JEANNE DE FRANCE

DUCHESSE D'ORLÉANS ET DE BERRY (1464-1505)

 

CHAPITRE II. — JEANNE DE FRANCE AU CHÂTEAU DE LINIÈRES.

 

 

Louis XI ne prit pas grand souci de sa fille Jeanne : comme il arrive aux pères qui dans leur jeunesse se sont montrés mauvais fils, on aurait dit qu'il n'éprouvait pas pour ses héritiers directs une bien vive affection, et que plutôt quelque chose en eux lui déplaisait et tenait en éveil son esprit soupçonneux. S'il remontait, en effet, dans l'histoire de sa propre vie, il pouvait constater de quelles tribulations un fils ambitieux, entouré de conseillers intéressés, et il s'en trouve toujours, — était capable d'abreuver les dernières années d'un vieux roi, et c'est peut-être ce souvenir qui lui inspirait en général des procédés plus affectueux à l'égard de certains membres de sa famille dont la situation spéciale était trop modeste et trop dépendante pour lui porter ombrage ou pour présenter quelque péril à ses épanchements. Ainsi il se montra bon père pour une seconde Jeanne de France, sa fille aussi, qui avait pour mère une dame du monde, nommée Mme de Beaumont : au mois d'octobre 1465, il lui choisit un excellent époux dans la personne du bâtard de Bourbon[1], brave chevalier, gentil et loyal, dévoué à son prince et qui ne donna jamais à avarice une seule demi-heure de repos pour dormir en son cœur 2[2] : il s'attacha ce bon seigneur par mille bienfaits, il en fit un amiral[3] et, quand il parlait de ce quasi-gendre, il l'appelait affectueusement : mon fils l'admirai. Marie de France, fille de Mme de Sassenage, reçut d'aussi bons traitements de son père : en la mariant à Aimar de Poitiers, sire de Saint-Vallier — elle est la grand'mère de Diane de Poitiers —, il la reconnut et lui donna l'écu de France coupé d'une barre d'or[4]. De la sorte, il se constituait comme une famille, en dehors des vicissitudes de la politique, et il préparait à ses successeurs des services assurément fort utiles.

Jeanne de France n'eut pas le même bonheur : les bienfaits du prince ne s'étendirent pas encore jusqu'à elle. Fille du roi, c'est-à-dire fille de France, venue au monde dans un moment où le roi voulait un fils, d'une santé faible, d'une complexion délicate et chancelante qui ne pouvait faire augurer un heureux avenir, la pauvre enfant avait trop de torts à la fois pour être la bienvenue. Son père ne s'en occupait point : on dit même qu'il avait pour elle une profonde aversion, et ce n'est pas sans raison que le poète a tiré ce pronostic qui jamais peut-être ne reçut une plus éclatante sanction : « L'enfant qu'un sourire de ses parents n'accueille pas dans la vie, celui-là n'entrera jamais à la table des dieux ni à la couche des déesses. »

..... Cui non risere parentes,

Non Deus hune mensâ, dea nec dignata cubili est.

Ce seul vers de Virgile résume la vie entière de Jeanne de France.

Dès qu'elle put se passer des premiers soins de sa nourrice, vers l'âge de cinq ans[5], elle reçut comme gouverneur un des chambellans et cousins du roi, François de Bourbon-Beaujeu, seigneur de Linières, et elle partit pour vivre sous sa direction au château de Linières, dans le fond du Berry. A un âge encore si tends e, Jeanne se vit donc éloignée de tout ce qui pouvait l'aimer ou lui prêter une assistance : la reine, sa mère, Charlotte de Savoie, était assurément une femme de grande bonté et elle devait chérir sa pauvre petite fille à raison même de ses disgrâces naturelles, mais elle dut lui dire alors un adieu presque éternel. Le roi, dans ce moment, n'était pas satisfait de sa femme et l'envoyait elle-même dans un pays lointain, en Dauphiné, dans cette province où il avait passé sa jeunesse et laissé tant de souvenirs, et c'est pourquoi il séparait Jeanne de sa mère. En aucun temps, d'ailleurs, Charlotte de Savoie n'aurait pu prétendre à gouverner sa fille : extrêmement délaissée par son mari, d'une assez médiocre portée d'esprit, d'une petite taille, d'un extérieur dont le seul agrément consistait dans un visage régulier[6], Charlotte en était arrivée à vivre au château d'Amboise comme une prisonnière, sans aucune liberté d'action : dans son isolement elle prit le goût des lettres, elle se constitua une belle bibliothèque[7] et, réfugiée dans la société de ses manuscrits qu'elle aymoit fort, elle demandait à l'étude, cette consolation suprême des désabusés, un oubli à tous ses maux, notamment à l'ennui perpétuel que lui créait la conduite de son mari, « car, dit un chroniqueur, il la tenoit de si court qu'elle ne pouvoit parler à personne qu'à deux ou trois de ses domestiques, ny s'esloigner du chasteau d'Amboise sans sa permission, là où il ne l'alloit jamais voir que pour le désir d'avoir des enfants : si bien qu'ayant passé sa vie comme dans une prison, elle en devint plus mélancolique et plus timide, et contracta mesme une difficulté de parler. Au reste, elle estoit toute bonne et toute simple[8]. »

Jeanne quitta donc sa mère, elle quitta sa nourrice qui demeurait attachée à la maison de la reine[9], et fut amenée dans ce vieux château de Linières, où allait se passer son enfance tout entière, au milieu de sombres murs féodaux, dans un antique donjon hardé de rudes fortifications, loin de toute ville, à dix lieues de Bourges, à cinq d'Issoudun, dans l'extrémité de la province.

