LE SIÈGE DE BITCHE

6 août 1870 – 27 mars 1871

 

CHAPITRE CINQUIÈME.

 

 

Dix mille assiégeants et vingt mille obus. — Après dix journées. — Offres et demandes. — Les privations. — Audace campagnarde. — L'homme au sel. — Entreprise de ravitaillement. — Un complot heureux. — La franc-maçonnerie du patriotisme. — Patrouilles déçues. — La porte de Phasbourg.

 

Il est donc vrai que les Allemands ont consommé leurs munitions, que leurs pièces sont hors de service ? — A quel parti vont-ils s'arrêter ?

— Je prendrai Bitche en cinq jours, avait affirmé superbement, en se mettant en campagne, M. le colonel Kollermann, sous les ordres de qui travaillent les 10.000 Wurtembergeois et Bavarois qui assiègent la place.

Il y a dix fois vingt-quatre heures que Bitche est bombardée sans répit, les Allemands ont jeté dans la place 20,000 obus ; ils ne sont pas, néanmoins, parvenus à avancer d'un millimètre.

M. Kollermann, en tant que bombardeur, paraît avoir usé son crédit : par ordre supérieur il devra se borner à observer la citadelle qu'il n'a pas réussi à vaincre. Peut-être la famine amènera-t-elle le résultat refusé par le bombardement. Peut-être aussi, n'ayant pu écraser ceux de Bitche comme dans un mortier, l'assaillant a-t il le droit d'espérer qu'il s'emparera d'eux par la ruse.

Pendant que, dans le fort, on travaille à déblayer les décombres, à raser les constructions entamées, à réparer les affûts ; pendant que l'on compte les morts, qu'on panse les blessés, qu'on réédifie les ambulances, que l'on réorganise la garde nationale, que l'on met les armes en état et les poudres en sûreté, l'ennemi abandonne ses positions et va s'établir en arrière, dans deux campements : l'un à une lieue au sud de Bitche, près d'un ravin profond, la Schwangerbach ; l'autre à six kilomètres vers l'est, sur la limite des deux versants des Vosges, au point de séparation des eaux, non loin du village d'Egelshardt.

De ces emplacements, ses troupes rayonnent autour de la citadelle, exerçant plus spécialement leur surveillance vers les routes qui communiquent avec l'intérieur du pays.

Le 22 septembre, un parlementaire est conduit devant le commandant Teyssier. En un pareil moment, que peut vouloir un parlementaire ? Celui-ci est chargé d'un paquet et d'une dépêche. La dépêche demande un adoucissement au sort des prisonniers que la destruction du château a forcé de reléguer dans les caves ; le paquet renferme des journaux.

Le porteur s'éloigne, nanti de cette réponse laconique :

Monsieur le commandant,

J'ai l'honneur de vous accuser réception, etc.

Je ne puis accepter les journaux, je l'ai déjà fait dire.

Quant aux prisonniers allemands, c'est pour les soustraire à vos coups que je les ai fait transférer dans des casemates.

Je leur ferai prendre l'air dès que cela sera possible, mais ils doivent rester au château.

 

Le commandant de la place,

TEYSSIER.

 

Au milieu des ruines fumantes et des débris informes jonchant le sol où fut Bitche, des familles qui errent sans asile vont être bientôt sans pain.

L'incendie a dévoré une partie importante des provisions que renfermait la ville. Le régime alimentaire des troupes s'est composé, dans les dernières journées, de viande de bœuf et de cheval, alternativement. Quelques vaches et quelques moutons, qui restent encore, sont réservés pour les hôpitaux.

Le vin et le tabac manquent totalement.

Des privations commencent à se faire sentir.

Cette situation appelle toute la sollicitude du Commandant de la place. Le sort de la ville et celui de la citadelle étant liés l'un à l'autre, il importe que la subsistance de la population soit assurée au même titre que celle de l'armée.

 

Mais comment ravitailler une forteresse cernée d'aussi près par l'ennemi ?

Certes, la difficulté était grave. Il y avait quelque présomption à compter introduire dans la place les approvisionnements dont la possession devait assurer à sa résistance une durée indéfinie.

