HISTOIRE GRECQUE

TOME CINQUIÈME

LIVRE SEPTIÈME. — LA MACÉDOINE ET LA GRÈCE (362-337 Av. J.-C.).

CHAPITRE TROISIÈME. — ATHÈNES ET LE ROI PHILIPPE JUSQU'À LA PAIX DE PHILOCRATE.

 

 

§ IV. — LA DIPLOMATIE MACÉDONIENNE.

La destruction d'Olynthe était une nouvelle défaite pour Athènes : on pouvait s'attendre à ce que le parti patriotique, qui avait poussé à la guerre, en subît les conséquences, et que le pouvoir de ses adversaires en devînt plus absolu que jamais dans la cité. Mais il n'en fut rien. Le peuple avait été fortement secoué par ces grands événements, et Démosthène y gagna une tout autre position. On ne le rendit pas responsable des efforts et des sacrifices faits en vain ; on sentait que l'échec n'était que la justification de ses prévisions. Ce qui prouve combien ses paroles avaient pénétré profondément dans les esprits, c'est que le parti du gouvernement, qu'il attaquait sans ménagements, se vit forcé de rapprocher désormais sa politique de celle de Démosthène.

Il faut dire qu'Eubule avait toujours voulu sauver l'honneur et les possessions de l'État : il avait toujours employé aux dépenses de la flotte et des ports une partie des excédants : il n'était pas l'ami de Philippe, mais il croyait qu'il fallait se borner à défendre ce qu'on possédait, sans provoquer personne et sans prendre d'initiative hardie. Mais, après ce qui venait de se passer, il se montra disposé à imprimer à la politique une direction plus énergique. On eût dit que ses yeux s'étaient dessillés tout d'un coup : il voyait maintenant le nuage menaçant que Démosthène montrait depuis si longtemps : il comprit, lui aussi, qu'il était nécessaire que la république sortît de son inaction expectante, attirât à elle des alliés et marchât au-devant de l'ennemi de la patrie en se mettant à la tête des États qui partageaient ces vues. Étant donnée la mollesse et l'incertitude de ses vues politiques, cette évolution ne fut pas difficile pour lui. Il trouva même parmi ses partisans assez de gens prêts à employer toute leur activité pour écarter à cette occasion celui qui avait été jusque-là l'organe de la politique nationale. Il avait notamment de son côté un homme qui, plus qu'un autre de ses contemporains, pouvait rivaliser comme orateur avec Démosthène, qui lui était même bien supérieur par certaines qualités oratoires dont l'effet sur le peuple était toujours très grand, par la grâce insinuante de sa personne et l'harmonie de son organe. Ce rival, c'était Eschine, fils d'Atrométos.