Le château ne datait que de 1268 et il ne s'y rattachait, en somme, que d'honorables souvenirs : mais, à le voir, avec son air noir, sombre et menaçant, avec son masque défensif, on aurait dit un lieu de terreur, quelque affreux repaire où devait veiller dans l'ombre quelque vautour bardé de fer qui guettait sa proie. Bien au contraire : les hauts barons de Linières, loin de passer pour des brigands, semblaient se transmettre avec leur vaste fief, un des plus beaux, le plus beau peut-être du Berry, le double héritage de la bonté et de la puissance : on en citait un, chose toujours rare dans les annales des nations, qui, au XIIe siècle, avait restitué à l'abbaye de Saint-Sulpice-les-Bourges une église, qu'il détenait, du reste, sans aucun droit. En 1185, Jean de Linières fonda une messe pour ses serfs[10] ; Guillaume IV et sa femme, en 1268, firent un pas de plus, ils les affranchirent, et en même temps ils entourèrent tout le village d'une bonne ceinture de murailles, de larges fossés, de solides tours, à l'aspect hérissé et militaire. Près de cette fortification s'élevait, à l'Orient, le château qu'allait habiter Jeanne, qui consistait en une grosse tour, avec quelques autres logis[11]. Cette masse imposante passait autrefois pour représenter une grande force militaire, et encore, en 1412, le maréchal de Guyenne, battu par le duc de Bourbon, était venu rallier son armée à l'abri de ces vieux murs ; mais elle avait déjà beaucoup perdu de son importance par suite des transformations nouvelles et étonnantes que chaque jour un nouveau progrès semblait introduire dans l'art de la guerre ; peu à peu, malgré leur caractère menaçant, les murailles de la ville cessèrent d'être un objet d'effroi et elles tombaient en ruines au XVIe siècle lorsque les Huguenots prirent la précaution de les raser[12].

Pour une pauvre jeune fille issue du sang royal, quelle existence que la solitude dans des murs épais, obscurs et silencieux, garnis de meurtrières et de mâchicoulis, au milieu d'étrangers !

Pour entrer au château il fallait traverser un double rempart défendu par des fossés et des tours : le premier pont passé, on se trouvait dans une cour où s'élevait une haute tour, dite la tour du guet, à côté de laquelle était l'église de la basse cour : de la tour on allait dans la tribune de l'église par un pont-levis de planches fixées sur des poutres. On voyait encore autour de cette cour de grands bâtiments voûtés, plus tard affectés à un service d'écuries, et des granges, une tour qui servait de geôle, un colombier. On traversait ensuite, sur un pont-levis, un large fossé que les eaux de l'Amon remplissaient, on passait sous un donjon flanqué de tours, et on entrait alors dans la cour supérieure du château, qui était assez spacieuse : c'est là sans doute que Madame, plus d'une fois, prit ses ébats. En face s'élevait le château lui-même, c'est-à-dire une sorte de masse ovoïde ou carrée, haute de 60 pieds, large de 45 sur 60[13] ; c'était la demeure des châtelains. J'imagine que plus d'un pèlerin, plus d'un pauvre, plus d'un malade, ne purent, en venant soulever le lourd marteau de cette porte, s'empêcher de frémir ! A l'intérieur, on trouvait la tour divisée en deux parties, l'une pour l'escalier, l'autre qui servait de pièce : de chaque côté de cette grosse tour s'élevait un haut bâtiment qui comprenait quatre pièces superposées. Et tout cela enfermé dans des murailles qui n'avaient pas moins, dans le bas, de sept pieds d'épaisseur, et de six dans le haut, à la partie la plus mince. Généralement les fenêtres ne tenaient pas beaucoup de place dans ces vieux châteaux-forts et le plus souvent elles donnaient sur la cour.

Voilà où va se passer votre délicate enfance, ô Jeanne, dans les énormes embrasures de ces murs, dans ces réduits épouvantables ! Du fond de ces ténèbres, lorsque votre regard d'enfant, fait pour la lumière, pour la vue du ciel, cherchera un peu de jour, un peu d'air, lorsque votre cœur, avec le printemps des années, s'ouvrira à des impressions nouvelles, que votre mélancolique regard, à travers les barreaux de fer, ira au loin promener vos pensées à travers la campagne, vous apercevrez la riante vallée de l'Arnon, des prairies, des champs verdoyants de seigle et d'avoine : venant de Château-Meillant, la rivière, là-bas, entre, en serpentant, dans la vallée et elle se plaît à y dessiner mille capricieux méandres ; puis elle s'enfonce dans la ville, passe sous trois ponts et se hâte d'en sortir pour courir à de nouveaux espaces. Les pêcheurs y jettent leurs filets ; l'agriculteur emprunte son eau bienfaisante pour la répandre sur les prairies. Plus loin sont de beaux bois de haute futaie, les bois et forêts de Roussines, Deux-Centiers, Mallappe et autres ; de beaux étangs, notamment cet étang de Villiers, que l'on cite comme un des plus beaux de France, « ayant une grande lieue de long et, estant plein d'eaue, à peine qu'un homme à pied le puisse circuire en sept heures, à cause qu'il a sept embouchures ; il s'y trouve carpes de trois pieds de long et brochets de trois à quatre pieds... et infinis autres bons poissons...[14] ». Plus

d'une fois, sans doute, la jeune princesse jettera un regard d'envie vers ces agrestes parures dont la prodigalité de la nature revêt les plus maigres pays, vers ces pâtres misérables qu'on aperçoit dans le lointain, libres, alertes, vigoureux, sûrs de retrouver le soir à leur foyer le baiser paternel. Pauvre orpheline !

Pendant toute cette première partie de sa vie, Jeanne ne reçut pas une saule fois la visite de son père[15]. Vit-elle sa mère ? L'éloignement de Charlotte ne permet pas beaucoup de le croire : une lettre[16] par laquelle la reine recommande à l'homme de confiance de son mari, le sire du Bouchage[17], un enlumineur de Bourges, nommé Jehan Coulombe, qu'elle voudrait voir déchargé d'impôts, nous est, tout au plus, un bien faible indice de ses rapports avec Bourges.

