HISTOIRE GRECQUE

TOME CINQUIÈME

LIVRE SEPTIÈME. — LA MACÉDOINE ET LA GRÈCE (362-337 Av. J.-C.).

CHAPITRE TROISIÈME. — ATHÈNES ET LE ROI PHILIPPE JUSQU'À LA PAIX DE PHILOCRATE.

 

 

§ V. — L'HÉGÉMONIE MACÉDONIENNE.

On avait beaucoup perdu dans cette paix et peu gagné : encore ce faible bénéfice n'était-il rien moins qu'assuré. On avait toujours tenu expressément jusqu'alors à ce que les ambassadeurs des puissances étrangères vinssent à Athènes avec des pleins pouvoirs : or, il n'en avait pas été ainsi de ceux de Philippe. Au contraire, le roi avait pris dès l'abord des mesures pour qu'il lui restât, après l'engagement pris par l'assemblée des Athéniens, un certain répit durant lequel il pouvait agir librement, jusqu'à ce qu'il trouvât opportun de se lier de son côté. Ainsi, il avait été résolu qu'après le départ de ses ambassadeurs, qui avaient mission de lui apporter le serment des Athéniens et de leurs alliés, une ambassade athénienne se rendrait à Pella pour recevoir le serment du roi et de ses alliés, de manière à donner à toutes ces négociations une solution définitive. Aussi Démosthène travailla-t-il de tout son pouvoir à hâter le moment où le roi prêterait serment, afin que les avantages du traité, dont il n'avait pas pu empêcher la conclusion, ne fussent pas diminués pendant l'intervalle.

Or le danger était pressant. Tandis qu'Athènes, renonçant aussitôt à toutes ses pensées guerrières, s'abandonnait à la joie de cette paix depuis longtemps désirée, le roi était en pleine guerre avec Kersoblepte, dans la contrée la plus dangereuse pour Athènes. C'est là que, pendant que les Athéniens faisaient des discours, il prenait ville sur ville. La paix étant basée sur le statu quo, tout ce que Philippe réussissait à conquérir par force ou par ruse avant sa prestation de serment devait être reconnu par les Athéniens, conformément au texte de la loi, comme sa propriété.

On choisit pour aller recevoir le serment du roi les mêmes onze citoyens qui avaient formé la première ambassade. Démosthène ne se décida cette fois qu'avec une profonde répugnance à y prendre part : il prévoyait qu'elle ne lui vaudrait que déboires et. mortifications, sans lui donner l'occasion de rendre de réels services à sa patrie ; en effet, il ne pouvait se fier à aucun de ses collègues ; les uns étaient peu sûrs, d'autres avaient des intérêts entièrement opposés à ceux de la ville ; ce peu de solidité de leurs dispositions était d'autant plus regrettable, que le salut de la république était absolument entre les mains des ambassadeurs. Les citoyens avaient si peu de confiance en eux qu'ils leur enjoignirent dans leurs instructions de ne pas traiter individuellement avec le roi. Démosthène était, semble-t-il, le chef de la mission[1], et il ne pouvait donner une plus grande preuve de son dévouement et de son abnégation qu'en acceptant cette fonction.

A Athènes même commencent les tiraillements. Démosthène demande le départ immédiat : ses collègues laissent s'écouler jour sur jour. Enfin, quinze jours après le serment, il obtient un décret du Conseil conforme à ses idées, un ordre enjoignant au commandant de la station navale du nord de l'Eubée de transporter sans retard les ambassadeurs à la résidence actuelle de Philippe[2]. Cet ordre précis n'est pas exécuté : au lieu d'aller chercher le roi par le chemin le plus court, les envoyés traversent à petites journées la Thessalie et la Macédoine pour se rendre à Pella, où ils attendent le roi[3]. C'est ainsi qu'un voyage qui pouvait se faire en huit jours dura autant de semaines, et ce retard eut lieu d'accord avec les Macédoniens, aux moindres signes desquels obéissaient humblement ces ambassadeurs qui méprisaient les injonctions de leur propre gouvernement. Philippe tenait à mettre fin sans subir la pression d'Athènes à la campagne de Thrace, qu'il avait ouverte en personne au commencement du printemps. Il avait promis de ménager la Chersonèse, mais ses engagements ne l'empêchèrent pas de prendre différentes places occupées par des garnisons athéniennes, de courber Kersoblepte sous sa suzeraineté, et de recueillir tranquillement les fruits de la guerre[4]. Pendant ce temps, les ambassadeurs attendaient à la cour, où l'éclat de la royauté leur fit oublier ce qui leur restait de sentiments républicains, et où l'influence des ambassadeurs des États les plus divers donnait l'idée que Pella était le lieu où se décideraient désormais les destinées du monde hellénique[5].

Aussi les Athéniens ne présentèrent-ils leurs réclamations qu'avec beaucoup de timidité et de réserve. Il n'était plus sérieusement question de la restitution des places conquises depuis la conclusion de la paix : l'attention était exclusivement préoccupée des événements à venir. En effet, on vit bientôt que Philippe ne songeait plus à désarmer : la paix générale, qu'on avait espérée à Athènes, n'était nullement dans ses intentions, et les ambassadeurs crurent devoir calculer leur attitude en conséquence.

Tout ceci causa de nouveaux dissentiments entre les ambassadeurs. Le consciencieux Démosthène persista à déclarer que l'on n'avait qu'à exécuter purement et simplement les ordres de la république ; mais Eschine pensait tout autrement. Il faisait le grand seigneur et se sentait, avec son éducation d'homme du monde, bien supérieur à Démosthène, bourgeois taciturne et revêche. Pour lui, la mission de recevoir le serment du roi n'était qu'un accessoire : il ne voulait pas remplir le rôle d'un messager, mais faire lui-même de la politique. Il fallait, disait-il, travailler pour Athènes selon les circonstances : c'est pour cela qu'ils avaient reçu des instructions si vagués ; si Philippe, comme ce n'était pas douteux, allait en Phocide, il fallait dès maintenant faire valoir les intérêts d'Athènes dan s la guerre qui se préparait. Mais ces intérêts eux-mêmes, Eschine les voyait du point de vue étroit de l'homme de parti : il enviait aux Thébains l'amitié de Philippe et cherchait à exciter ce dernier contre Thèbes, en approuvant d'une manière générale l'intervention projetée de Philippe dans les affaires delphiques : c'est par cette voie seulement qu'il souhaitait parvenir à son but, l'humiliation de Thèbes[6].

