LE SIÈGE DE BITCHE

6 août 1870 – 27 mars 1871

 

CHAPITRE PREMIER.

 

 

La vallée d'Alsace. — Bitche dépendance du duché de Lorraine. — Autrefois et aujourd'hui. — La Cense aux Loups et la Ferme du Hasard. — De la déclaration de guerre (15 juillet 1870) à la levée du camp du 5e corps. — Le Commandant de place Teyssier. — Premières heures. — Provisions et armements.

 

Certaines descriptions quelque peu hyperboliques ont représenté Bitche comme un nid d'aigles se perdant vers les nues ; en s'étendant complaisamment sur les facultés de résistance de la petite place de guerre, quelques auteurs l'ont transformée en une citadelle inexpugnable, rivale de Gibraltar : ceux-là ne connaissaient ni Gibraltar, ni Bitche.

Les chaînes des Vosges et de la Forêt-Noire, arêtes parallèles entre lesquelles coule le Rhin, sont, au dire des géologues, les culées colossales d'une voûte immense dont le thalweg du fleuve marque l'effondrement. Des deux côtés, en effet, les montagnes sont symétriques et les strates concordantes. En descendant la vallée d'Alsace, ces chaînes, très élevées dans les Vosges du haut-Rhin, s'abaissent rapidement et ne montrent plus que leur cime, recouverte d'épaisses forêts.

L'hypothèse de l'effondrement de la vallée d'Alsace explique fort bien pourquoi les pentes montagneuses, abruptes du côté du Rhin, s'inclinent insensiblement, sous forme de plateaux, dans les versants opposés.

La place de Bitche, chef-lieu d'un des cantons de l'arrondissement de Sarreguemines (Moselle), est située presque au faîte des Vosges, dans un enfoncement du versant ouest. Le château date du quinzième siècle. Le territoire de Bitche, érigé en comté, dépendait à cette époque du duché de Lorraine. L'édifice avait pour assises un mamelon oblong, semblable de proportions à plusieurs mamelons voisins dont la plupart le dépassent en altitude. Bien que bâtie sur une éminence, la citadelle est donc, par rapport aux hauteurs environnantes, enfouie dans un bas-fond.

Ces hauteurs faisant comme une ceinture à l'étroit vallon qui s'étend à ses pieds, Bitche ne représente plus aujourd'hui, grâce aux pièces à longue portée, qu'un but imprudemment offert aux coups de l'ennemi.

Quatre bastions flanquent, vers les angles, le corps de place très étendu et fort étroit. Ses extrémités ont pour les protéger des demi-lunes ou têtes, reliées à elles par un pont volant au niveau de la plate-forme et par des caponnières, chemins creusés au pied des remparts. Pour compléter la défense, les courtines démesurément longues du corps de place étaient garanties par de petits ouvrages en forme de demi-lune et l'ensemble des travaux par un chemin couvert et un glacis à pente escarpée.

Des caves profondes s'enchevêtrent sous les bâtiments ; quelques-unes communiquent entre elles au moyen de passages souterrains. Un puits percé dans le roc fournit l'eau en temps de siège. La quantité d'eau nécessaire pour les besoins ordinaires de la garnison était assurée par trois citernes qu'alimentaient les chéneaux des toits.

Au-dessous du fort, s'étage la ville. Un mur crénelé en défend l'approche. Un ruisseau, la Horn, la borde dans toute sa longueur et permet d'inonder, dans la direction du Sud, une région da- jardins et de champs. A l'extrémité de la ville, un camp retranché s'étend, de la rampe qui mène aux glacis du château, jusqu'à un fortin avancé, de construction récente.

La campagne boisée qui environne Bitche offre, au premier aspect, un agréable coup d'œil. Mais peu à peu le regard fatigué de la monotonie du paysage n'aperçoit plus que l'aridité de la plaine. Du haut de la plate-forme du château, on ne découvre ni une bourgade, ni un hameau, ni la pointe d'un clocher. Seules, deux humbles habitations dressent au loin leurs silhouettes : l'une s'appelle la Cense aux Loups, l'autre la Ferme du Hasard. Les villages disséminés dans la région sont uniformément enfoncés dans les ravins, au bord des ruisseaux où les hommes ont pu s'abriter et les cultures s'établir.

Bitche laissée à elle-même, c'est la solitude, l'isolement, l'abandon absolu.