Quant au roi, un an après la naissance de sa fille Jeanne, il était venu solennellement à Bourges prendre possession du duché que son frère, par le traité de 1465, venait de lui rendre, et recevoir divers serments de fidélité dont il tenait à s'assurer : dans cette circonstance, il avait tenu à se faire bien venir de sa ville natale et il y avait séjourné plus d'un mois, avec un grand déploiement de pûtes, de tournois, de fêtes ; peut-être qu'une pensée politique analogue inspirait le choix qu'il avait fait du Berry pour la résidence de sa fille et du sire de Linières, un ancien chambellan du duc de Berry, pour sa direction ; mais il n'aimait point ce pays, il préférait les rives de la Loire[18], tous ces châteaux et ces villages, dont les moindres lui étaient si connus, avec ces vastes forêts où il trouvait à déployer son activité de grand chasseur[19], et jamais on ne le vit en Berry que sous le coup d'une nécessité. Pour le moment, la présence de sa fille n'avait rien qui l'y attirât ; il savait Jeanne laide et disgraciée, cela lui suffisait, et lorsque le sire de Linières lui affirmait qu'après tout elle n'était pas si mal douée que la dépeignait la rumeur publique, il n'éprouvait aucun besoin de s'en assurer par lui-même. Tous ses désirs, toutes ses pensées se concentraient désormais en un seul vœu : avoir un fils pour perpétuer sa race et son œuvre. La reine étant devenue grosse de nouveau, il n'y eut pèlerinages, neuvaines, solennelles promesses, riches présents pour les saints les plus renommés auxquels il ne se livrât. Enfin, le 30 juin 4470, Louis XI eut un fils : il en éprouva une joie extrême, joie que partagèrent bientôt tous les habitants du royaume, les bonnes villes et les bourgades, et sans nul doute l'écho de tant d'allégresses retentit d'abord jusqu'à Linières. Le roi fit célébrer, à Amboise, en grand apparat, le baptême du nouveau-né par les mains du cardinal de Bourbon, et il n'eut garde d'oublier les vœux qu'il avait faits : par son ordre, la bonne Notre-Dame vénérée au Puy-en-Velay reçut vingt mille écus d'or en attendant qu'il lui offrît un enfant en argent du poids du dauphin, comme il l'avait promis. A Rome, il fit réparer avec soin la chapelle de Sainte-Pétronille, que les rois de France, ses prédécesseurs, jadis avaient fondée et qu'il transforma encore quelques années après en l'institution actuelle de Saint-Louis-des-Français : dès le début de sa grossesse, la reine s'était vouée à sainte Pétronille, et c'était un bruit, maintenant public, qu'en ouvrant la châsse des reliques pour leur rendre plus d'honneur, on y avait découvert la peinture encore fraîche d'un dauphin, heureux présage qu'un évènement heureux justifiait. En même temps, le roi n'omettait pas d'envoyer un calice d'or à Saint-Pierre de Rome.

Jeanne de France cependant, languissait ; elle s'étiolait dans l'étroite enceinte de Linières ; l'air humide, un peu fiévreux même, du pays, atteignait jusque dans les sources de la vie cette santé que la nature avait faite déjà si frêle. On cherchait à combattre les influences du dehors par certains soins de confort alors bien peu répandus. Quand on visite la chapelle de l'hôtel de Jacques Cœur, à Bourges, on y voit des cheminées fort bien installées dans les tribunes réservées à l'assistance de la maison. A Linières, on retrouve les mêmes précautions. La vieille église du château, celle-là même où Jeanne de France a dû passer tant d'heures à chanter les offices, existe encore, et on peut voir qu'un luxe intelligent l'avait dotée d'une vaste cheminée où l'enfant pouvait venir réchauffer pendant les longs offices ses petits membres engourdis[20]. La santé de Jeanne ne laissa pas de s'altérer, et elle fut souvent mauvaise à Linières. Le sire de Lamonta, qui plus tard eut l'occasion d'y venir souvent, nous raconte qu'il a vu Madame obligée de garder le lit[21]. A ce moment, Jeanne eut la petite vérole ; de son côté, le sire de Linières avait la fièvre et, comme la saison des chaleurs arrivait, et qu'à cette époque de l'année la peste a souvent dévasté le Berry, Mm° de Linières, dans la crainte que l'enfant ne pût pas se remettre assez vite ou assez complètement sans changer d'air, écrivit à la reine pour lui demander de prendre sa fille auprès d'elle pendant quelque temps. La reine n'osa répondre sans les ordres du roi, et, afin de mieux le fléchir, elle s'adressa indirectement à lui, par l'intermédiaire du sire du Bouchage, auquel elle envoie la touchante requête que voici, en lui transmettant une lettre pour son mari et la missive même par laquelle Mme de Linières lui apprenait en même temps la maladie et la convalescence de sa fille :

« De par la Royne — Mons. du Boschaiye, Madame « de Linières m'a escript que ma fille Jehanne a esté malade de la vérolle et qu'elle est guérye ; aussi m'a escript que Mons. de Linières est très fort malade de fièvres, et vouldroit bien que j'envoyasse quérir madite fille affin que aucun inconvénient ne lui peust advenir, ainsi que vous pourrez venir par ses lettres, lesquelles je vous envoye par ce porteur, par, lequel je escriptz au roy de ceste matière, affin qu'il en ordonne à son lion plaisir, car je n'oseroye pas envoyer quérir madite fille sans premièrement l'en advertir et pour ce je vous pry que vueillez bailler mesdites lettres à mondit seigneur et lui monstrez, se besoing est, les lettres dé madite dame de Linières. Et fetes despécher cedit porteur le plus tost que vous pourrez, affin de fere le bon plaisir de mondit seigneur, et m'escripvez des nouvelles. Et adieu. Escript Amboise, le XVIIe jour de juillet.

