Marie Stuart rend sa confiance au comte de Murray. — Elle accouche d'un fils au château d'Édimbourg. — Elle dépêche Jacques Melvil à Londres pour instruire Élisabeth de cet événement. — Amnistie aux assassins de Riccio. — Ressentiment croissant de la reine contre Darnley. — Bothwell. — Sa vie de pirate. — Son audace envers la reine. — Son portrait. — Amour de la reine. — Son voyage au château de l'Ermitage. — Ses vers. — Bothwell maitre de Marie et de l'Écosse. — Martyre de Darnley. — Fatigué d'outrages, il quitte Holyrood et se retire à Glasgow près de son père. — Conférence de Craigmillar. — Conjuration des lords contre la vie de Darnley. — Voyage de Marie Stuart à Glasgow. — Ses lettres à Bothwell. — Confidences de Darnley à Crawford. — La reine ramène le roi malade à Kirk-of-Field. — La tristesse de Darnley redouble. — Dernière soirée. — La reine donne un bal à Holyrood. — Darnley seul avec son page Taylor. — Les bandits de Bothwell dans la maison. — Meurtre et explosion. — Cadavres retrouvés. — Hypocrisie de Bothwell et de la reine. — Indignation de la ville. — Terreur organisée par Bothwell. — Sermon de Knox. — Il se retire au fond des bois. — La cour s'étourdit dans les plaisirs.Malgré les liaisons de Murray avec les conjurés, la reine lui rendit toute sa confiance. Elle rapprocha de lui Bothwell, et se mit à l'abri sous la vigilance de son habile frère. Elle avait besoin d'un intervalle de repos ; Murray le lui ménagea, et elle rétablit sa santé. La fin de sa grossesse n'étant plus troublée, elle accoucha heureusement, le 19 juin 1566, au château d'Édimbourg, où elle s'était établie sur l'avis de son conseil privé, qui ne trouvait pas Holyrood une résidence assez sûre. Elle dépêcha aussitôt Mme Boin à Jacques Melvil, pour lui apprendre cet événement et pour lui donner ordre de l'annoncer à Élisabeth. Melvil se hâta de monter à cheval. Le soir, il était à Berwick, et, quatre jours après, à Londres. Il vit d'abord Cecil, en compagnie duquel il se rendit à Greenwich, où se tenait la cour et oh il y avait grand bal. Cecil présenta Melvil à Élisabeth, et, s'inclinant un peu, il dit tout bas à la reine qu'il était né un fils à Marie Stuart. Élisabeth fit une exclamation de dépit. Les danses furent interrompues, les bougies s'éteignirent, et la fête cessa. Élisabeth, retirés dans un petit salon où régnait une demi-obscurité, se jeta sur un fauteuil, se couvrit le visage de ses deux mains, et dit aigrement aux dames qui s'étaient empressées autour d'elle : La reine d'Écosse vient de mettre au monde un fils, et moi je suis un arbre stérile. Le lendemain, Élisabeth, qui se repentait de l'explosion irrésistible de son envie, reçut bien Melvil, et consentit à être la marraine de Jacques VI, selon le souhait de Marie Stuart. Melvil, avant de prendre congé, saisit cette occasion de la naissance du prince pour rappeler à Élisabeth la question si souvent éludée par elle de la succession au trône d'Angleterre. Élisabeth répondit avec froideur qu'elle jugeait les droits de sa bonne sœur très-fondés, et qu'elle faisait des vœux pour que les jurisconsultes anglais rendissent une décision favorable. Et comme Melvil insistait, la reine lui dit d'un accent impérieux qu'elle notifierait ses intentions par les députés qu'elle enverrait à la cérémonie du baptême. Melvil comprit qu'il fallait se taire pour ne pas exaspérer la reine ; et son frère Robert, qui résidait comme ambassadeur à la cour d'Angleterre, le loua de son silence. Adoucie par la naissance d'un fils qui devait être l'héritier de deux couronnes, Marie s'efforça d'immoler ses colères si justes à la pacification de la noblesse. Elle dompta son ressentiment jusqu'à faire grâce aux assassins de Riccio. Quelques hommes seulement avaient été pendus pour cet attentat. Lord Ruthven était mort en Angleterre, se vantant de son forfait comme de la plus belle action de sa vie. Morton put rentrer en Écosse avec tous ses complices, excepté George Douglas, qui avait porté le premier coup au favori, et André Ker, qui avait touché la reine de son pistolet au milieu du tumulte de l'assassinat. Le seul que la reine n'amnistia pas dans son cœur, ce fut son mari. Déchargée des soins du gouvernement, elle retomba dans tous les orages de l'amour. Déjà dégoûtée de Darnley qu'elle méprisait, le meurtre de Riccio, dont il fut l'un des assassins, la transportait parfois de fureur. Son visage dissimula sa haine à demi, mais son âme ardente la sentait tout entière. .... Je lui trouvai toujours depuis ce temps-là, dit Jacques Melvil dans ses curieux mémoires, un cœur plein de rancune, et c'étoit lui faire mal sa cour que de luy parler d'accommodement avec le roy. Elle aima sous les yeux de Darnley et ce fut sa première vengeance. Elle n'avait pas tardé à trouver ce qu'elle cherchait l'idéal de son rêve effréné. Il y avait à la cour d'Écosse un homme que la clairvoyance des plus habiles ambassadeurs d'Élisabeth avait dès longtemps pénétré et pressenti. C'est un jeune ambitieux très-entreprenant, écrivait de France Throckmorton en 1560. Il faut que ses ennemis aient l'œil sur lui et le surveillent de près. Randolph écrivait d'Édimbourg, en 1563 : Si jamais il reprend son crédit, ce sera un vautour dans ce royaume. Bothwell dissimulait le crime sous ses vices. Il avait été pirate. Il s'était mêlé à ces terribles corsaires de l'Océan qui avaient l'égorgement pour habitude et la rapine pour religion. Ils pillaient les châteaux, les monastères, volaient, violaient, tuaient, s'enivraient sur des décombres, y partageaient leur butin, et le cachaient soit dans des îles inhabitées, soit dans des lieux déserts. On ne saurait croire à quel point ces brigands unissaient à l'insatiable soif de l'or la superstition et la cruauté. Quand ils avaient enfoui leurs richesses, ils immolaient tantôt un blanc, tantôt un noir, quelquefois une jeune fille ; et ils enterraient la victime avec leur trésor, afin qu'il nit gardé par l'effroi que répandrait tout autour l'esprit du mort. Voilà les traditions, qui ne sont souvent que la vérité de l'histoire colorée naïvement par le peuple ; et tels étaient les compagnons que Bothwell avait plusieurs fois commandés ! Marie avait traversé bien des phases du cœur. Elle avait presque épuisé toutes les vicissitudes et toutes les délices de l'amour dans le mariage et hors du mariage. Elle avait aimé le roi François II, Riccio et Darnley. Des deux côtés du détroit, elle avait noué et dénoué des liaisons de plaisir comme des songes légers dans le sommeil. Elle se sentait lasse de la galanterie, du caprice, de la coquetterie, de la passion permise ; elle rêvait une autre passion. Ni les courtisans de France, braves et spirituels ; ni les archiducs, ni les princes de Bourbon, ni