aux deux meneurs du procès, Albi et Ceuta, il est surprenant de constater combien peu toute cette affaire leur réussit. Tout d'abord, ils s'empressent près du roi ; ils le suivent à Nantes, assistent à son mariage avec Anne de Bretagne, ils affectent de se montrer ses plus zélés serviteurs malgré la réserve que leur dernier rôle semblait vraiment commander. Ils figurent parmi les témoins de l'acte de mariage, à côté de Ch. de Haultboys et Baudot, les deux conseils du roi au cours du procès, avec le sire de Chaumont, le maréchal de Gié et les autres courtisans. Mais, en résumé, quelle est leur récompense ? L'évêque de Ceuta, quoique étranger, — espagnol ou portugais, on ne sait trop, reçut l'évêché de Nevers, qu'il cumulait ainsi avec un diocèse africain ; seulement il n'en put jouir, ni même en prendre possession. Il mourut très peu de temps après, en Espagne, à la suite d'un repas, et, comme César Borgia avait conçu contre lui, à l'occasion du procès, une vive haine, il passa fort généralement pour avoir péri par le poison[27].

Louis d'Amboise ne fut pas beaucoup plus heureux. En homme circonspect et expérimenté, il commença par prendre ses précautions : il se fit, comme Anne de Bretagne, délivrer une bonne copie authentique du procès et, de plus, il en emporta toutes les pièces originales dans son évêché. Plus tard, en 1501, Louis XII, à son tour, voulut faire disparaître les traces de son divorce et, par un mandement adressé aux cours souveraines, prescrivit de faire rechercher par tous notaires ou autres et de remettre les actes de la couronne relatifs à cette question. Le mandement de 1501 alla rejoindre les autres documents dans les archives de l'évêché d'Albi, il fut catalogué avec eux et il y resta jusqu'en 1792, époque où l'on brûla ces archives[28].

A la suite du divorce, Louis d'Amboise se vit en grande faveur[29] ; mais, impotent et usé, il n'en jouit pas beaucoup : en 1502 il lui fallut résigner son siège et se retirer à Lyon où il mourut. Or, jusqu'à son dernier jour, le regret et, on peut dire, le remords de sa conduite à l'égard de Jeanne de France le poursuivirent ; il légua son siège épiscopal à son neveu, un autre Louis d'Amboise[30], et il lui légua expressément aussi le soin de faire à Madame Jeanne une amende honorable éclatante. Nous verrons ce neveu devenir l'auxiliaire dévoué de Jeanne et son plus zélé serviteur.

Quant au maréchal de Gié, dont la déposition, à la fin du procès, avait dû faire quelque bruit et qui s'était chargé de conférer à Madame Jeanne l'investiture du Berry, s'il avait cru par son zèle plaire à Anne de Bretagne[31], il s'était bien trompé ; la reine ne l'aima jamais et en 4506, à la suite d'un long et fameux procès, lui-même succomba sous la rancune de la reine et se vit obligé de quitter la Cour, heureux encore de sauver sa tête que réclamait le Procureur général[32].

Assurément, voilà une série de singulières coïncidences et l'on peut dire que les suites du divorce de Louis XII montrent la fragilité des calculs humains les mieux ourdis, grands ou petits.

Le mariage du roi fut pour lui l'occasion d'une nouvelle recherche de popularité : comme cadeau de noces, il annonça au royaume un dégrèvement d'un dixième sur les impôts, faveur que l'on n'a guère l'habitude d'attendre du gouvernement et qui fit bénir le nom de Louis XII et vivre sa mémoire[33]. Le roi montra aussi la plus ferme volonté de réprimer toutes ces menues extorsions dont les grands évènements étaient quelquefois l'occasion de la part de courtisans trop zélés ou peu délicats. Ainsi des gens du roi avaient persuadé aux bourgeois d'Orléans de fournir 6.000 livres pour « la ceinture de la reine. » Un habitant, qui avait souvent joué à la paume avec Louis d'Orléans, remit au roi cette somme que l'évêque avait prêtée à la ville. Le roi renvoya l'argent en disant qu'il ne savait pas ce que c'était que cette ceinture[34].

