JEANNE DE FRANCE

DUCHESSE D'ORLÉANS ET DE BERRY (1464-1505)

 

CHAPITRE V. — MORT DE LOUIS XI. - LOUIS D'ORLÉANS VEUT ÉPOUSER ANNE DE BRETAGNE.

 

 

L'an mil ecce quatre-vingt,

Furent Brans eaulx et peu vins.

L'année après, fut gran famine ;

Le blé valoit deux francs la myne,

Dont mainct corps fut débilité.

Après fut grant mortalité :

Les riches gens, subtils et saines,

Mouroient de folyes et de raiges,

Et dura la pugnicion

Trois ans entiers, sans fiction,

Tant de famine que de peste.

A Jésus-Christ ferons requeste

Qu'en l'onneur de sa Passion

Il ait de nous compassion,

Et nous doint couraige donner,

Les plaisirs sans vouloir amer,

Désirans estre ses amys,

Et les biens qu'il nous a promis ![1]

C'est en ces plaintes mélancoliques qu'un citoyen du Berry retraçait, au dos d'un vieux psautier, ]es pensées que lui inspiraient les spectacles dont il était témoin. Le pauvre peuple, pliant sous le poids de la souffrance, s'adressait au Seigneur et lui demandait un allègement ! Mais le malheur ne connaît point de rang et les gardes qui veillent aux barrières des châteaux n'en défendaient pas mieux les grands.

Le roi Louis XI avait eu dernièrement une attaque d'apoplexie, et maintenant il se sentait bien affaibli : dans ces conjonctures, il s'était voué au grand saint Claude que l'on honore dans le Jura, et il avait promis d'aller en personne visiter l'autel de ce saint puissant. En attendant que la saison fia meilleure et ses forces un peu revenues, il envoyait exactement, le mardi de chaque semaine, trente-et-un écus d'or au bon saint Claude qui lui rendait la vie. Enfin au mois de mars il put se mettre en route, suivi d'un grand appareil de guerre : d'abord, il se transporta au château d'Amboise, pour voir le dauphin, son fils, qu'il ne connaissait pas, ou du moins bien peu ; il lui donna sa bénédiction et le remit au gouvernement du sire de Beaujeu[2], ordonnant à l'enfant d'obéir en tout à ce sage prince comme si c'était lui-même, et, de plus, il créa le sire de Beaujeu lieutenant général du royaume pour la durée de son absence. D'Amboise le roi alla à Notre-Dame-de-Cléry, où il fit de grandes dévotions et de riches offrandes. De là enfin, traversant la Bourgogne à petites journées, à arriva dans le pays de la Comté et profita de son passage pour se concilier tous les gens qu'il y vit et se rendre compte de la valeur des plaintes formulées par les Etats. Au mois d'avril, il passa quatre jours à Saint-Claude qu'il enrichit des témoignages d'une munificence extraordinaire : il donna d'abord 1500 écus d'or, puis il en ajouta 465 autres ; il créa à perpétuité une grand'messe quotidienne qu'il dota d'un revenu de 4.000 livres ; rien ne semblait devoir l'arrêter dans ses largesses ; et au retour il prit au château de Beaujeu quelques jours de repos[3].

Pendant que le roi recouvrait ainsi quelque santé en se recommandant aux saints du Paradis, le duc d'Orléans tombait gravement malade de la petite vérole dans la maison de Linières, à Bourges, où peut-être le roi l'avait fait venir, avec Jeanne, par le même motif qui lui avait inspiré le désir de voir son fils avant d'accomplir un long et fatigant pèlerinage. La vie que menait Louis d'Orléans ne pouvait qu'user son tempérament, naturellement robuste, et le prédestiner à toutes les maladies. Sans crainte de la contagion, Jeanne de France se tint souvent près de lui : mais quand cette femme venait lui apporter les consolations de l'affection et ses soins, dans une maladie qui en eût éloigné tant d'autres, pense-t-on que Louis se montrait reconnaissant, qu'il éprouvait un remords de ses duretés passées, ou au moins un mouvement de sympathie ?... Bien au contraire, c'est le malade qui témoignait de l'horreur à sa visiteuse, abhorrebat : il se détournait, dès qu'il l'apercevait, il devenait triste et ne disait plus un mot ; même dans un tel moment, il ne lui épargnait rien, ni geste, ni procédé, pour bien montrer qu'elle n'était pas la femme de son cœur, et cela en présence de la duchesse mère, de ses sœurs, l'abbesse de Fontevrault et Mme de Narbonne, de Claude de Rabaudanges, du sire de Linières, de la nouvelle Mme de Linières, (le toutes les personnes accourues au chevet du moribond. Louis enfin se rétablit et avec la santé retrouva toute sa rudesse. Dans cette même maison de Linières il disait ouvertement à ses intimes qu'il ne gardait sa femme qu'à cause du roi, qu'autrement il en prendrait bien une autre. Une des jeunes filles de la duchesse lui reprochait quelquefois les excès qui épuisaient sa vie. « Puisque je ne suis point marié, que vouliez-vous que je face, » répondait le duc, et il continuait à fuir Madame Jeanne et à rechercher une autre société[4].

Heureusement pour lui, l'activité de Louis XI commençait à décliner ; toutefois le roi luttait contre l'âge avec la double énergie de son caractère et de son tempérament, et la mort de Marguerite de Bourgogne venait d'élever au comble sa puissance. De Beaujeu il était lentement venu à Notre-Dame-de-Cléry, où il fit, au commencement de juin, une pieuse neuvaine, à l'issue de laquelle il se trouva un peu mieux. De là, il alla passer quelque temps à Meung-sur-Loire et à Saint-Laurent-des-Eaux, où il reçut les ambassadeurs d'Autriche, encore qu'il commençât à ne plus guère se laisser voir. Jusqu'alors il avait fort négligé le dauphin : jamais il ne le voyait et chacun disait que cet enfant lui inspirait plus de crainte que d'affection. Il le faisait élever et nourrir à Amboise au milieu des femmes sans jamais sortir : le sire du Bouchage ayant cru pouvoir, un jour, faire tuer à l'enfant quelques perdreaux dans la plaine, Louis XI, à cette nouvelle, entra dans une si violente colère que nul ne fut plus tenté de recommencer. Le dauphin, comme sa sœur Jeanne, était du reste d'un corps débile et d'une santé délicate : son père, jusque-là, n'avait pas voulu qu'on le fit travailler, disant que pour régner il suffisait de savoir dissimuler. Ce n'est pas que le roi manquât lui-même de culture intellectuelle, ni qu'il méconnût l'importance de l'histoire et de ses enseignements : il tenait la main au contraire à ce que les Chroniques de Saint-Denis se poursuivissent exactement, car, selon lui, la recordation des choses passées est moult profitable ; aussi, maintenant qu'il voyait dans son fils un prochain successeur, il commença à. se comporter à son égard d'une autre sorte et fit composer pour lui un petit livre qu'il appela le Rosier des Guerres[5], recueil des maximes les plus sages, les plus pieuses, et des enseignements indispensables à un prince pour l'art de gouverner.