les infants d'Espagne, ni les lords d'Angleterre, ni même des héros épiques, ainsi que ses oncles ou ses cousins de Lorraine, ne suffisaient plus à. son désir. Il fallait à son goût blasé et à ses sens de feu un type nouveau, criminel, un pirate, non de la poésie, mais de la réalité. Ce pirate, allié à la famille de Byron, dont il avait épousé l'une des ancêtres, lady Gordon, et que Byron chanta trois siècles après Marie Stuart, elle l'avait connu, aimé. Il s'appelait Bothwell. Une de ses favorites le lui révéla. L'imagination de la reine s'alluma aux conversations de lady Reres. C'était une femme de vie licencieuse. Elle trouvait je ne sais quelle saveur de plaisir à raconter sa jeunesse cynique. Elle fut l'une des héroïnes qui inspirèrent Brantôme, et qu'il peignit avec une verve si effrontée. Lady Reres ne quittait pas la reine. Elle était de sa plus familière intimité. Une certaine affinité de nature les attirait l'une vers l'autre. Lady Reres avait été la maîtresse de Bothwell. Après une scandaleuse liaison, ils s'étaient quittés sans se haïr. Une admiration singulière avait survécu dans lady Reres à un amour passager. Elle parla de Bothwell à la reine et de la reine à Bothwell. Par un de ces raffinements de débauche morale dont le XVIe siècle offre tarit d'exemples, elle consentit à introduire le comte dans l'appartement de la reine sans en prévenir Marie. La reine n'habitait pas alors Holyrood (août 1566). Elle s'était retirée pour quelques semaines dans une maison de lord Fleming, afin d'avoir plus de repos et de liberté qu'au château. C'est là qu'elle écoutait des heures entières les récits de lady Reres, qui s'apercevait de l'impression qu'elle produisait et qui cherchait à la redoubler. Cette impression n'était pas de l'amour, mais une sorte d'étonnement mystérieux et comme un attrait de volupté inquiète. Lady Reres pressa le dénouement de cette aventure, qu'elle avait concertée d'avance avec Bothwell. Elle ouvrit l'accès des jardins au comte, le fit entrer secrètement dans la chambre et jusque dans le lit de la reine. Telle fut, selon l'opinion des contemporains, l'origine de cet amour si fécond en catastrophes tragiques ; amour tellement fatal, invincible, que même les courtisans ne furent pas éloignés de croire Marie sous l'impression de la sorcellerie, sous le charme d'un philtre surnaturel ..... Le comte de Bothwell, dit l'ambassadeur de France en Angleterre, la Mothe-Fénelon, en sçait bien le mestier, n'ayant faict plus grande profession, du temps qu'il estoit aux escolles, que de lire et estudier en la négromancie et magie défendue. Bothwell était un gentilhomme de race ancienne. Il avait des manières de grand seigneur et des hauteurs féodales. Son front résolu ne rougissait jamais ; ses yeux semblaient beaux, quoiqu'il en eût perdu un. Bothwell était loin d'être défiguré par ce terrible accident de sa vie de corsaire : il n'y paraissait presque pas. Sa voix, d'un timbre mâle, savait s'insinuer par des inflexions très-douces. Sa bouche était dédaigneuse, son nez accentué, sa physionomie patricienne. Il avait le regard fascinateur de l'homme de proie. Ce visage martial, cette taille noble et dégagée, cette âme sans scrupule, cet esprit présomptueux, pervers, et jusqu'à l'attentat commis si audacieusement sur elle-même, séduisirent Marie et l'entraînèrent. Tous ces dons de l'enfer étaient relevés par une mine fière et par un air de défi à la fortune, aux dangers et au malheur. Bothwell était brave et de trempe à lutter avec les périls. Mais s'il avait le courage du tempérament, qui triomphe avec orgueil ou qui succombe avec obstination, aurait-il le courage de la conscience ou du fanatisme ou de l'amour, le courage qui sauve de la folie et qui se résigne aux longues misères, à l'isolement, aux cachots ? L'avenir ne répondra que trop. En attendant, perdu de dettes et de débauches, Bothwell était un scandale vivant. Il avait des maitresses innombrables et trois femmes dont chacune se croyait légitime. Il n'était pas de la religion de Marie, et tout semblait devoir les séparer. Tout les réunit, même les infamies de cet étrange amant, irrésistible sur le cœur de la reine corrompue dans sa fleur à la cour des Valois. Une démarche où éclata du reste autant de sensibilité que d'imprudence, trahit la passion de Marie. Elle avait élevé le comte de Bothwell aux plus hautes dignités de l'État. Parmi ses titres, il en avait un très-important, celui de lord gardien des frontières. Il était chargé de surveiller toutes les marches ; ce qui lui donnait la dictature des comtés du sud. Lorsque ce grand commandement l'appelait, il habitait le château de l'Ermitage, forteresse royale d'où il dirigeait des expéditions pour rétablir la paix, intimider les troupes de maraudeurs et repousser les Anglais. Dans l'une de ces expéditions, il voulut arrêter lui-même tm chef de bande, John Elliot de Park. Malgré le nombre des assaillants, le maraudeur se défendit avec l'intrépidité du désespoir et blessa Bothwell à la main. Le comte fut transporté à l'Ermitage, et Marie Stuart, qui tenait une cour de justice à Jedburgh, fut avertie le 15 octobre de cet événement. Elle ne balança point. Elle monta à cheval, et, suivie de quelques gentilshommes de sa maison, elle franchit à travers champs, marais, bois, montagnes, une distance de vingt milles d'Angleterre. Elle arriva dans une émotion inexprimable à l'Ermitage. Le comte était mieux. La reine, rassurée, songeant à la hardiesse de sa conduite, au chagrin de ses amis, à la joie de ses ennemis, revint le même jour à Jedburgh par les mêmes chemins rudes et impraticables. M. le comte de Bothwell, écrit naïvement du Croc à Catherine de Médicis, est hors de danger, de quoy la royne est bien fort ayse ; ce ne luy eust pas esté peu de perte que de le perdre. Marie tomba elle-même malade le 16, et les fatigues, les saisissements de la veille mirent sa vie en péril. Elle se révèle tout entière dans des sonnets qui sont le journal rythmique et secret de son âme. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . IX. Pour luy aussi j'ay jette mainte larme : Premier quand il se fist de ce corps possesseur, Duquel alors il n'avait pas le cœur. Puis me donna une aultre dure alarme Quand il versa de son sang mainte dragme Dont le grief mal me vint lesser doleur Qui m'en pensa osier vie, et frayeur De perdre, las, le seul rempart qui m'arme. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . D'amant, le comte de Bothwell devint bientôt le maitre de
Marie. Elle l'aima éperdument, sans souci d'elle-même ni de sa renommée. Elle
ne se donna plus la peine de cacher son aversion pour le roi. Le malheureux
et coupable prince ne fut pas seulement annulé, il fut abreuvé d'outrages. ....
