LE SIÈGE DE BITCHE

6 août 1870 – 27 mars 1871

 

CHAPITRE DEUXIÈME.

 

 

Les éclaireurs du 7 Août. — Reconnaissances ennemies. — Conseil de défense. — Canonnade. — Les ripostes du château. — Prisonniers Allemands. — Nos piétons. — Ordre de la place. — Leurs parlementaires. — Lettre du commandant en chef bavarois. — Propositions repoussées.

 

Le 7 août, les éclaireurs ennemis commencent à paraître.

De la plate-forme du château, le regard suit distinctement les mouvements des cavaliers dans la plaine, leurs évolutions le long des pentes qui l'avoisinent. Déjà, à travers les plis du terrain, on aperçoit au loin les soldats à casque de cuir. Quelques vedettes audacieuses s'aventurent même jusqu'à portée de fusil.

Le rôle de la défense va commencer.

De grosses reconnaissances s'avancent pour tâter la position ; vU entend, sur les routes, le trot des chevaux, le roulement des pièces de campagne.

Mais quelque bref qu'il ait pu être, les nôtres ont su mettre à profit le laps de temps écoulé.

Trois bordées d'une pièce de 24 sont envoyées sur le plus compacte des groupes ennemis. Le premier projectile va tomber un peu en avant, le deuxième un peu en arrière, le troisième au beau milieu d'un demi-escadron de cavalerie. Laissant sur le terrain quelques hommes et quelques bêtes, il fait volte-face et s'enfuit au galop.

Le 8, un officier se présentant en parlementaire vient demander la reddition de la place.

— Vous savez nos victoires, dit-il ; coupés de toute communication, vous ne pourriez tenir contre une attaque sérieuse. Acceptez les conditions que je vous apporte : sortez avec les honneurs de la guerre et rejoignez vos corps.

Le conseil s'assemble sous la présidence de son chef. Délibérera-t-il ? Non. Devant de telles propositions, il n'y a point lieu de délibérer.

— Allez dire à ceux qui vous envoient, réplique sommairement le commandant Teyssier, que des Français ne se rendent pas sans combattre.

Le témoignage qu'il a reçu, la veille, de la sûreté et de la longue portée du tir de la citadelle, a rendu l'ennemi circonspect. A l'avenir, il ne se risquera plus à découvert.

Cependant, entre deux et trois heures de l'après-midi, des obus tombent sur la place. L'assaillant a établi, à 2.000 mètres environ, deux batteries : l'une sur la route de Wissembourg, l'autre en bordure de la route de Strasbourg.

Les quelques pièces d'artillerie que le fort a eu le temps de mettre en position répliquent crânement à cette agression subite. La canonnade dure deux heures environ, au bout desquelles les Allemands paraissent hésiter. La vigueur de notre riposte les déconcerte ; il est évident qu'ils ne sont pas en mesure d'agir. Brusquement, leur feu cesse. Un mouvement de retraite très accusé accentue la fin de la démonstration.

N'aurait-elle eu, de la part des Prussiens, d'autre objet que d'intimider Bitche ? Il est permis d'en douter, en présence des renseignements d'espions qui leur dépeignaient comme une proie facile la position abandonnée à ses maigres ressources. Un détail curieux vient fortifier ce doute.

Durant les journées du 9 et du 10 août, des vedettes ennemies ont continué à battre les routes environnantes, puis ont peu à peu disparu. Le 11, plusieurs chariots chargés de victuailles viennent se faire prendre aux portes de la ville Les conducteurs, Allemands, sont interrogés : ils croyaient Bitche au pouvoir de leurs compatriotes. Des soldats au nombre d'une vingtaine, escortaient le convoi. On les questionne : ils partageaient la même opinion.

Soldats et conducteurs sont gardés prisonniers. Prisonniers également deux journalistes de Berlin qui se présentent le 12, s'imaginant entrer dans une cité conquise, et un capitaine bavarois, arrêté sur la route par un paysan.

 

Un Te Deum célèbre le 15 août ; les cloches sonnent à toute volée : on crie : Vive l'Empereur !

Pour les défenseurs de Bitche, ce cri ne traduit point une conviction politique ; il est l'affirmation d'un patriotisme dont nulle épreuve ne refroidira l'ardeur. Que leur importe l'empire ! C'est la France qu'ils acclament. Ils sont les soldats de la France, non les soldats d'un parti.

