Le 54e régiment de marche. — Cartouchières, ceinturons et képis. — Un air de Béranger. — Ceux qui s'en vont. — La garnison de Bitche à la fin de novembre. — Un trésor. — La solde des douaniers. — Décembre 1870 et janvier 1871. — Journaux en fraude. — Accablement.Le 54e de marche comprend 10 compagnies, chacune de 160 hommes. Brave régiment ! Il rappelle un peu, par la tenue, ceux que la première République jetait vers les frontières contre l'envahisseur. Dans ses rangs se coudoient les costumes les plus disparates : zouaves, chasseurs à pied, cavaliers démontés, lignards à la tunique dépenaillée, volontaires en blouse, grognards en paletot. Il faut ramener cet ensemble à l'uniformité de costume sans laquelle il n'est point d'esprit de corps possible. Le lieutenant-colonel Bousquet utilise les éléments très incomplets dont il a la disposition. Le sous-intendant et les officiers d'administration s'ingénient à recueillir des matières premières pour la confection des effets. D'un monceau de shakos abandonné au début de la guerre, on fait des cartouchières, des porte-sabre ; des harnais des chevaux abattus et mangés, on fabrique des ceinturons ; avec les coiffes intérieures et les visières des shakos, quelques débris de tuyaux de pompes et des pantalons hors d'usage, on confectionne des képis. Pendant la période des ravitaillements, des citoyens de plusieurs villes d'Alsace, jusqu'à Ribeauvillé et Sainte-Marie-aux-Mines, ont adressé par l'intermédiaire d'un notaire de Bischwiller, Me Diehl, un important envoi de drap noir : voilà de quoi tailler tuniques et capotes. De bonnes gens de Sarreguemines ont expédié du cuir : nos soldats auront des souliers. Il n'est pas jusqu'à des liqueurs, des médicaments, des pièces de flanelle, des tricots, des bas, des couvertures, dont l'ingénieux patriotisme des localités environnantes ne se soit plu à combler les assiégés. Il n'est pas jusqu'à une musique, dont le lieutenant-colonel Bousquet ne veuille doter son régiment. Placés le plus souvent en arrière du champ de bataille, avec les bagages des colonnes en marche, les musiciens, dans une déroute, sont fatalement les premiers à la retraite. A cette circonstance, Bitche doit déposséder un nombre respectable d'instrumentistes. Quelques-uns sont désarmés de leurs instruments : une caisse de vieux cuivres, découverte dans les magasins du fort, comble à propos cette lacune. La fanfare, à dire vrai, n'est pas irréprochablement harmonieuse. Telle qu'elle est composée, cependant, elle aidera la troupe à se distraire des rigueurs de l'hiver. Quand, du haut de leurs remparts, les musiciens soufflant tour à tour dans leurs doigts et dans leurs trombones jouent l'air de Béranger : Les gueux, les gueux, sont des gens heureux, adopté par le régiment comme un refrain de circonstance, soldats et habitants relèvent la tête, et, pendant un instant, un philosophique sourire vient illuminer ces physionomies sur lesquelles l'angoisse a posé sa rude empreinte. Cependant, en dépit de la plus stricte économie, l'argent commence à manquer encore. La sacoche apportée par M. de Drée n'a pas tardé à se vider. Il faudra retourner à Tours solliciter un secours en espèces. Cette fois, c'est un citoyen de la ville, M. Blanchet, qui s'offre pour cette tâche ardue. Ses services antérieurs sont garants du zèle qu'il saura déployer. Le commandant de la place lui donne des instructions. Il y a dans Bitche une surabondance d'officiers. Le colonel Teyssier autorise à sortir de la citadelle, à leurs risques et périls, trois d'entre eux, désireux de rejoindre l'armée du Nord ; MM. Villebois, du 99e, Baron, du 48e, et Gâche, du 49e. Ce dernier revient de Lille à la fin de novembre. Il