Il sortait d'une famille de citoyens athéniens, famille ancienne[1], mais ruinée pendant la guerre du Péloponnèse et que la misère avait jetée dans une vie errante et des entreprises aventureuses[2]. Le père avait été pendant quelque temps mercenaire au service de l'étranger, puis avait fondé à Athènes une école élémentaire : la mère, dit-on, avait été prêtresse d'un de ces cultes secrets venus de l'étranger qui étaient alors fort à la mode, et avait exploité par profession la superstition des masses[3]. Cet esprit inquiet et industrieux avait passé dans les fils, qui, par la souplesse de leur caractère et des talents variés, avaient su tous les trois contracter des liaisons considérables et arriver à des situations influentes. Cette vie était tout l'opposé de celle de Démosthène. Celui-ci se compare à eux avec tout l'orgueil d'un citoyen établi dans son patrimoine et qui regarde comme peu honorables non seulement les diverses professions exercées par le père et les frères d'Eschine, mais plus encore leur vie errante et inquiète, les vicissitudes perpétuelles de leur existence, le manque de dignité, la dépendance en face des chefs de parti, et surtout le souci unique de faire leur chemin, devenu la règle de toutes leurs actions. La vie d'Eschine lui-même fut de toutes la plus accidentée. Né en 390 (Ol. XCVII, 2), il commença à servir l'humanité en préparant l'encre et en balayant les bancs dans l'école paternelle[4] ; il fut ensuite soldat à Mantinée et en Eubée[5], d'où il eut mission de porter à Athènes la dépêche qui annonçait la victoire de Phocion ; il exerça ensuite les fonctions de greffier auprès de quantité d'autorités subalternes, où il acquit une certaine routine de bureaucrate[6], et de copiste s'éleva au grade de rédacteur. Mais il se sentait fait pour de plus hautes destinées et une plus vaste notoriété. Il était bel esprit et suivit l'attrait qui l'appelait au théâtre. Il contracta des engagements avec des protagonistes ou directeurs de troupes ambulantes[7], jusqu'à ce qu'il se jetât de nouveau dans la vie politique, et des situations inférieures par lesquelles il avait débuté s'élevât rapidement à des postes plus élevés. Il fut élu plusieurs fois greffier d'État[8] par l'influence des tout-puissants chefs de parti au service desquels il s'était mis, Aristophon d'abord, Eubule ensuite[9]. Dans ce temps où le pouvoir était tout aux mains de partis bien organisés, il était possible, par la souplesse et une activité servile, de gagner la faveur des puissants et, même sans être une personnalité considérable, d'avoir de brillants succès dans la poursuite des fonctions les plus honorables de la république. C'est ainsi que les frères d'Eschine devinrent généraux et ambassadeurs, et lui-même favori d'Eubule, orateur et directeur des affaires de l'État. Comme orateur, il était aussi tout le contraire de Démosthène : car son éloquence ne reposait pas sur de fortes études, mais sur une heureuse présence d'esprit, une dextérité naturelle que soutenait une imagination féconde, une vive sensibilité, une intelligence pleine de finesse et une grande habitude du débit. Il est toujours resté comédien : pour lui, la cause qu'il défendait était un rôle où il savait montrer son adresse et servir ses intérêts.

Il donna d'autant plus volontiers son adhésion à la politique d'Eubule, qu'elle lui offrait l'occasion la plus opportune de prononcer de brillants discours. Lui aussi pouvait maintenant prononcer, des Philippiques et parler avec une solennité pathétique de la mission que la ville d'Athènes tenait de ses ancêtres. Comme au temps des guerres médiques, elle doit aujourd'hui rassembler et organiser toutes les forces nationales pour la lutte où elle va avoir à défendre les foyers et la liberté des Hellènes. Le Péloponnèse est favorablement disposé ; c'est là qu'il faut chercher des adhérents et créer un puissant parti patriotique, avant que Philippe ne réussisse à attirer les petits États de son côté. Eschine parlait comme un prophète : on eût dit que c'était lui qui avait le premier découvert l'implacable ennemi de la Grèce. Il faut, à l'entendre, convoquer les alliés à un congrès et faire d'Athènes comme autrefois le centre de la Grèce libre et amie de la liberté[10].

Cette politique de congrès n'était au fond que la politique de Démosthène affaiblie. On voulait exploiter dans un intérêt personnel l'élan qu'il avait provoqué et s'approprier ses vues, mais non leurs conséquences incommodes : la situation intérieure faite par Eubule avait trop d'agréments pour qu'on y renonçât ainsi sans autre forme de procès ; on aimait mieux en attendant chercher à renouveler la gloire du passé par des discours et des négociations que par le service, personnel et des sacrifices d'argent. Les citoyens se laissèrent naturellement aller de grand cœur à ces illusions, et c'est au milieu de vives espérances que des ambassadeurs se rendirent dans les différentes parties de l'Hellade, comme du temps de Thémistocle[11]. Eschine se rendit à Mégalopolis, où il pérora contre tous les traîtres qui faisaient cause commune avec le roi barbare[12] : on alla jusqu'à exiger des mêmes républiques. qu'on avait à l'occasion laissées dans l'embarras la confiance et l'accession à Athènes, comme à la grande puissance qui avait mission de diriger les affaires nationales. A Athènes même, sous l'impression de la première terreur inspirée par la chute d'Olynthe, on fit des préparatifs sérieux. La ville semblait maintenant exposée sans défense à la vengeance du roi : on répara le mur d'enceinte ; on prit des mesures de sécurité dans la Chersonèse, et on surveilla la mer avec plus de soin.