Quelque soin que prît Louis de dissimuler aux yeux du monde son état, il devint bientôt sensible que ses heures étaient comptées. Le 21 septembre il se rendit à Amboise et là, en présence des princes du sang, d'autres grands personnages et des gens de son conseil, il fit venir sou fils et lui adressa un long discours. Après lui avoir bien parlé de la fragilité des choses humaines, il lui rappela toutes les difficultés de son règne, difficultés dont, grâce à Dieu et à l'intercession de la sainte Vierge, il avait triomphé. Il interrogea l'enfant, lui fit prêter serment, l'entretint de tons ses serviteurs en détail, énumérant les motifs qu'il avait de mettre en chacun d'eux sa confiance. C'est, en vérité, un spectacle bien grand et bien touchant que cette instruction suprême du vieux roi sur le bord de la tombe, mais encore bien vivant, qui remet entre les mains de son fils l'héritage de la couronne de France !

En jetant un regard sur le passé, Louis XI à coup sûr aurait pu se glorifier ; car le royaume déchiré, ruiné, plein de périls, qu'il avait reçu, il le laissait amplement agrandi et absolument pacifié. Aucun adversaire sérieux n'était à craindre pour son fils, aucun que le duc d'Orléans, et Louis XI, envisageant l'avenir avec une lucidité merveilleuse, trouvait dans la conduite de celui-ci son plus grave souci. A une époque où la force était tout, il n'y avait d'autre moyen d'assurer le lendemain que de recourir aux serments. Louis manda donc à Amboise son gendre et lui fit solennellement jurer, au nom du Dieu créateur, par le saint canon de la messe, par les saints évangiles touchés de sa propre main, sur son âme, sur son honneur, de servir loyalement le dauphin quand il serait venu à la couronne, de révéler tout ce qu'il saurait se tramer contre lui, enfin de l'aider comme un fidèle sujet. Louis sentait que le duc d'Orléans frémissant ne pourrait trouver d'appui effectif que dans le duc de Bretagne, le seul vassal resté indépendant et fort. Louis d'Orléans dut donc jurer aussi de ne point entretenir d'intelligence avec le duc de Bretagne, de ne point le croire ni suivre ses avis en tant que contraires au bien du royaume. Il faisait aussi le même serment au nom du vicomte de Narbonne qui avait épousé sa sœur.

C'est ainsi que le roi voyait les choses aussi clairement qu'en aucun temps de sa vie et pensait peut-être au bien du royaume plus qu'il n'avait jamais fait. Il mourait grandement, mais il mourait comme il avait vécu, en roi, non en père ni en époux : dans son fils il voyait un héritier ; dans son gendre, le sire de Beaujeu, l'appui de la couronne ; dans le duc d'Orléans l'ennemi de l'Etat ; mais nulle part une femme ou des enfants. Il tint à régler tout encore pour le mariage de son fils avec Mlle Marguerite d'Autriche, qu'il fit même célébrer, et puis, perdant chaque jour des forces et se sentant décliner vers la mort[6], il s'ensevelit dans la solitude du Plessis-lès-Tours.

Ce grand chasseur ne pouvait plus monter à cheval : son seul passe-temps était de se tenir dans la galerie qui conduisait à la chapelle : dure contrainte pour un génie si actif et toujours entreprenant. L'ennui le dévorait et s'ajoutait encore à ses autres maux : on ne savait comment le distraire ; il mandait des joueurs d'instruments, au point d'en avoir cent vingt logés à la fois dans le château : du Poitou il faisait venir des bergers et des bergères pour exécuter les rondes joyeuses et chantantes que la Vendée connaît encore, et puis, arrivés, il ne les regardait même pas. Il faisait chasser les souris par de petits chiens terriers. Le Plessis s'était rempli d'animaux étranges : élans de Pologne, rennes de Suède, panthères de Barbarie ; des chiens surtout, une foule de chiens de tous pays, de toute race, de toute robe. Les émissaires du roi parcouraient la chrétienté entière : partout on achetait pour le roi de France les plus beaux animaux, partout on les payait largement et au-dessus de leur valeur, ce qui répandait dans chaque pays le nom du roi Louis XI et montrait aux peuples qu'il vivait et veillait encore. Sa méfiance s'était accrue avec sa faiblesse, jamais il n'avait pris tant de précautions pour sa sûreté personnelle : ce n'était plus que grilles, chausse-trappes, murailles, fossés ouverts ou cachés, armatures de fer, rondes d'archers ; tout passant suspect était saisi et courait les plus grands dangers[7]. Personne ne voyait plus le roi, et cependant lui, qui n'avait jamais connu que la bure et les vêtements les plus grossiers, maintenant portait de belles robes de satin cramoisi, fourrées de martre, brodées d'or : il était si faible, si maigre, si changé qu'on eût dit un squelette ou une ombre plutôt qu'un homme, et il lui importait de parer cet état : il ne fallait pas cesser d'imposer du respect ou confirmer l'idée qu'on avait de sa mort prochaine. D'ailleurs laisser voir la grandeur royale si chancelante et si détruite lui était une pensée insupportable[8].

Le roi montrait grand esprit en défendant sa majesté contre les atteintes de la mort, et en imposant notamment au duc d'Orléans le serment de ne jamais s'unir au duc de Bretagne. Dès les mois de décembre 4.482 et de janvier 1483, Louis d'Orléans avait envoyé avec apparat en Bretagne, comme ambassadeur, un de ses chambellans et conseillers, Mathurin Brachet, seigneur de Montagu-le-Blanc[9] ; cette démarche officielle et toute de courtoisie n'avait pas eu alors d'autres suites. Mais lorsqu'on sentit, à ne pas s'y méprendre, que le roi touchait au terme de sa carrière et que la maladie ne lui laissait plus de longs jours à vivre, Louis, au mépris de son serment, s'empressa de nouer avec la Bretagne une intrigue secrète et plus intime. Sa sœur, l'abbesse de Fontevrault[10], qui gouvernait son monastère du château de Montils-lès-Blois, en fut l'âme. Elle fournit à son frère un religieux de son ordre, déjà mûr (il avait cinquante-six ans), qu'elle employait comme secrétaire, et ce moine, nommé Guillaume Chaumart, homme intelligent et sûr, devint l'émissaire patenté des négociations secrètes. Il partit pour la Bretagne porteur d'un message : ce message n'était qu'une simple lettre de créance ; mais le duc de Bretagne en comprit la portée, il reçut et traita Chaumart parfaitement, et le moine, encouragé par cet accueil, exposa alors le but de sa mission : venir, au nom de son maître, s'informer de la santé et de la prospérité du duc, pour lequel Louis d'Orléans formait des vœux souverains, venir s'enquérir si son maître était en grâce près du duc de Bretagne, comme il le désirait par-dessus toute autre faveur, « car il se fiait plus en l'aide, l'appui et la faveur du duc de Bretagne que dans ceux d'aucun autre prince. Quelques jours après, Chaumart repartit pour Blois, porteur d'une réponse du duc de Bretagne que, dès son arrivée, il fit remettre au duc Louis par le sire de Vatan[11]. Chaumart accomplit ainsi coup sur coup, en Bretagne, plusieurs voyages qui furent couronnés de succès. Louis d'Orléans ordonna à Michel Gaillard, général des finances, de lui faire donner deux anneaux d'or d'une valeur de 45 écus d'or, qu'il destinait à Mme Aune de Bretagne, fille du duc. Chaumart, en les recevant, ne put tenir sa langue et confia à M. Gaillard qu'il s'agissait d'un projet de mariage de leur maître avec une fille de Bretagne. Peu de temps après, le duc fit payer ces anneaux à M. Gaillard en dehors des comptes officiels[12], et Chaumart, en récompense de ses peines, reçut un titre de conseiller et maître des requêtes du duc[13].