« Chariote. — Lemage[22]. »

Nous ne savons pas quel accueil une prière si naturelle dans la bouche d'une mère trouva auprès du prince. La lettre de Charlotte de Savoie ne nous sert qu'à constater une fois de plus dans quel éloignement de son père Jeanne de France vivait[23]. Nous n'avons pas besoin d'ajouter que Louis, si minutieux et si sagace pour tant de choses, ne se préoccupa point des premières instructions qu'on devait donner à sa fille. Le roi était trop un homme d'action, avant tout et par-dessus tout, pour estimer beaucoup les lettres, bien qu'il y fût versé, et il ne tenait aucunement à les voir cultiver dans sa famille. Aussi nous ne croyons pas, d'après les indices qu'il nous a été possible de recueillir, que Jeanne ait reçu une instruction bien développée ; il fallut son labeur personnel, son énergie et la réflexion pour la compléter. Au point de vue matériel, la jeune fille vivait à Linières dans une misère véritable. Assurément, si un étranger fût venu au cœur de ce beau pays de France, que gouvernait un roi dont le nom, symbole pour ses sujets d'une autorité absolue, se répétait avec respect jusqu'aux extrêmes limites de l'Orient, et qu'il eût demandé à voir la fille de ce puissant monarque qui comptait parmi ses vassaux la cour de Bourgogne, la plus magnifique du monde, les maisons de Bretagne, de Bourbon, d'Anjou, de Lorraine et tant d'autres encore, on l'eût bien étonné en lui montrant clans la cour de Linières une pauvre petite enfant qui n'avait guère ]es apparences d'une princesse, vêtue d'un camelot grossier, déchiré aux coudes et rapetassé, tel qu'en pourrait porter une femme destinée au cloître[24] ou une paysanne. Il est vrai que le roi lui-même se complaisait dans des vêtements du même genre : habillé de grosse laine, avec un vieux chapeau dont n'aurait pas voulu le dernier marchand du royaume, il dormait dans un mauvais lit sans clinquant ni passement[25] ; et encore, la plupart du temps, était-il par voies et par chemins, promenant sans apparat sa souquenille de hure, et prenant gîte dans les plus misérables auberges de village ; c'est seulement sur la fin de sa carrière, lorsque les années l'eurent tout à fait décrépit, que, devenu plus que jamais soupçonneux et circonspect, il se mit à couvrir son corps décharné d'étoffes de soie et de velours. Par goût et par nature Louis XI était profondément économe, économe jusqu'à la parcimonie ; mais quand il le fallait, et s'il y trouvait un intérêt sérieux, alors il devenait tout d'un coup généreux jusqu'à la prodigalité ; il avait l'art de parfaitement donner. Ainsi, un moment, il avait trouvé bon de fiancer Madame Anne, sa fille aînée, au duc de Calabre, et comme ce projet servait alors ses vues, il avait prodigué l'or jusqu'à verser d'avance, deux fois de suite, le montant de la dot. A Linières, où rien ne le sollicitait à sortir de ses habitudes, jamais il ne servit pour l'entretien de Madame Jeanne plus de 1,200 francs par an, c'est-à-dire une pension d'un chiffre dérisoire pour une princesse, qui ne permettait de lui donner ni l'entourage ni le train de vie convenables à son rang, qui même ne pouvait pas couvrir les dépenses les plus indispensables de la vie ; il fallait que le sire de Linières y suppléât de ses propres deniers. Quelques rares serviteurs formaient la maison de la jeune princesse qui souvent, dit-on, la servirent sans recevoir de gages, soutenus par l'espérance d'être un jour remboursés[26]. Ce qui est certain, c'est qu'à neuf ans Jeanne reçut comme lectrice pour dire ses Heures avec elle, suivant l'usage du temps, une jeune fille de vingt-quatre ans, nommée Louise Jarry, que nous retrouverons, vingt-cinq ans après, religieuse au couvent de la Madeleine, près d'Orléans, encore prête à déposer passionnément en justice contre son ancienne et excellente maîtresse, tant dans le cloître même elle conservait de sa première existence un mauvais souvenir[27]. Cette situation ne fit que s'aggraver avec le temps, et surtout après 1473, lorsque Jeanne éprouva, par suite des visites qu'elle recevait, la nécessité plus impérieuse encore d'un certain train de maison, et elle devint telle que le sire de Linières se permit plusieurs fois de l'exposer au roi, avec une apparence bien visible de plainte ; tout le monde, d'ailleurs, la connaissait à la cour, et après la mort de Louis XI ce fut un des premiers objets sur lesquels Anne de Beaujeu, son mari et le comte de Dunois attirèrent l'attention du Général des finances ; mais le sire de Linières ne put jamais rien obtenir du roi[28], qui se trouva ensuite des motifs tout particuliers pour refuser d'augmenter cette pension, et, tant que vécut son père, Jeanne dut se contenter de camelots de Bourges bien usés.

Heureusement elle trouvait dans M. et Mia e de Linières tout ce qui peut aider à supporter les difficultés de la vie et tout ce qui pouvait lui faire oublier les bruits du dehors. Nous ne connaissons ce bienfaisant ménage de Linières que par ses pieuses libéralités. Mm° de Linières, femme d'un certain âge et d'une santé caduque, était née Anne de Culant ; elle appartenait à une famille du Berry, qu'illustraient ses services et qui donna à la France deux maréchaux, un amiral et plusieurs grands capitaines, mais elle n'avait apporté que dix mille francs de dot à son mari François de Bourbon-Linières, de la famille de Bourbon, de la branche des Beaujeu, sire de Rezé et de Thevé. Il n'y avait pas fort longtemps que la maison de Beaujeu s'était fixée à Linières ; cette installation remontait au père de François, Édouard de Bourbon, cadet de Beaujeu, qui avait eu, en 1430, la bonne fortune d'épouser Jacqueline de Linières, l'unique héritière des antiques possesseurs de la baronnie[29]. Son fils, le sire actuel, faisait grande figure en Berry ; chambellan du duc de Berry, il avait été chargé par son maître, en 1465, d'opérer la remise officielle du duché entre les mains des officiers royaux[30], et lui-même était passé en même temps au service du roi, en gardant son titre de chambellan. Louis XI aimait à prendre des serviteurs tout faits et déjà expérimentés ; un autre seigneur du Berry l'éprouva d'une manière singulière : le sire de Nançay, capitaine des gardes et lieutenant général du duc de Berry, était demeuré fidèle à son maître tant qu'il vécut ; à la mort du duc, Louis XI le fit arrêter par Tristan l'Ermite, et d'abord il le tint en prison, puis, au bout de quelque temps, satisfait de l'épreuve et du caractère de son prisonnier, non seulement il le relâcha, mais il en fit un capitaine de ses gardes[31]. Le sire de Linières n'eut pas à passer par un pareil examen, Louis le prit de suite à son service, et peu de temps après lui confia sa fille.