Néanmoins ces dispositions belliqueuses n'étaient ni générales ni profondes. Au contraire, pendant la guerre d'Olynthe s'étaient déjà produits les premiers signes d'un amour de la paix, refoulé pour le moment, mais déjà solidement ancré dans les esprits : et cette disposition pacifique avait trouvé à se manifester dans une occasion toute particulière.

Un citoyen d'Athènes nommé Phrynon avait été, pendant la durée des fêtes olympiques (348 : Ol. CVIII, 1), pris par des corsaires macédoniens et rendu ensuite à la liberté contre une rançon[13]. Phrynon, arguant de ce que sa capture était une violation de la trêve des dieux, crut pouvoir réclamer la restitution de sa rançon : il demanda au peuple de reconnaître la légitimité de sa réclamation et de prendre sa cause sous sa protection. On avait l'habitude à Athènes de traiter avec une sollicitude toute particulière ces questions d'intérêt privé : cette fois encore, quoiqu'on fût en pleine guerre, l'affaire parut assez grave pour qu'on envoyât un ambassadeur dans le camp macédonien.

Le roi fut enchanté de cette députation. Il était heureux d'être considéré comme un prince avec lequel on traitait sur la base du droit fédéral hellénique : c'était pour lui une occasion incomparable de faire parade de magnanimité en montrant de la condescendance dans une affaire qui n'avait aucune importance pour lui, et de témoigner ainsi de son respect pour les lois nationales. Enfin, il vit avec satisfaction de quelles minuties puériles s'occupaient les Athéniens, au moment même où ils semblaient lui barrer le chemin avec des airs plus menaçants que jamais. Le roi puisait une force toute particulière dans son habileté à profiter d'incidents aussi insignifiants que celui-ci, pour obliger des hommes considérables et pour attacher au milieu même du camp ennemi les fils invisibles qu'il désirait avoir dans sa main, dans l'intérêt de ses projets ultérieurs.

Comme il l'avait prévu, Phrynon et Ctésiphon, l'ambassadeur, revinrent du camp ennemi très satisfaits et firent un rapport au peuple sur les prévenances dont ils avaient été l'objet de la part du roi. Ce prince n'était rien moins qu'un forcené et un barbare, comme on avait l'habitude de le représenter à la tribune ; tout au contraire, il était complaisant, humain et respectueux des usages helléniques. L'impression qu'ils en avaient reçue se communiqua aux citoyens, et les dispositions furent changées au point que Philocrate, un de ceux qui les premiers s'étaient engagés avec la cour de Macédoine, put aussitôt faire une proposition portant que l'on permettrait au roi d'envoyer un héraut, dans le cas où il aurait l'intention de conclure la paix[14]. Cette proposition était contraire à une décision antérieure qui, à l'exemple des anciens temps, interdisait sous des peines sévères toute négociation avec l'ennemi. La proposition fut adoptée, et si elle resta pour le moment sans résultat, la voie n'en était pas moins frayée, et Philippe avait pris pied à Athènes par l'intermédiaire de ses partisans.

Si donc, pendant la guerre, une tendance pacifique s'était déjà prononcée, elle fut encore bien plus forte après. Le roi avait maintenant dans sa main toutes les côtes et tous les ports de la Thrace : ses armées ne trouvaient plus de résistance depuis l'extrémité méridionale de la Thessalie jusqu'à l'Hellespont et au Bosphore. Toutes les possessions d'outremer des Athéniens étaient directement menacées, et, si la guerre continuait, quel moyen avaient-ils de les garantir, maintenant que leur unique allié était tombé ? Même pour l'affaire d'Amphipolis, il ne restait d'autre espoir que de faire triompher les prétentions d'Athènes par une entente pacifique avec Philippe.