Démosthène était impuissant en face de ses collègues : il n'en déploya pas moins une activité infatigable : il chercha encore maintenant à élargir les conditions du traité et à ouvrir l'accession à d'autres États. Mais Philippe ne voulait se lier les mains d'aucune façon. Il persista dans l'exclusion formelle des Phocidiens ; quant à Kersoblepte, il ne le considérait plus comme allié d'Athènes, mais comme son allié à lui : il en était de même des habitants de Cardia.

Les ambassadeurs, en cédant sur ce point, outrepassaient ouvertement leur mandat[7] : mais le roi voulait que les résultats militaires des dernières semaines fussent reconnus comme faits accomplis, et Démosthène ne put rien obtenir, sinon que Philippe, sur sa recommandation, promit de rendre la liberté aux citoyens athéniens qui étaient encore prisonniers en Macédoine[8] : encore ne lui accorda-t-on pas cette faveur tout de suite ; on la lui promit seulement, afin que la réalisation parût un nouveau bienfait et produisit son effet en temps opportun. Les services que Démosthène put rendre à ses concitoyens par ses recommandations, ses avances ou ses cadeaux, furent en définitive les seuls points lumineux dans ces tristes journées. passées à la cour royale,-qui lui devenait de jour en jour plus insupportable. Il lui fallait voir de ses yeux les députés de Sparte, de Thèbes, de la Thessalie, de la Phocide réunis auprès du roi, cherchant auprès de lui leur salut, se disputant sa faveur, se soumettant à ses sentences, se querellant en sa présence. Il n'eut pas même, dans sa profonde douleur, la satisfaction de pouvoir annoncer la vérité à Athènes, car le rapport fut rédigé au gré de la majorité. Il était comme trahi, comme vendu dans cette funeste Pella. Il voulut revenir seul[9] : mais cela même ne lui réussit pas. Philippe ne voulait pas que des renseignements sur l'état de choses arrivassent déjà à Athènes[10]. Démosthène ne put se soustraire à l'obligation d'accompagner, en société des autres ambassadeurs, le roi et son armée en Thessalie.

On les avait invités comme pour leur faire honneur : car Philippe prit pour prétexte qu'il voulait faire appel à l'intervention des ambassadeurs au sujet de la ville de Halos, pour laquelle Athènes s'était intéressée. En réalité, c'était une contrainte, qu'il subirent les uns volontiers les autres à contrecœur ; en tout cas, c'était pour Philippe un avantage dont il avait habilement calculé la portée, car il tenait avant tout à donner à son expédition une couleur pacifique, à rehausser son prestige personnel en s'entourant d'une foule d'ambassadeurs grecs, et à cacher le plus longtemps possible ses véritables intentions. Enfin, les ambassadeurs lui servaient de garantie que dans l'intervalle on ne prendrait pas à Athènes de résolutions dangereuses, ce qui n'était pas impossible, vu l'excitation générale provoquée par les nouveaux armements du roi. Accessoirement, on profita de la marche à travers la Thessalie pour faire jurer aux villes du pays, considérées comme alliées de Philippe, le traité conclu entre lui et Athènes. C'est ce qu'on fit à Phères.

Cet acte n'était à plus d'un égard qu'une nouvelle dérision. Il fut accompli sans aucune formalité, dans une auberge ; les représentants des villes étaient des hommes sans mandat, commandés par Philippe pour la circonstance, et beaucoup de villes n'avaient pas même cette apparence de représentation[11]. Ensuite, comme il ne lui convenait plus pour le moment de promener davantage les ambassadeurs, il prit sur lui la responsabilité de ce que leur mandat avait été incomplètement rempli, et leur donna à ce sujet un message au Conseil et au peuple. Les députés acceptèrent sans réclamer cette nouvelle avanie, et, après une absence de soixante-dix jours, ils retournèrent. auprès de leurs concitoyens, dont ils étaient impatiemment attendus.

Seul Démosthène pouvait franchir sans remords le seuil de la patrie : il était heureux d'échapper à l'air de la cour macédonienne, à l'odieuse compagnie des traîtres, et de pouvoir respirer et parler librement sur le sol attique. Enfin, il était revenu au sein du Conseil, où la majorité savait l'apprécier, et là, en présence de beaucoup d'autres témoins, il fit un rapport détaillé sur tout ce qui s'était passé dans l'ambassade. Il montra comment, dès le début, tous les ordres de la ville avaient été méprisés et tous ses intérêts trahis ; il raconta comment, par des lenteurs calculées, on avait livré Kersoblepte et les villes de Thrace ; il dévoila la constante connivence avec le roi, l'approbation empressée de tous ses projets, l'intervention non justifiée contre Thèbes ; il dépeignit la marche à travers la Thessalie, que les ambassadeurs avaient été forcés de poursuivre sous des prétextes mensongers jusqu'aux Thermopyles, où le roi était aujourd'hui à la tête de toute son armée, prêt à pénétrer jusqu'au milieu de l'Hellade. En vérité, Athènes n'aurait guère perdu plus par une guerre malheureuse que par cette ambassade. Le Conseil partagea entièrement l'indignation de Démosthène : une décision fut rédigée dans ce sens et proposée au peuple[12] : on devait attendre de ce dernier un jugement semblable, et alors les événements pouvaient encore prendre un autre cours.

