HISTOIRE GRECQUE

TOME CINQUIÈME

LIVRE SEPTIÈME. — LA MACÉDOINE ET LA GRÈCE (362-337 Av. J.-C.).

CHAPITRE TROISIÈME. — ATHÈNES ET LE ROI PHILIPPE JUSQU'À LA PAIX DE PHILOCRATE.

 

 

§ I. — LES DÉBUTS DE DÉMOSTHÈNE.

Dans le temps où Périclès étendait la domination d'Athènes sur le Pont-Euxin, l'un des points les plus éloignés de l'empire athénien était Nymphæon, port de la péninsule Taurique, au sud de Panticapée, sur le Bosphore Cimmérien qui conduit du Pont-Euxin dans la Palus Méotide. Ces lointaines cités alliées tombèrent, après le désastre de Sicile, dans la situation la plus difficile : car leur protectrice était hors d'état de prendre leur défense. Il ne leur resta plus, par conséquent, qu'à s'entendre de leur propre mouvement avec leurs voisins, et à prendre avec eux des arrangements qui assurassent la continuation des rapports commerciaux avec Athènes. Panticapée était le centre de l'empire du Bosphore, qui était alors au comble de sa prospérité sous les Spartocides ; Nymphæon ne pouvait s'adresser qu'à elle, et parmi ceux qui négocièrent l'alliance se trouvait un Athénien nommé Gylon. Quoiqu'en agissant ainsi il n'eût pas lésé les intérêts de sa patrie, sa conduite fut mal vue à Athènes ; il fut mis en accusation et condamné à une amende. Il partit à la suite de ce procès pour le Pont, où il fut très bien reçu par les princes du pays. On lui fit don d'un emplacement près de Phanagoria, nommé Képi[1], et il épousa une femme du pays. De cette union naquirent deux filles, qui vinrent à Athènes, avec des dots considérables, pour se marier avec des citoyens. L'une épousa Démocharès, du dème de Leuconoé ; l'autre, nommée Cléobule, devint la femme d'un riche fabricant et négociant du dème de Pæanie, Démosthène, qui était à la tète de deux grandes fabriques d'armes, de coutellerie et de meubles. Tels furent les parents de l'orateur, qui naquit à Athènes trois ou quatre ans après la paix d'Antalcidas[2].

Plus tard, lorsque Démosthène fut à la tête de la politique d'Athènes, cette filiation fut exploitée par ses adversaires. Ils le représentèrent comme un intrus, qui n'avait pas le droit de se mêler des affaires de la patrie, puisqu'il n'était pas même un véritable Hellène, mais un étranger et un demi-barbare. Son grand-père maternel, disait-on, avait perdu le droit de cité par sa trahison ; sa grand-mère était une Scythe, issue même d'une tribu nomade[3]. Évidemment, c'est là une façon haineuse de travestir les faits. Avant de mourir, Gylon avait acquitté sa dette envers l'État : aucun adversaire ne pouvait prouver qu'une obligation quelconque pesât sur sa famille, ou contester avec motifs suffisants le droit de ses descendants à recueillir son héritage. Pour ce qui est de la tache de la naissance, le reproche peut être considéré comme plus fondé. En effet, dans les colonies de la mer Noire, il se faisait beaucoup de mariages entre Hellènes et Scythes. Un chef de Scythes, Scylès, contemporain de Sitalcès, fils d'une mère ionienne, avait été instruit dans la langue et les lettres grecques et était devenu un partisan enthousiaste des usages grecs : il était même citoyen d'Olbia, où il avait épousé une femme grecque ! Sans doute il fut renversé par son frère, gendre de Térès et chef du parti national, mais son histoire nous montre comment l'influence des cités grecques de la côte avait pénétré jusqu'au cœur même du peuple scythe[4].

A plus forte raison dans les villes de la côte elle-même dut-il y avoir une fusion entre les deux nationalités, d'autant plus que les Thraces, qui avaient des relations étroites avec les Hellènes d'une part et les Scythes de l'autre, la favorisaient. Du reste, les Hellènes n'éprouvaient pas la même répugnance à s'allier avec ce peuple que s'il s'était agi, par exemple, des Phéniciens, des Babyloniens et des Égyptiens ; ils avaient plutôt une sympathie qui les poussait vers leurs voisins du Nord. Si nous songeons aux Athéniens alliés par le sang à des familles thraces, comme par exemple Cimon, Thucydide l'historien et le philosophe Antisthène (peut-être même Thémistocle), nous ne pouvons nous empêcher de constater que ce sont justement des hommes fort éminents qui sortirent de ces unions mixtes.