Le surlendemain de son mariage, Louis XII, sous couleur d'une lettre aux Gens des Comptes, adressa à son peuple une nouvelle proclamation et une nouvelle justification de sa conduite. Après avoir encore une fois rappelé les circonstances du divorce, il se retranchait derrière l'autorité de l'Église et l'avis des jurisconsultes ; il annonçait l'accomplissement de son mariage et n'omettait aucune des circonstances propres à en démontrer le caractère sérieux et définitif. Il était, disait-il, nécessaire au bien du royaume que le roi eût lignée et postérité successible et c'est par ce motif qu'il avait, sur l'avis de son conseil, traité d'une nouvelle union ; rien ne manque à celle-ci : l'Église a donné régulièrement toutes les dispenses possibles et utiles ; le mariage a été fait, il a été consommé suivant toutes les règles ; dès à présent Mme Anne de Bretagne est la compaigne et espouse de Louis. Ainsi, d'après ce curieux factum, il n'y a pas à compter que le nouveau mariage sera jamais mis en doute comme le premier. Le roi termine par un appel à la fidélité de ses bons et loyaux subjects.

Nous ne croyons pas inutile de reproduire ici le texte même de cet intéressant document. Il montre la force de l'opinion publique, même aux temps de la royauté absolue du XVe siècle, et il prouve do quel côté était l'opinion. Rien n'indique mieux la valeur morale des traditions d'une époque que ce qu'on pourrait appeler les justifications nécessaires : on comparera les idées des temps, par exemple, en comparant la conduite et les paroles de Louis XII et de Napoléon Ier, dans des circonstances qui présentent bien des points de rapprochement[35].

Chose bizarre ! malgré l'énonciation de tant d'excellents principes, c'est par un mariage à la Louis XI que Louis XII acquitta enfin la dette de son divorce et inaugura son règne.

Anne de Bretagne prenait grand soin de ses demoiselles d'honneur et elle avait l'habitude de pourvoir à leur établissement ; sous sa direction, la cour de France devint comme une pépinière de reines : au roi de Hongrie elle maria la jeune Anne de Candale qui ne cesse pourtant de regretter les rives de la Loire et meurt à la fleur de son âge ; Ferdinand d'Aragon, veuf d'Isabelle-la-Catholique. elle donne Germaine de Foix. Amie élevait aussi sous ses yeux la princesse de Tarente, Charlotte d'Aragon, fille de Frédéric III, roi dépossédé de Naples. C'est sur cette jeune fille que César Borgia, autorisé par Louis XII à se choisir une femme, avait jeté les yeux ; mais il fallait le consentement de Frédéric : jamais César ne put l'obtenir, et l'année suivante Charlotte prit pour époux un simple gentilhomme, Guy de Laval, dit le seigneur de la Roche. Repoussé de ce côté, Borgia porta son choix sur une femme spirituelle, gracieuse, accomplie de tout point, Charlotte d'Albret, fille du sire Alain d'Albret, et le roi dut tout mettre en œuvre pour remplir sa parole.

C'est ainsi qu'un roi bon, doué d'un tel cœur que, suivant un panégyriste, il n'eût compté pour rien son propre salut s'il n'assurait en même temps celui de ses sujets[36], un prince doux et aimable qui, deux mois auparavant, se plaignait pour son compte des violences de Louis XI et en donnait comme preuve la manière dont ce prince avait pesé sur Alain d'Albret pour le mariage de sa sœur avec un homme d'un rang médiocre mais honorable, Boffile de Juge, ce même Louis XII débutait dans la royauté en pesant d'une manière identique sur le même Alain d'Albret pour obtenir qu'il sacrifiât sa fille à des intérêts politiques ou même à des intérêts financiers, qu'il la jetât dans les bras d'un aventurier hier encore en soutane et que la rumeur publique désignait comme un scélérat.

Le cœur se soulève au récit de ces noces monstrueuses et l'on peut croire que le roi dut tout le premier en ressentir le dégoût. L'exercice du pouvoir a de ces châtiments pour ceux qui en sont revêtus et qui en ont ardemment convoité les jouissances. Le châtiment de Louis XII était patent et public.