M. et Mme de Linières allaient rarement à la cour ; ils vivaient paisiblement à côté de leur ville de Linières qu'ils se plurent à enrichir de biens spirituels et d'établissements charitables. Déjà la ville possédait un Hôtel-Dieu et une maladrerie consacrée à saint Ladre, un prieuré qu'on appelait Saint-Blaise, et un autre, à l'entrée de la campagne, nommé Saint-Hilaire, dont le prieur devait, d'après les actes de fondation, faire et bailler chascun jour aulmosne ordinaire à touts les pauvres survenants depuis le Carême jusqu'à la Saint-Jean, ce qui se faisait fort maigrement[32]. M. et Mme de Linières, en 1473, érigèrent en collégiale l'église de Linières et y installèrent un chapitre de six chanoines doté en partie à leurs frais, en partie aux dépens du prieur de Saint-Hilaire[33]. Trois ans après, en 1476, les deux époux firent ensemble leur testament où ils déclarèrent se donner réciproquement tous leurs biens meubles et l'usufruit de leurs immeubles[34].

M. et Mme de Linières avaient aussi un hôtel à Bourges qu'on nommait la Maison de Linières ; mais ils ne durent pas y mener souvent, du moins pendant ces premières années, leur royale pensionnaire, car, à ce moment-là, tout autour du calme Linières, se déroulaient des événements cruels ; on entendait de toutes parts les rumeurs de la guerre, les cris des malheureux.

Pendant la guerre du Bien-Public, déjà le Berry avait connu les douleurs des champs de bataille et c'était moult grant pitié du pauvre peuple qui ne pouvoit mais du débat. L'année 1174 est mémorable dans son histoire par les calamités dont elle fut féconde.

Depuis un an on remarquait à Bourges certains symptômes de fermentation dans les esprits, et les officiers royaux semblaient prendre quelques précautions que le chapitre voyait d'un mauvais œil. Au mois d'avril 1474, une rixe entre un percepteur des octrois de la ville et des bourgeois fut l'étincelle qui alluma l'émeute. L'insurrection prit aussitôt de si grandes proportions que les officiers royaux, impuissants à la réprimer, furent quelques-uns tués en pleine rue, d'autres blessés, mutilés, et que le lieu tenant du roi, après d'inutiles essais d'intervention, dut s'estimer heureux de trouver un asile dans la grosse tour pendant que le peuple battait et blessait le procureur du roi. Après trois ou quatre jours d'anarchie, les représentants du roi parvinrent à se réunir dans une dépendance de la cathédrale, dans la salle capitulaire, sous la présidence du lieutenant Jean de Morinvilliers, homme doux et prudent, qui, en l'absence du bailli de Berry, Jean de Vendôme, prince de Chabanais, était chargé de le remplacer. Après une longue discussion, on résolut d'agir, mais de requérir d'abord les syndics de la ville d'aider eux-mêmes au rétablissement de l'ordre.

Le roi, qui se trouvait à Senlis, entra dans une violente colère en apprenant ce qui se passait et les mesures, insuffisantes d'après lui, qu'avaient prises ses officiers. Il ne cessait de sentir, en Berry, un parti d'une hostilité passive, et une occasion se présentait de l'écraser et d'en faire justice définitive ; il voulut la saisir. Le jour même, il désigna trois commissaires : Pierre de Rohan, seigneur de Gié, le sire du Bouchage, Yves Dufou, grand échanson, et les expédia, accompagnés de plusieurs magistrats, et armés de pouvoirs exorbitants, pour mettre le fer clans la plaie ; il leur conférait le droit d'informer partout, de faire arrêter en tout lieu, même en lieu sacré ou privilégié, tout coupable, tout suspect, toute personne convaincue d'avoir aperçu l'insurrection ou d'avoir pu l'apercevoir et de ne pas s'y être opposée suffisamment, ou qui paraîtrait y avoir acquiescé, et quelle que fût, d'ailleurs, cette personne ou sa qualité, officiers, gens d'église, gens d'université, n'importe lesquels. Les commissaires avaient l'ordre de procéder, à titre ordinaire ou extraordinaire, de juger rigoureusement et sans appel, d'infliger aux coupables la peine des conspirateurs, machinateurs, traîtres, rebelles, désobéissants et criminels de lèse-majesté. Et s'en prenant personnellement à l'archevêque, avec une colère que laisse percer le langage officiel, « prenez, saisissez, disait le roi, ou faites prendre, saisir et mettre en nostre main tous les biens immeubles et temporel dudit arcevesque de Bourges, et au gouvernement et recette d'iceux commettez personnes solvables ; et aussi vous transportez en l'hostel dudit arcevesque et partout ailleurs où verrez estre affaire, et illec voyez, visitez et cherchez diligemment toutes les lettres, papiers, cédules, registres et autres escriptures, enseignements quelconques ; et ce que vous trouverez touchant la charge de votre commission, le saisissez et mettez en nostre main. »

A la même date, le roi, par un mandement séparé et spécial, donnait nominativement l'ordre d'arrêter plusieurs personnages marquants de Bourges, anciens serviteurs du duc de Guyenne.