C'est ainsi que, Louis XI vivant encore, Louis d'Orléans tramait déjà les projets de nouveau mariage qui devaient être si funestes à tout le royaume de France et à lui-même.

Le roi était entre les mains de son médecin Coitier[14] : il s'entourait de saintes images et de reliques. Son chapeau pliait sous le poids des médailles bénites de plomb ou d'étain. Il répandait ses libéralités, à flots, sur tous les sanctuaires vénérés pour leurs miracles : Notre-Dame du Puy-en-Velay, Notre-Dame du Puy eu Anjou, Notre-Dame de Béhuard, Notre-Dame de Bourges, Notre-Dame de Cléry, Notre-Dame-de-la-Victoire et une foule d'églises ou d'abbayes érigées en l'honneur de quelque grand saint lui durent alors des fondations qui les dotèrent à jamais de revenus considérables. Il adressa une belle cloche à Saint-Jacques de Compostelle ; il manda des chanoines de Cologne et les renvoya comblés de présents pour les bienheureux rois mages. A Paris, il fit faire une procession solennelle pour demander au Ciel la cessation du vent de bise qui est, comme on sait, préjudiciable aux malades. Mais tant de pieuses libéralités ne devaient servir qu'à faire bénir à jamais la mémoire du roi Louis par les chanoines et les âmes pieuses. Le roi avait aussi fait venir du fond de la Calabre un bon ermite, né dans la ville de Paule, et qui, depuis longtemps, vivant en anachorète dans le creux d'un rocher, se nourrissant d'eau et d'herbe, couchant à la dure sans autre ambition que le salut éternel, s'était acquis un grand renom de sainteté : partout on ne parlait que de lui ; le roi imagina de l'installer dans le parc du Plessis. Mais le sire de la lieuse, député pour le ramener, eut bien de la peine à arracher de sa solitude ce bon homme, si simple, qui ne savait ni lire ni écrire, et qui, âgé déjà de soixante-dix ans, ignorait toutes les pompes de ce monde et les redoutait. Le roi reçut le saint homme comme si c'eût été le pape, se jetant à genoux devant lui pour le conjurer de prolonger sa vie. Les réponses de celui-ci parurent bien sages et telles qu'on pouvait les attendre d'un tel personnage. Sa renommée, son extérieur vénérable et, jusqu'à son langage italien le faisaient paraître comme un être miraculeux. Il y avait des hommes, et même des plus raisonnables, à qui il semblait que le Saint-Esprit parlait par sa bouche et qu'il était inspiré de Dieu. On ne l'appelait que le Saint-Homme : c'était son nom, môme sur les états de dépense du roi. Pourtant, comme en Franco et près du roi il se trouvait des gens assez portés à se railler de tout, ils se moquaient du Saint-Homme et de son voyage dont ils pensaient que le roi ne tirerait pas grand profit[15].

Le roi aussi avait cru qu'il lui serait utile de recevoir de nouveau l'onction sainte, dans laquelle les rois de France, à leur sacre, puisent une force véritablement divine. Il fit venir de Reims la Sainte-Ampoule, qu'une tradition raconte avoir été apportée du ciel sur la terre par un ange. Mais, sur ces entrefaites, le 25 août, jour de l'anniversaire de son saint patron, le grand roi saint Louis, il fut frappé d'une nouvelle attaque d'apoplexie. Son médecin, dès lors, ne conserva plus nul espoir et il fut résolu entre les serviteurs du roi qu'on devait l'avertir : « Sire, lui dirent-ils, il faut nous acquitter d'un triste devoir ; n'ayez plus d'espérance dans le Saint-Homme ni dans nulle autre chose : c'est fait de vous assurément. Ainsi, pensez à votre conscience, car il n'y a nul remède. » Ces cruelles paroles n'abattirent point Louis XI : « J'ai espérance que Dieu m'aidera, répondit-il, car je ne suis peut-être pas si malade que vous pensez. » Néanmoins, il se prépara à la mort avec un grand sang-froid, raisonnant comme en parfaite santé, réglant ses funérailles, prenant toutes ses dernières dispositions, remettant son âme entre les mains de Dieu : « J'espère, disait-il, que Notre-Dame, ma bonne patronne, qui a fait tant de bien à moi et au royaume, m'accordera la &rttce d'aller jusqu'au bout de la semaine. » En effet, son état se maintint, sans changement, durant cinq jours : il exprima le désir d'être enseveli à Notre-Dame-de-Cléry et d'être représenté sur sa tombe, non pas chauve, voûté et amaigri, comme dans ses dernières années, mais plein de force comme à son âge mûr.

Enfin, le 30 août 1483, il se sentit subitement plus faible et expira vers sept heures du soir, en disant : « Notre-Dame-d'Embrun, ma bonne maîtresse, ayez pitié de moi. »

A peine le roi avait-il fermé les yeux que toutes les personnes présentes au Plessis coururent à Amboise, et il ne resta que ceux dont la présence était absolument nécessaire à la garde du corps. La nouvelle de la mort de Louis XI causa un grand sentiment d'allégresse et de soulagement, un sentiment de joyeuse délivrance[16], car, jamais la royauté française n'avait été aussi forte, et, maniée par un génie de cette puissance, n'avait si fermement pesé sur toutes les têtes.