Mais, dans l'assemblée du peuple, la discussion prit un tout autre tour et bien inattendu. Tout avait été préparé par le parti macédonien pour gagner la foule crédule. Eschine joua encore une fois le principal rôle. Il ne pensa même pas à se justifier, et fit à peine allusion au mandat des envoyés. Mais il s'étendit longuement sur la situation du monde entier ; il en parla avec une sûreté de coup d'œil que peut avoir seul un homme politique initié aux secrets des grands. Sans doute, dit-il d'un ton dégagé, Philippe est aux Thermopyles : mais cela n'a aucune importance ; il ne s'agit que de connaître ses desseins. Quant à lui, il pouvait assurer que Philippe était là en ami : car, grâce à l'habile conduite de ses ambassadeurs, Athènes avait gagné l'affection du puissant monarque au point d'être un objet d'envie pour tous les autres États. Philippe n'avait pas non plus de mauvais desseins contre la Phocide : il visait un tout autre ennemi... et à ce propos l'orateur ne rougit pas de montrer aux citoyens la perte de Thèbes comme une expectative heureuse, que l'on ne pouvait acheter trop cher, Philippe dût-il pénétrer en armes sur le territoire de la patrie[13]. C'est ainsi qu'il exploita les bas instincts du caractère populaire pour gagner des applaudissements. Il conclut à la façon habituelle, disant que malheureusement il était obligé de garder le silence sur les plus heureux résultats que faisait espérer l'amitié du roi, et il laissa l'imagination de ses auditeurs rêver le gain de l'Eubée et d'Oropos, la restauration de Platée et autre, perspectives semblables[14].

Démosthène, qui voulut avertir les Athéniens ivres de folles et trompeuses espérances, ne put se faire écouter : les cris, les huées couvrirent sa voix : il fut repoussé de la tribune. Philocrate et ses amis gouvernaient l'assemblée : il réussit même à faire voter une proposition déclarant l'heureuse paix qui venait d'être conclue obligatoire pour toutes les générations futures et affirmant que les Athéniens étaient prêts, dans le cas où les Phocidiens retarderaient la paix générale par une plus longue résistance, à aider le roi à l'imposer[15].

Cette proposition avait naturellement été concertée avec Philippe, qui, comme cela avait été arrangé d'avance, écrivit une lettre où il invitait les Athéniens, ses nouveaux alliés, à se joindre à son expédition contre la Phocide, pour mettre fin, dans l'intérêt de la sécurité publique, à la fâcheuse situation qui y régnait[16]. On ne s'attendait pas sans doute à une coopération active : il suffisait au roi de n'être pas inquiété par les Athéniens dans la poursuite de son but en Phocide : c'était, là pour lui le point principal, et c'est ce résultat qu'il avait eu constamment en vue dès le début dé toutes les négociations relatives à la paix. En Thrace, en effet, la puissance athénienne était si fragile et la situation de Philippe si prépondérante à tous égards dans ce pays, qu'il pouvait y faire prédominer sa volonté en tout temps. Mais il en était tout autrement de ses plans en Grèce.

Là, Athènes était encore capable de lui créer de grandes difficultés. S'il voulait atteindre son but prochain, il fallait qu'il fut maître des Thermopyles, que dominaient les garnisons postées par Phalæcos à Nicæa et à Alpenos. Le roi ne pouvait avancer tant que les Athéniens étaient prêts à soutenir Phalæcos et à jeter de nouvelles troupes dans le défilé par la mer d'Eubée : il était tout aussi impossible à Phalæcos de tenir le passage si, en cas de nécessité, les Athéniens ne couvraient pas ses derrières ou ses flancs. Des deux côtés, on avait donc à s'inquiéter avant tout de l'attitude d'Athènes, et Philippe devait se tenir sur ses gardes. Il n'entrait absolument pas dans ses vues de forcer le passage comme Xerxès, et pourtant il savait très bien qu'au mot de Thermopyles tout ce qui restait encore de sentiment national chez les Grecs entrait en fermentation. C'était toujours encore pour eux une idée insupportable, que dis-je ! inconcevable, qu'un roi étranger pût franchir les Thermopyles à la tète d'une armée. Pénétrer dans l'intérieur de la Grèce était donc toujours pour Philippe une entreprise difficile.

Du reste, les circonstances avaient pris pour Philippe un caractère aussi favorable que possible. Les Phocidiens, malgré la défaite d'Onomarchos, étaient restés invincibles pour les Thébains : ils étaient toujours les maîtres d'une grande partie du territoire béotien ; ils possédaient des places fortes, comme Orchomène et Coronée. D'un pays à l'autre ce n'étaient qu'incursions et pillages, et quoique les Thébains eussent le plus souvent l'avantage, la guerre n'en était pas moins pour eux plus pernicieuse, car elle se faisait surtout sur leur territoire et leurs armées étaient composées de citoyens, qu'il n'était pas aussi facile de remplacer que des mercenaires. La guerre traînait d'année en année : elle devenait un fléau de plus en plus insupportable pour l'Hellade entière, et on finit par être convaincu que les belligérants n'arriveraient pas à une solution. S'il fallait qu'une troisième puissance intervînt, ce ne pouvait être que la Macédoine, sur laquelle tous les regards étaient fixés. Le parti macédonien travaillait depuis longtemps sur ce terrain, et il avait fini par obtenir que Thèbes s'adressât à Philippe[17] : suivant l'exemple de la Thessalie, dont la destinée aurait dû leur servir de leçon, les Thébains mendièrent des secours à cette même cour qu'ils avaient tenue sous leur dépendance. Les Thessaliens aussi désiraient une guerre de Phocide sous une direction macédonienne[18] ; et comme ils étaient encore difficiles à gouverner, une guerre qui flattait lei orgueil et leur cupidité était pour Philippe un excellent moyen de les distraire des affaires intérieures, et de réalise en même temps ses visées personnelles. Il pouvait, dans ut situation dont tout le monde sentait le poids, apparaît comme le sauveur, seul possible et désiré de divers côtés ; n'avait plus qu'un souci, c'était la crainte de voir la puissance phocidienne s'affaisser peut-être sans son intervention, comme un incendie qui s'éteint faute d'aliments.