Le cardinal d'Amboise s'entremit pour le mariage de Borgia et figura comme témoin du contrat de l'homme qui lui avait apporté son chapeau. Certes, le sire Alain ne céda pas sans difficultés : d'abord il refusa absolument, puis il adressa au roi un de ses serviteurs, homme d'habile esprit, Jean Calvimont, pour faire valoir ses motifs de refus. Mais Calvimont avait trop d'esprit ; l'on en vint à bout au moyen d'un office au Parlement de Bordeaux. D'un autre côté, on fit jouer le ressort de l'argent[37] ; le pape intervint pour assurer à César deux cent mille écus d'or et promettre le chapeau de cardinal à Amanieu d'Albret[38] ; le roi lui-même cautionna César pour une somme de cent mille livres[39] qui devait être employée à l'achat de beaux domaines pour le nouveau ménage ; Alain, dont l'existence avait connu tant de déboires, céda enfin, accablé par ces libéralités, et immola sa fille. Dans le contrat solennellement passé en présence du roi et de la reine, le 10 mai 1499, le roi déclara qu'il voulait ce mariage, « adverti des grands et recommandables services que [César] a faict à luy et à sa couronne, et qu'il espère que ledit duc, ses parens, amis et aliésluy fairont au temps advenir et aussy pour les grands biens et vertus que ledit seigneur cognoit estre en la personne dudit duc[40] » Le langage officiel a de ces euphémismes et de ces fleurs.

Les noces s'accomplirent au milieu des quolibets do la cour. Point de mauvaises plaisanteries que l'on ne se permît à cet égard. César Borgia s'étant adressé à un apothicaire, le jour même du mariage, pour avoir je ne sais quelles pilules, celui-ci s'amusa à lui en confectionner de purgatives. On peut penser si ce fut un bruit public et si le lendemain les dames de la cour s'empressèrent de s'en gaudir[41].

Et comme l'expérience, même la plus dure, n'a jamais guéri personne, Anne de Bretagne s'adonna avec une nouvelle ardeur à l'art de pratiquer des mariages, et cela au point qu'elle obtint du pape un privilège tout particulier : le droit de marier les filles ou femmes de sa maison partout où elle se trouverait et sans aucune publication préalable[42].

L'Heptaméron[43] nous a même conservé, sous des noms déguisés, le récit d'un roman touchant qui montre avec quelle énergie la reine entendait guider le cœur de ses jeunes filles. Anne de Rohan était bien proche parente de la reine, mais, comme sa maîtresse lui montrait peu de faveur, personne ne la demandait en mariage et elle voyait sonner ses trente ans. Elle s'éprit d'un pauvre gentilhomme, Louis de Bourbon, fils bâtard de l'évêque de Liégé, comme elle malheureux, et qui demeurait sans parti. La commune souffrance de leurs cœurs les rapprocha, et bientôt, déjouant par mille artifices la surveillance de la cour, ils arrivèrent à se voir souvent et à échanger les plus tendres serments. On surprit un jour le secret de cette intrigue ; la reine, toute courroucée, traita la pauvre demoiselle avec une rudesse sans égale ; elle l'appela malheureuse et commanda qu'elle fût éloignée d'elle et mise dans une chambre à part où elle ne pût parler à personne.

Anne de Rohan se défendit avec tout l'élan d'un cœur passionné : « Que si j'avais offensé Dieu, le roi, vous, mes parents, ma conscience, s'écriait-elle, je serais bien obstinée si de grande repentance je ne pleurais ; mais d'une chose bonne, juste et sainte, dont jamais n'eût été bruit que bien honorable, sinon que vous l'avez trop éventée et fait sortir un scandale qui montre assez l'envie que vous avez de mon déshonneur être plus grande que le vouloir de conserver l'honneur de votre maison et de vos parents, je ne dois pleurer... »

La reine lui reprochait son obstination : « Madame, vous êtes ma maîtresse et la plus grande princesse de la chrétienté... Commandez, et Monsieur mon père, quel tourment qu'il vous plaît que je porte... Mais j'ai un père au ciel, lequel, je suis sûre, me donnera autant de patience que je me vois de grands maux par vous préparés, et en lui seul j'ai ma parfaite confiance. »