Une circonstance, toutefois, permettait d'envisager, sans l'entourer de trop d'appréhensions l'impérieuse nécessité que créaient les conjonctures. Un jour, au moment même où le canon prussien tonnait avec le plus de fureur, un homme des environs s'était présenté à l'une des portes de la ville. Qui était-il ? D'où venait-il ? Quel mobile l'avait poussé à courir les hasards d'une telle entreprise ? Comment avait-il réussi ? Arrêté par nos sentinelles, cet homme, tout d'abord, s'était fait reconnaître. Quelques habitants, divers fonctionnaires desquels il se recommandait, s'étaient portés garants pour lui. Son nom volait de bouche en bouche, parmi cette population abandonnée, chez laquelle un pareil trait d'audace ne pouvait rencontrer que l'admiration.

Ce hardi paysan, — appelons-le d'un nom de convention, Jaurin, pour ne point exciter contre lui les rigueurs rétrospectives de l'autorité allemande, — ce hardi paysan habitait un village à neuf kilomètres de Bitche. Les horreurs du bombardement auquel il assistait de loin l'avaient ému. Il s'était demandé à quel genre d'assistance il pourrait s'employer en faveur de la cité dont, fût-ce au prix de sa vie, il était résolu à alléger les maux.

Un semblable projet devait paraître insensé. Pour Jaurin, il n'était que d'une réalisation difficile. Rompu de longue date à tous les embarras d'un parcours dans ces terrains montagneux, connaissant à merveille la structure du sol, sachant par expérience à quel point sa configuration tourmentée peut favoriser des marches de jour et de nuit effectuées secrètement, le rude enfant des Vosges n'avait pas reculé devant les risques d'un voyage périlleux.

Il avait appris par ouï-dire cette particularité, signalée au début de notre récit, que Bitche se trouvait insuffisamment pourvu : : de sel ; il n'ignorait pas quelle influence funeste la privation d'un aussi indispensable condiment devait exercer sur la nutrition des assiégés ; il lui sembla, dès lors, que le plus utile service à rendre à ceux-ci était de leur apporter du sel.

Un matin, il s'était mis en route, chargé de son précieux fardeau, — se dissimulant de son mieux, déjouant par mille ruses la circonspection de l'ennemi, évitant ses patrouilles, tournant ses avant-postes, avançant à marches forcées sous le couvert des forêts, rampant péniblement en plaine, glissant au fond des ravins, disparaissant, au moindre bruit, dans le creux d'un buisson ou dans l'anfractuosité d'une roche, décrivant des courbes savantes qui ne l'éloignaient du but que pour l'en rapprocher ensuite plus sûrement, s'orientant loin des routes, à travers des sentiers à peine pratiqués, — jusqu'à l'heure bénie où, abrité enfin sous le feu de la place, il n'avait plus eu qu'à se nommer pour être accueilli en bienfaiteur.

Le bonheur d une pareille aventure, si vaillamment conçue et si habilement conduite, n'était qu'une démonstration bien incomplète du succès futur de tentatives combinées d'après le même plan. Un avantage incontestable en résultait pourtant et un principe triomphait Bitche n'était pas inaccessible.

Déjà le fait avait pu être constaté aux premiers jours de septembre, alors, il est vrai que les obstacles à vaincre pour aborder la place étaient infiniment moins sérieux.

 

A cette époque, des soldats isolés, coupés de leurs communications ou rejetés loin des champs de bataille, — artilleurs sans canons, cavaliers sans montures, fantassins sans fusils, — étaient parvenus à pénétrer dans Bitche, grâce aux déguisements prêtés par des paysans qui, à travers les ravins et les bois, les avaient guidés vers la citadelle. Dans la seule journée du 4 septembre, six d'entre eux avaient réussi à entrer ; ils avaient, depuis Reischoffen, rôdé au hasard, errant à la recherche d'un point de ralliement. Par eux, on avait su les péripéties du combat et les angoisses de la déroute ; quant à ce qui s'était passé depuis, ils n'avaient pu en rien dire : leurs souvenirs s'arrêtaient là.

 

Ainsi, sous la pression des circonstances, une question se posait nettement : était-il permis de compter, toute part faite à la notion spéciale des localités et aux subterfuges ingénieux qui donneraient à nos combinaisons l'appoint de certaines chances favorables, était-il permis de compter, disons-nous, que des vivres pourraient être amenés dans la place en quantités assez considérables pour compenser les risques à subir ? Avec une assurance qui devait inspirer la foi aux moins crédules, Jaurin se prononçait affirmativement.