On ne tarda pas à apprendre à Bourges l'arrivée des trois commissaires du roi ; se présentant à une poterne extérieure avec l'ordre de Louis XI et une formidable escorte d'arbalétriers, ils étaient entrés dans la grosse tour dont ils commencèrent par destituer le chef, Jean de Morinvilliers, à la place duquel on installa un homme énergique et sûr, Olivier Guérin. Leur arrivée jeta dans la ville une indicible terreur ; presque en même temps, la tour se remplit de prisonniers, gens du peuple ou notables, et au premier rang les cinq personnages désignés par le roi. Le roi, du reste, prescrivait aux commissaires, — car, de loin, il ordonnait es moindres détails de l'exécution. — d'informer surtout contre les gros, car les povres ne l'ont pas fait d’eulx-mêmes, et de faire pendre à la porte de leurs maisons les vrais coupables. Le 19 mai, les ordres da roi suivirent leur cours. Un certain nombre de malheureux furent mis à mort et l'on donna à la ville l'effrayant spectacle de leurs cadavres flottant au gré des vents pendant une journée entière, à la porte de leurs maisons. Les commissaires prononcèrent vingt-deux condamnations et dix-sept amendes. Le roi suspendit ceux de ses officiers dont il jugea la conduite trop peu énergique. De temps immémorial la cité de Bourges s'administrait d'elle-même, par quatre prud'hommes choisis à l'élection ; il supprima cet antique usage, et remplaça les prud'hommes par un corps municipal à la nomination royale. Les commissaires se retirèrent enfin, emmenant plusieurs prisonniers. Puis, peu à peu, le roi, satisfait de ce rude châtiment et de l'exemple qu'il avait donné, finit par s'adoucir et accepta, en 1475, l'oubli du passé moyennant une forte rançon pécuniaire.

La peste apparut et vint s'ajouter à tous les malheurs de la guerre civile : elle régna dans la ville et dans toute la province depuis le mois d'octobre 1474 jusqu'au mois de janvier 1475 ; à cette époque l'hiver en eut raison, mais elle recommença à sévir encore au mois d'août[35].

Nous avons indiqué rapidement tous ces malheurs, ces guerres, ces luttes qui remplirent de leurs rumeurs les jeunes années de Jeanne de France. Au milieu de tant de crises et de difficultés, comment pouvait s'écouler l'enfance de la princesse, sinon dans une retraite profonde et sûre, loin des villes et des hommes d'armes, et, autant que possible, à l'abri des Iléaux ? Jeanne ne pouvait que vivre à Linières et que pouvait-elle y faire ?... Elle apprit à vivre seule : de bonne heure elle contracta les habitudes de réflexion, de silence, d'énergie qui marquent d'un sceau particulier sa vie entière. Violemment replié sur lui-même et fermé par la force des choses à tous les bruits de la terre, son cœur ne trouvait d'issue que vers le ciel, refuge naturel de tout ce qui souffre, de ceux du moins qui en souffrant veulent espérer.

Louis XI, avec la tournure religieuse de son esprit, avait le premier dirigé sa fille dans cette voie. Il paraît que, lorsqu'il l'envoya à Linières, il se préoccupa d'assurer un aliment au moins à son âme et il la fit inviter à prendre un confesseur. Jeanne qui, comme nous l'avons dit, sortait des bras de sa nourrice et n'avait guère que cinq ans, choisit, conformément à l'ordre de son père, le frère Jean de la Fontaine, gardien du couvent des Frères Mineurs d'Amboise[36] ; ce bon frère vint la trouver, mais, lorsqu'elle partit pour Linières, il délégua pour le remplacer là-bas un autre religieux de l'ordre, frère Gilbert-Nicolas, lequel, depuis lors, ne va plus quitter la princesse et, associé à toutes les vicissitudes de sa vie, continuera fidèlement à l'assister jusqu'à l'heure de la mort[37].

La vénération qu'on a vu le peuple attacher plus tard au nom de Jeanne de France se plaît à entourer d'une auréole poétique ces premières années de son enfance, toutes pleines de candeur. Une légende, contemporaine de la princesse elle-même, raconte que lorsque l'envoyé du roi l'invitait à faire choix d'un directeur pour sa vie spirituelle, l'enfant, avec un bon sens vraiment précoce, demanda le temps de réfléchir, car elle n'avait pas encore pensé à cette affaire, et tandis que, le lendemain matin, elle entendait dévotement la messe et qu'agitant la question dans son cœur, elle réclamait au ciel des lumières pour trouver clairement le chemin de la vie, une voix intime et douce paraissait lui murmurer au fond du cœur : « Ma chère épouse, si tu veux être aimée de la mère, cherche les plaies du fils. » Touchée de cette mystique révélation, elle y vit une invitation céleste de choisir l'ordre de saint François, le glorieux stigmatisé[38]. Certes, elle avait entendu aussi l'oracle de son destin[39].

Ainsi élevait son esprit vers les célestes sphères une frôle jeune fille, enfermée en une vieille forteresse féodale, et tenue si à l'écart du monde entier qu'elle ne pouvait guère chercher que dans la grandeur même de son âme un aliment au besoin d'aimer qui possède tous les cœurs, surtout les cœurs droits. Dès lors, elle se donna entièrement à Dieu, son prince suprême. Dieu fut son fiancé et sou maître. La croyance, l'espérance, le refuge dans les bras d'une paternité immatérielle et céleste, l'appel idéal à l'amour et à la justice d'un autre monde, toutes ces réconfortantes pensées d'une âme malheureuse et vigoureuse, qui se trouvaient répandues dans l'atmosphère de son temps, s'emparèrent de son enfance et de son cœur inassouvi, elles devinrent pour elle comme la substance même, comme la sève et la moelle de sa vie. Telle l'image de Jeanne nous est parvenue dans la pieuse tradition du peuple berrichon. Les vitraux, les peintures, les statues nous la représentent traditionnellement passant au doigt de l'enfant Jésus l'anneau mystique de l'épousée : on voit son grave visage resplendir de force et de tendresse ; comme ces vierges consacrées à l'autel qui ne veulent rien considérer -des choses de la terre, il semble que tout entière elle se donne à son Dieu et ne veut point d'autre seigneur, qu'elle lui apporte sa vie, son cœur, sa virginité... Mais Jeanne de France était princesse et ne s'appartenait pas.