On ne put l'ébranler. Louis XII, que le bâtard de Bourbon alla supplier d'autoriser son mariage, ne se laissa pas émouvoir. Il donna au contraire l'ordre d'arrêter le bâtard qui, heureusement, s'enfuit à temps. Renvoyée à son père, la malheureuse Anne se vit renfermer dans un château perdu au fond d'une forêt. Longtemps elle y resta ; bien des années, son tendre amour, fidèle au héros de ses rêves, envoya au loin un constant souvenir et refusa de reprendre sa foi. Un jour, elle apprit que son bâtard venait, de l'autre côté du Rhin, d'épouser une Allemande, et peu après qu'il venait de mourir misérablement. Anne, brisée, se réconcilia alors avec son père qui la reçut bien et lui donna un asile dans sa maison. A la fin, elle fut demandée en mariage par un de ses cousins Pierre de Rohan-Gié et, déjà presque âgée de quarante ans, elle l'épousa.

Tels sont les mariages des cours : l'amour y a peu de part et les rois, de tout temps, se sont cru le droit de disposer du cœur de leurs sujets, même quand l'expérience de la vie devait le plus leur conseiller de s'abstenir.

 

 

 



[1] Peu après, le 11 décembre, le chapeau de cardinal fut solennellement remis à Georges d'Amboise (Alvisi, p. 53).

[2] Elle dit qu'on la déchargeait là d'un grand poids et ne pensa plus qu'au Ciel (Arn. Ferron),

[3] Géraud, Bibliothèque de l'École des Chartes, 2e série, t, I, p. 14.

[4] Brantôme, Vie de Jeanne de France.

[5] Positio super dubio... de 1774, p. 75.

[6] Nicole Gilles.

[7] Il ne partage à aucun degré l'opinion de certains témoins du procès de canonisation : « Immaculatam virginitatem in connubio servasse plures tradunt auctores. » — Quels auteurs ? (Summarium de 1774, p. 431.)

[8] Liv. IV, ch. III. — Dans la doctrine des défenseurs d'Alexandre VI, le mariage fut annulé pour défaut de consommation (Nemec, Papst Alexander VI, eine redit fertigung Alexanders VI, p. 150). — Fénelon est encore plus large : il prête à Louis XII le langage suivant à l'égard de Louis XI : « Tu as profité du malheur du duc de Bourgogne, qui courut à sa perte ; tu gagnas le conseiller du comte de Provence pour attraper sa succession. Pour moi, je me suis contenté d'avoir la Bretagne par une alliance légitime avec l'héritière de cette maison, que j'aimais et que j'épousai après la mort de ton fils. » (Dialogue des morts, LIX).

[9] Nicole Gilles.

[10] Bréquigny, t. XXI, p. 141-145.

[11] « Et pour ce que nostre dicte cousine, disait l'Ordonnance, a intention faire la pluspart de sa résidence audict lieu de Chastillon sur-Indre, luy avons octroyé et accordé que dés maintenant elle puisse pourvoir à l'office de capitaine dudict lieu... de telle persoune.qu'il luy plaira. »

[12] Reçu du 24 janvier 1499 (1500). Bibl. nat., mss. fr. 26106, n° 141.

[13] Le Parlement ajouta seulement que les cas royaux seraient portés au bailli de Saint-Pierre-le-Moûtier, en son siège de Saincoins mais cette disposition malheureuse, encore que traditionnelle, fut réformée le 25 mars suivant par le Conseil, à cause de ses inconvénients pratiques et sur la demande des habitants du Berry.

[14] L'abbé Irailh, Histoire de la réunion de la Bretagne à la France, t. II, p. 63.

[15] Le Roux de Lincy, Vie d'Anne de Bretagne, t. I, p. 162.

[16] Olivier Maillard, frère des cordeliers de Meung, prononça à Orléans le sermon de la procession annuelle, le 15 axait 1497. La ville lui offrit, à cette occasion, deux dîners et lui fit carier les souliers à lui et ferrer son âne. (Lottin, I, 344-345.)

[17] Dony d'Attichy, et les autres historiens de Jeanne de France (sans indication de source). Les œuvres d'Olivier Maillard, imprimées en 1530, ne contiennent pas ces discours.

[18] Et. Cartier, Essais historiques sur la ville d'Amboise, Poitiers, 1842, p. 14 et 52.