En effet, les ressources d'un État fondé sur le briganda devaient s'épuiser peu à peu. Près de 60 millions de franc dit-on, avaient été frappés peu à peu avec l'or et l'argent du Trésor de Delphes, et avaient été dépensés pour l'entretien de la cour des tyrans ainsi que pour la solde des troupes. Enfin cette source se tarit, sans que d'autres s'ouvrissent. La situation intérieure devint par conséquent de plus en plus en brouillée. Après la mort de Phayllos, Phalæcos, fils d'Onomarchos, était devenu le chef de la nation[19]. Sous son règne éclatèrent des désordres qui interrompirent même à divers reprises l'exercice de son pouvoir. Comme le temple était vide on rechercha les sommes détournées et on essaya par des procès criminels de faire rendre gorge à leurs détenteurs[20].

Il fallait donc nécessairement chercher des secours étrangers, et Athènes avait là une importance hors ligne. Les destinées de la Grèce dépendaient des rapports de la Phocide ave Athènes. Comme autrefois les Thébains, les Phocidiens sollicitèrent d'Athènes l'assistance d'une alliée pour écarter l'intervention étrangère de la Grèce centrale : car, depuis le congrès des ambassadeurs à Pella, ils étaient certains qu'ils seraient le but le plus prochain visé par la politique de Philippe.

Les rapports entre la Phocide et Athènes n'étaient par tradition rien moins qu'hostiles. Les Athéniens avaient favoris autrefois les prétentions des Phocidiens sur Delphes, et Périclès avait compris que l'existence dans la Grèce centrale d'un État sacerdotal et autonome, toujours prêt à s'appuyer sur Sparte ou sur des puissances étrangères, n'était pas conforme aux intérêts d'Athènes. Aussi les Phocidiens, dans la période la plus malheureuse de l'histoire d'Athènes, avaient-ils voté contre Thèbes la conservation de la cité vaincue. Ils pouvaient compter sur l'appui du parti anti-thébain et du parti national. Mais d'autre part, leur cause était fort compromise sous bien des rapports. Leur gouvernement despotique actuel ne pouvait éveiller de sympathies, et, par un aveuglement incroyable, Phalæcos avait blessé Sparte aussi bien qu'Athènes[21]. Il savait bien que, si ces deux États lui portaient secours, ce ne serait nullement pour fortifier son pouvoir, mais que Sparte saisirait cette occasion de réclamer son patronage sur Delphes et que les Athéniens chercheraient à s'emparer des forts des Thermopyles, situés dans le pays des Locriens, une région tout à fait marquée pour la dépendance. C'est pour cela qu'il avait repoussé les Athéniens lorsqu'ils avaient armé cinquante vaisseaux sous le commandement de Proxénos pour mettre garnison dans les places locriennes qui leur avaient été solennellement promises[22]. Le fait avait eu lieu juste à l'époque où les Athéniens ouvrirent leurs négociations avec Philippe. Comme l'attitude de Démosthène aurait été différente en face du traité, si Proxénos avait atteint son but et si la ville avait été engagée d'honneur à garder les postes avancés de la patrie commune ! Maintenant on était profondément irrité de cette injure, et la tâche devenait infiniment plus facile pour les agents de Philippe, lesquels travaillaient par ordre et sans relâche à brouiller Athènes et la Phocide et à paralyser la sympathie des deux partis qui, étant données leurs vues politiques, devaient prendre le plus vif intérêt au sort des Phocidiens. Le parti national fut désarmé par les lenteurs calculées des négociations pour la paix : l'autre parti, bien plus nombreux, de ceux qui détestaient Thèbes, fut simplement trompé par des mensonges ; on lui fit accroire que le roi n'était qu'en apparence l'ami des Thébains et l'ennemi des Phocidiens.

C'est ainsi que, par sa propre faute, Phalæcos se trouva dans la situation la plus désespérée. Il voyait les Macédoniens s'approcher pour l'attaque définitive et en même temps ses ressources se tarir, sa domination dans son propre pays devenir chancelante, et tout espoir de secours s'évanouir. En effet, Archidamos, qui était encore en Phocide avec mille hommes de pied pesamment armés pour observer les événements et qui, à la dernière heure, se serait peut-être décidé à défendre les Thermopyles à l'exemple de Léonidas, retourna chez lui au moment décisif, après qu'à Pella on eut ouvert aux Spartiates la trompeuse perspective de se voir rendre par Philippe leurs anciens droits sur Delphes[23].

Les Phocidiens n'étaient pas plus heureux du côté d'Athènes, où, sans être représentés par des plénipotentiaires, ils avaient des agents qui leur rendaient compte de tous les événements et suivaient avec la plus grande anxiété les négociations pour la paix[24]. Ils purent espérer un moment d'être, conformément à la proposition de Démosthène, compris parmi les alliés associés à la paix, mais ils furent bientôt déçus dans leur attente : enfin, la proposition de Philocrate leur enleva toute espérance de voir arriver peut-être encore quelque secours à la dernière heure.

Désormais Phalæcos n'avait plus :que des ennemis devant et derrière lui : il ne lui restait plus d'autre chance de salut qu'une entente avec Philippe. Au milieu de juillet[25], il se déclara prêt à lui remettre les forts des Thermopyles, et obtint en retour la sortie libre avec ses 8.000 mercenaires[26]. En effet, quoique le roi eût toujours fait ostentation de son zèle pieux pour Delphes, il ne tenait guère à châtier les spoliateurs du temple et à faire retomber la faute sur les vrais coupables. Son but était atteint. Il tenait les clefs de la Grèce ; il pouvait à la tête de son armée franchir le défilé ouvert et pénétrer au cœur du pays. Il ne venait pas en conquérant étranger, mais comme le général de la confédération thessalienne, comme l'allié de Thèbes. Celle-ci rentra aussitôt en possession de son territoire entier, dont elle avait été si longtemps privée. Ensuite les alliés firent leur entrée ensemble dans la Phocide, et Philippe eut la gloire d'avoir, par sa seule approche et sans tirer l'épée, mis fin à la guerre qui depuis dix ans avait été pour la Grèce entière la cause de tant de souffrances.

