JEANNE DE FRANCE

DUCHESSE D'ORLÉANS ET DE BERRY (1464-1505)

 

CHAPITRE IV. — MARIAGE D'ANNE DE BEAUJEU. - PREMIÈRES ANNÉES DU MARIAGE DE JEANNE. - RELATIONS DES ÉPOUX.

 

 

Nous l'avons dit, dans la vie de Jeanne de France il faut parler de toutes choses et de tous, excepté d'elle ; nous venons de raconter son mariage ; est-ce que cette observation ne s'applique pas, au premier chef, à ce grand évènement de sa vie ? Nous avons dû rappeler les difficultés qu'avait fait naître et qu'avait surmontées la volonté impérieuse de Louis XI ; nous avons eu à parler de Louis XI, de Louis d'Orléans, de la duchesse mère, du sire de Rabaudanges, du sire de Mornac, de beaucoup d'autres et de tout, en un mot, excepté de Jeanne. Jeanne de France, en effet, fut la seule personne dont il ne soit pas question, qui ne paraisse pour ainsi dire pas à son mariage. On vint la prendre à Linières pour la cérémonie ; après la cérémonie, on l'y renvoya ; elle était duchesse d'Orléans ; mais Louis XI n'avait pas pensé à la consulter.

On dit pourtant que, malgré son âge, Jeanne de France avait à cet égard des dispositions déjà bien arrêtées. Rien ne la poussait dans la voie du mariage. La vie de cloître et d'isolement qu'elle menait à Linières avait développé dans son cœur des vues tout idéales ; elle aurait préféré ne pas se marier[1]. Elle fut mariée malgré elle.

Combien Anne de Beaujeu éprouvait en ce moment même un sort tout différent ! Plus âgée que sa sœur, elle se présentait à l'autel, le cœur plein du plus touchant amour ; son père appréciait le sire de Beaujeu ; en toute circonstance, il lui témoignait une confiance particulière[2] ; Pierre devenait le soutien du trône, et, du même coup, l'époux le plus tendre et le plus empressé. Le mariage d'Anne de Beaujeu se célébra, en 1476, comme celui de Jeanne, et dans la même chapelle du château de Montrichard, en présence de Philippe de Savoie, qui fut plus tard duc de Savoie, mais qui n'était encore 'que comte de Bresse, du comte de Dunois et do plusieurs membres de la famille royale ; le roi ne se donna pas non plus la peine d'y assister et fit célébrer la cérémonie assez rapidement et sans bien grand bruit ; peu après les jeunes et heureux époux partirent pour le Plessis-lès-Tours, abriter leurs amours en ces sombres murs, comme de jeunes aiglons qui vont construire amoureusement leur nid dans les lieux les plus inaccessibles et les plus effroyables, se jouant des précipices, insouciants de l'orage, n'entendant au milieu des éclats du tonnerre que l'amour qui bat dans leur poitrine.

Mais, sur ces entrefaites, il se répandit un bruit singulier : parmi leurs gens, on disait que toutes les personnes qui avaient assisté au mariage étaient excommuniées, à cause d'un empêchement, résultant de la parenté des époux, qui aurait dû être levé avant la cérémonie et qui ne l'avait pas été. En effet, tout s'était si rapidement passé que l'on n'avait pas attendu les dispenses légales réclamées du Saint-Siège ; ces dispenses ne tardèrent pas à arriver[3]. Alors Charles de Bourbon, frère du sire de Beaujeu et archevêque de Lyon, qui avait béni l'union, la régularisa en tenant les nouveaux époux séparés durant l'espace de trois jours qu'il fit son procès sur ladicte dispense ; ces trois jours parurent aux jeunes gens trois siècles ; le sire de Beaujeu, demeuré à Montilz-les-Tours avec le roi, ne put s'empêcher d'écrire par son confesseur, le frère Jean Maillet, un bon franciscain, professeur de théologie sacrée, le billet suivant à sa charmante petite femme exilée au château d'Amboise avec la reine :

« Madame, je vous envoye présentement frère Jehan Maillet, mon confesseur, lequel vous dira, de par mon frère rarcevesque de Lyon, comme nous sommes séparés de mariage par l’auctorité du Saint-Siège apostolique, auquel ventiez croire ce qu'il vous dira. Pour quoy je vous prie que ce pendant ne vous veullez pourveoir d'autre mary, car de moy et de mon cousté vous estes bien asseurée'[4]. »

D'autre part, les femmes de la maison d'Anne plaisantaient leur jeune maîtresse ; elles lui disaient en riant : « Madame, vous n'estes plus mariée et poves bien avoir ung autre mary, et aussi monseigneur peut bien avoir une autre femme'[5], » et autres propos joyeux de ce genre ; mais la petite Aune n'avait nulle envie de changer son sort. Enfin arriva le terme de cette longue épreuve. L'archevêque de Lyon déclara l'instruction achevée, donna aux jeunes gens l'absolution pour le passé, leur délivra une dispense régulière et les espousa de rechief sans omettre, cette fois, aucune formalité[6].

L'esprit aime à se reposer sur cet aimable ramage de l'amour et de la jeunesse ! Tout n'était donc pas malheur autour de Louis XI ! même les échos de Plessis-lès-Tours pouvaient redire des accents de joie et de tendresse !

Pourquoi n'en était-il pas ainsi à Linières ?...

Jeanne, hélas ! n'avait rien de ce qui captive un jeune homme[7] : « Princesse accomplie de tout honneur et vertu, mais difforme[8], » sa rare bonté attirait à elle tout ce qui souffrait, les pauvres, les misérables, mais cela ne suffisait pas pour plaire à un prince adolescent, brillant, que tous les plaisirs venaient trouver. Pendant sa vie entière elle montrera la ferme intelligence de son père, une patience et une douceur à toute épreuve, l'absence la plus complète de fiel et de rancune, une âme toujours prête à oublier ses maux pour ne penser qu'aux maux d'autrui ; elle est bonne femme, disent les contemporains[9] ; « elle est bonne, c'est la meilleure des femmes parmi les meilleures, » disait le pauvre sonneur de cloches de la ville de Blois[10], « bonne et honnête femme devant Dieu et devant les hommes[11], » disaient ses serviteurs. Mais sa laideur vraiment était extrême, repoussante, on peut même dire qu'elle surprenait ; c'est là ce qui a fait le malheur de toute sa vie.