Le roi, on le savait, ne tenait pas à continuer la guerre : les côtes de son empire en souffraient de graves dommages ; la marine marchande ne pouvait se développer ; la prospérité générale était arrêtée dans ses progrès. Sur terre, Athènes ne gênait pas moins le roi : car un traité de paix pouvait seul lui donner les coudées franches dans la Grèce centrale. Enfin, il attachait une grande importance à des relations amicales avec les Athéniens : car un rapprochement avec eux serait un exemple décisif pour d'autres Hellènes qui n'osaient se déclarer encore. Dans ces conditions, on pouvait regarder comme possible la conclusion d'une paix équitable, et les patriotes les plus ardents y pensaient sérieusement.

Étrange changement dans l'attitude des partis ! Tandis qu'Eubule et Eschine prêchaient la guerre, Démosthène appuyait la proposition de Philocrate, et déclarait que c'était une folie que de s'obliger à une lutte perpétuelle[15]. Il était le seul, cette fois encore, qui poursuivît une politique sérieuse. Il reconnaissait que dans les circonstances actuelles Athènes ne pouvait que perdre à faire la guerre, que dans son épuisement elle avait un pressant besoin d'une trêve pour se créer des forces nouvelles et former des alliances qui ne pouvaient aboutir pendant la guerre.

Les partisans de la Macédoine entretenaient ces dispositions pacifiques : ils furent puissamment aidés par le roi, lorsqu'on lui fournit l'occasion d'un nouvel acte gracieux. Il s'agissait du sort des Athéniens qui avaient été faits prisonniers à Olynthe. Aristodémos le comédien fut envoyé à ce sujet en Macédoine. Les prisonniers furent mis immédiatement en liberté : à leur retour, ils témoignèrent unanimement avec Aristodémos du désir ardent qu'avait le roi de transformer l'état de guerre en accord et en alliance[16]. Alors Philocrate, procédant avec réflexion et méthode, fit un deuxième pas et proposa d'envoyer au roi une ambassade qui l'inviterait à expédier à Athènes des plénipotentiaires pour traiter. A cette occasion, on vit pour la première fois marcher d'accord des hommes appartenant aux partis les plus opposés : car Eubule était lui-même revenu de sa politique guerrière, qu'il n'avait jamais prise bien au sérieux, et appuyait Philocrate. Avec l'approbation universelle et sous les plus riantes perspectives, une ambassade de dix citoyens fut nommée en février 346, parmi lesquels Philocrate, l'auteur de la proposition, Aristodémos, Phrynon, Eschine et, sur la proposition de Philocrate, Démosthène lui-même. On leur adjoignit un onzième collègue, Aglaocréon de Ténédos, comme représentant du Conseil fédéral attique : car il sembla que la dignité de la ville et l'intérêt des alliés exigeaient qu'Athènes ne traitât pas seulement en son propre nom, mais au nom de tous ses alliés[17].

On ne put donner aux ambassadeurs des instructions bien précises, car ils devaient simplement chercher à connaître les intentions du roi. Mais tous les hommes d'État sincères d'Athènes étaient d'accord sur ce point, qu'on ne pouvait songer à une paix loyale que si le roi, fidèle à ses promesses, restituait Amphipolis et garantissait le statu quo, notamment dans la Chersonèse.

Ce fut pour Philippe un triomphe équivalant à plusieurs campagnes heureuses lorsqu'il reçut à Pella l'ambassade athénienne. Sa composition lui montrait déjà clairement que tous les partis éprouvaient le même besoin de la paix, et que c'était ce sentiment qui amenait à sa cour ses adversaires les plus résolus. Il les tenait maintenant sur un champ de bataille où il leur était encore plus supérieur que dans la guerre continentale ou maritime.