rapporte 50.000 fr. que M. Testelin lui a remis, en même temps que l'ordre de la part du gouvernement à tous les officiers dont la présence dans la place n'est pas indispensable, de se rendre au plus tôt à l'une des armées de l'intérieur, où les cadres sont en formation. L'invitation est chaudement accueillie par MM. Tamisier, capitaine au 99e de ligne ; Morlet, capitaine au 27e ; Lair de la Motte , Lesur, Poulleau, capitaines d'artillerie ; Chantereau, capitaine au train ; Déssirier, lieutenant au 28 zouaves ; Merlin, du 3e ; Dabrin, lieutenant aux tirailleurs ; Camusat, capitaine ; Labarbe, sous-lieutenant au 30e de ligne ; Pélissier, sous-lieutenant au 12e chasseurs à cheval ; Potelet, Truc, Handhauer, officiers d'administration ; Morache, médecin, et divers aides et sous-aides-majors. Ces officiers ne peuvent quitter la place que grâce à un déguisement. Les populations leur prêtent un appui actif. Elles font preuve, en cette occasion, d'une discrétion bien précieuse. Les fugitifs s'éloignent isolément, s'enveloppent d'un mystère absolu. La moindre divulgation suffirait pour tout perdre. Chacun d'eux franchira donc les lignes sous des vêtements d'ouvriers. Les forges et verreries qui avoisinent Bitche fournissent un prétexte naturel à cet accoutrement, que parachève soit un livret de travailleur, soit une lettre de recommandation délivrée par un civil, et portant tantôt l'adresse de M. de Joannis, aux ateliers de Mutterhausen ; tantôt celle de M. Valter, maire et administrateur des forges de Gœlzenbruck ; tantôt celle de M. Didierjean, administrateur des cristalleries de Saint-Louis. On attribue à chaque partant une profession en rapport avec son âge, son extérieur, la rudesse ou la blancheur de ses mains, que le prévoyant M. Lamberton a préalablement le soin d'examiner. Pour compléter la vraisemblance, de dignes et excellentes femmes, des mères de famille emmenant avec elles leurs enfants, escortent les prétendus ouvriers, déterminées à les faire passer, au besoin, pour leurs maris ou pour leurs frères. C'est ainsi que quatre ou cinq officiers partent successivement avec les papiers d'un hôtelier du nom de Bournique. Mme Bournique les accompagne, conduisant par la main son jeune fils, pendant que, tremblant pour eux, le pauvre aubergiste IC demande si les Prussiens, à la hn, ne s'étonneront pas de voir défiler à leurs avant-postes tant de maris au bras d'une seule épouse. Après la régularisation des différents services, qui dut suivre ces départs, la garnison de Bitche comprenait :
Les cadres étaient composés comme suit : CONSEIL DE DÉFENSE MM. Teyssier, lieutenant-colonel à l'état-major des places, commandant supérieur de la place ; Bousquet, lieutenant-colonel commandant le 54e de marche ; Guéry, chef de bataillon du génie, commandant le génie de la place ; Jouart, capitaine d'artillerie, commandant l'artillerie de la place ; MM. Narrat, inspecteur des douanes, commandant le bataillon des douaniers ; Simon, adjoint de 1re classe à l'intendance, chef des services administratifs. Secrétaire archiviste : M. Brunel. Secrétaire adjoint : M. Dumont fils. PRÉVÔTÉ M. Mathieu, capitaine de gendarmerie, ayant sous ses ordres trente gendarmes. CAMP RETRANCHÉ MM. Saint-Cyr, capitaine, commandant administrativement le camp retranché ; Vidard, sous-lieutenant aux tirailleurs algériens ; Tonnelier, sous-lieutenant aux tirailleurs algériens, commandant soixante turcos préposés à la garde du fortin ; Dupuy, lieutenant au 5e régiment de hussards, commandant les cavaliers isolés. ARTILLERIE MM. Jouart, capitaine commandant l'artillerie de la place ; MM. Rossin, capitaine en retraite à Bitche, admis à titre auxiliaire ; Labourgade, sous-lieutenant, Delahaye, sous-lieutenant, Rigaux, sous-lieutenant. SERVICE DE SANTÉ MM. Lagarde, médecin en chef des hôpitaux et ambulances ; Hériot, médecin aide-major de ire classe ; Poignon, médecin aide-major de 2e classe ; Roberdeau, médecin sous-aide-major ; Willigens, médecin sous-aide-major ; Colrat, médecin auxiliaire requis ; Francoz, médecin auxiliaire requis ; Charpy, médecin auxiliaire requis ; Ulrich, pharmacien aide-major de 1re classe ; Passabosc, pharmacien aide-major de 2e classe ; Souquet, officier d'administration des hôpitaux ; Croquevielle, adjudant d'administration du service des vivres ; De Costa, adjudant d'administration du service des vivres ; Schmitt, officier des bureaux de l'intendance ; DOUANES MM. Narrat, inspecteur, commandant le bataillon ; Pradal, sous-inspecteur ; Tilmont, lieutenant, faisant fonctions d'adjudant-major. 1re compagnie. MM. Génin, capitaine, Mayer, lieutenant ; Wilhelm, sous-lieutenant. 2e compagnie. MM. Jeannot, capitaine ; Buzy, lieutenant ; Lamy, sous-lieutenant. 3e compagnie. MM. Dumont, capitaine ; Laurent, lieutenant ; Reitz, sous-lieutenant. 54e RÉGIMENT DE MARCHE MM. Bousquet, lieutenant-colonel, commandant ; Blusset, chef de bataillon ; Fenoux, chef de bataillon ; Malifaud, capitaine adjudant-major ; Rapart, capitaine adjudant-major ; Hériot, médecin-major ; Poignon, médecin aide-major. Capitaines : MM. Palazzi, Raveine, Désoubry, Hordy, Fargeas, Mondelli, Ravenel, Bedel, Leymarie, Eyrier. Lieutenants : MM. de Nonancourt, Gabarrou, Neurisse, Cassaigne, Robin, Lebon, Second, Garderein, Broc, Ménétrez. Sous-lieutenants : MM. Halbitzel, Petit, Lelu, Mauchauffée, Laurent, Ségui, Wilhem, Hermitte, Guerville, Birhans. Enfin, la municipalité réorganisée avait à sa tête : MM. Lamberton, faisant fonctions de maire ; Maurer, adjoint ; Mauss (Eusèbe), commandant de la milice armée. Grâce aux 50.000 francs du capitaine Gache, on pouvait solder un arriéré dont le total devenait inquiétant. Mais il fallait, pour l'avenir, assurer la paie des troupes. De Sarreguemines, un matin, parvient, par Mme Erhardt, la nouvelle qu'une somme de 100,000 francs environ repose dans les caisses de la Société des Salines de Sarralbe. Sarralbe est à quarante-quatre kilomètres de Bitche. Les directeurs, ajoute-t-on, se déclarent disposés à verser ce montant entre les mains des autorités françaises, plutôt que d'avoir quelque jour à en faire abandon aux Allemands. Qui ira s'emparer du trésor ? Encore le capitaine Mondelli. Après avoir, tant à l'aller qu'au retour, déjoué trois ou quatre embuscades, trompé la surveillance d'une demi-douzaine de patrouilles, l'infatigable pionnier rapporte de son excursion, 5.000 fr. seulement. Ce montant est dû à la munificence de l'un des directeurs des Salines, M. Dornès, qui a tenu à participer par un prêt personnel à la belle résistance de Bitche, Quant aux 100,000 francs, trop tard ! La somme existait bien dans les coffres ; mais déjà les envahisseurs l'ont réquisitionnée. En revanche, après dix-sept jours d'absence, M. Blanchet revient de Tours avec 50.000 francs. Celui-là aussi, simple voyageur de commerce, est un de ceux qu'a ruinés le bombardement de la ville. Comme tant d'autres, il a su contempler d'un œil stoïque sa maison incendiée, tous ses biens engloutis. Sans paraître se douter qu'il a fait acte d'héroïsme, M. Blanchet reprend modestement son rang. Aucune mesure n'est négligée par le commandant assiégé. Il sonde chacun des peints où des ressources peuvent l'aider à maintenir la garnison pourvue de vêtements et approvisionnée de vivres. Après la chute de Metz, un adjudant d'administration, M. Schmitt, a été envoyé dans cette place pour