Il se promenoit toujours seul de côté et d'autre,
dit Melvil, tout le monde voyant qu'on regardoit
comme un crime de l'accompagner. Riccio était bien vengé ! Accoutumé à la voix des flatteurs, nourri de futiles conversations de galanterie et de poésies licencieuses, incapable d'application, de fermeté, d'audace ; préoccupé uniquement des modes d'Italie, d'Espagne, des belles manières de France ; indigne de l'épée et du sceptre, trop pesants pour son bras, Darnley était mal préparé aux adversités. Haï de Marie, méprisé de tous ceux qu'il avait trahis après la mort de Riccio, il ne parlait, dans son désespoir, que de s'expatrier et de quitter un royaume où il était abhorré. Il souffrait avec un orgueil de race et les évanouissements d'une faiblesse lâche tout ce qu'un homme peut souffrir. Il savait que la reine était à un autre, et, s'il eût pu douter du déshonneur qu'elle lui infligeait avec éclat, les regards moqueurs, les sourires équivoques des nobles l'auraient éclairé. Il vivait d'insultes et les dévorait en silence. Le temps des récriminations était passé pour lui. Nul ne lui permettait plus de se plaindre. Sa couronne d'emprunt était devenue une couronne d'épines. Elle n'était plus même un ornement pour sa tête, elle était une honte ajoutée à toutes les autres. Il était raillé comme homme et bafoué comme roi. Encouragés par Marie, les courtisans ne se levaient plus en sa présence. Tamworth, un ambassadeur d'Angleterre, refusa un passeport que Darnley avait signé. Le nombre des chevaux et des équipages du pauvre jeune roi fut réduit jusqu'à la parcimonie ; sa vaisselle d'or lui fut retirée ; et ses officiers, jusqu'à ses serviteurs, devinrent les instruments de Bothwell. Le comte de Bedford écrit à Cecil, le 3 août 1566 : La reine d'Écosse et son mari sont ensemble comme ci-devant, et même encore pis ; elle mange rarement avec lui ; elle n'y couche jamais ; elle ne se tient point en sa compagnie, et elle n'aime point ceux qui ont de l'amitié pour lui. Elle l'a tellement rayé de ses papiers, que lorsqu'elle est sortie du château d'Édimbourg pour aller au dehors, il n'en savoit rien. La modestie défend de répéter ce qu'elle a dit de lui, et cela ne seroit pas à l'honneur de la reine. Un nommé Pickman, marchand anglois, qui avoit un épagneul assez beau et excellent nageur, le donna à M. Jacques Melvil ; celui-ci, voyant que le roi se faisoit un grand plaisir d'avoir de ces sortes de chiens, le donna au roi. La reine, à cette occasion, fit des reproches terribles à Melvil, l'appela fourbe et flatteur, et lui déclara qu'elle ne pouvoit point avoir de confiance en celui qui offrait des présents à un homme qu'elle n'aimoit point. Le page de Darnley, Taylor, lui resta seul fidèle. Taylor était un adolescent timide et dévoué. Ses mœurs étaient plus douces et son âme plus sensible qu'il ne convenait, pour son bonheur, dans ce rude siècle et chez le peuple où il vivait. L'affection de ce jeune homme pour le roi avait grandi avec les infortunes de son maître. Taylor s'était attaché d'une étreinte désespérée à Darnley malheureux, comme ces lierres qui nouent avec plus de tendresse leurs souples bras autour des troncs à moitié desséchés. Darnley souffrit cruellement au château de Stirling pendant le baptême de son fils (17 décembre 1566). La crainte de la risée publique l'empêcha de paraître à la cérémonie. Bothwell, bien que presbytérien, fut l'ordonnateur de cette cérémonie, où la catholique Marie lui sourit avec amour. Darnley ne se montra pas et s'enferma chez lui, ulcéré comme roi, car un sujet l'éclipsait partout ; comme époux, car ce sujet insolent était son rival heureux ; comme père, car celui qui désormais allait veiller sur le berceau de l'enfant royal était un ennemi sans scrupule, sans entrailles, sans frein. Marie alors s'agitait au milieu d'une tempête de sentiments, de passions et de goûts qui troublait toute la cour. Elle avait mené à Stirling sa troupe de bouffons conduite par Bastien, qui représentait le chef des satyres. Cette troupe, dans une soirée donnée par la reine, entra précédée et suivie de musiciens et de chanteurs qui charmèrent d'abord par l'harmonie de leurs accords. Mais bientôt l'attention fut absorbée par les satyres, qui, secouant leurs queues et gesticulant d'une manière grotesque, caricaturèrent les façons anglaises. Cette scène burlesque commença à un signal de Bastien, soit ordre secret, soit fantaisie de mime, soit instinct subit de haine, soit pétulance de gaieté française contre les habits rouges. Les ambassadeurs d'Élisabeth et leur cortège furent violemment irrités d'une telle irrévérence. Lord Hatton déclara que, sans son respect pour la reine, il eût percé Bastien de son épée. Le comte de Bedford et Marie Stuart n'apaisèrent pas facilement le tumulte et la colère des Anglais de distinction qui se disaient insultés. En même temps qu'elle s'abandonnait a ces légèretés, Marie était souvent triste jusqu'aux larmes et aux sanglots. Elle demeurait épouvantée de l'audace de ses ennemis et du meurtre de Riccio, que rien n'effaçait de son souvenir. Parfois on la voyait traverser les allées du parc, et marcher pensive dans les lieux solitaires ; parfois elle sortait de ces découragements par de brusques élans vers le plaisir, suspendue tantôt aux déclarations de Bothwell, tantôt à ses récits. Elle errait avec lui, aux moindres pâles rayons, sous les sapins aimés de Jacques V. Mais soit dans les fêtes qu'elle imaginait, soit dans ses douleurs muettes, soit dans ses promenades, soit dans ses entretiens, elle ne pouvait oublier le crime de son mari. Son ressentiment contre Darnley lui montait par bouffées dans la poitrine, et elle l'exprimait sous toutes les formes sans jamais chercher à le dissimuler. Tout le monde était frappé de ces inconvenances de la reine. Le comte de Bedford, envoyé par Elisabeth à la cérémonie du baptême, et qui semblait dévoué de cœur à Marie Stuart, la supplia, au nom de l'honneur, au nom des intérêts les plus chers, de ménager le roi, et d'être plus circonspecte devant la cour. Marie Stuart le remercia de ses