Sa figure n'avait rien d'extraordinaire, on la trouvait plutôt agréable[12]. Son masque qui nous est resté, tel qu'on en prit l'empreinte à l'heure de sa mort[13], nous la représente, en effet, avec des traits accentués et énergiques qui ne devaient pas être sans beauté ; un visage ovale, le nez net et développé, la bouche assez grande garnie de lèvres épaisses et un peu proéminentes, enfin un ensemble de traits qui, en dépit d'une assez forte irrégularité, rappelaient beaucoup la figure de Louis XI et respiraient un certain air d'intelligence et de force. Mais il n'y avait pas à parler du reste. C'était une taille entièrement difforme ; il suffisait de la voir[14], quoique d'ailleurs ses femmes de service elles-mêmes n'en aient jamais pu juger d'une manière intime[15]. Mme de Linières faisait autant que possible arranger les vêtements de l'enfant pour dissimuler ses disgrâces[16] ; malheureusement la mode, qui devait bientôt passer aux vêtements flottants, obligeait les femmes dans ce moment-là à porter un habillement étroit et collant[17] ; et c'était grand’pitié de la voir ainsi[18]. Elle avait les membres difformes[19], grêles et disproportionnés ; d'un côté une épaule très haute[20], de l'autre la hanche basse, tout à fait rapprochée du fémur[21]. Et ce qui nuisait surtout à sa tournure, c'était une forte bosse, des plus apparentes[22], et l'on allait jusqu'à prétendre qu'elle en avait une autre par devant[23], Dans ces conditions, on se demandait si véritablement elle devait se marier : question délicate et que personne ne pouvait résoudre[24]. Toutefois Guillaume Chaumart, religieux profès de l'Ordre de Saint-Augustin, est nettement d'avis que non[25].

Louis XI fit alors une de ces démarches qui peignent bien sa politique. Il vint à Bourges au mois de février, sous prétexte d'accomplir un pèlerinage auprès du grand saint Ursin, ce premier évêque de Bourges dont l'église de Saint-Ursin prétendait posséder les restes vénérés, tandis que l'église de Lisieux soutenait, de son côté, les avoir conservés. Aussitôt son arrivée connue, les sollicitations et les réclamations se préparèrent, car il s'en fallait que les esprits, pliant sous la force de son autorité, eussent encore recouvré tout leur sang-froid : le chapitre métropolitain rédigea une requête contre le prévôt Raoulet de Castet et chargea l'un de ses membres de la présenter au roi[26].

Louis XI eut donc bien soin de se rendre à l'église du bon Saint-Ursin, qui jouissait d'une grande popularité dans la ville, et il chargea l'archevêque Jean Cœur de vérifier que l'église de Bourges avait bien en réalité la gloire de posséder les précieuses reliques d'un si grand saint. Le 25 février, l'archevêque, en présence du roi et assisté des évêques d'Avranches et d'Évreux qui l'accompagnaient, ouvrit une châsse d'argent placée dans l'église au milieu d'un très ancien sarcophage. A la grande joie de tous les gens de bien et du roi, on y trouva les restes sacrés d'Ursin, enfermés dans un sac de cuir blanc où les avait fait placer en 1239 l'archevêque Philippe Berruyer, avec des lettres de ce vénérable prélat qui en démontraient clairement l'authenticité[27]. Le roi en même temps avait mandé à Bourges la nouvelle duchesse d'Orléans. Il reçut sa fille en présence de son entourage et notamment de Pierre de Rohan dont il connaissait les intimes relations avec la maison d'Orléans. Jeanne comparut devant son père comme devant le plus redoutable juge ; dès que le roi l'aperçut, il affecta un profond étonnement, disant tout haut qu'il ne la croyait certainement pas telle, c'est-à-dire aussi difforme, que, s'il l'avait vue et connue ce qu'elle était, il ne l'aurait pas donnée au duc d'Orléans, que le sire de Linières, son gouverneur, était ung mauvais fol de lui avoir laissé croire que Madame Jeanne n'était pas si difforme qu'elle se trouvait en réalité[28].

C'est ainsi que maintenant, le mariage fait et sa volonté accomplie, le roi trouvait bon de dégager publiquement sa responsabilité. Et le 22 avril il écrivait au Grand-maître de l'artillerie trois lettres, sur un gros papier fort commun, selon son habitude, et dans l'une d'elles il disait à sou compère : « Si je vous eusse vu, je n'eusse pas fait le mariage de ma fille Jehanne et du petit duc d'Orléans, lequel j'ai fait, quelque refus qu'il en ait sçu faire, car bon besoin luij en a esté. Je ne puis trop m'esbabir qu'il vous mouvoit à s'en aller contre mon opinion[29]. »

Le roi, à l'occasion du mariage de sa fille, reconnut les bons soins du sire de Linières par une charte de privilège pour les habitants présents et futurs de la basse-cour du château de Linières, datée de Plessis-lès-Tours, le 4 novembre 1476 ; « pour considération, ' disait-il, de ce que nostre très-chère et très-aimée fille Jehanne de France, duchesse d'Orléans, a continuellement esté nourrie au chastel de Lignières la plupart du temps de son enfance, et encore y est et demeure à présent : pour laquelle cause et afin que de ce soit mémoire perpétuelle ; et aussi en la faveur de notre amé et féal conseiller et chambellan[30] le seigneur de Linières, qui de ce nous a humblement supplié et requis, et pour autres grandes considérations...[31], » il exemptait complètement de tailles et d'impôt la population de la basse-cour : exemption que les rois, à la requête des sires de Linières, qui depuis lors confirmée de règne en règne[32].

Et ici faisons remarquer en passant que Jeanne de France, devenue duchesse d'Orléans, continua néanmoins à porter son nom personnel, comme le montrent les lettres de Louis Xl. C'était en effet une tradition absolue pour les filles de roi, quelle que fia la hauteur de leur alliance, de rester avant tout filles de France et d'ajouter simplement, dans les actes officiels, à cette indélébile et suprême qualité, les titres que leur époux leur apportait. Anne de Beaujeu n'a jamais signé que : « Anne de France, » quelquefois : « Anne » tout simplement, car le plus beau nom d'une fille de France est de mettre toujours ce beau surnom de France[33], et jamais Jeanne ne manqua à cette règle d'étiquette. A quelque époque que ce fût de sa vie, elle a toujours signé : « Jehanne de France. »

C'est beaucoup plus tard, au XVIIe siècle, lorsqu'une autre race de rois occupait le trône, que Jeanne prit dans l'histoire le nom de Jeanne de Valois sous lequel on la connaît plus généralement aujourd'hui, et cela non pas parce que le duc d'Orléans, son mari, portait aussi les titres de comte de Valois et d'Asti, mais parce que, historiquement, théoriquement, elle appartient à la branche royale connue sous le nom de Valois.