[19] Dossier de l'enquête, Arch. nat. P. 13671, coté 1339. Cette information eut lieu à futur, et sans arrêt contradictoire. Il faut ajouter, du reste, qu'elle eut lieu à. la suite d'un autre procès que, dès 1498, M. et Mme de Bourbon, moins désintéressés que Jeanne de France, intentèrent au roi devant le Parlement et dont l'évêque d'Albi fut encore un des juges. A la suite de la mort de Charles VIII, Anne réclama à la couronne : 1. le comté de Provence, dont elle prétendait que Louis XI avait hérité personnellement et non comme roi ; 20 40.000 livres de rente, comme veuve de Nicolas de Calabre (montant de la dot promise) ; 30 les meubles, conquêts et acquêts des rois Charles VI, Charles VII et Louis XI ; 4. les dots des femmes de ces rois. Les commissaires du roi repoussèrent absolument la seconde prétention, attendu que le mariage n'avait pas eu lieu et que Louis XI lui-même l'avait rompu. Ils sont d'avis de verser à Anne le montant de la dot promise pour son mariage avec le sire de Beaujeu. Quant aux autres questions, ils ne se déclarent pas suffisamment édifiés (Bibl. Nat. mss. Dupuy, 196, et fr. 19871). On voit qu'Anne de Bourbon se repentit bientôt d'avoir soulevé la question de son premier mariage. Pour le reste, le roi renonça à revendiquer les droits réservés par Louis XI sur le duché de Bourbon, comme nous l'avons dit, et l'affaire en resta là. Jeanne n'intervint aucunement dans cette revendication. Elle ne se vengea même pas en y prenant part.

[20] Brantôme, Vie d'Anne de Bretagne.

[21] Guichardin prétend que Louis XII épousa Anne de Bretagne sans les dispenses nécessaires. C'est une erreur. Après une enquête sommaire, Louis d'Albi les accorda au roi le 7 janvier, en vertu de la délégation à lui faite par les lettres qu'apportait César Borgia.

[22] Ou au deuxième enfant de celui-ci s'il était unique. Si Aime mourait la première et sans enfants, le roi n'en conservait que l'usufruit. (Dom Morice, Preuves de l'histoire de Bretagne, t. III, col. 813 ; Bréquigny, t. XXI, p. 148.

[23] Brantôme, Vie de Louis XII.

[24] Claude de Seyssel.

[25] La correspondance d'Anne de Bretagne en 1505 (publiée par Le Roux de Lincy, t. II, p. 165-187) témoigne de vifs dissentiments entre le roi et elle, à propos d'un séjour en Bretagne que le roi l'accusait de prolonger, et le cardinal d'Amboise fait de grands efforts pour réconcilier les époux.

[26] Nicole Gilles.

[27] Cette assertion est, du reste, très contestée. Ceuta ne mourut que deux ans après (Alvisi, p. 54).

[28] D'après une note manuscrite reproduite (inexactement, du reste) par Pierquin de Gembloux (p. 379-380), Louis d'Amboise aurait déposé à la Chambre des Comptes plusieurs pièces du procès. En ce cas, il remit des doubles, car toutes les pièces originales se trouvaient encore à Albi en 1792 (Inventaire... à la Bibl. nat., Portefeuille de Lancelot, V).

[29] En 1499 il préside les États de Languedoc et réorganise l'Echiquier de Rouen (Bréquigny, t. XXI, p. 215, 251).

[30] D'accord avec le roi, Alexandre VI avait, dès 1496, désigné Louis d'Amboise, alors archidiacre de Narbonne et âgé seulement de dix-huit ans, pour le siège d'Albi, lorsque ce siège serait vacant à un titre quelconque (Bibi. Nat., Mss. Doat 112, fa 112, fa 174 et suie.)

[31] Le 18 novembre 1498, au moment même de sa déposition au procès, son fils Charles de Rohan fut fait grand échanson de France (dom Morice, Preuves, t. III, col. 806-807). En 1499, Gié était dans toute sa gloire et fit du château du Verger, en Anjou, la plus fastueuse demeure.

[32] Arch. de la Loire-Inférieure E. 193. — Bibl. nat., mss. fr. 2717 — Arch. nat. K, 722, nos 2 et 3.

[33] Vatout, Histoire du château d'Amboise, p. 157, etc.