Au début des hostilités, la place était à peine armée. La France se préparait à une promenade triomphale en territoire allemand ; l'éventualité d'un retour de fortune s'était trouvée exclue du programme de nos victoires et conquêtes, et on n'avait pourvu Bitche, comme tant d'autres citadelles, que d'un faible outillage défensif. Ses embrasures étaient vides, ses remparts veufs de sacs à terre, ses poudres sans abris suffisants.

Située à l'intersection de cinq routes — qui, directement ou par leurs embranchements, conduisent : à Strasbourg par la vallée de Niederbronn ; à Wissembourg ; à Deux-Ponts, Kaiserslautern et Mayence ; à Sarreguemines, Saint-Avold et Metz ; à Sarralbe et Phalsbourg ; — la place offrait une importance stratégique autrefois fort appréciée.

La voie ferrée qui la dessert, reliant le Rhin à la Moselle et Strasbourg à Metz, la désignait comme un point naturel de concentration ; sa proximité de la frontière bavaroise, distante de trois lieues environ, paraissait devoir l'appeler, dès le début de la campagne, à un rôle prépondérant.

Les avantages qui désignaient Bitche comme une excellente base d'opérations ne furent que tardivement reconnus. Quand le 5e corps parvint, après une série d'ordres et de contre-ordres de l'état-major général, à rallier ce centre, la marche des événements était trop avancée pour permettre de tirer encore de la situation un parti favorable. Ordre, contre-ordre, désordre, dit le soldat.

Dans la matinée du 6 août, le général de Failly levait le camp pour se porter au secours du maréchal de Mac-Mahon. Bitche demeurait séparée de la France, n'attendant le salut que de sa patriotique initiative et de l'indomptable énergie du chef à la responsabilité duquel était confiée la place, M. le commandant Teyssier.

Le commandant Teyssier, depuis colonel commandant la place de Vincennes, aujourd'hui retraité, est un de ces hommes dont la trempe solide défie les plus rudes coups du sort. Tempérament modéré, esprit judicieux, intelligence cultivée, na ture modeste, cœur loyal, calme dans les conseils, plein de feu dans l'action, il sait le métier des armes en soldat qui a passé par chacune des étapes menant aux grades élevés. Il appartient d'ailleurs à une famille de soldats.

Petit-fils d'un capitaine au Royal-Champagne, chevalier de Saint-Louis ; fils d'un lieutenant de la Grande-Armée, chevalier de la Légion d'honneur ; neveu et petit-neveu, enfin, d'officiers tués sur les champs de bataille, Teyssier (Louis-Casimir), né à Albi en 1821, partait à vingt et un ans comme jeune militaire au 21e de ligne. Lieutenant au début de la guerre de Crimée, il était laissé pour mort devant Sébastopol, à l'assaut du bastion central. Les Russes le relevèrent la tête fendue par un éclat de pierre, la cuisse éraflée par un boulet qui avait emporté un pan de la tunique, la main droite broyée par un coup de feu tiré à bout portant. Il était depuis peu capitaine. Décoré à sa rentrée de captivité, il passa, faute de vacance, au 98e de ligne.

Nous retrouvons, avec ce nouveau régiment, le capitaine Teyssier en Italie ; au combat de Montebello, il a la poitrine traversée de part en part. En 1867, il est nommé chef de bataillon au 73e de ligne. Le 12 mars 1870, il est fait officier de la Légion d'honneur. A la déclaration de guerre, il passe dans l'état-major des places et est envoyé à Bitche.

Toute cette existence militaire, si simple et si digne, peut se résumer par un mot : devoir.

Le commandant de la place de Bitche est au physique, ce qu'il est au moral : droit, ferme, vigoureux, grave dans son maintien, tempéré dans ses gestes et dans ses paroles ; le corps est élancé, la tête maigre, osseuse ; une chevelure à peine grisonnante, drue et serrée aux tempes, encadre le front, haut et légèrement bombé ; l'œil grand ouvert, de teinte bleu-faïence, a des reflets métalliques adoucis par une expression bienveillante qu'on lit aussi sur les lèvres, en dépit de la moustache de coupe toute martiale dont elles sont ombragées. L'ensemble de cette physionomie est sympathique ; il respire tout à la fois la patience et la volonté, la bonhomie et le sang-froid, la placidité d'un caractère studieux, réfléchi, et les ardeurs d'une vivacité accoutumée à braver le péril.

Un pareil commandant voulait être secondé : nous verrons bientôt que les lieutenants étaient dignes du chef.