s'informer de la possibilité de faire profiter Bitche des ressources qu'elle possédait en excédent monétaire. En dépit d'un zèle et d'une intelligence mis au service de la plus sainte des causes, M. Schmitt a échoué. Le moment paraissant venu d'effectuer une nouvelle tentative, le sous-inspecteur de la douane Pradal reçoit la mission de se rendre à Metz, afin de s'assurer le chiffre nécessaire au payement des appointements arriérés des douaniers ; car ils n'ont reçu, jusqu'alors, que la solde de la troupe. Ces braves gens, pour la plupart, sont pères de famille. Ils ont laissé dans les localités où ils résidaient leurs femmes et leurs enfants. Le sort de ces êtres chers est pour eux un sujet constant d'inquiétude. M. Pradal réussit dans son entreprise. Plus d'une infortune silencieuse, plus d'une existence de privations stoïquement supportées renaissent ainsi à l'espoir. Et les défenseurs de Bitche, délivrés de préoccupations personnelles, s'adonnent tout entiers à cette pensée unique : la résistance. Décembre s'écoule, exempt d'incident notable. L'hygiène et le moral du soldat se soutiennent grâce à une discipline rigoureuse, à un labeur incessant. Le respect des règlements est assuré par une sévérité qui ne transige avec aucune infraction. Aux premières semaines de 1871, des engagements d'avant-postes, fréquemment renouvelés, rompent la monotonie de l'attente passive. L'ennemi a rapproché ses grand'gardes. Les relations avec l'extérieur sont devenues plus difficiles. L'échange des lettres par Schweicks a cessé tout d'un coup ; les Allemands, à la longue, avaient remarqué à ce bureau de poste les arrivées et les départs périodiques de lettres revêtues des mêmes suscriptions : le manège, éventé, a pris fin ; ceux qui le favorisaient ont dû se soustraire aux recherches. Par contre, des journaux parviennent quotidiennement dans la place. Un sel vice à peu près régulier a été établi à cet effet par la propriétaire d'un café, Mme veuve Lutzwiller, qui reçoit, à Lemberg, Y Indépendance belge et le Journal de Genève. Chaque matin, par les ravins et les bois, un jeune garçon franchit les neuf kilomètres qui séparent Lemberg de Bitche. Avec quelle ponctualité les officiers s'assemblent à l'heure du courrier, avec quelle religieuse attention ils écoutent, jusqu'au dernier mot, la lecture faite à tour de rôle, on l'imagine aisément. Les commentaires, ensuite, se donnent libre cours. Chacun explique son plan de campagne. Rarement les gazettes apportent d'autre nouvelle que celle d'un revers. Du moins échappe-t-on aux anxiétés de l'incertitude. On espère, malgré tout. A travers ces récits des feuilles étrangères, c'est l'âme de la France que l'on sent palpiter. A l'expiration de janvier, un journal annonce la capitulation de Paris. — Paris va ouvrir ses portes aux Prussiens ! Pendant quelques heures, une sensation de stupeur engourdit nos soldats. Affaissés sous le poids de leur prostration, ils s'efforcent de ne pas croire, luttant contre l'évidence, faisant appel à l'esprit de la loi qui commande aux assiégés de rester indifférents à tout bruit du dehors. Mais des détails circonstanciés viennent confirmer l'accablante nouvelle. Alors la consternation se répand dans la place ; des larmes de rage s'échappent de tous les yeux. Les défenseurs de Bitche contemplent, le cœur erré, le drapeau qui flotte au sommet de leur forteresse Faudra-t-il donc qu'un jour ce drapeau glorieux, image du sacrifice et du devoir, soit remplacé par celui des conquérants ? Des postes avancés, on croit entendre au loin le canon. Autrefois, c'était l'espoir ; aujourd'hui c'est la tristesse. Que peut signifier ce présage, sinon une dernière victoire de l'ennemi ? |