La semaine se passe dans l'attente ; nos grand'gardes ont l'œil fixé sur l'horizon. On suppose à l'ennemi le projet de revenir en nombre. Ce plan sera t- il exécuté à bref délai, ou bien la petite citadelle vosgienne aura-t-elle à prendre l'offensive contre les Allemands qui, en cas de retraite, la rencontreraient sur leurs derrières, prête à les harceler au passage ?

 

Ces questions jettent la place dans une grande perplexité. On a tenté de les résoudre par l'envoi de plusieurs messagers au dehors. Mais les uns rentrent sans avoir réussi à passer ; d'autres ne reparaîtront plus, notamment le sergent Haltenburger, fils d'un garde forestier du pays. Parvenu jusque Metz, il y sera retenu. L'état-major général utilisera ses aptitudes, au lieu de le renvoyer à Bitche avec une réponse et des encouragements.

Enfin, deux émissaires reviennent, munis de renseignements qu'un ordre de la place porte à la connaissance de la garnison :

ORDRE DE LA PLACE

16 Août

 

Officiers, sous-officiers et soldats de la garnison de Bitche, Le commandant de la place, les officiers de la garnison et la municipalité de Bitche font tous leurs efforts pour avoir des nouvelles de nos armées et pour entrer en relations avec elles.

Ces diverses tentatives, dont plusieurs sont encore en cours d'exécution, n'ont pas toujours été aussi heureuses que nous l'eussions désiré. Aujourd'hui, cependant, deux messagers envoyés par l'autorité militaire, l'un à Saverne, l'autre à Phalsbourg, sont revenus ayant atteint le but qui leur avait été assigné et en rapportent les preuves officielles.

Le commandant de la place de Phalsbourg me fait savoir que cette place a été bombardée par deux fois. Dimanche, 14 août, le bombardement a duré toute la journée, et nous avons pu l'entendre d'ici. Néanmoins la place a résisté malgré les incendies qui ont détruit près de la moitié des maisons de la ville, sans pertes appréciables pour la garnison et les habitants.

La nouvelle que le drapeau de la France flotte toujours sur la forteresse de Bitche a été accueillie à Saverne et à Phalsbourg avec un grand enthousiasme, et les autorités de ces deux villes ont promis à nos messagers de faire tous leurs efforts pour le faire savoir à la France et à l'Empereur.

Le commandant de la place n'a pas de nouvelles assez certaines de l'armée, que l'on suppose devant Nancy, pour vous en faire part.

Le point que nous occupons aura une très grande importance lorsque l'ennemi sera obligé de battre en retraite, car nous sommes admirablement placés pour lui couper une partie importante de ses communications.

Profitons donc du répit qui nous est laissé pour nous préparer à accomplir la tâche qui nous incombera lorsque le moment sera venu.

Les troupes du château ont pour mission spéciale de garder et d'approprier la forteresse à une résistance à outrance.

Les troupes du camp retranché, accidentellement réunies, ont une mission plus active ; elles devront se préparer, par des reconnaissances nombreuses et chaque jour répétées, à connaître le pays dans ses moindres détails et les voies de communications jusqu'aux plus petits sentiers.

N'osant passer sous Bitche, l'ennemi a tourné la position par des chemins à peine praticables même dans la belle saison.

Nous pouvons rendre difficiles et même impraticables ces communications secondaires, et c'est un travail que nous allons entreprendre.

Nous sommes nombreux, et chaque jour il nous arrive des renforts individuels par suite des sorties de l'hôpital et des prisonniers échappés à l'ennemi.

Les vivres et les munitions sont rares : soyons donc sobres dans notre nourriture et économes dans nos munitions, que nous devons conserver avec le plus grand soin.

Les autorités civiles nous ont été d'un puissant secours dans un moment difficile où nous avions tout à la fois à nous organiser et à nous défendre. Elles nous aideront toujours de tout leur pouvoir, j'en ai la certitude ; ne nous montrons pas ingrats pour tant de sollicitude et restons unis.

 

Le Commandant de la place,

TEYSSIER.

 

Ce mâle langage excite l'enthousiasme des soldats. Nos premiers revers, loin d'ébranler leur foi, l'ont affermie. Pas un homme, quelles que soient ses espérances, ne se dissimule l'imminence d'une agression. C'est donc sans la moindre surprise que, dans la nuit du 22, nos postes avancés entendent sonner au parlementaire.