Ménestheus, fils d'Iphicrate et d'une princesse thrace, gendre de Timothée, fit sensation à Athènes par la précocité et la force de son intelligence ; quand on lui parlait de ses parents, il répondait qu'il devait plus de reconnaissance à sa mère qu'à son père, ce dernier ayant fait tout ce qui dépendait de lui pour faire de son fils un Thrace, tandis que sa mère avait fait son possible pour le rendre Hellène[5].

Si, comme on peut l'admettre avec raison, l'affaiblissement progressif des républiques grecques tient à ce que la plupart des mariages étaient contractés entre fils et filles de familles apparentées entre elles, il paraît naturel d'admettre que les alliances avec d'autres nations contribuèrent à rajeunir l'esprit et le corps des familles grecques, et, surtout au temps où l'énergie nationale allait décroissant, à produire des capacités qui devenaient de plus en plus rares dans les familles d'Hellènes pur sang. On pourrait peut-être d'après cela supposer, à propos de Démosthène, que la force extraordinaire de son génie pouvait tenir à ce qu'il avait dans les veines un peu du sang des peuples du Nord[6]

Quoi qu'il en soit, nous pouvons admettre, sans risque de nous tromper, que les attaches de sa famille à l'étranger contribuèrent puissamment à éveiller son intelligence. Sa mère, née sur le Pont-Euxin, dut de bonne heure appeler l'attention de l'enfant sur ce qui se passait au-delà des murailles de sa ville natale, et le familiariser avec les relations étendues qu'Athènes avait au dehors[7]. Le père, de son côté, lui offrait le modèle du citoyen intelligent et honnête, comme il en restait toujours encore dans les classes les plus distinguées de la population urbaine. Il savait conduire avec prudence et énergie un négoce considérable ; il était fidèlement dévoué à sa patrie, et mettait son honneur à remplir consciencieusement tous les devoirs du citoyen. Pour une éducation sérieuse, la famille n'était dépourvue ni de ressources, ni de bonne volonté et de direction intelligente ; et certes on peut dire que Démosthène, élevé dans la maison paternelle avec une jeune sœur, fut sous ce rapport un enfant heureux et privilégié.

Mais ce bonheur fut de courte durée. Lorsqu'il eut atteint l'âge de sept ans, son père tomba malade et mourut. La famille, il faut le dire, était bien pourvue : le défunt laissait une fortune d'au moins 14 talents (82.500 fr.), placée dans ses propres affaires et dans d'autres maisons, et dont le revenu était plus que suffisant pour la veuve et les enfants. Le père avait en outre pris les dispositions les plus précises. Les meilleurs amis de la famille étaient nommés tuteurs : c'étaient Thérippide et les neveux du testateur, Aphobos et Démophon, tous hommes riches, auxquels de plus le défunt, pour reconnaître leurs peines, assignait des legs particuliers : enfin, au moyen de promesses de mariage, il avait cherché à faire de ses deux neveux des membres de la famille, dans l'espoir qu'ils veilleraient sur elle comme sur leur propre bien[8].

Mais jamais les dernières volontés d'un bon père de famille ne furent trahies plus honteusement : car, comme cela se passait du reste trop fréquemment à Athènes, les prétendus amis de la maison se comportèrent comme ses plus cruels ennemis. Ils se mirent avidement en possession de tous les avantages que leur faisait le testament, sans penser à remplir les devoirs que l'acceptation leur imposait. Ils négligèrent toutes les mesures ordonnées par le défunt. Ils délaissèrent et déprécièrent l'industrie de la maison, dissipèrent les sommes placées au dehors, et, au lieu d'augmenter la fortune des mineurs, qui aurait pu facilement être doublée par une intelligente administration, ils l'exploitèrent sans conscience, de sorte que le premier capital lui-même fut presque entièrement perdu. Les plaintes de la mère, les représentations d'amis honnêtes, l'opinion publique, qui se déclara en faveur des orphelins, tout fut sans effet ; les tuteurs arguèrent de leurs pleins pouvoirs, et ce n'est qu'à l'expiration de ces derniers qu'on put les appeler à rendre des comptes.