Jeanne, après son mariage, revint donc à Linières reprendre le triste cours de sa vie. Le roi ordonna que les époux partissent ensemble et renouvela à son gendre la menace de l'enfermer dans un couvent ou de le faire jeter à l'eau s'il ne remplissait pas jusqu'au bout et dans toute leur étendue ses nouveaux devoirs : il fallut s'exécuter. Le jeune ménage fit d'abord à Blois, dans la ville ducale, son entrée solennelle[34]. Jeanne n'alla pas jusqu'à Orléans et les habitants de cette ville ne virent leur duchesse que beaucoup plus tard.

Le roi avait donné l'ordre très exactement de verser au duc d'Orléans les cent mille écus d'or qui formaient la dot de sa fille[35]. Mais le duc ne voulait pas recevoir le montant de cette dot et plusieurs fois la question s'agita dans son conseil. Un excellent serviteur de son père, un ancien poète, maintenant conseiller du duc Louis, et plus tard son chambellan, son premier maître d'hôtel et le Grand-maître de ses Eaux et Forêts[36], Giles des Ormes, seigneur de Saint-Germain, homme plein d'honorabilité et d'indépendance[37], ne craignit pas d'élever la voix en faveur de Madame Jeanne, avec l'autorité que lui donnait son caractère : il était d'avis que le duc devait bien la traiter et recevoir les cent mille écus d'or offerts par le roi : il exposait qu'il n'y avait prince dans tout le royaume qui ne dût se trouver honoré d'épouser la fille du roi de France et qu'une conduite prudente et convenable dans cette circonstance si grave était le seul moyen, selon lui, d'éviter bien des maux. Ce sage langage ne trouva pas d'écho ; le conseil que présidait le jeune duc se prononça à l'unanimité en sens opposé et fit sans doute sa cour au prince en l'encourageant dans ses sentiments de résistance. Et après la séance un gentilhomme de la chambre du duc avertit personnellement Giles des Ormes que le prince avait pour lui autant d'affection que pour quiconque de sa maison, mais qu'il ne lui plaisait pas d'entendre ainsi louer Madame Jeanne[38]. On comprend donc que le duc Louis ne marqua pas grand empressement pour aller voir sa femme à, Linières : la duchesse mère, effrayée de la tournure que prenaient les choses, dit un jour, devant son fils et en présence de sa maison, qu'elle voudrait bien recueillir Madame Jeanne auprès d'elle, mais que, malheureusement, la princesse étant d'une complexion faible, elle craignait, s'il arrivait quelque malheur, les accusations du roi, et elle demanda à son fils ce qu'il en pensait : « Qu'on ne m'en parle plus, dit brutalement le jeune homme, je voudrois estre mort[39]. »

Le roi se montra fort irrité de la résistance que sa volonté trouvait dans le conseil du duc : il manda son contrôleur des finances, Michel Gaillard, ancien trésorier de Charles d'Orléans, et lui dit qu'il savait que deux écuyers attachés à la maison d'Orléans s'appliquaient à encourager le duc Louis dans la résistance aux ordres de sa mère, — adroite périphrase pour ne pas mettre encore sa propre personne en jeu — : il ordonna à Gaillard de se rendre à Blois, de voir ces cieux écuyers, de leur faire comprendre qu'ils eussent à prendre bien garde d'agir ainsi, que sinon il leur montrerait son déplaisir. Michel Gaillard se hâta d'exécuter son mandat[40].

Peu après, la duchesse amena elle-même son fils à Linières : elle le chapitra bien et repartit après lui avoir persuadé, ordonné même d'y rester pendant sept ou huit jours pour contenter le roi : elle lui dit qu'elle reviendrait le chercher et le ramener à Blois ; mais à peine la duchesse partie, Louis disparut, après un séjour qui n'avait pas duré trois jours, et il arriva à Blois comme sa mère : Marie de Clèves, fort peu satisfaite d'un pareil éclat, fit venir le sire de Vatan, gouverneur de l'enfant[41], lui déclara que le roi allait être mécontent, que lui, Vatan, était en cause, qu'elle lui laisserait toutes les responsabilités près du roi. La fille du sire de Vatan, Élisabeth, attachée à la personne de Marie de Clèves et qui, à ce titre, l'avait accompagnée à Linières, subit aussi l'expression de tout ce mécontentement et fut chargée de la reporter à son père : elle le prévint plusieurs fois, en effet, de l'irritation de la duchesse et lui dit que c'était par sa faute, à lui et à ceux qui gouvernaient le duc, que le jeune Louis ne se souciait pas de Madame Jeanne[42].

A partir de ce moment, le sire de Vatan et d'autres serviteurs de la maison pressaient le duc de se rendre de temps en temps à Linières. Un jour on entendit une violente altercation entre Louis et le sire de Vatan : des éclats de colère arrivaient aux oreilles des personnages de la maison et on demanda aux serviteurs ce que c'était : « Le Roy, disent ceux-ci, menasse Monseigneur d'Orléans que, s'il ne va veoir sa femme qui est à Linières, qu'il le fera jecter dedans la rivière et qu'il n'en sera aussi peu de nouvelles que du moindre homme de son royaume. » Il fallait bien que le duc Louis se rendît de temps en temps en Berry, mais il y allait en homme contraint et forcé, sans jamais montrer à sa pauvre femme un sourire[43].

Malheureuse enfant ! on devine ce que devait être la vie de Jeanne entre les murs de Linières dans de pareilles conditions. A l'isolement qui avait fait souffrir sa première enfance, le mariage n'avait ajouté que malheur, mépris et dérision ; sa santé déjà débile fléchissait, s'altérait profondément[44]. Son âme souffrante ne trouvait plus d'appui qu'en Dieu et en Mme de Linières. Son père, qui semblait l'avoir prise en horreur[45], ne s'occupait plus de la voir ; et ainsi « depuis l'heure de sa naissance jusqu'à celle de sa mort, comme dit un biographe, elle ne connut jamais un heureux jour de joie et de consolation, sauf celle qu'elle puisait dans le Seigneur[46]. »

Et cependant jamais on n'entendit chez Jeanne une plainte : pour la haine elle rendait l'amour. Ainsi qu'au milieu des épines un lys- élève son calice pur, qui, fermé aux choses de la terre, ne semble s'ouvrir que pour recevoir le rayon divin du soleil, ainsi Jeanne paraissait s'isoler de tout ce qui blesse et ne connaître que les parfums du ciel. La vieillesse, qui commençait à accabler Louis XI, le jetait dans une dévotion chaque jour grandissante : en 1481 il avait fait partout placer dans le Plessis-lès-Tours des banderoles d'azur, en forme de grands rouleaux, sur lesquelles son peintre ordinaire, Bourdichon, avait peint cette inscription : « Je chanterai les miséricordes du Seigneur, je les chanterai éternellement : Misericordias Domini in ceternum cantabo. » Cette légende et cette banderole ne se répétaient pas moins de cinquante fois dans le château. On aurait dit que la miséricorde était la vertu favorite du roi. Le même Bourdichon avait encore confectionné trois grands anges qui tenaient la même banderole de Misericordias[47]. Cependant, malgré ces accès de piété, la légende raconte que Louis reprenait sa fille de ses habitudes trop religieuses et qu'il ordonna de l'en éloigner[48] : elle ajoute que ces tribulations ne firent qu'augmenter et élever encore le caractère et la bonté de Jeanne. La jeune fille aimait la pauvreté où il lui fallait continuer à vivre, ses modestes vêtements, sa petite robe de camelot, et à table même on admirait sa douceur, sa bonté[49].