Philippe avait traité avec Phalæcos en vertu de ses pouvoirs de chef militaire. Mais c'est d'accord avec ses alliés qu'il fit les pas ultérieurs ; il ne voulait pas en effet toucher arbitrairement à la situation politique de la Grèce, mais au contraire se présenter comme un bienfaiteur de la nation qui venait restaurer ses institutions après une interruption criminelle. Mais ce rétablissement de la loi et de l'ordre devait aussi servir à lui procurer, à lui et à sa dynastie, une position stable dans la confédération des États grecs et à donner une base légale

à tous ses plans ultérieurs au sujet de la Grèce. Il avait gardé de son séjour à Thèbes une connaissance très précise des statuts delphiques ; il connaissait assez bien la politique de Jason et des hommes d'État thébains pour savoir, sans recourir aux conseils d'autrui, ce qui dans les statuts delphiques pouvait servir à ses desseins.

Comme vainqueur dans la guerre Sacrée, il s'arrogea le droit qu'avaient exercé Clisthène et Solon à la fin de la première guerre Sacrée, lorsqu'ils restaurèrent les anciens règlements et prirent en même temps des dispositions nouvelles pour assurer l'existence du sanctuaire national et en augmenter le prestige. C'est ainsi que Philippe, de concert avec ses deux alliés, réinstalla d'abord les autorités du temple ; il est probable qu'une purification du temple et de tout son territoire accompagna cette restauration. Ensuite une assemblée des Amphictyons fut convoquée[27]. Celle-ci aussi avait besoin d'être épurée ; car quiconque avait pris part de près ou de loin au sacrilège avait, de l'avis des alliés, perdu son siège et sa voix dans le Conseil fédéral. Mais on fit une différence pour les exclusions. On élimina les Phocidiens ; leur double voix fut perdue à perpétuité, de sorte qu'elle put être offerte à Philippe pour le récompenser d'avoir sauvé le sanctuaire de leurs mains sacrilèges[28]. On exclut aussi les Spartiates, parce qu'ils étaient encore excommuniés[29] et qu'ils étaient depuis devenus impurs par leurs relations avec les Phocidiens ; le même traitement frappa les Corinthiens, coupables du même crime[30].

Il y eut une troisième forme d'exclusion : certains États ne furent pas convoqués à la première réunion des Amphictyons, Athènes par exemple. Les Athéniens n'avaient pas répondu à l'invitation que leur avait faite le roi de se joindre à lui comme alliés, en vertu des traités récemment conclus. Or, la participation à la réorganisation de la confédération hellénique devait être le privilège de ceux qui avaient pris les armes pour le dieu de Delphes, notamment des tribus de la Thessalie et de l'Œta, et aussi des Doriens du Parnasse ; des Locriens et des Dolopes, qui habitaient entre la Thessalie, l'Étolie et l'Épire[31].

De cette façon, le centre de gravité de la confédération était reporté tout à fait au nord, comme dans les temps primitifs : ces tribus montagnardes, dédaignées des autres Hellènes et qui avaient depuis longtemps perdu toute importance, ces mêmes peuplades qui avaient déserté la cause nationale pendant les guerres de l'Indépendance et avaient perdu leur bon renom en reconnaissant la domination persane, elles rentraient maintenant dans l'histoire : c'était surtout pour les Thessaliens une grande satisfaction que de se voir, eux, si longtemps tenus à distance et exclus de l'histoire grecque, retrouvant la considération en Grèce, et réalisant ainsi brillamment les plans de Jason. Quel étrange spectacle que cette réunion d'éléments anciens et nouveaux dans le Conseil delphique ! Dans cette confédération réorganisée, il y avait maintenant trois espèces d'États appartenant aux périodes les plus différentes du développement historique : les tribus thessaliennes qui s'étaient attardées dans le système des constitutions cantonales, comme les Perrhèbes, etc. ; ensuite les tribus qui étaient devenues des États, comme les Athéniens et les Thébains ; enfin, entre ces républiques rurales ou urbaines, un empire qui n'en faisait pas partie comme nation, selon le droit public hellénique, mais qui était représenté par son roi, celui-ci transmettant à ses héritiers dynastiques les voix des Phocidiens.

On continua de délibérer sur ces derniers. La perte de leur droit de suffrage ne parut pas être une punition suffisante de la violation de la paix : pourtant les véritables coupables, ceux qui à l'aide de troupes étrangères avaient maintenu un gouvernement terroriste, ceux-là ou bien avaient péri pendant la guerre, ou bien s'étaient retirés sains et saufs une fois la guerre terminée. Les villes de la Phocide, qui avaient souffert plus quo personne de la présence des mercenaires, ne firent aucune résistance après leur retraite et se rendirent immédiatement sans conditions. Mais l'hostilité des peuples voisins ne se laissa pas apaiser : ils ne voulurent pas lâcher leurs victimes avant d'avoir complètement satisfait leur haine héréditaire. Les Œtéens allèrent jusqu'à proposer de précipiter du haut du rocher comme voleurs sacrilèges tous les habitants du pays en âge de porter les armes[32].

Le roi étranger dut défendre les Phocidiens contre la brutalité de leurs compatriotes, brutalité d'autant plus odieuse qu'elle prenait le masque du zèle religieux. Quant à lui, il ne tenait qu'à désarmer entièrement le pays, et qu'à prendre des mesures pour qu'il n'y restât pas de places fortes pouvant servir de Oint d'appui à des insurrections sérieuses : car toute insurrection des Phocidiens pouvait compromettre les bénéfices qu'il avait retirés de la guerre. On rasa donc les murailles de vingt-deux villes ; les citoyens de ces villes furent dispersés dans des villages, où le nombre des maisons ne devait pas dépasser un certain chiffre. On laissa aux habitants leurs propriétés, à charge de payer un impôt au temple jusqu'à ce que le Trésor sacré fût reconstitué ! Tous les chevaux furent vendus, toutes les armes détruites : la rigueur de ces mesures, qui avaient la prétention d'être l'effet de la clémence royale, fut augmentée par le fait que l'exécution en était confiée aux ennemis les plus acharnés des Phocidiens[33]. Le pays tomba dans une misère indicible. Tous ceux qui le purent s'enfuirent, et les Athéniens se virent dans la triste position de ne pouvoir rien faire pour un allié qu'ils avaient laissé périr par leur inaction, rien, si ce n'est accorder l'hospitalité aux habitants fugitifs. Sans doute la situation n'était pas la même qu'avec Olynthe, parce qu'une véritable alliance n'avait pas été possible avec le tyran phocidien. Mais il n'en était que plus grave, le dommage que la victoire de Philippe avait causé à la Grèce proprement dite, et plus profond le dépit qu'on éprouvait de s'être laissé tromper si honteusement par ses propres ambassadeurs.

