Troisième canonnade. — Le bombardement. — Nos artilleurs — Le capitaine Jouart, le commandant Bousquet et le capitaine Guéry. — Le feu au fort. — Poudrières. — L'incendie de la cité — Départ des impotents. — Du 11 au 20 septembre. — La fournaise — Commission municipale. — M. Lamberton. — La population et l'armée. — Traits de bravoure. — Le fond du sac.Le 11 septembre au matin, comme dix heures achèvent de sonner à l'horloge de l'église, un coup de canon part des hauteurs de la Rosselle. Probablement un signal. Car à peine le nuage de fumée blanchâtre qui marque la place d'où est partie la détonation commence-t-il à se dissiper, qu'une ligne sanglante illumine l'horizon. Quatre batteries de gros calibre, démasquées à 2.000 mètres du château, font feu de toutes leurs pièces. Du fort, en un instant, toutes les pièces répondent. Encore peu précis de part et d'autre, le tir acquiert bientôt une justesse meurtrière. Les coups se succèdent, rapides, haletants. Les obus ennemis tombent par centaines, et sur les parapets et sur la plate-forme du château. En vingt endroits, les constructions s'embrasent. Pendant qu'immobiles derrière leurs pièces nos artilleurs pointent et tirent, la garnison s'élance partout où les ravages de la flamme nécessitent des secours. Vers le milieu de la journée, les Prussiens dévoilent une autre batterie ; elle prend la citadelle en enfilade et cause d'effroyables ravages parmi nos canonniers. Inébranlables à leur poste, ils se multiplient. Une contusion douloureuse empêche leur chef de marcher. On le porte. Soutenu par quatre paires de bras, le capitaine Jouart distribue ses ordres. Avec une artillerie intérieure en nombre, dominée de très haut par l'artillerie ennemie, les servants déploient des prodiges d'audace et de sang-froid. La nuit seule met fin à ce combat violent. Au crépuscule, le canon ennemi recommence à tonner. Son principal objectif, la veille, paraissait être un magasin à poudre mal garanti par un médiocre blindage. A chaque instant, les nôtres s'attendaient à sauter. Maintenant, les artilleurs de là-bas semblent prendre pour cible les bâtiments de l'état-major, et en particulier l'habitation du commandant de place. Ce dernier fait évacuer les registres, les archives, les effets d'équipement que renferme le pavillon. Puis, au milieu du vacarme des projectiles qui heurtent les murs et le toit, il dicte impassible, un rapport résumant les événements de la journée précédente. Les combattants qui se sont le plus distingués sont portés à l'ordre de la place. Parmi eux figurent les chefs de pièces, le servant Briffaut et un soldat. Celui-ci, pour enlever des gerbes de paille enflammées, est monté dans les combles d'un poste situé près du bastion n° i, pendant que les projectiles ennemis s'écrasaient tout autour. Ayant signé le document, le commandant Teyssier se retourne vers un groupe de cinq officiers qui attendent des instructions. A ce moment précis, un obus brise porte, fenêtres et fait explosion au milieu du bureau. A travers la fumée, chacun des assistants s'élance, anxieux, vers les autres : par un bonheur tout providentiel, pas un n'a été atteint. Comme ils quittent ce nid à bombes, à quelques pas devant eux un projectile éclate et tue ou blesse neuf hommes. Dans toute l'étendue de l'étroit boyau que forme la citadelle, longue de 275 mètres et large de 40 à peine, il n'est pas un poste de combat qui ne soit un poste de péril ; il n'est pas un chef, pas un soldat qui, vingt fois par heure, n'affronte la mort. Un service de sauvetage est improvisé, sous la double direction du chef de bataillon Bousquet et du capitaine du génie Guéry. Contre l'incendie, nos troupes n'ont plus que la terre et la sape. L'eau du puits principal est épuisée, les citernes du château sont taries. Quant à la citerne extérieure, creusée dans le fossé, elle est devenue inaccessible. Au milieu de la canonnade qui rugit, des débris qui volent de toutes parts, un détachement veille sur les glacis de la citadelle. Il répare les brèches, durant les rares intervalles où le ralentissement du feu le permet. Les cent vingt hommes qui composent ce groupe appartiennent au 27e de ligne ; ils se sont retrouvés parmi les isolés du camp. Leur nombre a permis de les réunir sous les ordres du capitaine Morlet. Lui-même a sollicité la place exposée qu'il occupe. Tout à coup, une conflagration bien autrement périlleuse que les précédentes se déclare. Un bâtiment de la grosse tête du fort est en feu. Le sous-sol de cette construction renferme douze mille kilogrammes de poudre. Mais ce n'est pas seulement la grosse tête avec ses annexes qui sont