Voilà les sentiments qui marquèrent son enfance, à t'âge où tout sentiment profond laisse dans le cœur une trace ineffaçable. On a raconté[40] que, vers cette époque, la reine fugitive d'Angleterre, Marguerite d'Anjou, poursuivie, outragée, chassée par Warwick, et bien reçue d'abord en France, puis assez délaissée par Louis XI, qui n'attachait pas volontiers sa fortune à des destins périlleux, aurait rêvé pour son fils l'alliance de la petite Jeanne de France. Quoiqu'il en soit, ce vœu n'obtint pas l'agrément du roi qui, au moment du débarquement de Warwick en France, donnait à ses officiers des ordres bien différents : « Mess. de Concressault et du Plessis pourront dire à M. de W. que le roi l'aidera de tout son pouvoir à recouvrer le royaume d'Angleterre par le moyen de la reine Marguerite, ou pour qui il voudra : car le roi aime mieux lui que la reine Marguerite ou son fils, et pour l'amour de M. de W. s'est toujours tenu aussi étranger à eux que s'il ne les avait jamais vus....[41] »

Nulle pensée réelle de mariage n'était donc venue troubler la solitude de Jeanne : l'exilée do Linières n'avait même personne pour partager ses jeux. Il est cependant permis de croire, d'après ce que dit le chroniqueur Bouchet[42] qu'elle put trouver un compagnon d'enfance digne d'elle dans le jeune Louis de la Trémoille, le futur vainqueur de Fornoue, le guerrier fameux que l'histoire, non contente de célébrer ses exploits militaires, a décoré du nom de chevalier sans reproche, qui alors, tout jeune aussi, apprenait, auprès de là, sous le toit paternel du château de Bommiers, comment se font les hommes de cœur, les hommes de guerre. Selon son panégyriste « tous les semy-dieux et semy-déesses du pays de Berry, voysins du chasteau Bommiers où estoit la demourance de ces tres nobles enfans, laissoyent leurs maisons et chasteaulx pour venir veoyr leurs passe-temps tant honnestes, et entre aultres Loys l'aisné, lequel ilz monstroient l’ung à l'aultre par admiration... » Or Mme de Linières était une voisine de Bommiers, et même elle tenait d'assez près au jeune Louis par les liens du sang[43] ; il est donc bien naturel de supposer que les deux enfants ont mêlé leurs ébats, quelle que fût la différence de leurs aptitudes. Le jeune Louis était « de moïenne stature, ne trop grant, ne trop petit, bien organisé de tous ses membres, la teste levée, le front hault et cler, les yeux vers, le nez moien et un peu aquillée, petite bouche, menton fourchu, son tainct cler et brun, plus tirant sur vermeille blancheur que sur le noir et les cheveux crespeliez, reluysans comme fin or. » Il ne ressemblait donc pas à la pauvre Jeanne. Et quelle différence aussi dans leurs destinées ! Bientôt ces enfants, tous deux candides et bons, l'un tout audace, l'autre la douceur même, vont se quitter, mais non pas pour toujours ; plus d'une fois ils se rencontreront sur les routes de la vie, en des circonstances graves et diverses, et toujours ces deux grands caractères, qui semblaient nés pour s'entendre, serviront des grandes causes avec fidélité, avec dévouement : tous deux à douze ans vont entrer de plain-pied dans l'existence ; tous deux, à dix-huit, atteindront, d'un seul bond, l'apogée de la carrière : mais quelles arènes dissemblables et que les dénouements se ressemblent peu ! A douze ans, La Trémoille encore enfant, mais bien singulièrement homme déjà, déserte avec son ami d'enfance, Odet de Chazerac, la maison de son père et de sa mère et &engage au service de la cour pour affronter les événements ; à douze ans, Jeanne de France va aller visiter son père, au Plessis-lès-Tours. La Trémoille, à dix-huit ans, général en chef, se couvre de gloire pour la défense de son roi ; à dix-huit ans, Jeanne est montée sur la première marche du trône qu'elle a gravie comme un calvaire. La Trémoille, à 65 ans, trouve sur le champ de bataille de Pavie, devant le roi, le plus beau trépas d'un soldat ; Jeanne meurt jeune, entourée de la petite milice religieuse qu'elle commande, sur ce champ de bataille des blessures morales qui sont plus douloureuses et qui tuent plus vite que les autres.

 

 

 



[1] Fils de Jean de Bourbon, sire de Beaujeu. Ils eurent une fille, Suzanne, qui épousa Jean de Chabannes, chambellan de Louis XI et fils du comte de Dammartin (Généalogie manuscrite de 1655, Bibi. nat., mss. fr. 2898, f° 87).

[2] Lhermite de Soliers, dans Cimber et Danjou, t. I, p. 8 et 24.

[3] Jean de Troyes.

[4] Lhermite de Soliers, dans Cimber et Danjou, t. I, p. 8 et 24. Bouche, Histoire de Provence, II, 499.

[5] Procès de canonisation ; Summarium de 1774, p. 240.

[6] Bibliothèque de l'École des Chartes, 2e série, t. IV, p. 424.

[7] Inventaire des biens de Charlotte de Savoie, publié par M. Tuetey (Bibliothèque de l'École des Chartes, 6e série, t. I).

[8] Chronique anonyme, dans Cimber et Danjou, t. I, p. 165.

[9] « La nourrice de madame Jeanne de France... aussi cinquante livres. » Estat de la maison de la royne, dans Godefroy, Histoire de Charles VIII, p. 365.

[10] La Thaumassière, Histoire du Berry, p. 660 (ancienne édition).

[11] Nicolas de Nicolay, Description du Berry et diocèse de Bourges au XVIe siècle, publié par M. Advielle, Paris, 1865, p. 82.