[34] Lemaire, Antiquitez de la ville... d'Orléans, p. 137.

[35] « A nos amez et féaulx gens de nos Comptes. De par le Roy.

Nos amés et féaulx, après que, par la grace et divine providence de Dieu qui est le souverain Roy et Gouverneur universel de toutes monarchies, la couronne et possession de ce Royaume par vraye succession nous sont advenues et que la crainte juste et raisonable en laquelle jusques à l'heure avions esté des rois Louis et Charles son fils nos prédécesseurs a esté ostée, par laquelle avions esté contrains durant la vie desdits deux rois dissimuler de poursuivre la nullité du mariage fait à nostre très grand déplaisance par contrainte et force avec dame Jeanne de France leur fille et sœur : desirant la vérité de nostre droit en cette partie estre juridiquement connue ; avons requis à nostre saint Père et Saint-Siège apostolique commettre et déléguer aucuns grans personnaiges de bonne conscience, litérature, renommée et expérience, pour estre juges sur la nullité dudit prétendu mariage. En quoy, par lesdits juges à ce déléguez accompaignez d'un bon nombre d'autres grands personnaiges, tant cardinaux, prélats que autres gens d'Eglise, d'autre Estat, expers et doctes es droits divin, canon et civil, lesquels pour mieux et plus seurement juger ils ont avecques eux appeliez, a esté tellement procédé que, après ladite dame Jeanne avoir esté à plein ouie et nous aussi, en tant qu'il a den souffire et besoing a esté et les solennitez de droit eu tel cas deues et requises gardées et observées, sentence a esté par eux donnée et prononcée : par laquelle a esté dit ledit prétendu mariage, pour plusieurs causes et moyen contenus ou procez, avoir esté nul, et à nous octroyé faculté et liberté de pouvoir traiter mariage où nous adviserons si bon nous sembleroit. Laquelle sentence prononcée, voulant pour le bien, seureté et repos de nostre royaume avoir lignée et postérité venant de nous pour succéder à iceluy, avons par l'advis et conseil des princes et seigneurs de nostre sang et lignaige et moyennant dispence sur ce obtenue dudit Saint Siège apostolique, traité mariage et iceluy consommé selon l'ordre et institution de nostre sainte mère Eglise, avec nostre tres chère et très amée cousine la reine veuve du feu roy Charles dessus dit à présent nostre compaigne et épouse ; et pour ce que les choses dessus dites concernent non seulement l'estat et honneur de nous, mais aussi la senreté, conservation, bien et tranquillité de nostre dit royaume et de tous nos subjets, terres et seigneuries qui ne doivent estre ignorées, mais à chacun et en tous lieux connués et manifestées, nous avons bien voulu vous en advertir, sçachant certainement que, comme nos bons et loyaux subjets et qui aimez et désirez nostre prospérité, les choses dessus dites vous viendront à consolation et plaisir Donné à Nantes, le ID jour de janvier. (Signé) : LOYS. (Et plus bas) : ROBERTET. » (Bernier, Histoire de Blois, Preuves, p. 36-37).

[36] Suardi Panegyris. Bibl. nat., mss. latin 13840, f° 51.

[37] Une ordonnance d'avril 1499 érige le Valentinois en duché et assure à César en cas d'éviction une indemnité de 115.000 livres, sans compter 50.000 écus d'or que le roi déclarait que César lui aurait prêtés. En mai 1499, Louis adopte César et lui donne pour armes l'écu de France (Bréquigny, XXI, p. 210, 227).

[38] Le Roux de Lincy, Vie d'Anne de Bretagne, t. I, p. 169.

[39] Bibl. nat. mss. Doat, 227, f° 194,198. — Cette somme ne fut payée que bien plus tard : elle n'était pas encore versée le 30 mai 1505. (Dont, 228 f° 194.)

[40] Doat, 227, f° 187-193. Le contrat réglant le régime matrimonial des époux fut signé le même jour (Ibid., f° 200-202).

[41] Mémoires de Fleuranges, ch. IV.

[42] Bulle de 1506, orig. Arch. de la Loire-Inférieure, Tr. des Chartes, E, 39 (bulle pendante sur lacs de soie jaune et rouge).

[43] 3e journée, nouvelle XXI.