Louis d'Orléans se trouvait à Linières. Dès qu'on eût la certitude du trépas du roi, il partit sans tarder[17] pour se rendre à Blois et surveiller de près les évènements. En attendant, il se hâta de mander son émissaire Chaumart et le clerc Calipel, un de ses secrétaires, et il leur fit préparer des mémoires propres à justifier la dissolution de son mariage avec Madame Jeanne de France, et à établir la possibilité d'en conclure un autre[18]. Il ne s'agissait du reste que de fiançailles, car le si duc avait maintenant vingt-et-un ans, la princesse Anne de Bretagne, sur laquelle il jetait de loin ses regards, était encore à peine âgée de sept ans. Par malheur, il s'aperçut bien vite que malgré la mort du roi les choses n'iraient pas aussi facilement qu'il avait pu tout d'abord l'espérer. Il se rendit à Amboise, où il trouva réunie toute la famille royale, le nouveau roi, la reine-mère Charlotte de Savoie, le duc de Bourbon, le sire de Beaujeu et sa femme, ainsi que les autres princes du sang[19]. Le feu roi avait donné la garde de son fils et du royaume à Mme Anne de France et à son sage mari, le seigneur de Beaujeu, sachant qu'ainsi ses volontés et ses enseignements seraient de tous points exécutés. L'entourage du duc d'Orléans, le comte de Dunois et Jehan Tiercelin cherchaient bien à persuader à la reine mère de revendiquer la régence ou du moins la garde de sou fils, lui représentant qu'elle ne pouvait souffrir cette injure de les voir aux mains d'une fille et d'un gendre ; mais la reine, accablée par une vie de tristesse, n'avait plus la force que l'on a à vingt ans pour lutter[20]. Un des premiers soins de la jeune régente, après la mort du roi Louis, fut, de concert avec le sire de Beaujeu et le comte de Dunois, de mander Michel Gaillard, ce surintendant des finances que Louis XI employait de préférence dans ses rapports avec la famille d'Orléans, et de lui donner ordre d'aviser à la situation de Madame Jeanne : ils expliquèrent à Gaillard que M. de Linières se plaignait d'avoir eu souvent Madame Jeanne à sa charge, attendu qu'il ne recevait pour son entretien que 1.200 livres par an, ce qui suffirait avec bien de la peine à pourvoir une fille de modeste lignée ; M. Gaillard devait donc faire le nécessaire pour régler cette question. Gaillard, dans ce but, crut devoir se rendre chez le duc d'Orléans, alors logé hors du château d'Amboise, dans la ville même, et le requit en termes précis d'aviser ou de faire aviser à la situation de Madame, c'est-à-dire de lui donner conseillers, écuyers, demoiselles, chevaux, voitures, enfin tout le train de maison convenable à son état et à son honneur ; Gaillard ajouta même qu'il avait l'ordre formel d'adresser au duc cette invitation. Le duc se trouvait dans les plus mauvaises dispositions. Il répondit au contrôleur général des finances qu'il ne voulait pas s'en occuper et qu'il ne fournirait rien, laissant ainsi percer ses secrètes préoccupations[21].

La position de Jeanne à Linières en ces occurrences devenait des plus pénibles, d'autant plus pénible que, dans le premier moment qui avait suivi la mort du roi, les langues, subitement détendues, s'étaient montrées moins circonspectes que par le passé. La duchesse mère, jusque-là si prudente, avait dit devant ses serviteurs que ce mariage n'avait pas plu et ne plaisait pas à son fils[22]. Quant au duc, il affectait de se taire et de se retirer dès qu'on parlait de son mariage[23], mais il en entretenait ouvertement ses amis, Dunois, le maréchal de Gié, et même Gaillard, toujours fidèle à son rôle de double confident, et discutait avec eux comment il s'en pourroit deffere[24].

Jeanne prit le parti de se rendre à Amboise.

Le duc précisément venait de quitter l'auberge de la ville où il était d'abord descendu sous les murs du château, pour s'installer dans l'une des dépendances du château lui-même, dans la cour d'en bas. La nouvelle inattendue de l'arrivée de sa femme le plongea dans la stupeur et la colère. Ses pourparlers secrets avaient activement continué avec la Bretagne ; mais il y rencontrait des obstacles. Dès les premiers jours il sentit que Louis XI n'était pas mort tout entier, qu'il y avait à compter avec Madame Anne, « fine femme et déliée s'il en fut oncques et vraye image en tout du roy Louys son père. » Quoique âgée seulement de vingt-deux ans, elle tenait terriblement sa grandeur ; « brave, impérieuse... certes, c'estoit une maîtresse femme[25]. » Déjà elle commençait à parler de haut : et on savait qu'elle n'avait pas négligé de se faire représenter à la cour de Bretagne. Pourtant, Louis d'Orléans, tout entier à ses projets, ne s'était pas du tout préoccupé de sa femme, et lorsqu'on vint lui dire que Jeanne arrivait, qu'elle était là, qu'elle allait débarquer, il eut un moment de désespoir. Le sire de Vatan, maintenant son principal conseiller[26], et plusieurs de ses serviteurs le pressèrent de sortir de sa maison, au-devant de

Madame Jeanne pour la saluer et de faire bonne contenance, afin de ne pas mécontenter la reine Charlotte dont on avait besoin en ce moment. Le duc s'exécuta, mais, à l'aspect de Jeanne, il changea de couleur, son visage devint si sombre et manifestait une irritation si violente qu'on ne croit pas l'avoir jamais vu ainsi[27]. Le fils du sire de Vatan qui accompagnait le duc était tout dolent de le voir en un tel état, et le sire de Linières lui-même qui amenait Jeanne en fut si frappé qu'il crut devoir s'excuser et dit au jeune sire de Vatan que Madame Jeanne l'avait forcé à l'amener. Jeanne se rendit au château où se trouvaient M. et Mme de Beaujeu, et on la logea dans la fortification que le vulgaire appelle un donjon, où une chambre l'attendait[28]. C'est ainsi qu'après les tribulations de sa jeunesse elle entrait aujourd'hui sur un nouveau théâtre où les premiers pas lui laissaient à prévoir déjà son long martyre. Cependant le duc avait réuni en toute hâte trois ou quatre des principaux de sa maison pour aviser au parti à prendre ; tous étaient épouvantés de l'arrivée de Madame Jeanne et disaient : « Nous voilà dans une mauvaise situation. » On émit bien des idées et notamment on fut d'avis que, si le duc n'habitait pas avec sa femme et manifestait ses véritables intentions, s'il laissait soupçonner son secret désir d'épouser la fille du duc de Bretagne et les pourparlers échangés à cet effet, il courait un grand danger : car il leur paraissait que déjà le comte de Dunois dissimulait et changeait un peu de conduite : déjà la duchesse d'Orléans se montrait peu contente de son fils ; la reine Charlotte, mère de Madame Jeanne, le serait moins encore... L'avis définitif, la conclusion de cet entretien fut la nécessité de dissimuler : mais on décida d'envoyer au duc de Bretagne un message secret pour l'informer de ce qui se passait et maintenir ses bonnes dispositions[29]. Le duc alla donc retrouver Madame Jeanne au donjon et passa plusieurs jours avec elle. Anne de Beaujeu fit assurer à sa sœur une pension de dix mille livres, pareille à la sienne, et lui fit constituer une maison sous le contrôle de maître Mathurin Gaillard avec le titre d'auditeur de ses comptes, comprenant un maître d'hôtel, un échanson, un panetier, un écuyer de cuisine, et tous autres officiers qui convenaient à l'état de Madame Jeanne et aux usages de la famille royale[30]. Louis se contenta de protester en secret. Plus tard il expliqua sa conduite en disant que Madame Jeanne « vint à Amboyse sans son sceu et n'eust ledit seigneur jamais sa venue agréable, mais en fut bien marry, et croit que à icelle fut fait délivrer chambre par le Roy son frère, la Royne Charlotte, sa mère, et sa sœur Madame Anne de Bourbon : dict oultre que, à l'occasion de ce que ladite Royne Charlotte et ladite dame Anne de Bourbon et Monseigneur de Bourbon, son marry, s'estoient saisiz de la personne du Roy son frère, de ces gardes, et avoient usurpé le gouvernement du royaume qui luy appartenoit, fut contrainct de ce trouver et communiquer avecques elle[31]. »