bonnes intentions, mais elle continua de se compromettre de plus en plus. Le comte de Bothwell était le tyran de Marie et de l'Écosse. Il élevait, il abaissait, à son gré, les seigneurs. Il disposait de toutes les fortunes. Personne n'osait agir ni même parler à son détriment. Il tenait dans ses mains la destinée de chacun, et toute ambition était forcée de compter avec lui. Il était la source des grâces, le tentateur des consciences, le corrupteur des âmes. Les honnêtes gens qui n'étaient pas à sa discrétion désiraient-ils se voir, se concerter, se communiquer leurs craintes, il leur fallait se rencontrer la nuit. Ils étaient entourés d'espions. Le comte, même devant Marie, se portait à des violences qui allaient jusqu'à l'assassinat. Un jour, dans la chambre de la reine, il eut une discussion avec Lethington, dont il craignait les trames et dont il haïssait l'esprit. Irrité par la contradiction froide, polie, de son adversaire, il tira son poignard, et, se précipitant sur lui à l'improviste, il l'aurait tué infailliblement, si Marie ne se fût jetée entre eux. Il ne reconnaissait plus ni droit ni loi. Son caprice l'emportait à toutes les extrémités. Il ne respectait aucune bienséance : sa joie était de les braver toutes. Il dédaignait le peuple comme un vil troupeau, et il abhorrait les ministres du presbytérianisme comme des censeurs implacables. Il était absolu avec la reine, plein d'insolence avec le roi et de hauteur avec les lords. Son nom seul était un effroi : Nom si fatal, dit un vieux historien, qu'il n'y a plume de milan assez noire pour l'inscrire aux fastes de l'Écosse ! Cependant d'autres humiliations atteignirent Darnley, et achevèrent de l'accabler. Un matin, après que la cour fut revenue au château d'Holyrood, étant rentrée par une porte des jardins, il allait gravir quelques degrés pour gagner son appartement, lorsqu'il sentit tomber sur sa toque et sur ses épaules plusieurs poignées de poussière. Il leva les yeux et vit deux têtes qui se retiraient vivement d'un croisillon. Le roi poussa un cri de rage, et s'élança vers l'étage supérieur. Il ne trouva personne. Les maladroits ou les coupables s'étaient enfuis par les corridors du labyrinthe royal. Était-ce un hasard ? était-ce une insulte ? Darnley ne douta pas que ce ne fût un nouvel affront suscité par ses ennemis. Il redescendit furieux, désespéré. Des rumeurs d'enthousiasme, le bruit, le mouvement des gardes, des seigneurs et de leur suite, attirèrent son attention. Il regarda par la fenêtre sur la grande cour. Bothwell s'avançait au milieu de ses partisans. Les plus fiers barons tendaient en souriant la main au favori : tout le reste s'inclinait avec respect el faisait retentir l'air d'acclamations redoublées. Penché sur la crinière de son cheval, Bothwell saluait et remerciait tour à tour. Le cheval de la reine, richement caparaçonné, attendait au pied de l'escalier. Bothwell sauta à terre, pénétra dans le palais, et ramena bientôt la reine. Il l'aida courtoisement à se mettre en selle, s'y mit lui-même, et ils partirent, accompagnés de quelques amis seulement, pour le château d'Alway. Le roi, consumé d'amour, de jalousie et de honte, ordonna de lui préparer deux chevaux, et suivit avec Taylor la reine et Bothwell. Il arriva quelques minutes après eux à Alway. Dès que la reine l'aperçut, un nuage de sombre ennui couvrit son visage. Elle ne put même dissimuler son irrésistible répulsion, et voulut repartir sans retard pour Édimbourg. Darnley demeura longtemps immobile et comme foudroyé à la place où la reine l'avait regardé avec mépris en retournant sur ses pas pour le fuir. Cette injure silencieuse fut la dernière goutte qui fit déborder le vase trop plein de fiel et de pleurs. Fatigué d'outrages, Darnley se décida enfin à se retirer chez son père, le comte de Lennox. Après un court séjour à Holyrood, il s'éloigna navré d'Édimbourg, car il aimait la reine. Il parcourut, morne et désolé, le vieux chemin mal tracé à travers un pays sauvage, couvert de joncs, de bruyères, accidenté de petites montagnes, éclairé par les reflets blafards des étangs et des marécages. Il n'avait pas fait plus d'une lieue qu'il éprouva de violentes coliques et des déchirements d'entrailles intolérables. Il continua, presque expirant, jusqu'à Glasgow. Les plus habiles médecins furent appelés, et l'un d'eux, Jacques Abernethy, déclara que Darnley était empoisonné. Tous les secours de l'art furent employés, et sauvèrent à demi le pauvre roi. On accusa Marie d'avoir versé elle-même le poison. C'était une calomnie de l'opinion et une erreur de la science. Le roi n'était malade que de la petite vérole. Dès cette époque, il est vrai, la reine, dans tout le feu de son amour pour Bothwell et de sa haine contre Darnley, s'était liée étroitement aux lords ennemis du roi, à Murray, à Morton, à Huntly, au comte de Lethington : Argill était l'un des plus violents après Bothwell. Marie les vit à Craigmillar, aux environs d'Édimbourg, où elle s'était retirée pour se distraire un peu de ses luttes intérieures. Mais elle ne trouvait nulle part la paix. Au château de Craigmillar comme à Holyrood on remarqua sa tristesse. Elle secouait en vain sa chaîne d'épouse, cette chaîne ne se brisait pas. Elle pouvait bien être la maîtresse de Bothwell, elle ne pouvait devenir sa femme. De là son abattement. La maladie de la reine, écrivait du Croc à l'archevêque de Glasgow, consiste principalement dans un chagrin profond qu'il est impossible de lui faire oublier. Elle ne fait que répéter ce mot : Je voudrais être morte ! Les lords confédérés, témoins de la douleur de la reine,
et tous intéressés à la captiver par ambition, la pressèrent de consentir à
deux coups d'État : le divorce, puis l'exil du roi. Elle ne répondit que par
des soupirs, que par le vague projet de se réfugier en France, et de confier
à Darnley le gouvernement de l'Écosse.. Madame,
s'écria le comte de Lethington, nous, les principaux
de votre noblesse et de votre royaume, nous ne le souffrirons pas. Nous
trouverons certainement le moyen de délivrer Votre Grâce de cet homme....