Il écouta successivement avec bienveillance les discours des ambassadeurs. Le plus détaillé et le mieux composé était celui d'Eschine, qui parla avant Démosthène, le plus jeune et le dernier des ambassadeurs. D'après Eschine, qui exagère sans doute, Démosthène balbutia et se tut malgré les encouragements du roi[18]. Il est facile de comprendre que Démosthène, naturellement maladroit, fût troublé dans ce milieu si étranger pour lui. Son caractère passionné le rendait peu propre à l'éloquence diplomatique, et du reste, devant ce roi qu'il avait si violemment attaqué, il devait se trouver particulièrement mal à l'aise. Enfin, si Eschine, pour se faire valoir aux dépens d'autrui, traita des points qu'il devait, suivant les conventions, laisser à celui qui parlerait après lui, on comprend que Démosthène n'ait pas trouvé dans cette audience l'occasion de montrer son talent d'orateur.

Mais en revanche, le roi dut trouver bien ridicule la phraséologie d'Eschine, lorsque ce dernier remonta au temps de Thésée pour établir les droits d'Athènes sur Amphipolis, comme s'il s'agissait d'une affaire de succession, qui se règle avec des papiers de famille[19]. Il ne laissa pas paraître sa véritable impression, mais répondit de la manière la plus gracieuse aux discours entendus, en constatant avec satisfaction l'effet de surprise qu'avait évidemment produit sur tous l'habileté de sa réponse. Pour le fond de l'affaire, il déclara avec douceur mais fermeté qu'il ne pouvait, dans l'intérêt de son empire, faire l'abandon de places comme Amphipolis et Potidée : quant au statu quo pour les possessions réciproques, il était prêt à le reconnaître comme base de la paix : en terminant, il laissa entrevoir aux Athéniens les avantages immenses qu'aurait pour eux la conclusion d'un véritable traité d'alliance.

Quiconque entendit le rapport des ambassadeurs à leur retour n'eut pas de peine à comprendre avec quelle habileté le roi avait exploité la mission en sa propre faveur. Philocrate et Eschine étaient devenus des partisans décidés de Philippe. Ils présentèrent les choses sous le jour le plus satisfaisant, et ne se lassèrent pas de vanter leur réception à la cour. Le cruel ennemi du pays s'était transformé en ami désintéressé et en bienfaiteur, le Barbare en parfait Hellène. Démosthène seul garda une attitude pleine de dignité.

C'était pour lui un besoin de nature de traiter avec un sérieux profond tout ce qu'il entreprenait : à partir du moment où il fut convaincu qu'il ne devait pas conseiller la continuation d'une guerre sans espoir, il travailla avec ardeur à la conclusion de la paix. Il tenait à la voir conclue au plus tôt, afin qu'elle liât les mains au roi et qu'elle lui enlevât les occasions de s'immiscer à l'avenir dans les affaires de la Grèce. C'est pour cela qu'il avait hâté de tout son pouvoir le départ de la mission : c'est pour cela qu'il blâma sévèrement tous les vains bavardages sur la personne de Philippe et demanda qu'on n'eût en vue que le fond de l'affaire ; il fit tout ce qu'il put pour qu'on se préparât à recevoir les ambassadeurs annoncés et à terminer rapidement les négociations.

Les ambassadeurs arrivèrent pour la fête des Dionysies. Philippe avait choisi, pour faire honneur à Athènes, des hommes du premier rang, Eurylochos et ses deux compagnons les plus intimes à la guerre comme au conseil, Antipater et Parménion[20]. Démosthène s'occupa de leur réception : il voulut que, dans les formes extérieures, rien ne fût négligé pour rendre dignement l'hospitalité que les Athéniens avaient reçue en Macédoine[21]. Puis vinrent, les 18 et 19 Élaphébolion (15-16 avril), les négociations décisives devant l'assemblée du peuple. Elles furent plus animées que les Macédoniens n'avaient pu s'y attendre d'après leurs premières impressions sur l'état des esprits : la missive royale ne produisit pas un effet satisfaisant. Et pouvait-il en être autrement ?