A cette époque elle perdit la protectrice de son enfance. Mme de Linières mourut et on l'ensevelit auprès de ses beaux-parents, dans les grands tombeaux des seigneurs de Linières, en l'église collégiale de la ville[50], où elle resta un siècle jusqu'à ce que les guerres de religion vinssent arracher ses os et les jeter aux vents, comme si une sorte de fatalité pesait sur tout ce qui approchait Jeanne, sur tout ce qui lui prêtait quelque appui ! François de Beaujeu ne tarda pas à se remarier ; il épousa en secondes noces Françoise de Maillé, héritière d'une partie des biens de la maison de Chauvigny, mais dès lors sa vie, empoisonnée par les procès, prit une face différente. Sa femme, bien vue de la maison d'Orléans[51], lui avait apporté en dot des prétentions litigieuses, si litigieuses que la solution n'en intervint qu'en l'année 1611, après mille scandales et grâce à un arrangement que la lassitude d'un siècle et demi de procédures finissait par rendre plus aisé. Quant au sire de Linières, il mourut peu de temps après Louis XI[52], sans enfants, et il laissa l'héritage de ses domaines à Jacques de Beaujeu, son frère.

La bonté de Jeanne éclata dans ces tribulations et il fallait qu'elle Mt connue, car on vint y faire appel dans des circonstances qu'il est nécessaire d'indiquer. La réformation des gabelles, en 1478, avait donné -lieu en 113rry à de grandes agitations. Les villes se soulevèrent, les officiers du roi sont emprisonnés, et un fils du célèbre capitaine de rouliers Jean de Salazar prend le commandement des révoltés. Le roi écrit d'Amiens, le 21 juillet, au chancelier Pierre Doriole :

« M. le chancelier, je vous envoye par Jacques Boulet certaines observations qui ont esté faites contre le fils de Salazar, touchant les reformations des gabelles en Berry ; par lesquelles vous verrez comme il a fait rebeller les villes du pays et emprisonner mes officiers en besongnant esdites reformations : dont je vous assure que je ne suis pas content et, pour ce, je vous prie, sur tout le plaisir que me désirez faire, que, incontinent ces lettres vues, vous l'envoyiez prendre, luy et ses complices, et que vous et le président Boulangier besogniez en toute diligence à faire leur procez, et tellement que mon autorité y solt gardée, et n'y dissimulez pas, pour crainte de personne, quelle qu'elle soit, car f aimerois mieux avoir perdu dix mille écus que la justice n'en fût faite. Et si vous voulez que jamais je sois content de vous, besognez-y en toute diligence. Adieu[53]. » La justice du roi suivit son cours, tout rentra dans l'ordre et c'est dans ces circonstances qu'au mois de septembre nous voyons certaines paroisses révoltées, qui faisaient partie de la seigneurie do Châteauroux et relevaient du comté de Blois, s'adresser à Jeanne pour obtenir leur grâce auprès de son père et de son mari[54].

En 1482, la peste vint de nouveau désoler le Berry et elle frappa notamment l'archevêque de Bourges, Jean Cœur, que le roi détestait[55]. Ce n'était que tristesse, lutte et misère, dans cet âge de fer ; et faut-il s'étonner que, si cruellement enserrée de tous côtés par les évènements, l'âme ardente, croyante et aimante de la jeune fille, exaltée encore par des souffrances physiques et débordant en sa solitude, se soit jetée dans les pratiques de la dévotion la plus vive ? Malgré l'exiguïté de ses ressources, elle se venge de son malheur par la charité. Elle envoie des aumônes au loin : le 2 novembre 1482, elle se fait affilier à la confrérie de l'Hôtel-Dieu de Paris et participe à ses aumônes pour participer à ses avantages spirituels[56].

Une lettre de cette époque semble témoigner aussi qu'elle aimait à se rapprocher, au moins par la pensée, de sa mère et de sa sœur, et qu'elle les voyait quelquefois ; elle écrit à sa sœur[57] :

« Ma sœur, j'ay veu ce que m'aves escrit, et suis bien marrie que n'estes passée par cy, car vostre veue m'a esté bien courte, et aussy de la maladie de mon frère qui me desplaist beaucoup. Touchant maistre Louys Labat, s'il m'en faut quelqu'un, je m'en serviray plus volontiers que d'un autre pour l'amour de vous. Ma sœur, je vous prie que je sache bien souvent de vos nouvelles, et aussy de la santé de mon frère, sans oublier ma mère, laquelle me resjouissois bien de la revoir au retour, car ce m'eusse esté bien grandplaisir.. Ma sœur, Jacqueline vous mène sa fille qui vous dira de mes nouvelles, je vous prie que l'ayez pour recommandée ; en priant Dieu, ma sœur, qui vous done ce que désires. Escrit à Bourges, ce dernier jour de may.