Milord Murray, ici présent, n'est pas moins
scrupuleux comme protestant que vous comme papiste, et je suis sûr pourtant
qu'il regardera ce que nous ferons à travers ses doigts, et ne dira rien. A cette avance voilée, mais terrible, la reine, loin de blâmer, loin de s'indigner, s'enveloppa dans une maxime générale qui était déjà comme une tolérance anticipée de l'assassinat. Elle dit qu'il valait mieux remettre les choses dans la main de Dieu, que de rien essayer dont elle pût se repentir plus tard. Mais, répondit Lethington, encouragé par l'air de Marie et la mollesse de sa parole, laissez-nous agir, madame, et mener l'affaire. Votre Grâce n'en verra que de bons effets, et le parlement approuvera tout ensuite. La fameuse et secrète conférence de Craigmillar ne demeura pas stérile. Les hommes qui en faisaient partie passaient vite de la pensée à l'action. Ils ne perdirent pas de temps. Bientôt le band pour l'assassinat de Darnley fut rédigé par sir James Balfour, consenti par Bothwell, Lethington, Huntly, Argill. Morton refusa de signer par prudence, Murray par prudence et par conscience. Les scrupules pieux de Murray, autant que son habileté supérieure, l'écartèrent toujours de toute participation directe au meurtre. Le meurtre accompli, il en recueillait les fruits. C'était un presbytérien ambitieux dont un rayon religieux traversait la sagesse profane, égoïste et politique. Cette nuance de l'âme de Murray ne doit pas être omise, car elle se réfléchit dans toute la suite de sa vie. Ainsi, la reine connaissait le plan homicide et régicide dressé contre son mari. Quelle mesure prit-elle ? Aucune. Loin de combattre les lords conjurés, elle était la maîtresse de l'un d'eux, et l'amie de tous les autres ! A ce moment solennel de sa destinée, la pente sur laquelle elle cherche vainement à s'arrêter est devenue trop rapide. Poussée par Bothwell, elle y fait un pas décisif et glisse jusqu'à l'abîme. On sait que Darnley était malade chez son père. Elle quitta inopinément Holyrood et se hâta d'arriver à Glasgow, sous prétexte de soigner le roi. Il fallait le ramener à Édimbourg, où il ne serait plus sous la surveillance paternelle, où il serait livré tout entier à ceux qui avaient résolu sa mort. Voici quelques pages des lettres que Marie écrivait jour par jour à Bothwell : Quand je fus partie du lieu — Édimbourg — où j'avais mon cœur, jugez de mon estat, puisque j'étois comme un corps sans ame, qui a été cause que jusqu'à la disnée je n'ay pas tenu grand propos. Aussy personne ne s'est voullu avancer, estimant bien qu'il n'y faisoit bon. ..... Nul des habitants — de Glasgow — n'est venu à moy, qui faict que je croys qu'ils sont d'avec celui-là — le comte de Lennox —, et puis ils parlent en bien, au moins, du fils. Davantage je n'aperçoys aucuns de la noblesse oultre ceulx de ma suyte. ..... Il dit — le roi — qu'il se trouvoit si joyeux de me voir, qu'il pensoit
mourir de joye. Cependant il étoit peiné de ce que j'étois ainsi pensive. Je
m'en allay souper. Il me prya de retourner : ce que je fis. Il me déclara son
mal, ajoutant qu'il ne vouloit pas faire de testament, sinon cettuy-seul,
c'est qu'il me lesseroit tout. ..... Que si je puis obtenir pardon, m'a-t-il dit encore, je promets ci-après de ne vous plus offenser. Je ne vous demande plus rien, sinon que nous ne faisions qu'une table et qu'un lit comme ceulx qui sont mariez. A cela si vous ne consentez, jamais je ne seray remis sus. Je vous prie me faire entendre ce que vous aurez délibéré ; car Dieu sçait qu'elle peine je porte de ce que j'ai faict de vous une idole, et que je ne pense à autre chose qu'à vous. ..... Il advoue — le roi — qu'il estoit averti par Minto q u'on disoit qu'un du conseil m'avoit aporté des lettres, afin de les signer pour le faire mettre en prison ; voire s'il n'obeyssoit, pour le tuer. ..... Il désiroit fort que j'allasse loger en son hostel ; ce que j'ay refusé, lui disant qu'il avoit besoing de purgation et que cela ne se pourroit fayre. Je dis que je le menerois avec moy à Craigmillar, afin que là les médecins et moi le peussions secourir, et que je m'esloignasse de mon fils. Il respondit qu'il estoit prest d'aller où je voudrois, pourvu que je le rendisse certain de ce qu'il m'avoit requis. ..... Il ne vouloit pas permettre que je m'en allasse, mais désiroit que je veillasse avec luy. ..... Je ne l'ay jamais vu mieux, ni parler si doucement. Et si je n'eusse appris par l'expérience combien il avoit le cœur mol comme cire, et le mien dur comme diamant, et lequel nul trait ne pouvoit percer, sinon décoché de vostre main, peu s'en est fallu que je n'eusse eu pitié de luy. Toutefois, ne craignez point. Le roy me requiert que je luy donne à manger de mes mains. Or, vous n'en croyez pas par delà rien davantage pendant que je suis icy. ..... Il n'a pas été beaucoup rendu difforme.... Je n'approche pas près de luy, mais je m'assieds en une chaise à ses pieds, luy étant en la partie du lit la plus éloignée.... Je viens à ma délibération odieuse : Vous me contreignez de tellement dissimuler que j'en ai horreur, vu que vous me forcez de ne jouer pas seulement le personnage d'une traistresse. Qu'il vous souvienne que si l'affection de vous plaire ne me forçoit, j'aimerois mieux mourir que de commettre ces choses ; car le cœur me saigne en icelle. Bref, il ne veldt venir avec moy sinon sous cette condition, que je lui promette d'user en commun d'une seule table et d'un même lit comme auparavant, et que je ne l'abandonne si souvent ; que si je le fais ainsi, il fera tout ce que je vouldray et me suivra. ..... Je ne m'esjouis pas à tromper celuy qui se fie en moy. Néanmoins vous me pouvez commander en tout. Ne concevez donc point de moy aucune sinistre opinion, puisque vous-même êtes cause de cela : je ne le ferois pas contre luy par une vengeance particulière. ..... Je ne l'ai pas vu cette après disnée, parceque je faisois votre brasselet auquel je ne puis accommoder de la cire ; car c'est ce qui défaut à sa perfection. Et encore je crains qu'il n'y survienne aultre inconvénient et qu'il soit reconnu.... Avisez que personne de ceux qui sont icy ne le voye.... faites-moy entendre si vous le voulez avoyr, et si avez affaire de quelque peu plus d'argent, et quand je dois retourner, et quel ordre je tiendray à parler à luy — Darnley — ; il enrage quand je fais mention de Lethington, de vous et de mon frère. Je ne pense que choses fâcheuses,
mon cher amy, puisque pour vous oheyr je n'espargne ni mon honneur, ni ma
conscience, ni les dangers, ni même ma grandeur, quelle qu'elle puisse être :
je vous prie que le preniez en la bonne part et non selon l'interprétation du
faux frère de votre femme, auquel je vous supplie aussy n'ajouter aulcune foy