menacés. Dans un magasin presque contigu est amoncelée une énorme quantité de poudre, — quarante mille kilogrammes environ. Tout le monde se dévoue. Par un immense effort, on parvient à limiter le désastre aux murs extérieurs. Au dedans, on profite des accalmies pour déblayer les cours, les passages, pour réparer les affûts brisés, pour blinder les embrasures. Les parapets sont entamés, plusieurs de nos pièces démontées, les coups de notre artillerie deviennent plus rares. Il faut que les énergies se haussent au niveau du danger. Auprès des membres du conseil de défense, le capitaine Raveine, du 86e de ligne, avec ses intrépides auxiliaires, le sergent Bouet et le gardien de batterie Hamann ; l'adjudant Wilhem, du même régiment ; les lieutenants Lebon, Mondelli, Hardy, de Nonancourt, Cassaigne, se font remarquer au premier rang. Le lieutenant Cassaigne est grièvement blessé, à côté d'un caporal qui tombe mort sur lui. Le soir arrive. Les nôtres s'attendent à voir, comme la veille, le feu de l'ennemi cesser. Il cesse un instant, en effet. Mais il reprend avec une recrudescence de fureur : il est dirigé, cette fois, principalement contre la ville. Des obus incendiaires sont lancés sur l'arsenal. L'arsenal se relie à angle droit au poste de l'état-major. D'immenses gerbes de flammes enveloppent ces deux bâtiments. Au loin, sur le plateau de Sarreguemines, on entend les hourras frénétiques des Bavarois. Les hauteurs isolées se peuplent d'habitants. Ils contemplent, navrés, ce spectacle de désolation. L'assiégeant renforce son tir, décidé à mettre obstacle à tout essai de sauvetage. Déjà on avait tenté une démarche pour épargner à la population les horreurs d'un bombardement. Une châtelaine des environs, Mme de Turckheim, s'était rendue auprès du commandant des troupes assiégeantes, avait fait appel à ses sentiments d'humanité. Mais à quoi bon implorer la pitié du chef ennemi ? Il avouait hautement compter sur la ruine et sur la mort des habitants pour forcer Bitche à se rendre. Le 13 septembre, le maire de la ville accourt, tout bouleversé, supplier le commandant Teyssier de solliciter une suspension d'armes. Elle permettrait aux impotents, aux enfants et aux femmes de sortir. Cédant aux supplications du vieillard, le commandant envoie le capitaine Lesur et l'officier d'administration Schmitt, transmettre la demande au colonel Kollermann. — Si c'est tout ce que vous désirez de nous, répond le signataire de la sommation du 22 août, vous n'avez qu'à vous retirer : nous allons recommencer le feu. Une exclamation d'angoisse accueille le retour de nos envoyés. Le maire adjure le commandant de place de laisser sortir, à leurs risques et périls, les habitants inutiles à la défense. La nature du sol tortueux, coupé, haché, permettra peut-être de rencontrer quelque issue gardée imparfaitement. Le commandant, le cœur serré, accède à ce vœu. Une partie de la population se précipite vers les portes ; le maire, d'autres autorités civiles que le devoir eût dû retenir parmi leurs administrés, plusieurs prêtres suivent le torrent. Ces gens se répandent dans la campagne. Aux avant-postes bavarois, les soldats, moins cruels que ceux qui les commandent, n'osent faire feu sur des femmes, sur des vieillards terrifiés. Leur foule disparaît bientôt au delà des collines. D'une population de 2.700 âmes, il reste dans Bitche moins d'un millier d'habitants ; parmi eux 269 hommes, dont 119 seulement sont Valides. Au fond, le commandant de la place ne saurait regretter l'absence des personnes dont la débilité de corps et d'esprit eût pu devenir une cause d'embarras. Il nomme une commission municipale formée de MM. Eusèbe Mauss, Mathias Mangis, Jacques Muller, Jean-Baptiste Staub, Mayer, Faber, Thomson, Christophe Steiner, Jacques Staub, Pasquin, Laurent et Nicolas Rémi. Cette commission est placée sous la présidence du brasseur Lamberton. L'estime et la confiance de ses concitoyens proclament les hautes qualités de ce patriote. Il a pour adjoint M. Maurer, principal clerc de notaire ; pendant qu'à l'un échoit la partie active de l'administration, l'autre s'occupera plus spécialement des écritures. A la tête du service religieux, enfin, est placé M. l'abbé Guépratte, directeur de l'institution-collège de Bitche, transformée, dès l'origine, en ambulance. Ces modifications administratives ont pu être accomplies en quelques heures. Dès lors, et pendant les huit journées et les huit nuits qui vont suivre, un spectacle lamentable se déroule entre les murailles de la cité. Bitche n'est plus qu'une vaste fournaise. Le sifflement des obus qui attisent l'incendie, le craquement des charpentes