« Vostre bone sœur, Jehanne de France. »

Quant à Marie de Clèves, bonne personne, charitable, dépourvue, toutefois, d'influence sur son fils, elle faisait bien tous ses efforts pour lutter contre les débordements où s'était précipité le jeune Louis, mais elle n'y réussissait pas beaucoup. Gracieux, beau, adulé, né et élevé dans un milieu où régnaient les mœurs les plus légères, adroit à tous les exercices du corps, élégant cavalier, grand joueur de paume, bon chasseur, Louis s'était jeté à corps perdu clans le plaisir et inaugurait, loin de sa femme, la vie la plus déréglée[58]. Sa mère, armée de son droit de tutrice et d'administrateur de la maison, le tenait de très près, pour lutter contre ses dispositions ; nous voyons, dans un article spécial des comptes de 4476, l'année même du mariage du jeune prince, que, par les ordres de sa mère, on lui a donné un écu pour ses menus plaisirs[59] ; dans un autre article, est relevée une dépense de trente-et-un sous deux deniers. La duchesse l'oblige à une petite aumône pour racheter une espièglerie qu'il s'était permise :

« Audit trésorier, la somme de deux onzains qu'il a baillez de l'ordonnance de ladite dame aux petiz novissez moynes de saint Lomer, a eulx donnez par mons. le duc pour ce que ledit se entra esperonné dedans l'esglise dudit saint Lomer, pour ce I s. X den. t. »

Ces mêmes comptes témoignent de la bonté de la duchesse pour son entourage. C'était une tradition de ces grandes maisons princières de donner à ses serviteurs, donner aux établissements charitables, donner aux pauvres ; mais les libéralités dont nous trouvons la mention dans les comptes de Marie de Clèves portent peut-être l'empreinte d'un dessein plus personnel et de pensées plus délicates. Ou y sent la main d'une femme. C'est surtout aux femmes en couches qu'elle aime à adresser ses aumônes ; elle se plaît aussi à doter do trousseaux les orphelines pour leur mariage ; à l'Hôtel-Dieu de Blois, elle envoie des estuves pour eschauffer les lis. A son aumônier, elle donne un cheval pour aller assister au Chapitre de son couvent. Elle comble de ses faveurs son écuyer d'écurie, le bâtard Fricon, qui venait d'épouser une de ses filles d'honneur préférées, Élisabeth Dupuy, fille du sire de Vatan ; elle paie le baptême de son fils, la garde de la malade pendant ses couches, le baptême du neveu d'Élisabeth[60].

Marie de Clèves était une femme bonne, mais c'était aussi une femme un peu légère, une femme du monde avant tout, très éprise du dehors et des choses extérieures.

Quant à son fils, le futur père du peuple ne justifiait pas encore son nom en s'occupant des malheureux ; ses comptes officiels ne mentionnent que plaisirs, ménestrels et autres choses encore. Souvent à court d'argent, il tenait bon à ne pas vouloir toucher la dot de Jeanne[61]. Il n'y avait pas à lui parler de sa femme ni de l'argent. En bien des circonstances, son trésorier qui voyait les choses de plus près aurait désiré en recevoir le montant, mais personne n'eût osé soulever la question : pour maintenir l'état du duc, il fallut souvent vivre d'expédients, d'emprunts qui parfois atteignirent jusqu'à cent mille livres[62]. Dans ces conditions, Louis XI continua de faire payer à Jeanne une pension de douze cents livres comme avant son mariage. Ainsi, tandis que la duchesse-mère, en dehors de sa fortune personnelle et des biens de son mari, recevait maintenant du roi, comme duchesse d'Orléans, une pension de onze mille livres[63], et Mme de Beaujeu, en attendant qu'elle touchât sa dot, dix mille[64], Madeleine de Navarre, sœur du roi, huit mille[65], le sire de Beaujeu, vingt mille[66], Jeanne de France est passée sous silence. Le roi continue à servir, au nom de M. de Linières, douze cents livres[67], et encore, en 1480, ayant éprouvé le besoin de faire des économies, il ordonne de réduire un certain nombre de pensions, et, entre autres, celle de M. de Linières qui fut réduite d'un dixième, c'est-à-dire de cent vingt livres[68].

La pauvre Jeanne endurait sans murmurer tous ces mécomptes. Sa belle-mère qui n'avait jamais pu, au fond, se consoler du mariage de son fils, et que souvent on prit à pleurer, à dire avec une sorte de désespoir « qu'elle aurait mieux aimé perdre tous ses biens jusqu'à la chemise que He voir un tel mariage'[69] », exigeait cependant, sous le coup de la terreur que lui inspirait le roi, que le duc se rendît de temps en temps à Linières et elle employait jusqu'aux menaces pour l'y décider, et cela en présence de ses familiers et domestiques[70]. Plusieurs fois même, elle l'y conduisit en personne[71] ; le reste du temps, c'était le sire de Vatan, gouverneur du prince, qui avait cette mission. Louis XI s'informait des voyages et au besoin les ordonnait. C'est ainsi que le duc se rendait de temps à autre à Linières et y restait une dizaine de jours ; mais il n'en aimait pas davantage sa femme.

Le sire de Castelnau, chambellan du roi et neveu par alliance du sire de Linières, raconte qu'allant et venant souvent au château de Linières où il faisait des séjours d'une ou deux semaines, il y a vu Louis et Jeanne ensemble ; il a fréquemment vécu dans leur intimité et cependant il ne lui est pas arrivé une seule fois de voir les époux s'adresser la parole, ni à plus forte raison échanger ces menus signes d'amour qui sont un devoir entre un mari et une femme. Le sire de Linières racontait à son neveu, dans leurs conversations familières, que plusieurs fois il avait parlé au jeune duc et l'avait engagé à aimer Madame Jeanne, à lui montrer au moins quelque signe d'affection, afin que les personnes présentes au château ( toutes appartenaient à la plus haute noblesse. du Berry et des provinces voisines) et que la société ordinaire pussent se réjouir d'un si agréable spectacle ; mais chaque fois que le sire lui tenait ce langage, le duc affectait de faire autre chose et de n'en pas écouter une syllabe. Le sire s'adressait aussi à Madame Jeanne et lui disait : « Madame, parlez à monseigneur et monstrez lui semblant d'amour », à quoi Madame Jeanne répondait : « Je ne ouserois parler a luy, car vous et chascun veoit bien qu'il ne fait conte de moy[72] », et le sire ne trouvait plus rien à dire.

Le chanoine Guillaume Milet nous raconte encore qu'il était chargé à la table de Linières, avant et après chaque repas, de dire le henedicite et les graces, et qu'il remarquait que pendant cette prière, où l'on a l'habitude de se tenir debout, le duc, régulièrement, tournait le dos à sa femme[73].

Il n'était point de dégoût que n'eût à essuyer Jeanne. Le duc n'admettait pas qu'on lui parlât d'elle et défendait qu'on prononçât son nom : il disait à qui voulait l'entendre qu'il eût préféré épouser la plus pauvre demoiselle du royaume, même une pauvre bergière, qui fin belle ; il répétait cela perpétuellement. Un jour, causant avec, son chancelier Le Mercier et d'autres gens de sa maison, il disait à ses interlocuteurs qu'il leur souhaitait, à eux, d'épouser Madame Jeanne[74] ; à Rabaudanges, le maître d'hôte] de sa mère, qu'elle passait pour avoir épousé ; « qu'il vouldroit estre aussi povre gentilhomme comme lui et qu'il ne feust point marié[75] » ; à un clerc de la chambre-aux-deniers de sa mère, Jean Cotereau, qui lui confiait les mérites d'une dame : « Plût à Dieu que vous eussiez épousé Madame Jeanne, et moi celle dont vous parlez ![76] »

Parfois le duc tombait dans des moments de mélancolie profonde ; et même dans une heure de gaieté, si ou nommait sa femme, c'était fini, le voilà triste et pâle[77]. Une fois, à Janville, en Beauce, qu'il paraissait dans ses tristesses, Elisabeth Fricon cherchait à l'égayer, et ne pouvant y réussir : « Monseigneur, s’écriait-elle, que ne faites-vous bonne chère ? » Il répondit encore qu'il voudrait être mort[78].