contre la plus fidelle amye que avez eù ou que vous aurez. Ne regardez point
à celle — lady Gordon — de laquelle les feintes
larmes ne vous doivent être- de si grand poids que les fidelles travaux que
je souffre, afin que je puisse mériter de parvenir en son lieu : pour lequel
obtenir je trahi voire contre mon naturel ceux qui m'y empescheroient. Dieu
me le veuille pardonner ! ..... Encore que je n'oye rien de nouveau de vous, toutes fois, selon la charge que j'ai reçue, j'ameine l'homme avec moy lundy à Craigmillar. ..... Aymez-moy. Comme..... la tourterelle qui est sans compagnon, ainsi je demeurerai seule pour pleurer votre absence, quelque briefve qu'elle puisse être. Cette lettre plus heureuse que moy ira ce soir où je ne puys aller. De tels fragments ne prouvent que trop la participation de Marie Stuart au meurtre de Darnley. Ils sont tirés des lettres trouvées après la fuite de Bothwell dans une cassette d'argent où l'initiale F., surmontée d'une couronne, était gravée plusieurs, fois. Cette cassette, que M. le duc d'Hamilton conserve comme une relique héréditaire, Marie Stuart la tenait de François II et l'avait donnée à Bothwell. Il y avait déposé le band pour l'assassinat de Darnley avec deux contrats de mariage, huit lettres galantes et des sonnets amoureux de Marie. Aucun des originaux de ces pièces n'existe maintenant. Les seigneurs compromis dans le band et qui l'avaient signé, s'empressèrent de le livrer aux flammes et d'anéantir ainsi la preuve irréfragable de leur complicité. Plus tard Jacques Ier, devenu roi d'Angleterre, fit disparaître les contrats, les lettres et les sonnets qui déshonoraient sa mère ; il les rechercha partout pour les briller. Les lettres surtout sont d'une haute importance historique. Elles furent écrites par Marie Stuart en français avec ce tour vif, naturel, passionné qui distingue le génie impétueux et léger de la reine d'Écosse. C'est sous cette forme qu'elles furent produites aux conférences d'York et de Hampton-Court ; sous cette forme qu'elles consternèrent les amis de Marie, et qu'elles réjouirent ses ennemis. Lorsque Murray eut remis à Élisabeth les pièces du procès, dit Melvil, elle en eut un bonheur extrême et elle sentit un profond contentement du déshonneur de Marie Stuart. Plus lard, les originaux disparurent. Il ne resta des lettres que trois traductions en écossais, en latin et en anglais. La traduction latine, qui avait été faite sur l'écossais, fut elle-meule traduite en français, de sorte que les lettres actuelles ne sont pas les lettres primitives, mais la version de troisième main des lettres de Marie Stuart. C'est ce qui explique leur infériorité de charme de talent, de style, si on les compare aux autres lettres de la reine d'Écosse. Elles ont même été déclarées apocryphes par George Chalmers, William Tytler, Withalter, Goodall, Lingard et le prince Labanoff. M. Fraser Tytler ne se prononce pas. Elles ont été reconnues authentiques par les trois grands historiens de France, d'Angleterre et d'Ecosse : de Thou, Hume, Robertson, auxquels il faut ajouter Sharon Turner, Hallam, Malcohn, Laing, Raumer, Philarète Chasles, l'humoriste, l'éloquent et spirituel professeur, enfin M. Mignet, qui, dans une série d'articles excellents, a su tempérer, par la réserve la plus prudente, une haute, curieuse et savante critique. Après avoir pesé les raisons qui valent mieux que les noms propres, mon opinion n'est pas douteuse sur ces lettres. Je les crois altérées dans la forme, mais aussi je les crois vraies au fond, d'une vérité que les vieux historiens ne soupçonnaient pas et que le temps a dévoilée. J'aurais voulu les trouver fausses. L'évidence m'a vaincu. Tout l'enchaînement de la conduite privée et publique de la reine, tous ses actes, toutes ses paroles, démontrent l'authenticité de ces lettres. Le plus irrécusable témoin contre Marie, c'est elle-même. Les preuves abondent. Et d'abord, comment n'être pas frappé de la coïncidence de ces lettres avec une relation de Crawford, le gentilhomme le plus loyal de la petite cour du comte de Lennox ? Cette relation, écrite de la main de Crawford et déposée aux archives d'Angleterre sous l'étiquette de Cecil, raconte la principale entrevue de la reine et de Darnley à Glasgow. Marie arrive inopinément. Darnley, par un pressentiment mystérieux, redoute la reine en l'adorant. Il lui fait dire qu'il est malade, et on lui insinue qu'il vaudrait mieux qu'elle retournât. Marie force la porte en reine, et s'assied au chevet du jeune roi qu'agite l'émotion la plus vive. Marie cause d'abord de la santé de Darnley, puis de choses futiles, puis elle aborde le suie grave, presque impossible. Vous vous méfiez de moi.... Ne prétendez-vous pas avoir découvert un complot contre votre vie ? — On me l'a révélé. — Qui ? — Lord Minto. Il affirme qu'à Craigmillar certains seigneurs ont soumis à votre signature mon arrêt de mort. Le faible et aveugle jeune homme ajoute qu'il ne la soupçonne pas, ni elle, ni personne ; qu'il la prie seulement de ne le plus quitter. Il en sera selon votre souhait, dit la reine. Voulez-vous venir avec moi jusqu'à Craigmillar ? Les eaux vous y seront bonnes. Nous irons en litière. — Je vous accompagnerai si vous consentez que nous soyons, comme par le passé, compagnons de table et de lit. — Sans doute, répond la reine ; seulement, vous vous guérirez avant tout ; et en se retirant elle lui recommande le secret. Darnley promet de le garder ; pourtant il le confie à Crawford et lui en demande son avis. Je n'aime point tout ceci, lui dit Crawford. Au lieu de vous rendre à Craigmillar, pourquoi ne pas aller droit à Holyrood ou dans toute autre de vos résidences ? — C'est ce que j'ai pensé aussi.... Mais j'irai avec elle, dût-elle me tuer. Voilà les principaux traits du récit de Crawford ; ne confirment-ils pas sur tous les points les lettres tant contestées dont j'ai cité quelques fragments ? On comprend et l'on touche au doigt le rôle de la reine. Elle obéit à Bothwell en frémissant. Bothwell la fascine, la subjugue, la précipite. La conscience lutte en elle et la nature se révolte ; mais Bothwell l'emporte. Darnley est confiné à Glasgow. Marie accourt afin de l'en tirer. Elle ne ménage aucune séduction. Elle enivre de ses sourires et de ses regards cet enfant sensuel. Elle le connaît et se joue de ses illusions. Elle enchante sa proie afin de l'enlever. Elle amuse et endort sa victime. Elle attise la passion de ce faible et voluptueux jeune homme pour le mener an trépas. Ah ! puissé-je me tromper ! mais les apparences, les probabilités sont accablantes. Marie avait conduit à Glasgow deux personnes dévouées à Bothwell. La première était lady Reres, qui avait tant servi l'amour du comte, et qui restait auprès de Marie comme favorite pour elle, pour lui comme témoin. Car Bothwell