Le duc ne cessa néanmoins d'agiter plus que jamais avec son entourage intime le projet de poursuivre l'annulation de son mariage et la conclusion d'un autre ; le comte de Dunois et ses conseillers lui remontraient qu'il n'y avait que deux moyens de déclarer son vouloir : ou de se mettre en lieu sûr, ou de s'en ouvrir au roi Charles dans une occasion où il le trouverait bien disposé et de lui demander avec instance la permission de chercher une autre femme qui pût avec lui fonder une famille, de prier aussi Mn' Anne de Beaujeu de prêter son appui à cette entreprise[32].

Le premier moyen était difficile, le second très hasardeux : et le duc hésitait toujours.

Mais son mécontentement se trahissait tellement que beaucoup de ses serviteurs ne se gênaient pas pour manifester leurs regrets de l'arrivée de la duchesse. Le sire de Vatan les en reprit avec force ; il leur dit qu'ils ne comprenaient rien, que le duc se trouvait à cette heure en plus grand péril que jamais il n'avait été au temps du feu roi, qu'il fallait de toute nécessité dissimuler, avoir l'air de fréquenter Madame Jeanne et lui faire bon visage[33].

Louis resta donc à Amboise, et en apparence il se livra tout entier à l'ivresse du plaisir et aux jouissances de la vie la plus folle. Dans tout l'éclat de la jeunesse, brillant, bel homme, très frivole, très prodigue, la tête farcie d'aventures et ne rêvant que joutes et expéditions, c'était le meilleur sauteur[34], lutteur et joueur de paume qu'on pût trouver dans le royaume, bon archer et de plus le meilleur chevaucheur : il excellait à mener et à conduire un cheval quel qu'il fût[35]. Il y eut alors au château d'Amboise une série de divertissements et de grandes fêtes. L'entrée de l'archiduchesse d'Autriche, future femme du jeune roi, donna lieu à tout ce qu'on put déployer de splendeurs. Le 3 octobre, le duc jouta[36] : il lit venir de Blois un nommé Étienne Pannay afin de l'aider et de l'armer, et pour boire à sa santé il donne ce jour-là 14 livres 15 sous aux portiers du château. Nous le voyons puiser dans sa caisse un jour 50 écus d'or, un autre jour 300 ducats d'or[37]. Ce n'était autour de lui que joueurs de farces, joueurs de souplesses, ménestrels de toute sorte, trompettes, joueurs d'instruments, gallans sans souky[38].

Cette vie de plaisirs ne lui faisait pourtant pas oublier les affaires et l'ambition. Autour de lui se groupait peu à peu une cabale de princes mécontents, bout animée du génie intrigant de Dunois. Sourdement, il se préparait là pour la France des éléments de trouble que le duc de Bretagne ne pouvait pas manquer d'encourager ; son amitié pour le duc d'Orléans se manifestait par des dons tels que les princes ont coutume d'en échanger entre eux pour préparer de grandes choses. Le 16 octobre, le duc Louis reçut un grand cheval moreau que lui envoyait le duc de Bretagne, sous la conduite solennelle de trois pages et d'un palefrenier. Par une singulière coïncidence, c'est ce même jour qu'il rendait hommage au roi comme prince apanagiste et en recevait l'ordre de Saint-Michel. Aussitôt Louis donna ordre d'acheter à Blois et dans les environs tout le vin des bords de la Loire que l'on pourrait trouver, fût-ce vin clairet ou vin blanc. Il acquit ainsi jusqu'à 112 poinçons qu'on paya chacun de 4 à 5 livres tournois : il fit charger sur un chaland tous ces bons vins de Loire si renommés et les expédia en présent au duc de Bretagne, sous la garde d'un nautonier et sous la surveillance de son écuyer de cuisine, Huguet Bergereau. En même temps son écuyer le sire de Lis. Saint-Georges menait par terre au duc une grant jument baiarde et un grant cheval 1[39]. C'est ainsi que Louis cherchait à exprimer au duc de Bretagne sa reconnaissance pour ses bons procédés et montrait bien sa volonté de ne pas demeurer en reste de grâce et de générosités, même à l'égard d'un des plus puissants ducs des pays d'Europe.

La duchesse mère, femme rassise et éclairée par l'expérience, ne voyait pas sans déplaisir toutes ces entreprises secrètes de son fils qu'elle comprenait. De Blois où elle demeurait, elle adressait des messages en diverses directions. Elle envoie à Amboise le lieutenant de Blois, Simon Musset, vers son fils : elle écrit à Madame Jeanne, sa belle-fille, une lettre que porte le courrier Étienne Wasse : elle écrit au maréchal de Gié. Elle envoie Wasse à Amboise « porter du codignac à la Royne et à Madame la duchesse (Jeanne de France), où qu'il a vaqué III jours[40]. » Probablement le cotignac de Blois jouissait alors du renom que possède encore celui d'Orléans.