On en vint à parler de l'annulation possible du mariage ; le duc, un jour, alla jusqu'à dire que, si le roi Louis X1 venait à mourir avant lui, il ferait annuler son mariage. Et une autre fois, l'évêque de Bethléem, maître Jean Pillore, docteur en théologie, exprimait devant le duc et sa mère l'avis que le duc pourrait facilement obtenir la nullité de cette union qui ne lui inspirait que répulsion, et que, quant à lui, il trouverait l'affaire extrêmement simple[79].

Mais Louis XI avait l'œil ouvert sur tout et il entreprit de faire respecter sa volonté. Quoique le sire de Linières, pour faire sa cour au roi, lui affirmât que les choses se passaient bien, que le duc remplissait tous les devoirs d'un époux[80], Louis XI surveillait la conduite de Louis d'Orléans dans ses moindres détails, et l'on ne saurait raconter ici jusqu'à quel point alla l'organisation de ce contrôle. Il menaça, dit-on, le duc de lui envoyer deux notaires chargés de veiller jour et nuit sur ses agissements à Linières et d'en dresser procès-verbal ; il lui fit dire d'être plus aimable pour sa femme, ou que, sinon, il lui ferait voir combien cette conduite lui déplaisait[81]. Si Louis restait maintenant trois semaines ou un mois sans aller au château de Linières, le sire de Veau recevait du roi l'ordre de l'y mener[82] et, plusieurs fois, Michel Gaillard fut chargé par le roi de veiller au départ do Louis d'Orléans. Louis XI signifiait aussi au duc de ne pas emmener la duchesse mère, car il s'imaginait que la duchesse devait l'empêcher de traiter Jeanne avec assez d'intimité ; et cependant rien n'était plus faux que ce soupçon ; Marie de Clèves, au contraire, se lamentait près de ce même Gaillard que son fils n'eût point d'enfants ; la grandeur de la naissance de Jeanne ne pouvait pour elle adoucir le regret de ne pas voir la lignée d'Orléans refleurir dans ses descendants, d'autant plus qu'elle se croyait malheureusement certaine que Jeanne n'en aurait jamais[83].

Enfin, le roi s'en prenait à tout le monde ; il avait déjà fait entendre des menaces à deux membres du conseil de Louis d'Orléans, Brézille et Montenac. Sa vengeance éclata sur leur tête comme un coup de foudre.

Un matin que François Brézille, seigneur de la Jallaye, un des chambellans de Louis d'Orléans, attendait le lever du prince[84], des archers se présentèrent au nom du roi et l'arrêtèrent ; le sire de Vatan se trouvait là ; il chercha vainement à s'interposer, en représentant aux archers que F. Brézille n'avait fait aucun mal ; il alla jusqu'à proposer de se porter lui-même caution pour son compagnon ; l'ordre du roi était formel et rien ne pouvait y faire. Les archers emmenèrent Brézille dans un hôtel de la ville, le mirent sur un cheval et le conduisirent à Tours dans une maison voisine de celle du prévôt des maréchaux, le fameux Tristan l'Ermite ; là, on lui attacha aux pieds une chaîne de fer avec un gros boulet que l'on fixa à un pilier en le serrant au moyen d'une forte cheville de fer ; après qu'on eût laissé Brézille deux ou trois jours dans cette situation sans aucune explication, il vit enfin arriver quelques gens de l'entourage de Louis XI qui l'interrogèrent et le firent mettre ensuite trois ou quatre fois à la question ; entre autres choses, on lui reprochait d'avoir empêché et d'empêcher encore le duc d'aimer Madame Jeanne de France ; et pendant qu'on le torturait ainsi, la serviette qu'on lui mettait dans la bouche en sortait plus rouge que son pourpoint de satin rouge. Brézille demeura de la sorte en prison, à la chaîne, pendant plus de six semaines, vivant à ses propres frais, et obligé même de payer l'entretien de ses gardiens, ce qui lui coûtait dix sous d'or par jour. Au bout de ce temps il vit paraître le prévôt des maréchaux du roi, Tristan, lui-même, dans le plus lugubre appareil, suivi d'un moine jacobin, d'un bourreau qui portait plusieurs cordes et d'un groupe de serviteurs ; Tristan lui annonça qu'il avait plu au roi de le condamner à mort, que sa dernière heure avait sonné et il l'engagea à prendre soin de sa conscience et à se confesser au jacobin qui était là. Brézille protesta avec la plus grande énergie, à plusieurs reprises, qu'il ne se voyait coupable de rien, à l'égard du roi ou du royaume, qui pût mériter la mort. Puis, obligé de se résigner, il se confessa et ne songea plus qu'à se préparer une bonne fin. Pendant qu'on commençait, sous ses yeux, les préparatifs de l'exécution, le sire de Bressuire survient avec l'ordre d'y surseoir. Deux ou trois jours après, le roi fit inviter Brézille à entrer dans l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem et à prendre la croix et l'habit des mains du grand-prieur de France ; il lui ordonna aussi de prêter divers serments. Brézille fit tout ce qu'on voulut pour éviter d'être jeté à l'eau et il s'estima fort heureux de se voir ainsi quitte pour la peur[85],

En même temps que Brézille, le roi faisait aussi arrêter à Linières même, au milieu de la nuit, en présence du duc Louis, du sire de Vatan et d'autres gentilshommes, Hector de Montenac, également membre du conseil. Les gens qui procédaient à cette arrestation faisaient entendre des menaces terribles ; on adressait à Montenac les mêmes reproches on l'accusait de vouloir régenter le duc contre les volontés de la duchesse mère et du roi. Prisonnier pendant quelque temps comme Brézille, il dut prendre aussi la croix de Saint-Jean. François « de Guivarlet, » un autre serviteur de Louis d'Orléans, fut encore arrêté et quelque temps prisonnier ; mais quant à lui, le roi l'emmenait et le faisait conduire partout dans sa suite. Le fils du sire de Vatan, Pierre Dupuy, avisé que le même sort le menaçait, s'y déroba par la fuite[86].