était jaloux de la reine, et comment ne l'aurait-il pas été ? .... Il sçavoit, dit un grave contemporain, qu'elle aimoit son plaisir et à passer son temps aussi bien que aultre du monde. La seconde personne attachée à Marie par Bothwell était Nicolas Hubert, un Français qu'on appelait Paris, du nom de sa ville natale. Cet homme, qu'un regard de Bothwell glaçait d'épouvante, et qui, par peur, consentit à entrer dans le complot contre la vie du roi, accompagnait Marie dans son voyage de Glasgow. Ce fut lui qu'elle envoya à Bothwell avec quatre cents écus et une lettre, celle du 24 janvier, si conforme à la déposition de Thomas Crawford. Après avoir fait à Paris plusieurs recommandations, elle ajouta : .... Vous dirés ensuite à monsieur de Boduell que je ne vas jamais vers le roy que Reres n'y est, et voyt tout ce que je fais. Paris partit, et n'oublia rien de tout ce qui lui avait été confié. Son véritable message était de demander à Bothwell et à Lethington, les deux principaux auteurs du band régicide, où il faudrait loger Darnley à son retour, si c'était à Craigmillar ou à Kirk-of-Field. Quand Marie eut reçu la réponse, et qu'elle eut appris que Kirk-of-Field était le lieu désigné, elle décida le roi à quitter Glasgow pour vivre où elle vivrait. Il se déroba à son père et aux amis de sa famille pour venir à Édimbourg sur les pas de la reine. Elle ne l'installa point à Holyrood. De concert avec Bothwell, qui s'était empressé à leur rencontre, et sous prétexte de placer le malade dans un lieu plus paisible, dans un air plus pur, elle l'établit près des ruines du couvent des Dominicains ou frères noirs, dans la maison de l'Église-du-Champ — the Kirk-of-Field. Cette maison appartenait à Robert Balfour, le séide de Bothwell, et le plus odieux des conjurés pour l'assassinat du roi. C'était une vieille et vaste demeure abandonnée, située à l'écart, à quelque distance d'Hamilton-House et de sept pauvres cottages, entre deux cimetières. Là tout était lugubre, et l'on n'entendait que le hurlement des chiens et le croassement des corbeaux. La tristesse de Darnley redoubla. Marie, pour le calmer, fait tendre son lit dans une pièce au-dessous de la chambre du roi. Eus est de plus en plus assidue. Tour à tour épouvanté et séduit, Darnley ne sait que flotter entre son effroi et son espérance. Il ne peut se résoudre à rien. Un jour, le 9 février 1567, Marie s'oublie chez lui plus longtemps que de coutume. Elle le quitte très-tard. L'amour semble la retenir. Elle reste avec Darnley depuis six heures jusqu'à onze heures du soir. Cette entrevue tout entière est affectueuse, caressante. En partant, Marie sourit à Darnley et l'embrasse tendrement. Où se rend-elle ? Est-ce dans son appartement au-dessous de celui du roi ? Non. Voici, d'après la déposition de Pâris, ce qui s'était passé dans cet appartement quelques heures auparavant. La royne me dict : Sot que tu es, je ne veux pas que mon lict soyt en cet endroyt là ; et de faict, le fist oster. Là-dessus, je pris la hardiesse de luy dire : Madame, monsieur de Boduell m'a coin-mandé luy porter les clés de votre chambre, et qu'il a envie d'y faire quelque chose : c'est de fayre saulter le roy en l'air par pouldre qu'il 'y fera mettre. — Ne me parle point de cela ceste heure cy, ce dict-elle ; fais-en ce que tu vouldras. Là-dessus, je ne l'osoys parler plus avant. La reine ne descend pas dans cette pièce destinée à une explosion terrible. Elle se hâte vers Holyrood, afin d'assister à la fête qu'elle donne pour le mariage de Bastien, un de ses serviteurs, avec sa première femme de chambre, Marguerite Carwood. La reine traverse les rues aux flambeaux. Elle arrive pour le bal masqué. Elle l'anime de sa présence, et cette nuit-là, Bothwell la remplacera à Kirk-of-Field. Hay de Tallo, Hepburn de Bolton et quelques autres bandits de Bothwell ; Wilson, son tailleur ; Powrrye, le portier de son hôtel ; George Dalgleish, son valet de chambre, s'étaient munis de fausses clefs. Toute la soirée, pendant que la reine s'entretenait folâtrement avec le roi, ils s'étaient occupés à transporter des barils de poudre dans les caves et dans la pièce qu'occupait Marie au-dessous de l'appartement de Darnley. Pâris, le domestique familier de la reine, avait été leur introducteur et leur guide. Il connaissait la maison, et la terreur que lui inspirait Bothwell l'avait fait consentir à tout. Quelles furent les péripéties de cette nuit tragique ? Les contemporains se partagent en milles controverses, et les historiens hésitent entre les diverses hypothèses. pour moi, voici la vérité telle qu'elle coule des sources que j'ai soigneusement dégagées de plus d'un limon, telle qu'elle jaillit de la tradition populaire que j'ai entendue au pied de l'église expiatoire bâtie sur ce funèbre lieu. Après le départ de la reine, Darnley, qui jusque-là s'était senti égayé par l'enjouement et fortifié par le retour d'affection de Marie, retomba dans sa mélancolie habituelle. Tout était plus morne et plus menaçant sous son toit délabré, que la reine avait quitté pour les salles parfumées, éblouissantes du palais. On se réjouissait à Holyrood pendant que lui se consumait à Kirk-of-Field. Le roi souffrait de sa convalescence, de son isolement et de ses périls. Mille sombres pensées traversèrent son esprit, mille fantômes terribles assiégèrent son imagination. Rien ne révèle mieux les orages de son âme que ses dernières paroles et son dernier chant. Le prince avait été élevé par une mère qui, soit dans un intérêt religieux, soit peut-être dans un intérêt d'ambition, pour mettre son fils en une harmonie de plus avec Marie Stuart, avait enflammé sa foi et incliné sa mollesse aux pratiques les plus minutieuses. Il secoua d'abord ce joug importun et se plongea dans le torrent de tous les plaisirs. Il se montra le premier parmi les jeunes débauchés d'Édimbourg, et ses désordres, provoqués, accrus-par l'indifférence de la reine, avaient indigné, scandalisé les zélés presbytériens. Depuis qu'il était malade, Henri avait eu des remords, et s'était jeté du libertinage dans la dévotion. Quand ses ennuis, ses chagrins, ses dangers l'obsédaient, son âme tremblante, désolée, à qui tout manquait ici-bas, se rattachait à Dieu par la prière, par les psaumes, et s'abritait sous le bouclier du Fort entre les forts d'Israël. Ce soir suprême, il parla peu à Taylor. Si l'on en croit la tradition, le psautier de la Vulgate, que lui avaient enseigné sa mère et son gouverneur en haine du Psautier presbytérien, lui revint en mémoire, et il en répéta des versets au hasard. Il se mit à chanter des psaumes d'un accent doux, monotone, et Taylor lui répondit d'une voix plaintive. La triste mélopée monta, se prolongea, baissa peu à peu et s'éteignit enfin dans le silence. Ces jeunes