De son côté Mme de Beaujeu sentait l'orage venir et ne négligeait rien de ce qui pouvait désarmer ses adversaires ou du moins leur ôter tout prétexte d'attaque. On décida de convoquer les États-Généraux. De toutes parts un gouvernement réparateur faisait pleine justice aux victimes du dernier règne ou à certains criminels jusque-là triomphants. Louis d'Orléans, en particulier, était comblé. Il devenait lieutenant général du royaume en Ile-de-France, Champagne et Vermandois[41]. Il reçoit une pension de vingt-quatre mille livres et les biens confisqués sur olivier le Daim[42]. Des lettres-patentes de Blois, 4 novembre 1483, pour lui fournir « de quoy grandement, honorablement entretenir son estat près de la personne du roi où il est continuellement, » lui confirment, selon l'ancien usage, le revenu des greniers à sel de son domaine et le revenu des amendes, forfaitures et confiscations à échoir par autorité de justice dans les mêmes lieux[43] : le 21 novembre, à Beaugency, le roi y ajoutait le grenier à sel de Selles en Berry[44], et le 22 il nommait Louis, duc d'Orléans, premier prince du sang, capitaine de cent lances fournies des ordonnances[45]. Le duc cherchait, aussi à obtenir pour sa sœur l'abbesse de Fontevrault, l'abbaye de Sainte-Croix de Poitiers[46].

Tant de faveurs qui auraient touché un homme grave ne paraissaient pas retenir dans les sentiers du devoir un jeune prince, amoureux d'aventures, dévoré de la passion de rompre son mariage, et qui maintenant joignait à ces sentiments l'amertume d'une ambition excessive et déçue : car il s'imaginait que le feu roi lui avait fait tort en ne lui confiant pas, comme au premier prince du sang, la garde du jeune roi Charles et bientôt par ses actes il apparut trop clairement que l'on pouvait tout redouter de passions à la fois véhémentes, injustes et chevaleresques.

Au commencement de décembre, Louis, se trouvant à Cléry, envoya chercher à Blois ses gentilshommes[47] et fit à Orléans une entrée solennelle, à laquelle, contrairement à tous les usages reçus, sa femme ne prit pas part. Il entra dans le plus brillant cortège, précédé des trompettes du roi, des tabourins et ménestrés de la ville[48], suivi, comme un roi, de bon nombre de grands seigneurs du royaume, parmi lesquels on remarquait le duc de Lorraine, le sire d'Albret, le comte de Dunois, les deux bâtards de Bourgogne, le maréchal de Gié. La veille, les bourgeois d'Orléans s'étaient réunis et avaient décidé qu'ils « se devoient et doivent évertuer et monstrer la grant amour et affection qu'ils ont toujours eue et ont envers mon dit seigneur le duc d'Orléans, leur seigneur naturel. » Néanmoins, ils le reçurent assez froidement et se bornèrent à lui offrir 500 marcs de vaisselle d'argent, « ouvrée comme il plaira au duc ou à ses gens[49] »

Madame Jeanne, cependant, était demeurée seule à Amboise : du moins, elle avait la douceur de s'y trouver près d'une mère, car le château faisait partie du douaire personnel de Charlotte de Savoie[50]. Aune de Beaujeu et sa sœur se ressemblaient si peu : l'une était si impérieuse, si altière, si femme de commandement, et aussi, dit Brantôme, si femme ; l'autre si douce, si vertueuse, si modeste que l'on s'explique l'absence de sympathie d'Anne pour sa sœur, sentiment que les historiens de Jeanne ont tous noté, bien que rien ne le démontre absolument : en tout-cas, la conduite d'Anne de Beaujeu à l'égard de sa sœur fut constamment empreinte d'une parfaite dignité et de la plus entière correction, sans qu'il soit facile d'ailleurs de démêler la part qu'il faut faire à la politique ou à l'affection. Il est probable que la bonté d'âme de sa mère attirait davantage Madame Jeanne. Charlotte, on l'a vu, aimait sa pauvre fille et les excitations perfides que lui suggéraient contre sa fille aînée des conseillers intéressés ne pouvaient que la rapprocher encore de sa seconde enfant.

Jeanne commençait enfin à goûter ce grand bien, l'amour d'une mère : mais sa mère tombe malade. Le 1er décembre, la reine se sentit au plus mal ; elle manda un de ses notaires, et en présence de son conseil, de ses quat.re docteurs en médecine, et d'une partie de ses officiers, elle dicta au château d'Amboise un testament on se trahit sa sollicitude. Au premier rang de ses exécuteurs testamentaires, elle nomme son fils de Beaujeu ; mais sa fille Jeanne est le seul de ses enfants qui reçoive un souvenir personnel, dans les termes suivants :

« Item, donnons à nostre fille d'Orléans la somme de deux cents marcs d'argent de nostre vaisselle, pour lui, aider à soy emménager[51]. »

La reine expira le jour même.

Voilà donc Jeanne de nouveau plongée dans la solitude, au milieu de ce vaste château d'Amboise en deuil ! Elle voit arriver les notaires et les gens des comptes qui dressent un inventaire très minutieux de tout ce que laissait la feue reine. Charlotte était une femme fort économe et à qui, de plus, avait toujours manqué l'occasion de dépenser. On trouva dix bourses de différentes formes, contenant ensemble 4,496 livres tournois de monnaie pour les besoins courants de la maison. Charlotte laissait quarante-sept robes, la plupart en satin, en velours, en fourrures, en drap : une robe de nuyt de gris blanc argenté de Rouen, fourrée de martres de païs blondes, des pièces de velours, de salin, quantité de joyaux, de tapisseries, une très belle bibliothèque. Quant aux livres de Louis XI, ils tenaient tous dans une caisse que la reine n'avait pas voulu qu'on ouvrît, disant qu'elle les réservait pour le jeune roi[52]. La maison que laissait la feue reine fut réglée aussi avec le plus grand ordre[53].

Pendant ce temps-là que faisait le duc Louis ? Nous l'avons vu entrer pompeusement à Orléans peu de jours après la mort de la reine. Il était tout aux intrigues et aux plaisirs. Tandis que Jeanne reste à Amboise, il donne, à Tours, des estraines du premier jour de l'an aux personnes les moins recommandables, il fait jouer des farces, tient des banquets. Enfin s'ouvrent les États-Généraux. Le duc Louis et le parti des princes en espéraient beaucoup contre l'autorité royale, mais, malgré l'habileté de leurs mesures et les soins de l'évêque du Mans, Philippe de Luxembourg, qui présidait l'Assemblée, lorsque, démasquant ses vues, Louis d'Orléans vint comme premier prince du sang réclamer la garde du jeune roi, il n'obtint aucun succès. On peut croire que la vie d'excès dont les députés étaient témoins n'était point, malgré tout le respect dû au sang royal, pour leur inspirer une confiance particulière. C'est alors que Philippe Pot, sire de la Roche, prenant énergiquement en main la politique de la régente fit entendre un mâle discours, célèbre dans l'histoire, où il exposait que la royauté n'est pas un héritage, mais une magistrature instituée non pour le bien des rois, mais pour le bien des peuples. Sa verte éloquence, dégageant avec feu de cette vieille doctrine des conséquences pratiques et toutes nouvelles, accabla les prétentions des princes. L'Assemblée décida d'ajouter au Conseil du roi douze membres tirés de son sein ; le roi étant majeur, elle n'établit pas de régence ; elle confiait la garde du roi à M. et à Mme de Beaujeu ; le Conseil devait être présidé par le roi, ou, à son défaut, par le duc d'Orléans. Ainsi on retirait soigneusement à Louis toute réalité du pouvoir ; on s'empressait de lui conférer, comme il y avait droit, la seconde place du royaume, mais une place toute honorifique[54]. Le bruit avait même couru que le duc d'Orléans souhaitait plus que la garde du roi ; et non seulement le duc put se convaincre que cette rumeur n'était pas accueillie avec faveur, « ains cuida estre tué (quasi interfectus) par les assistens à l'entour desdits gouverneurs qui luy imputoient qu'il ce voutoit faire Roy. » Aussi n'osa-t-il parler de son mariage[55] ; un jour, dit-il, « aucuns des principaulx gouverneurs qui lors estoient à l'entour dudit Roy Charles demandèrent au seigneur de Vatan, lors son serviteur, se il qui parle vouloit point demander estat, pencion pour ladite (Madame Jeanne), ainsi que par le sire de Veau luy fut rapporté[56] ; » il se borna à faire répondre « par ledit de Vatan, que ne s'empeschoit point du fait de ladite dame[57]. »