Elle était pourtant très flatteuse. Le puissant souverain exprimait solennellement le vœu qu'il fût conclu avec les Athéniens une paix par laquelle les deux États et leurs alliés respectifs se garantiraient leurs territoires actuels[22], et se promettaient assistance réciproque contre toute attaque. La liberté du commerce devait être proclamée immédiatement, la surveillance des mers réservée aux Athéniens : tout État exerçant la piraterie devenait l'ennemi commun[23]. Mais en l'examinant de plus près, on s'aperçoit que ce message, par sa teneur même, était la base la moins favorable pour une entente. En effet, pour un État qui depuis dix ans avait sans cesse subi des pertes, la reconnaissance officielle du statu quo n'était que l'aveu complet de la défaite : pour Philippe, qui avait partout et par la force et par la ruse obtenu des avantages sur les Athéniens, c'était une véritable victoire. Au fond, c'était une dérision amère de voir le vainqueur déguiser les conditions qu'il imposait au vaincu sous la forme d'une alliance amicale désirée par le vainqueur. Même les avantages de la liberté du commerce profitaient principalement aux villes macédoniennes du littoral, qui souffraient le plus du blocus des ports marchands : la reconnaissance, flatteuse en apparence, de la domination d'Athènes sur les mers n'était non plus, en fin de compte, qu'une obligation écrasante que la cité devait contracter dans l'intérêt de la Macédoine. Tout l'avantage pour les Athéniens se réduisait donc à ceci : que Philippe s'engageait à leur laisser leurs possessions actuelles, aussi longtemps naturellement qu'il lui plairait de respecter le traité.

Il s'éleva donc une violente opposition lorsque Philocrate présenta ce message comme base de la paix, et qu'il le recommanda à l'acceptation du peuple. Pourtant, la force de cette opposition fut paralysée dès l'abord par l'impossibilité de rien changer à ce projet : il était là immuable ; une contre-proposition n'était pas admissible. On n'avait donc que le choix entre deux alternatives : ou bien accepter sur ces bases les bienfaits d'une paix désirée, ou se précipiter immédiatement dans une guerre plus violente, sans alliés, avec un ennemi très supérieur, que rien n'empêcherait de porter le coup mortel à Athènes par la conquête de la Chersonèse, et qui venait de montrer comment il savait punir l'orgueil de ses adversaires.

Aussi la voix des patriotes passionnés, qui voulaient qu'on rompit sans examen toute négociation sur ces bases, ne put-elle faire aucune impression. Mais peut-être pourrait-on, en modifiant quelque peu la forme que Philocrate avait donnée à sa proposition, gagner quelque chose pour l'honneur de la république et ses intérêts. Philocrate avait inséré une clause exceptant formellement de la paix, qui devait s'étendre aux alliés d'Athènes, deux de ces alliés, à savoir les habitants de Halos en Thessalie, sur le golfe de Pagase, et les Phocidiens[24]. Les premiers étaient en guerre avec Philippe, les autres avec Thèbes.

On comprend que cette clause avait été introduite dans l'intérêt de la Macédoine et par son inspiration ; mais elle ne figurait pas dans le message royal. On avait donc ici les mains plus libres, et Démosthène intervint dans la discussion pour combattre la proposition de Philocrate. Il trouva un appui dans une résolution des délégués de la confédération maritime, qui donnait plein pouvoir au peuple d'Athènes de faire la paix avec Philippe au nom des alliés, mais avec cette disposition additionnelle, qu'un délai de trois mois resterait ouvert pendant lequel les autres États helléniques pourraient faire adhésion à la paix[25].