A Athènes, l'opinion n'avait pas tardé à changer. Les résolutions de l'assemblée du peuple avaient été prises sous le terrorisme du parti macédonien, qui savait s'arranger de manière à ce qu'aucune autre idée ne pût se faire jour et qu'aucun orateur d'opinion contraire ne pût se faire entendre. Néanmoins, à l'approche imminente du roi, les Athéniens s'étaient sentis mal à l'aise : ils ne purent plus se contenter des promesses avec lesquelles Eschine avait calmé leurs inquiétudes ils résolurent donc d'envoyer au roi une nouvelle ambassade pour l'observer de près et l'inviter à tenir ses promesses[34]. Il était naturel qu'on désirât la composer des mêmes hommes qui avaient rapporté les déclarations rassurantes du roi. Mais Eschine trouva bon de se tenir à l'écart : en effet, ce n'était pas son parti qui avait proposé l'envoi d'une mission, et il ne crut pas qu'il y eût pour lui de l'honneur à en retirer. Car si ses communications n'étaient pas suivies d'effet, ou bien il passerait pour avoir été trompé par le roi et serait obligé de rompre violemment avec lui, ou bien il serait lui-même le menteur et se verrait exposé à la juste colère du peuple. Il se fit donc passer pour malade et resta à la maison[35]. Démosthène aussi cette fois refusa d'une façon très décidée son concours. Quant aux ambassadeurs qui partirent pour le camp royal, ils n'arrivèrent même pas à destination. Ils apprirent en route que Philippe avait franchi les Thermopyles et désarmé les Phocidiens : ils revinrent peu de jours après à Athènes annoncer cette terrible nouvelle[36].

C'était une amère désillusion après la courte ivresse d'espérances décevantes ! Au lieu de triompher de leurs ennemis avec l'aide de Philippe, les Athéniens virent que les événements démentaient absolument leurs rêves. C'étaient eux, et non les Thébains, qui étaient trompés : on avait abusé de leur crédulité pour gagner les Thermopyles, perdre leurs alliés, rendre leurs ennemis puissants. Ils avaient cru que la paix tant vantée ferait de nouveau d'eux une grande puissance, et maintenant ils étaient plus que jamais exclus des affaires helléniques. Sans se soucier d'eux, de grandes armées traversaient la Grèce et lui donnaient une nouvelle constitution. Ils se sentaient menacés sur leur propre territoire : l'Attique était environnée d'ennemis ivres d'orgueil, sans alliés, ouverte et sans défense.

Quelque grande que fût l'irritation de tous les bons citoyens, on jugea cependant que pour le moment, sous peine de rendre la situation plus mauvaise encore, il n'était pas possible d'exprimer tout haut sa pensée. Du reste, Philippe avait voulu faire quelque chose pour calmer les citoyens : immédiatement après son entrée en Grèce, il leur avait écrit une lettre pour s'excuser en quelque sorte de n'avoir pas pu résister aux instances des Thébains et des Thessaliens[37]. C'était, au fond, témoigner un bien grand mépris pour les Athéniens que de croire les leurrer avec des phrases de ce genre ; pourtant, entremêlées de toutes sortes de flatteries, elles ne manquèrent pas leur effet. Le parti macédonien fit son possible pour cela, et rejeta même la faute en partie sur les Athéniens, qui n'avaient pas assisté effectivement le roi comme alliés. Dans le même temps eut lieu le retour des prisonniers, qui avait été ajourné pour cette occasion[38] : il ne resta plus aux Athéniens, en fin de compte, qu'à étouffer leur colère et à envoyer une nouvelle ambassade pour surveiller les intérêts de la république en Phocide[39]. Cette fois, Eschine ne refusa pas d'en faire partie : il se mit même en avant[40], et plus tard il se vanta d'avoir su, par son influence, faire repousser la proposition sanguinaire des Œtéens[41].

Du reste, les ambassadeurs ne servirent qu'à être témoins du brillant triomphe que célébra Philippe. Entouré d'une multitude ivre de joie, il jouissait de toute la plénitude des honneurs qu'on croyait devoir à l'homme qui avait vengé le sanctuaire le plus vénéré de la nation et rétabli un culte longtemps suspendu. On oubliait la désolation qui avait rempli les vallées de la Phocide : on ne prévoyait pas les suites que ces événements allaient avoir pour la Grèce entière. On était tout entier sous l'impression de ce qui venait de se passer. Plus on se sentait dans une situation pitoyable, plus on admirait cet homme qui n'avait qu'à vouloir pour tout faire, qu'à paraître pour remporter la victoire. Ajoutons à cela le prestige de la royauté, à laquelle cette époque était si sensible, la puissance et la majesté d'un chef d'armée à qui des milliers d'hommes obéissaient aveuglément et pour lequel ils étaient prêts à donner leur vie. Les envoyés d'Athènes eux-mêmes ne purent ni ne voulurent se soustraire à cette impression. Ils voyaient Delphes dans l'ivresse des fêtes de la victoire, célébrées par des hécatombes, des processions splendides, des fondations pieuses, des offrandes au dieu : Eschine surtout n'hésita pas à prendre part pleinement et sans remords à toutes ces solennités, comme s'il ne s'était rien passé qui pût affliger un Athénien[42] : à Athènes pourtant on savait reconnaître que la victoire de Philippe était une grave défaite pour la république.