Si les sages résolutions des États pouvaient contenter les bonnes gens et gens de bien, elles ne firent pas l'affaire des princes qui voulaient avant tout agir selon leurs volontés et qui s'estimaient enchaînés et humiliés parce que Louis XI les avait forcés à respecter les lois du royaume ; on -se demande même comment ils avaient pu s'attendre à voir les sujets du royaume prier leurs maîtres de ne garder plus désormais aucun frein ni aucune règle et l'on s'étonnerait que l'espérance ait pu en naître dans leur cœur si l'on ne songeait qu'il se trouvait en France bon nombre de gens pour attendre de la fortune d'un seigneur leur propre fortune ou au moins leur agrandissement et qui désiraient cette fortune d'autant plus complète.

La santé du duc Louis se ressentit de ses loisirs forcés. Il tombe gravement malade et alors aux dépenses de joie, de ménestrels, de chevaux et d'oiseaux, se mêle le compte des visites de médecins. Il fait venir à Tours le médecin Robert de Léon, dont la visite se paie 7 livres. On va à Blois chercher le médecin ordinaire du duc, Jehan Bourgeois[58]. Un peu après, Robert de Léon, pour une simple consultation avec les médecins du duc, reçoit trois écus d'or au soleil (105 sous), et maître Philippe, médecin de M. de Richebourg, 66 sous 8 deniers, le 10 avril, pour être venu plusieurs fois visiter le duc à Tours pendant sa maladie et lui avoir ordonné même à chaque visite un régime différent ; puis encore, maître Jehan d'Orléans, chirurgien, touche, à titre de bonification spéciale, 16 livres tournois 13 sous et 4 deniers pour un endrax du duc qu'il avait pansé et guéri. Le 10 mai, le prince donne à son médecin ordinaire, Salomon de Bombelles, un beau cheval, valant 32 livres.8 deniers, ce qui n'est pas un bien bon signe. Le duc revient à Blois à peine convalescent et si souffrant encore qu'au village de Madon, à peu de distance du château des Montilz, il fallut s'arrêter avec Salomon de Bombelles qui envoya précipitamment le secrétaire du duc, maître Étienne Robin, chercher à Tours, en passant par Amboise, l'archevêque de Vienne et le célèbre Adam Fumée[59] « pour le penser et gouverner de certaines maladies[60]. »

Pendant les États, l'ambassade de Bretagne qui, sous la direction du chancelier Landais, négociait un rapprochement avec Anne de Beaujeu, s'était bornée, ouvertement du moins, à des échanges de courtoisies avec le duc Louis. Quatre trompettes de l'ambassade étaient venus le 23 janvier lui donner une aubade, et deux joueurs de soupplesses du duc de Bretaigne lui représenter leurs tours. Le cardinal de Foix lui avait fait présent d'un beau mulet[61]. Au mois de mars, les négociations reprirent un caractère plus marqué. Le 26 de ce mois, un chevaucheur apporta à Louis une lettre du duc de Bretagne ; trois jours après arrivait une ambassade de gentilshommes bretons chargés de prendre des nouvelles de la santé de Louis[62]. Néanmoins le prince, ébranlé dans sa confiance, se montrait encore fort hésitant, lorsqu'il reçut une plus importante visite, celle du comte de Foix, son beau-frère et frère de la duchesse de Bretagne. C'est le comte de Foix qui avait eu l'idée de marier sa nièce Anne au duc d'Orléans, et souvent il en avait déjà entretenu la duchesse sa sœur. A la nouvelle de la mort de Louis XI, le comte, qui vivait dans un pays lointain et ne se rendait peut-être pas bien compte des difficultés que pouvait rencontrer son projet, avait jugé le moment venu de se montrer et s'était incontinent mis en route ; il entretenait activement de ses idées les conseillers du duc et le duc lui-même qu'il pressait de prendre un parti ; il s'était mis à la recherche de Louis et le vint trouver à Blois ; renouvelant ses pressantes exhortations, il garantissait à Louis le succès de ses ouvertures et il se disait même autorisé par le duc et la duchesse de Bretagne à lui faire ces promesses. C'en était trop. La nuit de Pâques, le duc, sans appareil et comme un conspirateur, alla monter en bateau à Tours. Et la barque, descendant rapidement la Loire, cingla vers la Bretagne[63].

Plus tard, lorsqu'il fut devenu le bon roi Louis XII, cette fuite du prince s'expliqua par la crainte d'être arrêté et par sa volonté de se séparer de Madame Jeanne[64].

 

 

 



[1] « Act. 1484. » Vers écrits sur la dernière feuille du manuscrit (l'un Commentaire des psaumes de David (Bibliothèque de Bourges, mss. n° 47. — Communiqué par M. R. de la Guère).

[2] Philippe de Commines, édit. Dupont, t. II, p. 255.

[3] Nous empruntons ces détails, ainsi que ceux de la fin de Louis XI, à l'Histoire des ducs de Bourgogne, de M de Barante

[4] Déposition de Perrette de Cambray (veuve de Pierre Bonnyn et religieuse de la Madeleine, près d'Orléans).

[5] Le Rosier des Guerres a longtemps été attribué à Louis XI lui-même. M. Kanlek en a déterminé l'auteur (Revue historique, mars-avril 1883).

[6] Philippe de Commines, édit. Dupont, t. II, p. 240.

[7] Pierre de Beaujeu avait seul le privilège d'entrer au Plessis. Mais un jour qu'il y entrait suivi de ses gens, le roi fit fouiller ceux-ci pour voir s'ils n'avaient pas des armes cachées (Philippe de Commines, édit. Dupont, t. II, p. 22G-262).