Cette demande reposait sur une appréciation très exacte de la situation, et il est aisé de deviner que Démosthène a dû prendre part à la rédaction du texte voté par les alliés. C'était le seul moyen d'aboutir à une paix loyale et durable, que Philippe ne pourrait plus à chaque instant remettre en question. De cette façon, Athènes rentrait dans son rôle de protectrice des Hellènes, et ses alliés actuels étaient d'autant plus assurés de leurs droits et libertés qu'il y aurait plus de membres adhérents à la paix. Mytilène venait de se délivrer de ses tyrans et de renouveler l'alliance avec Athènes[26]. Si elle trouvait des imitateurs, il était possible qu'il se formât de nouveau en face de l'empire du Nord une confédération hellénique des plus respectables, et que le traité à conclure avec Philippe prît une importance nationale. Démosthène recommanda donc à ses concitoyens cette résolution des alliés comme base de la paix : les citoyens reconnurent que c'était le seul moyen de satisfaire à l'honneur de la république et de faire une paix solide : la nuit survenant empêcha seule qu'une résolution fût prise dans ce sens[27].

Le lendemain[28], qui devait amener une décision dans cette importante question, vit régner les mêmes dispositions. Démosthène renouvela ses propositions, et le peuple était si énergiquement opposé à une acceptation sans conditions du projet de Philocrate, que son auteur ne put prendre la parole devant le bruit et les sifflets de l'assemblée. Toute l'œuvre de paix menaçait d'échouer, car les Macédoniens déclarèrent qu'ils ne pouvaient que s'en tenir sans modification au projet de Philocrate, seule base possible de la paix : ils voyaient parfaitement que, par ce paragraphe additionnel, le roi se trouverait lié infiniment davantage, et que, s'il y consentait, il ne pourrait plus mettre désormais à exécution aucun projet de guerre dans l'Hellade sans violer ouvertement la paix. Il n'aurait pu accepter la proposition de Démosthène que si ses intentions pacifiques avaient été loyales. Dans ces conditions, il fallut que le parti de la paix assumât dans cette seconde réunion la lourde tâche de changer les dispositions du peuple, et, comme Philocrate ne pouvait se faire entendre, ce fut le tour d'Eschine.

Il passait encore pour avoir les mêmes sentiments que. Démosthène ; il avait même, pendant le voyage de Pella, invité ce dernier à surveiller avec lui les autres membres de l'ambassade sur lesquels on pouvait moins compter au point de vue de leur attitude vis-à-vis de la Macédoine. Il avait aussi, le premier jour, parlé vivement contre Philocrate. Jamais, avait-il dit, aussi longtemps qu'il restera un seul Athénien, je ne conseillerai l'acceptation d'une telle paix[29]. Il avait cependant énergiquement insisté sur la nécessité de la paix. Cette fois, quittant le terrain de l'opposition, il en vint par un détour extrêmement adroit à recommander la paix sans conditions. Il ne fallait pas seulement, disait-il maintenant, imiter les hauts faits des ancêtres, mais aussi éviter leurs fautes. Les Athéniens ont été menés à Syracuse par des orateurs irréfléchis. Savoir apprécier de sang-froid ce à quoi on peut atteindre, étant données les circonstances, est le seul moyen de sauver l'État dans les situations périlleuses[30].

Cette proposition d'avoir égard aux Hellènes non encore alliés, le rusé orateur sut la représenter sous de tout autres couleurs, la regardant comme une faiblesse inintelligente et un aveu de dépendance. Athènes était libre, disait-il : n'étant soutenue par personne, elle n'avait à s'inquiéter de personne, et ne devait pas faire dépendre du consentement des autres ses résolutions sur la guerre ou sur la paix. Eschine développa ce sophisme, que la politique nationale n'était pas une politique de liberté, et soutint au contraire avec toute la force de son éloquence qu'un lâche particularisme était la seule politique digne d'Athènes.