Philippe ne pouvait rester longtemps avec sa nombreuse armée dans ce pays dévasté : mais il ne voulait pas le quitter avant d'avoir établi à Delphes un nouvel ordre de choses et de l'avoir fait confirmer solennellement. Pour arriver à ce but, il se présenta une circonstance favorable, dont Philippe avait certainement tenu compte dans ses calculs : en effet, peu de semaines après l'occupation de la Phocide, vers le milieu d'août, arriva la fête des Pythia ou Jeux Pythiques, qui depuis la guerre de Grisa revenait tous les quatre ans[43]. C'est à cette fête que le roi fonctionna pour la première fois comme membre de l'Amphictyonie hellénique : on lui conféra l'honneur de la présidence[44], et, comme on faisait d'ordinaire aux époques importantes pour les sanctuaires nationaux, on célébra cette ère nouvelle en ajoutant un nouvel exercice à ceux qui étaient de tradition, à savoir la lutte et le pugilat de jeunes garçons[45]. Mais ce qui importait le plus à Philippe, c'était de profiter de la présence de son armée pour faire reconnaître universellement les mesures qu'il avait prises à l'égard de la fête elle-même et de la confédération amphictyonique, de manière à ce qu'on ne pût jamais élever contre elles le reproche d'illégalité. Il devait tenir avant tout à l'adhésion d'Athènes, parce que cette dernière avait d'étroites relations avec Delphes et qu'elle avait une autorité particulière en fait de droit religieux.

Les Athéniens étaient peu disposés à lui donner cette satisfaction. Ils ne voyaient dans ces innovations que des actes de violence, une immixtion illégitime et une violation du droit public. Ils étaient en outre irrités que la προμαντεία, c'est-à-dire le droit de consulter l'oracle les premiers, par conséquent le droit de préséance auprès du dieu de Delphes, dont ils avaient joui depuis le temps de Périclès, fût déférée à Philippe[46] : aussi n'avaient-ils pas envoyé cette fois de députation officielle aux fêtes pythiques[47].

Il était dans l'intérêt de Philippe de briser au plus tôt cette résistance. Avec l'assentiment empressé des autres amphictyons, dont la majeure partie était mal disposée pour Athènes on décida l'envoi d'une ambassade macédono-thessalienne pour demander compte aux Athéniens de l'accueil fait aux Phocidiens fugitifs et pour exiger d'eux qu'ils reconnussent l'amphictyonie delphique avec sa constitution actuelle[48]. C'était une question décisive pour Athènes et pour la Grèce, à laquelle il fallait donner une courte et catégorique réponse

Les citoyens étaient surexcités au plus haut degré. Il fui impossible à Eschine de prendre la parole. On n'en écouta qu'avec plus de faveur les orateurs du parti opposé. Ceux-ci déclarèrent hautement qu'une protestation énergique contre cette exigence inconvenante était la seule réponse compatible avec la dignité d'Athènes. On était sur la pente des pas irréfléchis : car le seul résultat qu'aurait eu une semblable protestation, c'est que l'armée amphictyonique, encore réunie et prête à combattre, aurait continué la guerre sainte contre Athènes : or Athènes était complètement seule et n'avait pas même rassemblé ses faibles forces.

Démosthène, qui avait si souvent la douleur de voir que ses concitoyens voulaient la paix quand il fallait combattre et demandaient la guerre quand il n'y avait de salut que dans la paix, dut maintenant, si pénible que cela fût pour lui, conseiller le maintien de la paix conclue avec Philippe. Il était du petit nombre de ceux qui n'avalent pas de préjugés les empêchant de voir la situation comme elle était, le seul orateur qui, libre de toute considération de parti, avait constamment en vue le salut de la patrie.

La paix que vous avez conclue, dit-il, n'est ni belle ni digne de nous : mais, quelle qu'elle soit, il est certain qu'il eût mieux valu ne jamais la conclure que de la dénoncer maintenant : car elle nous a fait abandonner bien des avantages qui, tant que nous les possédions, nous étaient des garanties puissantes de réussite en cas de guerre[49]. En second lieu, Athéniens, il faut nous garder de mettre les États qui se nomment aujourd'hui les Amphictyons dans la nécessité de nous faire la guerre en commun[50]. Si quelque jour nous devons nous brouiller avec Philippe pour un motif qui soit indifférent aux Thessaliens, aux Argiens, aux Thébains, je ne crois pas qu'un seul de ces États prenne les armes contre nous : car les moins intelligents d'entre eux le seront assez pour comprendre que, dans ce genre de lutte, toutes les charges tomberont sur eux, tandis que tous les avantages iront à un autre, qui est à l'affût et guette les circonstances. Pour ce qui est de l'heure actuelle, notre situation est aussi défavorable que possible : car nous avons contre nous une partie des Péloponnésiens, qui croient que nous sommes avec Sparte leur ennemie ; les Thébains sont irrités contre nous plus que jamais, parce que nous avons accueilli les Béotiens réfugiés ; les Thessaliens nous détestent comme les amis des Phocidiens, et Philippe est furieux parce que nous ne reconnaissons pas sa situation amphictyonique. Il est donc à craindre que tous, chacun pour une raison à lui, suivent l'inspiration de leur colère, prennent pour prétexte les résolutions du conseil amphictyonique, et soient entraînés au delà de leur intérêt particulier à une guerre générale contre nous, comme il est arrivé pour les Phocidiens. — Ferons-nous donc, direz-vous, par peur tout ce que l'on exigera de nous ? Et c'est vous, Démosthène, qui nous demandez cela ? Nullement ; nous ne devons consentir à rien qui soit indigne de nous, mais nous devons aussi conserver notre réputation de politiques réfléchis. Quant à ceux qui ne veulent pas entendre parler de prudence, je leur donne à réfléchir sur la conduite antérieure de notre gouvernement. Nous avons laissé Oropos aux Thébains, Amphipolis à Philippe : nous avons permis que Cardia fût détachée de la Chersonèse ; nous avons abandonné aux princes cariens Chios, Cos, Rhodes ; nous avons pardonné aux Byzantins la capture de vaisseaux athéniens. Pourquoi avons-nous eu toutes ces complaisances ? Uniquement parce que nous espérions gagner, en conservant la paix, de plus grands avantages pour notre ville qu'en faisant la guerre pour les motifs ci-dessus. Si donc vous vous êtes arrangés avec chacun de ces ennemis en particulier, alors qu'il s'agissait de vos intérêts les plus graves et les plus chers, ce serait une folie impardonnable si vous alliez faire maintenant la guerre à tous vos ennemis réunis pour un motif futile, pour l'ombre qui est à Delphes[51].