paupières s'étaient fermées. Le roi et le page étaient endormis sur leurs chevets. Le sommeil du roi ne fut pas long. Le grincement des clefs dans les serrures et le bruit des portes sur leurs gonds le réveillèrent en sursaut. Il était environ minuit et demi. Inquiet, le pauvre roi appela Taylor. Lui-même, se précipitant hors de son lit, prit sa pelisse et s'avança dans les corridors du vieux manoir. Taylor suivait Henri, une petite lampe à la main. Les rares serviteurs du roi étaient gagnés au comte de Bothwell. Eux, qui étaient présents, qui n'ignoraient rien, et des lèvres de qui le murmure primitif de la tradition tomba dans l'oreille du peuple, furent sourds par subornation et par crainte aux cris de leur maitre. Aucun d'eux ne se montra, aucun d'eux ne répondit. Le roi, éperdu, dans la surprise d'un réveil soudain, descendit l'escalier toujours accompagné de son page rêvant à demi. Ce fut là qu'il aperçut quelques hommes qui se glissaient et qui rampaient le long des marches. C'étaient les sicaires du comte de Bothwell, les bandits qu'il appelait ses agneaux, et qui allaient exécuter ses ordres. Ils s'élancèrent sur le roi et sur son page, et, après une courte lutte, ils les étranglèrent. Le meurtre consommé, ils portèrent les cadavres dans un petit verger du voisinage, se décelant eux-mêmes par une sorte d'égarement providentiel. Bothwell n'était pas avec eux. Le sinistre comte, après une apparition rapide au bal d'Holyrood, où des regards mystérieux furent échangés entre lui et la reine, avait passé dans l'appartement de Marie. La reine l'y rejoignit et. s'entretint tour à tour avec Bothwell en présence d'Erskine, le capitaine de ses gardes, et avec Bothwell seul. Le comte rentré chez lui, se coucha, puis, ... sortant de son lit, dit Dalgleish, son valet de chambre, il mit ses chausses de velours : sur ces entrefaites arriva François Paris qui lui dit quelque chose à l'oreille. Le comte de Bothwell me parla comme si de rien n'étoit, et me demanda son Manteau de cheval et son épée que je luy donnay. Il couvrit son visage d'un masque, sa tête d'un chapeau rabattu à larges bords, et dans ce nouveau costume il arriva vers une heure du matin à la maison de l'Église-du-Champ. Les assassins avaient déjà transporté leur double fardeau dans le verger. Content d'avoir été prévenu, croyant sans doute les cadavres sous le toit fatal, Bothwell ordonna d'allumer la mèche préparée pour l'explosion des poudres amassées par ses soins, et la maison sauta depuis les fondements jusqu'au sommet. Bothwell contempla quelques secondes ces tristes débris, congédia ses complices, et se retira chez lui où il se recoucha. Quand George Hakit vint heurter à sa porte et lui apprendre l'attentat de la nuit, Bothwell, feignant l'étonnement et l'indignation, se leva précipitamment en criant : Trahison ! Cependant le lord prévôt et les magistrats étaient accourus à l'affreuse commotion qui avait épouvanté la ville entière. Ils erraient çà et là parmi les décombres, conjecturant l'assassinat et n'osant s'avouer leurs soupçons. Ce fut seulement au jour qu'un officier de police, s'étant écarté, trouva dans le verger le cadavre de Henri Darnley près du cadavre de son page. Des meurtrissures au cou et le reste du corps intact indiquèrent le genre de mort. Les deux jeunes gens gisaient l'un à côté de l'autre, et se touchaient encore dans l'éternel sommeil. Une froide pluie tombait des rameaux nus du tilleul au pied duquel ils avaient été déposés. Il n'y avait là que des hommes sévères et même durs, des soldats et des magistrats ; mais un sanglot s'échappa de leurs poitrines et se prolongea dans la ville. Le peuple nomma tout haut les coupables. Des placards accusateurs furent collés aux murs. De furieuses clameurs montèrent le jour et la nuit du fond des carrefours jusqu'au palais. Une affiche fut appliquée sous les fenêtres mêmes de la tour qu'habitait la reine. On y lisait : Paix au doux Henri ! vengeance sur la Guizarde ! Marie se rendit à cheval d'Holyrood à la citadelle par la Canongate. Les femmes se groupèrent en foule sur son passage. Elles gardèrent un silence menaçant. L'une d'elles s'étant écriée, Dieu sauve Votre Grâce ! une autre reprit aussitôt : Dieu la sauve comme elle le mérite ! Bothwell, suivi d'une troupe armée, parcourut au galop les rues encombrées d'une multitude émue, et, la main sur sa dague, il criait : Où sont-ils les poseurs d'affiches, que cette bonne lame fasse connaissance avec leur cuir ? Escorté de sa bande féroce, il organisa la terreur du sabre dans la cite. D'aussi loin qu'ils le voyaient, les bourgeois effrayés rentraient dans leurs maisons et se barricadaient. Knox seul, inaccessible à la crainte, rendit audace pour audace. Il réunit autour de lui tous ses fidèles presbytériens, c'est-à-dire tout Édimbourg. La foule était immense. La ville remplissait le temple. Knox, le front austère, la tête inclinée, traversa la multitude respectueuse qui attendait impatiemment sa parole. Il monta lentement dans sa chaire, se recueillit longtemps, puis éclatant comme malgré lui, l'œil en feu, le geste terrible, il fit d'une voix tonnante, à la manière des prophètes et dans les images de l'Écriture, le tableau des prostitutions de Babylone. Tout l'auditoire était haletant. Les allusions étaient transparentes. Avant de finir cette éloquente malédiction, Knox s'arrêta tout à coup, et déchirant d'horreur, de douleur, son manteau de ministre, il s'écria : Ma patience est à bout, mes frères. Mes yeux en ont trop vu, mes oreilles trop entendu. Je ne resterai pas une heure de plus dans Sodome. Je vais vivre au fond des bois, pour n'être plus témoin de l'abomination de la désolation. Vous qui demeurez, révélez et vengez ! Reveal and revenge ! Après cc redoutable anathème, il descendit de sa chaire et sortit d'Édimbourg-. IL se retira dans une hutte de bûcheron, où ses disciples allaient secrètement en pèlerinage. Ils en rapportaient ces passions ardentes, ces inspirations de flamme qui embrasaient le peuple, et qui allumaient de plus en plus la colère universelle contre la reine. Ce grand jour où Knox s'enfuit au fond des bois, quelques heures après son arrivée dans la cabane du bûcheron, il s'évanouit. Nul de ses disciples ne réussit à le rappeler à la vie. Ce fut un pâtre des monts Pentlands, qui, en jouant un air du Lothian sur sa cornemuse, réveilla Knox de cet évanouissement qui passa dans toute l'Église presbytérienne pour un sommeil divin. Tous les soirs, très-tard, il s'endormait au bruit d'une cascade de la montagne. La chute harmonieuse et monotone de cette grande nappe d'eau pouvait seule calmer l'agitation formidable de ses pensées. La cour, d'abord inquiète de la hardiesse et de la retraite de Knox, ne tarda pas à s'étourdir dans les plaisirs. |