que dévore la flamme, le sourd effondrement des maisons croulant au milieu du brasier, l'affolement des habitants qui cherchent un refuge au dehors, ou courent, demi-nus, s'abriter dans les caves ; les cris des mères, les gémissements des petits êtres qu'elles pressent sur leur sein ; le crépitement de la fusillade, le grondement incessant du canon, toutes ces terreurs, tout ce fracas, toutes ces épouvantes emplissent l'air et montent, emportés dans le tourbillon dévorant qui fait à la ville comme une toiture de feu. Et quand le fléau dévastateur a consommé son œuvre ; quand la cité est devenue un monceau de ruines, — cent trente maisons réduites en cendres, cent autres à demi-consumées ; — quand le fortin du camp retranché ne représente plus guère qu'une protection illusoire ; quand là-haut, sur ce rocher réputé imprenable, il ne reste plus debout que le courage des assiégés : — Rendez-vous ! ordonne encore l'ennemi. — Jamais ! réplique le commandant Teyssier. Retracerons-nous les péripéties de ces terribles journées ? Dirons-nous l'abnégation, les sacrifices, qui confondaient dans une sublime étreinte la population et l'armée ? L'une et l'autre avaient pour guide l'exemple des chefs : au tort, l'opiniâtre commandant Teyssier ; dans la ville, le digne M. Lamberton Ces deux hommes étaient comme l'écho l'un de l'autre. A l'intrépidité du soldat répondait l'énergie de l'administrateur ; l'héroïque confiance du chef militaire se complétait de la foi inébranlable du fonctionnaire civil. Sur la plate-forme du château, le commandant était partout à la fois, se montrant de préférence aux endroits les plus exposés, électrisant par son audace calme, raisonnée, pour ainsi dire, les défenseurs qui, à ses côtés, rivalisaient d'ardeur et de résolution. Parfois, son mépris du danger allait jusqu'à la témérité. Un trait, parmi vingt autres. Un soir, — c'était à l'heure du dîner, — il fallait, pour gagner le mess, traverser un espace découvert contre lequel le canon ennemi faisait rage. La place était criblée de fer et de feu. Les plus courageux, hésitant à défier cette avalanche, paraissaient préférer attendre une embellie. Tranquille et souriant, le commandant Teyssier s'avance. D'un pas assuré, il franchit les premières enjambées. Tout à coup il s'arrête, chancelle et roule dans la poussière : un obus vient de faire explosion presque à ses pieds. Les compagnons d'armes du valeureux Teyssier s'entre-regardent, prêts à venger le chef dont aucun n'ose mettre en doute la mort. Cependant, après être restée quelques secondes immobile, la victime fait un mouvement. Un instant s'écoule encore, pendant lequel les bombes viennent, avec un tracas de tonnerre, s'aplatir tout autour de son corps. Enfin, le commandant se redresse, le visage noir de poudre, les vêtements souillés de terre ; d'un bond il est sur pied, et alors, d'une voix que n'altère pas la plus légère émotion : — Eh bien ! messieurs, on renonce donc à dîner ce soir ? Et le gouverneur de la place, miraculeusement épargné, reprend sa route vers la pension. Dans la cité, M. Lamberton accomplissait une tâche surhumaine, veillant à tout, prévoyant tout, trouvant remède à tout, et déployant dans son zèle une modestie si rare qu'elle doublait le prix de ses a. tes. Ce grand vieillard intelligent et bon avait sur la population un sérieux ascendant moral. L'obéissance à chacun de ses ordres était absolue. L'abbé Guépratte et un autre ecclésiastique, M. Guérin, le secondaient dans sa tâche, courant, au grondement de la canonnade et à la lueur de l'incendie, prodiguer leurs secours aux blessés, relever le moral des irrésolus. Les femmes aussi, montraient un stoïcisme et une générosité au-dessus de tout éloge. Rien ne les arrêtait dans leur consolante mission ; Partout où il y avait une misère à soulager, on était sûr de rencontrer l'une de ces créatures admirables Une épidémie de variole et de typhus s'était déclarée en plein bombardement ; dans toute épouse, dans toute jeune fille, s'était révélée soudain une sœur de charité. Si les victimes de ce nouveau fléau furent relativement peu nombreuses, le mérite en revient au concours que les femmes de tout âge et de tout rang apportaient sans marchander aux excellents docteurs Schefflein et Lagarde. Entre toutes se distinguait Mme veuve Lauza, femme d'une énergie virile, qu'aucun obstacle ne rebutait. Mme Lauza était, au début de la campagne, préposée aux transports de la guerre. Déjà, en cette qualité, elle s'était acquis un renom d'activité infatigable. Jamais une difficulté ne l'avait arrêtée, même dans les moments où régnait dans les services le plus complet