[8] Barante.

[9] A Messire Mathurin Brachet, chevalier, seigneur de Montagu-le-Blanc, conseiller et chambellain de mondit seigneur, la somme de quatre-vingts livres tournois à luy taxées, données et ordonnées par ledit seigneur pour luy aider à supporter les grans frayz et despens qui luy a convenu fere en certain voiaige qu'il a fait de l'ordonnance et commandement dudit seigneur devers le duc de Bretaigne es mois de décembre et janvier derins passez, comme appert par lettres patentes dudit seigneur avecques quittance dudit seigneur de Montagu cy rendue. » (Compte d'octobre-décembre 1483, Bibl. Nat., Cabinet des Titres, Orléans, XII, 824).

[10] Elle avait reçu cette abbaye en 1478. En 1479, le roi confirme les privilèges de l'abbaye sur sa demande (Bréquigny, t. XVIII, p. 508).

[11] Déposition de Guillaume Chaumart.

[12] Déposition de Michel Gaillard. Les voyages de Chaumart lui furent payés dans le compte du dernier trimestre (octobre-décembre) 1483 au chiffre de 230 liv. tournois pour voyages en divers lieux du royaume (Bibl. nat., Cabinet des Titres, Orléans, XII, 824. — Catalogue Joursanvault, n° 443).

[13] Aux gages fixes de neuf-vingt livres tournois (Bibl. nat., Cabinet des Titres, Orléans. XII, 329).

[14] Philippe de Cornalines, édit. Dupont, t. II, p. 227, 258, 263.

[15] Philippe de Cornalines, édit. Dupont, t. II, p. 230.

[16] M. Picot, Histoire des États-Généraux, t., I, p. 355.

[17] Interrogatoire de Louis XII.

[18] Déposition de Calipel.

[19] Interrogatoire de Louis XII.

[20] Mémoire anonyme sur Charles VIII, dans Cimber et Danjou. t. Ier. — Saint-Gelais.

[21] Déposition de M. Gaillard.

[22] Déposition de M. Gaillard.

[23] Déposition d'Élisabeth Fricon.

[24] Déposition de P. de Rohan.

[25] Brantôme.

[26] Il accompagnait souvent le duc au Conseil du roi (N. Valois, Le Conseil du roi et le grand Conseil. Bibliothèque de l'Ecole des Chartes, 1882, p. 602).

[27] Dépositions de Gilbert Bertrand, de Pierre Dupuy.

[28] Déposition de Pierre Dupuy.

[29] Dépositions de Michel Gaillard, de Gilbert Bertrand, seigneur de Lis-Saint-Georges, capitaine des gardes du duc.

[30] Interrogatoire de Louis XII ; dépositions diverses.

[31] Interrogatoire de Louis XII.

[32] Déposition de Gilbert Bertrand.

[33] Déposition de D. Le Mercier.

[34] Le saut-du-roi, à Châteauneuf-sur Loire, est un fossé d'eau de cinq mètres de largeur que sautait Louis d'Orléans (Promenade à Châteauneuf -sur-Loire, Orléans, Chenu, 1859, p. 9). — Saint-Gelais.

[35] Saint-Gelais.

[36] Comptes de 1483 (Bibl. Nat. Cabinet des Titres, Orléans, XII, 823).

[37] Comptes du dernier trimestre 1483 (Orléans, XII, 820, 823-824).

[38] Comptes divers. — Catalogue Joursanvault, n° 825, 853.

[39] 31 octobre-5 novembre. Mêmes comptes, 823, 824.

[40] Comptes du 8 mars 1483 (1484), Orléans, XII, 824.

[41] Ordonnances, t. XIX, p. 152.

[42] N. Valois. Bibliothèque de l'Ecole des Chartes, 1882, p. 620, note 2.

[43] Orléans, Blois, Châteaudun, Yenville (Janville), Sully, Sezanne, Coucy, La Ferté-Milon. Cabinet des Titres, Orléans, XII, pièce 821.

[44] Dépendant du comté de Blois. Cabinet des Titres, Orléans, XII, pièce 822.

[45] Archives Nationales, K. 72, n° 78 et 78².

[46] Le duc envoie dans ce but Antoine de Cognac à Poitiers. Comptes d'octobre-décembre 1483. C. des T., Orl., XII, 823. Mme de Fontevrault recevait de son frère une pension de 300 livres seulement (Ibid. 828, Compte des pensions, 1483-1484).

[47] Cabinet des Titres, Orléans, XII, 825.

[48] Cabinet des Titres, Orléans, XII, 823.

[49] Archives municipales d'Orléans, Compte de ville de 1483. Dans l'assemblée du 9 novembre, les procureurs exposèrent aux citoyens d'Orléans que ce don leur paraissait convenable, que la ville était chargée de dettes pour les frais qu'elle venait de faire à l'entrée de Mme la Dauphine (Marguerite d'Autriche) et que ses ressources avaient diminué par suite de l'abolition de la vente du sel dont elle avait le monopole dans son enceinte. — Le duc, de son côté, fit quelques libéralités, notamment aux enfants de chœur de Sainte-Croix (C. des T., Orléans, XII, 824).

[50] Ses commissaires en prirent possession en novembre et reçurent de la ville un don de poisson. Archives municipales d'Amboise, A. A. 131 (Inventaire de M. l'abbé Chevalier).

[51] Godefroy, Histoire de Charles VIII, p. 363.

[52] Tuetey, Inventaire des biens de Charlotte de Savoie (Bibliothèque de l'École des Chartes, t. Ier, 6e série, p. 338 et 423).

[53] Godefroy, p. 365. État de la maison de la Royne.

[54] Bernier, Journal de Jehan Masselin.

[55] Déposition du sire de Lamonta.

[56] Cette pension fut fixée à 10.000 livres et servie par le roi (Arch. Nat., K. 73, n° 47. Mandement de paiement du 16 janvier 1486).

[57] Interrogatoire de Louis XII.

[58] Comptes du duc, au Cabinet des Titres. Orléans, XII, 831.

[59] Adam Fumée, ancien médecin de Charles VII et de Louis XI, était en même temps membre du Conseil du Roi (Bernier, ouvrage cité).

[60] Comptes du duc. Orléans, XII, 831-835.

[61] Comptes du duc. Orléans, XII, 831.

[62] D'un autre côté, Louis donne à un de ses écuyers 10 livres tournois, pour avoir ung cheval pour ales devers le duc de Bretaigne. Christofle de La Fous reçoit 20 livres tournois pour ses voyages en Bretagne et ailleurs. Comptes du duc. Orléans, XII, 832.

[63] Déposition de Gilbert Bertrand, sire de Lis-Saint-Georges.

[64] Déposition de M. Gaillard.