C'est conséquemment à Jaurin qu'on aura recours tout d'abord pour s'approvisionner. On passe avec le hardi fournisseur un marché de farines, de sel, de sucre et de bétail. Inutile de penser à se procurer ces marchandises dans les environs immédiats. Les réquisitions ont épuisé le territoire ; défense est faite, en outre, aux habitants de livrer aux Français aucune de leurs denrées. Toutes ces difficultés, Jaurin se fait fort de les vaincre. Il quitte Bitche comme il était venu, court les campagnes jusqu'à la frontière, prêchant la croisade du ravitaillement, et signant à son tour des traités avec plusieurs entrepreneurs.

Des villages limitrophes, principalement de Liederscheidt, nos paysans se répandent en Bavière. Ils vont de ville en ville, achetant du bétail, des sucres, des farines, qui sont supposés devoir réapprovisionner leurs localités. Ils répartissent ces acquisitions de façon à en former une immense colonne. De la frontière, où l'alimentent sans cesse de nouveaux arrivages, elle s'allonge dans la direction de Bitche, jusqu'aux points extrêmes qu'il serait impossible de dépasser sans éveiller les défiances de l'ennemi.

Il ne s'agit plus que de faire franchir aux rations l'espace qui sépare de la ville les points de groupement.

Alors, avec l'intelligent concours des campagnards du canton, que récompensent de fortes primes, un vaste système de contrebande étend son réseau sur le pays. Des chariots de victuailles, des troupeaux de bœufs sillonnent les chemins dans toutes les directions. Le conducteur exposé à rencontrer une ronde étrangère a sa réponse invariablement prête : la cargaison qu'il amène est destinée à la ferme, au hameau ou au bourg le plus voisin du lieu où il sera surpris. Pour compléter la vraisemblance, certains convois tournent le dos à Bitche, guettant le moment de revenir sur leurs pas.

L'ennemi observe toutes les routes ; mais son attention se porte plus directement sur celles d'où pourraient nous arriver quelques renforts. Ses reconnaissances passent, de ci, de là, à intervalles indéterminés : Dès que la reconnaissance s'éloigne c'est l'heure d'agir, on s'empresse.

Aussi, nos pourvoyeurs sont-ils tenus d'être constamment en haleine. À eux de saisir l'instant, de calculer leurs évolutions et de s'élancer vers la ville bloquée, en narguant au passage les écriteaux sur lesquels les Allemands proclament, en deux langues, que tout individu coupable d'approvisionner nos soldats encourt la peine de mort.

Le canton entier appartient au complot ; une sorte de franc-maçonnerie unit dans ce mystère les habitants de toute caste, depuis l'humble cultivateur jusqu'au fastueux châtelain. Au moindre danger, l'on s'avertit. Un mot, un geste, un clignement d'yeux suffisent. Les filles, les sœurs, les petits des paysans sont apostés au coin des bois, tapis dans les sillons, à l'affût derrière un repli de terrain. Un espace est-il libre, une voie est-elle ouverte... ? vite, une des vigies annonce la nouvelle ; les véhicules s'ébranlent, les bestiaux partent au trot. On se hâte, on brûle le chemin, on enlève les hauteurs, on dégringole les pentes, la caravane arrive en vue de la place ; elle s'y engouffre à pleine vitesse.

Quelques secondes de plus et l'on était trahi. Au détour de la route, résonne le pas pesant d'une patrouille allemande. Mais le convoi a passé, le site est désert.

Aux abords de la ville, les factionnaires sont avertis ; jour et nuit, l'on est prêt à recevoir les chargements de vivres, non sans avoir soigneusement dévisagé leurs conducteurs, tous gens connus et sûrs. Des délégués de la commission municipale sont préposés à ce service. C'est principalement par la porte de Phalsbourg que s'effectuent les entrées ; ordre est signifié aux sentinelles de la tenir ouverte à peu près en permanence et de ne faire feu qu'à bon escient.

Fréquemment cette porte donne accès à des fermiers des environs qui viennent, en s'entourant de mille précautions, fournir une indication sur les mouvements de l'adversaire, révéler un détail utile à la défense, rapporter un épisode dont ils ont été témoins. Des femmes aussi se présentent, insoucieuses du péril, fières de coopérer à la tâche commune. Des élégantes, sans souci des longues distances à parcourir, en voiture parfois, à pied le plus souvent, se vouent à ce rôle d'espions volontaires avec une incroyable ardeur. C'est pour la patrie, c'est pour le salut.