Plus tard, après la mort du roi, le duc d'Orléans reprit Brézille à son service[87].

Dès lors, Louis d'Orléans alla ponctuellement voir sa femme, suivant l'ordre exprès que le roi ne manquait pas d'envoyer ; il y allait, raconte-t-il lui-même, « pour ce que force luy estoit de ainsi le faire, en faisant aussi mauvaise chère qu'on sauroit faire, ce néantmoins jamais ne fut audit lieu avecques elle comme avec sa femme'[88] ». Il lui fallait pourtant habiter avec Jeanne, « autrement, dit-il, il eust esté afollé. »

Le roi ne se contentait pas de faire partir son gendre pour Linières, il l'y suivait du regard dans les moindres détails de la vie. « Ce seroit grand'honte, dit Saint-Gelais, de réciter la façon dont en usoient ceux qui estoient autour d'eux, tant hommes que femmes. » Un jour, en arrivant à Linières avec Pierre Dupuy et plusieurs autres jeunes gens, Louis d'Orléans y trouva un médecin, nommé Gérard Cochète. Ce médecin, assez embarrassé de sa personne et de la mission qu'il avait à remplir, s'avisant do l'intimité qui paraissait exister entre le duc et Pierre, prit celui-ci à part pour lui faire une confidence ; on l'entendait presser Pierre Dupuy de parler au duc et on voyait le jeune homme protester avec vivacité, déclarer que c'était impossible, que le duc ne le lui pardonnerait pas. Le médecin alors insista plus énergiquement et il donna à Pierre Dupuy, au nom de l'autorité du roi Louis XI, l'ordre absolu de parler. A ce nom respecté, Dupuy, saisi d'effroi et de déférence, cessa toute résistance et transmit au duc ce qu'il était chargé de lui répéter ; il s'agissait de l'inviter à recevoir la visite de sa femme après la partie de paume qu'il faisait chaque jour ; on l'engageait en même temps à faire attention à ses paroles et même à ses actes, car le médecin en devait compte au roi : « Le diable m'emporte, s'écria le duc, j’ameroye mieulx avoir la teste coppée que je le fisse... » On ne put, paraît-il, rien obtenir de lui. Après la partie de paume, quand le duc, plein d'animation, rentrait dans sa chambre pour ne pas se refroidir, on introduisait bien Madame Jeanne, mais Louis la congédiait et il osait appeler d'autres dames[89].

Cependant l'ordre était formel ; car, en conférant cette mission au médecin Cochète, le roi lui avait bien recommandé de lui rapporter les faits les plus précis, et il ajoutait que, s'il n'était pas content du duc, il saurait lui infliger un déplaisir, un châtiment, qui serait peut-être de la vie[90].

Voilà ce que Jeanne de France connaissait du mariage à dix-neuf ans. Elle était saturée de deuil, de peines, de souffrances de toute nature.

 

 

 



[1] Positio super dubio, de 1774, p. 68.

[2] Philippe de Commines.

[3] Récit de Jean Vachot de Crest, témoin du mariage. Arch. nat., P. 1367 ¹, c. 1339.

[4] Récit de Jean Maillet, Arch. nat., P. 1367 ¹, c. 1339.

[5] Récit d'Anne Gascherte, dame de Saint-Aulère, alors âgée de dix-sept ans, Arch. nat., P. 1367 ¹, c. 1339.

[6] Arch. nat., P. 1367 ¹, c. 1339.

[7] Nicole Gilles.

[8] Humbert Velay, ch. IV.

[9] Dépositions de L. de la Palu, de Gaillard.

[10] Déposition de Giles Lambert.

[11] Déposition de F. de Guierlay.

[12] Déposition de La Palu. Jean Bouchet (Panégyrie de Louis de la Trémoille) dit même « qu'elle eust fort beau visage. »

[13] Ce masque existe au Musée du Louvre et dans la sacristie de la cathédrale de Bourges.

[14] Dépositions de Marie de Mareilly, Perrette de Cambray, L. de Saint-Symphorien...

[15] Déposition de Perpette de Cambray.

[16] Déposition de Rabaudanges.

[17] Déposition de La Palu.

[18] Déposition de Perrette de Cambray.

[19] Déposition du sire de Lamenta.

[20] Déposition de Marie de Marcilly.

[21] Dépositions de Calipel, de La l'alu.

[22] Dépositions de Guierlay, G. Bertrand, G. des Ormes et autres.

[23] Déposition de P. Dupuy, sire de Vatau.

[24] Dépositions de L. de Saint-Symphorien, Perrette de Cambray, G. des Ormes et autres.

[25] Selon lui, son aspect suffit. Déposition de G. Chaumart.

[26] Raynal, Histoire du Berry, t. III, p. 127.

[27] Raynal.

[28] Déposition du maréchal de Gié.

[29] Bibl. nat., Mss. Portefeuilles de Lancelot, t. V. Inventaire des actes qui sont dans les archives de l'archevêché d'Allai, concernant la dissolution du mariage de Louis XII, roy de France, et de Mme Jeanne de France. L'original de cette pièce a été détruit, et il ne nous en reste que l'extrait que nous reproduisons textuellement d'après l'inventaire. Peut-être que le roi avait écrit : Si je vous eusse cru, an lieu de vu que porte la copie, et dans ce cas le sens général en serait plus net. Nous croyons d'autant plus h cette erreur de copie que, l'acte étant dans les mains de l'évêque d'Alby, on ne s'expliquerait pas comment il n'aurait pas été produit au procès de divorce, s'il contenait une déclaration aussi nette que le comporte le mot vu.

[30] Le sire de Linières était, en outre, grand-queux (Raynal).

[31] Pallet, Nouvelle histoire du Berry, t. V.

[32] L'acte fut vérifié par les gens des comptes les 17 et 30 décembre 1476 et expédié à Bourges le 16 janvier 1477.

[33] Brantôme, Vie d'Anne de France.

[34] Interrogatoire du roi.

[35] Lettres du roy Louis XI, adressées aux conseillers pour le gouvernement de ses finances, de faire payer à Louis, duc d'Orléans, cent mille écus d'or des 72 au marc qu'il avait constitués à Jeanne de France, sa fille, lors de son mariage avec ledit Louis. Bibl. nat., Mss. Portefeuilles de Lancelot, t. V. Inventaire déjà cité.

[36] Condition forestière de l'Orléanais, p. 310.

[37] Il le montra plus tard dans le procès de divorce.

[38] Déposition de Giles des Ormes.

[39] Déposition d'Elis. Fricon.

[40] Déposition de Michel Gaillard.