Il fallait qu'il donnât en ce jour aux Macédoniens une preuve de son influence : sa réputation de patriote, et surtout la situation elle-même ajoutèrent à sa force. La paix que tous désiraient ne pouvait être obtenue que par une alliance. Une alliance restant ouverte aux États qui voudraient y accéder et aux Phocidiens n'était pas possible. Philippe était seul redoutable, et il l'était pour tous. Il avait encore en son pouvoir les prisonniers athéniens, dont la vie était en danger si la paix n'aboutissait pas. Il n'est donc pas étonnant que les citoyens aient incliné peu à peu à l'acceptation sans conditions, surtout lorsqu'on cessa de faire figurer dans le texte l'exclusion formelle des Phocidiens et des Haléens. Les Athéniens se trouvaient par là en quelque sorte tranquillisés, quoique au fond on n'eût pas atteint autre chose que de laisser Philippe maître de décider lui-même qui il voulait compter parmi les alliés. Les envoyés du roi contestèrent expressément que Philippe fût disposé à y comprendre les Phocidiens : il se trouva néanmoins des orateurs athéniens qui crurent en savoir plus long et pouvoir promettre davantage : Philippe, disaient-ils, ne pouvait, à cause des Thessaliens et des Thébains, admettre les Phocidiens dans l'alliance ; mais la situation changerait, et Philippe ferait bientôt spontanément ce que le parti de Démosthène voulait lui imposer aujourd'hui. Les Athéniens se laissèrent tromper par ces promesses illusoires, et lorsqu'enfin Eubule monta à la tribune pour déclarer carrément qu'ils avaient le choix de monter aussitôt sur les bancs des galères, de payer des impositions de guerre et de renoncer à l'argent des fêtes, ou bien d'accepter la proposition de Philocrate[31], la pression effrayante de cette alternative décida du vote et la proposition fut adoptée.

 

 

 



[1] ÆSCHIN., De falsa leg., § 147. Sur la biographie d'Eschine, voyez F. CASTETS, Eschine, étude historique et littéraire, Paris, 1875.

[2] ÆSCHIN., ibid., §§ 78. 117 sqq.

[3] DEMOSTH., De falsa leg., § 281. Cf. SCHÄFER, Demosth., I, p. 191 sqq.

[4] DEMOSTH., Pro Coron., § 129. SCHÄFER, op. cit., p. 195.

[5] ÆSCHIN., De falsa leg., § 168 sqq.

[6] DEMOSTH., Pro Coron., § 209.

[7] Sur Eschine acteur, voyez DEMOSTH., De falsa leg., § 246.

[8] DEMOSTH., ibid., §§ 200. 249.

[9] DEMOSTH., Pro Coron., § 162.

[10] DEMOSTH., De falsa leg., § 10.

[11] Le décret avait été rendu sur la proposition d'Eubule (DEMOSTH., De falsa leg., § 304).

[12] DEMOSTH., ibid., §§ 11. 304.

[13] ÆSCHIN., De falsa leg., § 12.

[14] ÆSCHIN., ibid., § 13.

[15] ÆSCHIN., ibid., § 14.

[16] ÆSCHIN., ibid., §§ 15. 17.

[17] ÆSCHIN., ibid., §§ 18 sqq.

[18] ÆSCHIN., ibid., § 34.

[19] Eschine donne l'analyse de son discours (ibid., §§ 25-33) et indique brièvement le sens de la réponse de Philippe (§§ 38-39).

[20] Antipater et Parménion (DEMOSTH., De falsa leg., § 69) : Eurylochos (ibid., Argum. alterum).

[21] DEMOSTH., ibid., 234.

[22] [DEMOSTH.,] De Halonnes., § 31. La paix devait être faite sur le pied du statu quo (SCHOL. DEMOSTH., VII, 26. XIX, 161).

[23] DEMOSTH., De falsa leg., § 143.

[24] DEMOSTH., De falsa leg., § 159.

[25] ÆSCHIN., In Ctesiph., §§ 69, 70.

[26] RANGABÉ, Antiq. Hellén., II, 401.

[27] DEMOSTH., De falsa leg., § 15.

[28] Deuxième délibération, le 19 Élaphébolion (ÆSCHIN., In Ctesiph., § 71).

[29] DEMOSTH., De falsa leg., § 13 sqq. WESTERMANN, Quæst. Demosth., III, p. 36.

[30] ÆSCHIN., De falsa leg., §§ 74-77. DEMOSTH., De falsa leg., §§ 16. 307.

[31] DEMOSTH., De falsa leg., § 291.