Deux officiers ennemis sont signalés.

Le lieutenant Ravenel et l'adjudant de place Mondelli sont chargés de les recevoir, de leur bander les yeux et de les introduire auprès du commandant.

L'entrevue est de brève durée : pas plus que la précédente, cette démarche n'a rencontré faveur.

Les parlementaires éconduits laissent, en se retirant, une lettre qu'ils prétendent écrite en français.

En voici le texte :

Monsieur le commandant,

 

Vous n'ignorez plus que le cours rapide des événements vient d'atteindre le premier but de la guerre.

La défaite complète de l'armée française, à laquelle nous rendons volontiers l'hommage de la vaillance, a eu lieu à Metz dans les journées des 14, 16 et 18 août, tandis que l'armée du prince royal de Prusse marche victorieusement sur Paris.

Dans cet état de choses, je n'ai pas besoin de vous faire comprendre, monsieur le commandant, qu'il ne serait en aucune valeur de maintenir la place qui se trouve sous vos ordres.

Les forteresses de Lichtemberg, Lutzetstein, Marsal et autres se sont rendues également et se trouvent actuellement en notre pouvoir.

J'ai donc l'honneur de vous offrir les conditions suivantes, en vertu desquelles la forteresse de Bitche se rendrait aux troupes placées sous mon commandement.

ARTICLE 1er

Toute garnison sortira de la ville en portant les armes et tambours battant jusqu'à cinq cents pas, vers Niederbronn, après quoi mettra bas les armes.

ARTICLE 2

Les officiers, ainsi que toute la troupe, conserveront tous leurs bagages militaires et particuliers, sauf les munitions.

ARTICLE 3

Tous les officiers garderont leurs sabres et se rendront à Reischoffen, où ils pourront circuler librement sur parole d'honneur, jusqu'à ce que Son Altesse le prince royal leur aura accordé la permission de rentrer en France. Cette autorisation sera immédiatement demandée par le télégraphe er comprendra tous ceux qui voudraient s'engager à ne plus porter les armes contre l'Allemagne pendant toute la durée de cette guerre.

ARTICLE 4

Les troupes appartenant à la ligne seront dirigées sur l'Allemagne jusqu'à la fin de la campagne ; pour celles de la garde nationale, l'autorisation sera demandée de rentrer librement dans leurs foyers.

ARTICLE 5

Toute la garnison serait munie des vivres dont elle pourrait avoir besoin, outre ce qui lui reste à l'heure de son départ.

ARTICLE 6

M. le commandant recevra, s'il le désire, une déclaration en toutes formes quant au maintien honorable de la position militaire qui lui a été confiée, et qui, bien entendu, n'est rendue qu'en vue de circonstances impérieuses contre lesquelles il serait en vain de lutter.

En échange, M. le commandant promet de délivrer, sans exception, tous les matériaux de guerre se trouvant dans la forteresse de Bitche.

Dans le cas que M. le commandant devrait rejeter les propositions que je viens de lui faire, j'ai l'honneur de prévenir que le bombardement de la forteresse commencera dès aujourd'hui, et qu'à partir du premier coup de feu qui sera tiré des remparts de Bitche aucune condition ne pourra plus être admise, à moins que la place ne se rende à discrétion.

Trente minutes sont données afin de recevoir la réponse que M. le commandant jugera à propos de donner.

Les conditions susdites acceptées, il est chargé de les signer préalablement avec qui de droit.

Veuillez, Monsieur le commandant, agréer à cette occasion l'assurance de ma considération distinguée.

 

Devant Bitche, le 22 août 1870.

 

Le commandant en chef bavarois,

Signé : KOLLERMANN.

 

Cette sommation diffère de la première en ce que, au lieu de permettre aux troupes de rejoindre leurs corps, elle les déclare prisonnières de guerre ; elle offre comme particularité remarquable son analogie avec la convention rédigée quelques jours plus tard à Sedan.

Après le refus du conseil de défense, une attaque ne saurait tarder. Vers le soir, des patrouilles allemandes foulent de nouveau les sentiers, en vue de la forteresse. Le canon du château les disperse. Partout, à distance, nos obus vont fouiller le sol. Les précautions utiles sont prises avec entrain et un redoublement de vigilance assure pour la nuit notre sécurité.