[41] Gilbert du Puy, chevalier, seigneur de Vatan, conseiller et maître d'hôtel de la duchesse. (Bibl. nat., Cabinet des titres, Orléans, XII, n° 817, 818 et autres comptes de la maison d'Orléans.)

[42] Déposition d'Elisabeth Fricon.

[43] Déposition de François Brézille. En 1478, Louis envoya des étrennes à sa femme. (Catalogue Joursanvault, n° 442.)

[44] Voir ci-dessus ch. II.

[45] Mathieu, dans son Histoire de Louis XI (1610, in-f°), raconte que le sire de Linières était obligé de cacher Jeanne sous sa robe quand il rencontrait Louis XI, de peur que le roi ne la tuât. Cette anecdote, qui nous parait insuffisamment établie, car nous n'avons pu en trouver de trace plus ancienne que le récit de P. Mathieu, a été racontée par tous les panégyristes de Jeanne et même par les historiens les plus sérieux. On y a même ajouté le récit d'autres scènes, Louis XI menaçant sa fille, se précipitant sur elle l'épée à la main, lui perçant l'oreille, scènes que nous qualifierons de légendes jusqu'à plus ample information. Il n'y a d'acquis que l'antipathie de Louis XI pour sa seconde fille.

[46] Manuscrit de l'Annonciade, Summarium, p. 207.

[47] Comptes de Louis XI, collection Cimber et Danjou, t. I, p. 108.

[48] Summarium de 1774, p. 233. Positio super dubio de 1774, p. 67, 73.

[49] Manuscrit de P Annonciade, Summarium, p. 207 et passim. — Dony d'Attichy.

[50] Le sire de Linières y fut également enterré (Nicolas de Nicolay, Description du Berry, publiée par V. Advielle, p. 81.) Ces tombeaux, au xvi siècle, furent ouverts et détruits par les Huguenots, les cendres jetées au vent ; les crânes de M. et Mme de Linières servirent, dit-on, aux reitres pour jouer à la boule (Pierquin de Gembloux, Histoire de Jeanne de Valois, p. 106-108, d'après une histoire manuscrite).

[51] En 1195, nous voyons Louis d'Orléans envoyer des nouvelles, de Lyon, à Mme de Linières par un courrier. (Bibl. nat., Cabinet des titres, Orléans, vol. XIV, pièce 963.)

[52] La Thaumassière, Histoire du Berry, p. 670. — En 1186, sa femme plaide au Parlement coutre Jacques de Beaujeu. (Ibid., p. 663.)

[53] Raynal, t. III, p. 128, d'après Duclos.

[54] Raynal, t. III, p. 164, d'après les Archives du Cher.

[55] Raynal, t. III, p. 201.

[56] Certificat publié par Pierquin de Gembloux, p. 355. — Il y avait à l'Hôtel-Dieu de Paris une chapelle dite d'Orléans, qui avait été fondée en souvenir du grand-père de Louis d'Orléans (Husson, Inventaire des archives de l'Hôtel-Dieu, n° 4281).

[57] « Superscritte : A ma sœur la duchesse de Bourbonois. » Copie ancienne (Delamare 303, reg. 5174 — A la Bibliothèque nat. Mss. fr. 3924, pièce 21, page 11 recto). L'authenticité de la lettre ou au moins son attribution à Jeanne de France nous semble douteuse, car Anne de Beaujeu ne prit qu'en 1488 le titre de duchesse de Bourbonnais, et la reine mère, dont il est question dans la lettre, mourut en 1483.

[58] Philippe de Commines, édit. de Mlle Dupont, t. II, p. 327.

[59] « A monseigneur le duc d'Orléans, la somme de ung escu, laquelle ledit trésorier lui a baillée contant, en ses mains, pour faire ses plaisirs et vouleutez. Pour ce XXX s. III d. t. » Bibl. nat. Cabinet des titres, XII, p. 781 et 782.)

[60] Compte du 14 février 1475 (1476), Bibl. nat. Cabinet des titres, Orléans, XII, p. 781.

[61] Déposition de J. Vigneron, son trésorier.

[62] Dépositions de Jacques Hurault, trésorier de France, de G. Doulcet, contrôleur des finances, et divers.

[63] Bibl. nat., Mss. fr. 2900, f° 7.

[64] Quittance du 25 mars 1482 (1483), Archives nat. K. 72, n° 67.

[65] Quittance du 24 mai 1482, Archives nat. K. 72, n° 66.

[66] Bibl. Nat., mss. fr. 2900, f° 7. Ainsi, en réalité, le roi donnait 30.000 livres par an à M. et M me de Beaujeu, et, si l'on tient compte du don de 66.000 écus qu'il leur fit encore en 1482, on atteint une valeur de plus de 35.000 livres. Or, pour marier Anne à Nicolas de Calabre et rivaliser avec la plus riche héritière de la chrétienté, Louis XI avait été jusqu'à promettre une dot extraordinaire, 40.000 livres de rente (Bibl. nat., mss. Dupuy 196 et fr. 19,871). En somme, par le mariage du sire de Beaujeu il avait presque atteint ce chiffre anormal.

[67] Bibl. nat., Mss. fr. 2900, f° 7.

[68] Bibl. nat., Mss. fr. 2906, f° 9.

[69] Déposition de G. de Villebresme.

[70] Déposition de Guillaume Chaumart.

[71] Déposition de Perrette de Cambray.

[72] Déposition de Castelnau.

[73] Déposition de G. Milet.

[74] Déposition de D. Le Mercier.

[75] Déposition de Rabaudanges.

[76] Déposition de Jean Cotereau.

[77] Déposition de François Brésille.

[78] Déposition d'Elis. Fricon.

[79] Valde parvam. Déposition d'Elis. Fricon.

[80] Déposition de Rabaudanges.

[81] Déposition de Marie de Marcilly.

[82] Dépositions de Jean Cotereau et autres.

[83] Déposition de Michel Gaillard.

[84] Peut-être était-ce à Linières.

[85] Déposition de Brézille.

[86] Dépositions de Brézille, P. de Vatan, M. Gaillard, Jean Viart, L. de Saint-Symphorien, Elis. Fricon, etc.

[87] Dans le compte rendu le 8 mars 1483 (1484), il figure pour cent livres de pension annuelle, avec le titre d escuier, conseiller et chambellan de monseigneur le duc d'Orléans. » (Bibl. nat., Cabinet des titres, Orléans, t. XII.)

[88] Interrogatoire de Louis XII.

[89] Déposition de Pierre Dupuy.

[90] Déposition de Gilbert Bertrand, seigneur de Lis-Saint-Georges.