Voilà comment Démosthène parla pour la paix. Ce coup d'œil en arrière sur toute une série d'humbles concessions devait faire rougir les ardents, qui faisaient sonner si haut la gloire de la cité et pensaient qu'Athènes ne devait pas se démentir. On avait si souvent évité une lutte exigée par l'honneur dans les conjonctures les plus favorables ; ce n'était pas le moment de déclarer une guerre qui eût été la perte de la patrie, le triomphe désiré de ses nombreux et trop puissants ennemis.

Les ambassadeurs reçurent une réponse mesurée, mais pacifique. Athènes déclara, comme il nous est permis de le conjecturer, qu'elle n'élèverait aucune protestation contre l'ordre amphictyonique et qu'elle enverrait désormais des ambassadeurs à la fête. L'ennemi aux aguets perdit ainsi tout prétexte de faire la guerre, et Philippe retourna à l'automne en Macédoine.

 

 

 



[1] SCHÄFER, Demosthenes, II, p. 241. Sur cette ambassade de ratification, voyez ÆSCHIN., De falsa leg., §§ 91 sqq.

[2] Le décret du Conseil provoqué par Démosthène était du 3 Mounychion [29 avril] (ÆSCHIN., ibid., § 91).

[3] DEMOSTH., De falsa leg., § 155.

[4] DEMOSTH., Pro Coron., § 27.

[5] ÆSCHIN., De falsa leg., § 112. Il y avait des envoyés de Thèbes, de Thessalie, de Sparte (ibid., § 136), et de Phocide (DEMOSTH., Philipp. III, § 11).

[6] Eschine (De falsa leg.) analyse son discours (§§ 113-117) et celui de Démosthène (§§ 100-112).

[7] DEMOSTH., De falsa leg., § 174.

[8] DEMOSTH., ibid., 169 sqq.

[9] DEMOSTH., ibid., § 323.

[10] DEMOSTH., De falsa leg., § 32.

[11] Philippe avait prêté serment passé la mi-juin (DEMOSTH., Pro coron., § 32) : les alliés jurèrent à Phères (De falsa leg., § 158).

[12] DEMOSTH., De falsa leg., § 31.

[13] DEMOSTH., ibid., § 19-22.

[14] DEMOSTH., ibid., §§ 24. 220.

[15] DEMOSTH., ibid., § 48-49.

[16] DEMOSTH., ibid., § 51.

[17] DIODORE, XVI, 59.

[18] ÆSCHIN., De falsa leg., § 140.

[19] DIODORE, XVI, 56.

[20] DIODORE, ibid.

[21] ÆSCHIN., De falsa leg., § 133.

[22] ÆSCHIN., ibid., §§ 132-134. DEMOSTH., De falsa leg., § 74.

[23] SCHOL. DEMOSTH., XIX, 73.

[24] Les Phocidiens avaient à Athènes des δρομοκήρυκεςSCHIN., ibid., § 130) que Démosthène (ibid., § 59) appelle improprement des πρέσβεις.

[25] La capitulation de Phalæcos est du 23 Scirophorion (DEMOSTH., ibid.).

[26] DIODORE, XVI, 59. Cf. DEMOSTH., De falsa leg., § 62.

[27] DIODORE, XVI, 59.

[28] DIODORE, XVI, 60. Cf. PAUSANIAS, X, 3, 3.

[29] PAUSANIAS, X, 8, 2.

[30] DIODORE, XVI, 60. SCHÄFER, Demosthenes, II, p. 269.

[31] Il y avait à cette première assemblée amphictyonique les Locriens (DEMOSTH., De falsa leg., § 62), les Doriens (Philipp. III, § 32), les Dolopes (Pro Coron., § 63). Les Thessaliens furent réintégrés dans leurs anciens droits honorifiques, dont les avaient dépouillés les Phocidiens, et reçurent encore certaines prérogatives présidentielles (DEMOSTH., De pace, § 23. Philipp. II, § 22). On a des monnaies d'argent rappelant la fin de la guerre Sacrée et portant l'inscription ΑΜΡΗΙΚΤΙΟΝΩΝ (MÜLLER-WIESELER, Denhm. alt. Kunst, II, n. 134 b).

[32] ÆSCHIN., De falsa leg., § 142.

[33] Sur le sort des Phocidiens, voyez DIODORE, XVI, 60. PAUSANIAS, X, 3.

[34] Sur cette troisième ambassade, voyez DEMOSTH., De falsa leg., § 121.

[35] DEMOSTHEN., ibid., § 124. ÆSCHIN., De falsa leg., § 94.

[36] Les ambassadeurs étaient à Chalcis quand ils revinrent sur leurs pas (DEMOSTH., ibid., § 125. ÆSCHIN., ibid., § 95).

[37] DEMOSTH., De falsa leg., § 38.

[38] Les prisonniers rentrèrent, comme Philippe l'avait promis (DEMOSTH., De falsa leg., § 39), aux Panathénées (De Halonnes., § 38).

[39] ÆSCHIN., De falsa leg., § 95.

[40] ÆSCHIN., De falsa leg., § 139.

[41] ÆSCHIN., De falsa leg., § 142.

[42] DEMOSTH., De falsa leg., § 128.

[43] L'époque des Pythia est maintenant établie par les inscriptions relatives à l'affranchissement des esclaves (KIRCHHOFF, Monatsber. der Berl. Akad., 1864, p. 129).

[44] DEMOSTH., Philipp. III, § 32. — DIODORE, XVI, 60.

[45] PAUSANIAS, X, 7, 8.

[46] DEMOSTH., ibid., § 33.

[47] DEMOSTH., De falsa leg., § 128.

[48] DEMOSTH., De falsa leg., § 111. Cf. De pace, § 19.

[49] DEMOSTH., De pace, § 13.

[50] DEMOSTH., De pace, § 14. Cf. §§ 18-25.

[51] DEMOSTH., De pace, § 25.