[12] Linières en 1561 et 1562 fut entièrement dévasté. Les huguenots détruisirent les tombeaux des sires de Linières et jetèrent les corps à la voirie : les soldats jouaient aux boules avec les têtes. On fondit les cloches, on abattit les images, on noya les prêtres. Charles de La Rochefoucauld, alors seigneur de Linières, dut venir assiéger les huguenots qui se rendirent enfin le jour de Pâques 1570, après avoir mangé leurs chevaux et tous les rats de la ville. La famine et la maladie achevèrent de dépeupler Linières. Au XVIIe siècle, le château appartint à l'Électrice Palatine et à Colbert. Incendié en 1653, M. de Nouveau le fit reconstruire tel qu'il existe actuellement. Les derniers vestiges de la demeure de Jeanne ont disparu à la fin du XVIIIe siècle (Pierquin de Gembloux, Histoire de Jeanne de Valois, p. 106-108, d'après d'anciens documents). Linières figure dans le recueil de Chastillon (1625). Il appartient actuellement à M. le comte de Bourbon-Liguières.

[13] Pierquin de Gembloux, Histoire de Jeanne de Valois, p. 106-108, d'après d'anciens documents.

[14] Nicolas de Nicolay.

[15] V. ci-dessous, chap. III. Le récit que tous les historiens ont donné, d'après P. Mathieu, des violences de Louis XI à son égard est de pure invention.

[16] Bibl. nat., mss. fr. 2916, f° 3.

[17] Imbert de Batarnay, sire du Bouchage, dont il sera souvent question dans ce récit, était un gentilhomme dauphinois qui attacha de bonne heure sa fortune à celle de Louis XI et qui servit avec une égale fidélité tous les rois. Une phrase d'une lettre qu'il écrivit à sa femme, au moment de la mort de Louis XII, le peint mieux que nous ne pourrions le faire : « Au surplus, écrivait-il, je vous prie que lettes bien garder les portes de noz maisons affin que quelques mauvaix garssons n'y entrassent pour nous piller. » (Bibi. nat., mss. fr. 2929, f° 57.) Sa fille épousa le sire de Poitiers et fut la mère de Diane de Poitiers.

[18] Lemaire, Antiquités de la ville d'Orléans, p. 250.

[19] Il était amateur effréné de chasse. Chronique de Thomas Bazin, t. III, p. 168.

[20] Pierquin de Gembloux, Not. histor., archéolog. et philosoph. sur Bourges et le département du Cher, p. 446.

[21] Procès de divorce, Bibl. nat., mss. lat. 5973. Déposition du sire de Lamonta. — Dans les notes suivantes, nous nous bornerons à indiquer par le mot déposition le renvoi à ce manuscrit dont nous donnons la cote ici une fois pour toutes.

[22] Au dos : « A Mons. du Boschaige ». (Orig. Bibl. nation., mss. fr. 2907, p. 25.)

[23] Il est surprenant que, dans le Procès de canonisation de Jeanne de France, des témoins aient cru pouvoir exalter la piété, la vertu de Louis XI et le soin qu'il prenait de sa fille. Summarium de 1774, p. 226, 231, 232...

[24] Procès de canonisation ; positio super dubio... de 1774, p. 73.

[25] P. Mathieu, Hist. de Louis XI, 1610. Cet auteur dit avoir vu le lit de Louis XI, qui était encore conservé de son temps.

[26] Dony d'Attichy.

[27] Déposition de Louise Jarry.

[28] Déposition de M. Gaillard.

[29] La Thaumassière.

[30] Raynal, Histoire du Berry, t. III, p. 104.

[31] Et cette charge resta dans sa famille jusqu'au règne de Henri III (Raynal, Godefroy, etc.).

[32] Nicolas de Nicolay.

[33] Pallet, Nouvelle histoire du Berry, p. 285.

[34] La Thaumassière.

[35] Nous résumons ce qui précède d'après l'excellente Histoire du Berry, par Raynal, t. III, p. 106 à 126.

[36] Ce couvent était spécialement protégé par Charlotte de Savoie, qui le fit reconstruire (bulle de Sixte IV, en 1482 : Ardt. nat., L. 325, n° 16), et qui le recommande à son fils dans son testament (Godefroy, p. 364).

[37] Manuscrit de l'Annonciade, dans le Summarium de 1774, p. 207-208. Ce récit nous parait toutefois contestable, car il résulte d'une déclaration du P. G. Nicolas, que nous citerons plus loin, qu'il avait en 1505 quarante ans, c'est-à-dire le même âge que Jeanne. Elle n'aurait donc guère pu le prendre pour confesseur que vingt ans plus tard.

[38] Manuscrit de l'Annonciade, dans le Summariunz de 1774, p. 207-208.

[39] C'est presque à la même époque, Jeanne avait six ans, que les pieux narrateurs qui ont écrit sa vie au XVIe siècle se plaisent à nous la représenter appelée par des ordres d'en haut tels que naguère une autre Jeanne en recevait dans les champs de Domrémy, pressentant nettement, dans une seconde vision, une mission pour la conquête des âmes, pour la défense religieuse de son pays, pour son union mystique à la croix de Jésus-Christ. Comme elle avait l'habitude de prier, prosternée dans l'église de Linières, la Vierge Marie, et de lui demander comment elle pourrait le mieux l'honorer et la servir, elle crut entendre une voix supérieure qui lui disait en latin, langue d'ordinaire étrangère à Jeanne (dans le procès de divorce, il fallait lui traduire la procédure latine) : « Ma chère fille Jeanne, avant de quitter cette terre, vous fonderez en mon honneur une religion qui nous donnera, à mon fils et à moi, la plus grande joie possible. (Acta sanctorum, febr. I, p. 577. Dony d'Attichy et autres.

[40] Dony d'Attichy et autres.

[41] Barante, Histoire des ducs de Bourgogne, t. VI, p. 166-167 Cf. Legeay, Histoire de Louis XI.

[42] Panéggric du chevallier sans reproche .....

[43] Le sire de la Trémoille était le petit-fils de Marguerite de Seuly et l'héritier de la famille de Seuly, à laquelle appartenait Marguerite de Culant, mère de Mme de Linières (le P. Anselme, t. IV).