désarroi. L'intendance était affolée ; les employés, écrasés de travail, ne savaient où donner tête ; les moyens de locomotion restaient insuffisants ; malgré les réquisitions de charrois, le matériel manquait ; on cherchait vainement des chevaux, des voitures. Alors, Mme Lauza, intervenait : — Combien faut-il de fourgons ? Quelle quantité d'attelages ? Et elle se chargeait de tout ; et, à l'heure indiquée, attelages et fourgons étaient prêts. Cette infatigable possédait le génie de l'organisation. Sa coopération devait être précieuse aux heures difficiles que traversait la ville bombardée. Evacuer les maisons au milieu de l'incendie qui gagnait de porte en porte, des projectiles qui se succédaient sans relâche, c'était, on le conçoit, une rude besogne. La plupart des réfugiés avaient trouvé place dans les souterrains des bâtiments militaires : les habitants de la classe pauvre, surtout, avaient dû recourir à ce parti : deux cents d'entre eux avaient pour séjour les caves des magasin aux vivres. Mais quel labeur que d'arracher à leurs demeures certains de ces infortunés ! Les uns, se refusant à croire à l'étendue du désastre, n'abandonnaient qu'à regret le peu qu'ils possédaient ; d'autres, cloués au lit, impuissants à se mouvoir, étaient menacés de périr dans les flammes, Quels drames sinistres et aussi quels nobles dévouements ! On avait vu le sergent Lour, du 61e de ligne, s'élancer à travers un bâtiment où venait de se déclarer l'incendie, pour ramener un varioleux incapable de marcher. Le soldat Roumaux, du 14e d'artillerie, avait enlevé d'une maison en leu une pauvre mère récemment accouchée et à laquelle son mari, blessé, ne pouvait porter secours. Un maréchal-des-logis du 3e régiment du train des équipages, Bourgeois ; un sergent-major du 30e de ligne, Ernau, recevaient, pour leur belle conduite, l'hommage public de la reconnaissance des représentants de la municipalité. Un boulanger, M. Pierné, retirait des caves obstruées par les décombres calcinés des maisons deux familles que menaçait l'asphyxie. M. Pierné distribuait du pain aux indigents. Ils recevaient gratuitement de la viande que leur délivrait un autre citoyen. Celui-ci était conducteur des ponts et chaussées ; avec deux gardes généraux des forêts, MM. Greff et Berveiler, il avait participé, avant l'investissement de la place, aux travaux défensifs exécutés au dehors, dans un rayon de plusieurs kilomètres. Un vieillard de soixante-quatorze ans, le vénérable docteur Calvet, médecin de la douane, se prodiguait au chevet des malades. Ancien chirurgien militaire, revenu à Bitche, son pays natal, pour y jouir de sa retraite, M. Calvet avait repris le dur métier de la guerre dès le début du blocus. Il venait d'assister, du haut du fort, à la destruction par les flammes de la maison à laquelle étaient attachés tous ses souvenirs de famille. Bitche dut aussi des services importants à MM. Blanchet, Perrin, Landre, et aux hardis sauveteurs qui, au plus fort de la canonnade, risquaient leur vie pour circonscrire l'incendie : Paquin, Jean Caron, Pierre Biaise, Lolivier, le facteur rural Reichel, le père et les deux fils Coulon. Mais la liste serait longue des noms qu'il nous faudrait citer, si nous pouvions songer à désigner ici, autrement que par une mention en bloc, tous ceux dont les cœurs et les bras coopéraient à l'œuvre défensive. Le bombardement de la ville n'avait pas été seulement inattendu. On le considérait comme un témoignage de la férocité de l'assaillant. Les assiégés ignoraient que la destruction des cités, la ruine et le meurtre des habitants fissent partie de la tactique prussienne. Les obus tombés sur les hôpitaux et les ambulances, la nécessité de transporter les malades dans d'humides sous-sols, ne leur apparaissaient que comme une monstrueuse épreuve, exceptionnellement infligée par un ennemi irrité d'une résistance qu'il n'avait pas prévue. Cet ennemi, cependant, avait su choisir son but et envoyer ses projectiles aux endroits propices : un misérable faubourg est la seule portion de la ville qu'ait épargnée son artillerie. L'après-midi du 20, un ralentissement sensible se manifeste dans le feu des batteries adverses. Les obus arrivent plus rares. Quelques-uns, même, n'arrivent pas. Lancés avec des charges insuffisantes, ils s'incrustent dans le sol en avant des remparts. — Les Prussiens n'ont plus de poudre, disent nos soldats en riant, que n'en viennent-ils chercher ici ! Des artilleurs du château dévissent quelques bombes tombées autour d'eux sans éclater ; ils les trouvent remplies d'un mélange de terre et de poudre éventée : — le fond du sac, assurent-ils. |