Un bataillon du 86e de ligne, — 800 hommes, commandant Bousquet, — était préposé à la défense de la citadelle ; déjà 200 douaniers l'occupaient sous les ordres de l'inspecteur Narrat ; 250 artilleurs de la réserve, — capitaines Poulleau, Lair de la Motte et Lesur,- complétaient cet effectif ; il allait s'augmenter, au cours des journées suivantes, d'un millier d'isolés de toutes armes, — pour la plupart débris de Reischoffen, — et, un peu plus tard, d'environ 250 gardes nationaux composant la milice de la ville.

Les premières heures se passèrent au milieu d'un désarroi gros d'appréhensions pour l'avenir. Voitures, fourgons, convois de blessés, fuyards de l'armée de Mac-Mahon accourant se mêler aux bagages épars autour de la place, formaient un encombrement d'autant plus redoutable qu'on s'attendait, d'un moment à l'autre, à voir apparaître les uhlans, avant-coureurs d'un corps d'investissement.

Il fallait, tout d'abord, mettre Bitche à l'abri d'un coup de main.

En présence de cette impérieuse nécessité, éclatent la vigueur, la présence d'esprit, la sûreté de coup d'œil, toutes les aptitudes, enfin, qui faisaient véritablement du commandant de place l'homme qu'exigeaient les circonstances. Il entrait à peine en fonctions. De l'ancien personnel du fort, il ne restait que le secrétaire-archiviste, M. Brunei ; un garde du génie, M. Guichard ; et M. Jourmarin, garde d'artillerie. Cependant, en moins de deux journées, les services sont organisés. Un conseil de défense est formé ; la force publique, — une trentaine de gendarmes sous la conduite du capitaine Mathieu, — rétablit l'ordre ; les impedimenta de tout genre sont réunis dans le camp retranché sous la garde des isolés, dont le difficile commandement est confié au capitaine d'artillerie Lair de la Motte. M. le capitaine Guéry reçoit la direction du génie ; M. le capitaine Jouart, celle de l'artillerie ; M. Simon, adjoint à l'intendance, est chargé des approvisionnements. Les hôpitaux et ambulances sont placés sous la surveillance de M. le médecin-major Lagarde. Le fortin du camp retranché est occupé par une soixantaine de turcos et quelques fantassins de divers corps. Des détachements lancés dans plusieurs directions ramènent le bétail des environs, pendant que d'autres transportent au fort un convoi de vivres et de fourrages emmagasiné dans la gare. Trois cent mille francs sont recueillis dans diverses caisses de régiments ; la somme est faible, mais on saura s'en contenter.

Le relevé des subsistances en farine, viande fraîche ou salée, café, sucre et riz présente un total qui permettra d'atteindre à la fin de novembre ; à une condition, toutefois : c'est que l'on se passera à peu près de sel et de luminaire. Quant au vin, force est d'en supprimer la distribution, les quantités dont on dispose devant à peine suffire aux besoins des malades. Tout au plus semble-t-il possible d'accorder quelques rations d'eau-de-vie aux hommes employés aux travaux extraordinaires.

L'armement de la place et du château comprend 53 pièces. Dans ce chiffre figurent des obusiers ancien modèle, des canons de 4 à âme lisse, des mortiers à main : autant de non-valeurs. La véritable artillerie, la seule qui puisse entrer en lutte, consiste en 2 pièces rayées de 24, parfaites, 6 pièces rayées de 12 et 5 mortiers de 0,27. L'arsenal renferme des fusils à tabatière, avec des cartouches appropriées à ce modèle, un nombre considérable de fusils lisses non transformés et une quantité restreinte de cartouches de chassepot, Par contre, les approvisionnements en poudre à canon dépassent considérablement les besoins. L'insuffisance et la mauvaise installation des magasins rendent même périlleux cet excédent qui, ailleurs, pourrait n'être qu'inutile. N'importe ; l'inventaire moral de la défense fournit un résultat satisfaisant, toutes les volontés sont au niveau de la tâche, en aucun cœur il n'y a place pour un sentiment de pusillanimité : quoi qu'il advienne, on résistera.

En vain, le général en chef du 9e corps a-t-il laissé entendre, en s'éloignant, qu'il serait téméraire de chercher à défendre la ville ; en vain le maire, vieillard faible et maladif, insiste-t-il en faveur de cette recommandation. Livrer la ville serait livrer le fort ; comme le fort, la ville sera défendue.