C'est par ce vilain côté que le jeune homme en grandissant apprit à connaître le monde : les premiers sentiments qui s'emparèrent de son cœur furent la colère contre la déloyauté et la trahison, et tandis que d'autres enfants voyaient arriver avec satisfaction le temps où ils pourraient échapper à la discipline de la famille et jouir de la vie, lui, il n'avait qu'une pensée : grandir et devenir fort afin de venger l'injure faite à la maison paternelle et le crime commis envers les enfants par un égoïsme sans scrupules. Ce souci assombrit sa jeunesse. Assis auprès de sa mère, il fuyait les jeux de son âge. Les autres enfants le tournaient en dérision, comme un être débile : il ne savait pas être gai comme eux. Mais dans cet enfant pâle et chétif se développa de bonne heure une volonté virile. Il s'appliqua avec ardeur à former son esprit par l'étude des maîtres, à acquérir des connaissances, à aiguiser sa pensée et à devenir maître de la langue : ces études avaient pour lui d'autant plus d'importance qu'il n'y cherchait pas seulement des jouissances innocentes et des leçons utiles, mais une arme pour les combats qu'il aurait à livrer. Pour cela, l'éloquence lui était nécessaire avant tout ; cette éloquence dont une occasion fortuite lui avait révélé, dit-on, la puissance.

Tout jeune encore, il était entré un jour dans le tribunal où précisément Callistratos comparaissait sous le coup d'une accusation capitale, au sujet des affaires d'Oropos ; il fut témoin de l'exaspération de l'assemblée, de la position périlleuse de l'accusé, et il vit ensuite ce dernier, par la puissance de sa parole, changer les dispositions des jurés et, à la fin de la séance, sortir comme un vainqueur, accompagné jusqu'à sa maison par les louanges et les félicitations des citoyens.

Ce fut un des grands événements de sa vie : décidé à devenir un orateur, il accourut, dès qu'il fut majeur, auprès d'Isée, le jurisconsulte le plus versé dans le droit civil athénien et le praticien le plus expérimenté, surtout dans les affaires de succession. Isée était un caractère avec lequel il se sentait des affinités. La netteté de sa pensée, la concision de son argumentation le séduisaient plus que la grâce légère de Lysias : on raconte qu'il ne se contenta pas d'étudier ses discours avec le plus grand zèle, mais qu'il prit l'orateur dans sa maison et l'engagea, en lui allouant 10.000 drachmes d'honoraires[9], à se consacrer tout entier à lui : il voulait, sous un tel maître, acquérir à la fois en perfection et la science juridique et l'éloquence dont il avait besoin pour faire expier leur crime à ses tuteurs[10].

La lutte eut plusieurs actes successifs. Le premier fut une instance en reddition de comptes et une plainte sur la manière dont la tutelle avait été exercée. Ensuite on essaya divers moyens pour arranger l'affaire par voie d'arbitrage ; mais les tuteurs se dérobèrent à toutes les tentatives de conciliation et récusèrent la décision des arbitres nommés par l'autorité judiciaire.

Il ne restait donc plus d'autre voie qu'un procès en forme. Dans la troisième année de sa majorité, Démosthène déposa sa plainte par écrit auprès du premier archonte, qui avait à faire la première instruction dans les affaires de tutelle, et il demanda contre chacun de ses tuteurs une amende de dix talents. L'affaire était engagée pour tout de bon. Démosthène, qui avait pour lui son bon droit et des connaissances juridiques très précises et qui malgré ses vingt ans avait le caractère et la maturité d'un homme fait, alla énergiquement de l'avant, de sorte. qu'il ne resta à ses adversaires d'autre ressource que d'imaginer de nouvelles intrigues. Ils se basèrent pour cela sur une disposition de la loi athénienne qui avait pour but, quand on imposait aux citoyens les plus riches des liturgies ou prestations publiques, d'éviter les exigences exagérées et les injustices.

Si, par exemple, un citoyen croyait avoir été taxé d'une manière exagérée et estimait que la prestation à lui imposée aurait dû, en bonne équité, revenir à un autre, il avait le droit de lui renvoyer la réquisition, ou de le sommer d'accepter l'échange de leurs fortunes respectives, en s'engageant à prélever sur l'avoir de l'autre de quoi fournir la prestation en litige, soit l'armement d'un navire, soit l'entretien d'un chœur. Si l'on ne parvenait pas à s'entendre à l'amiable, le demandeur avait le droit de mettre la fortune de l'autre sous séquestre, en tenant la sienne à sa disposition. Dans un délai de trois jours, on faisait l'inventaire des deux fortunes, et, sur cette base, le tribunal décidait en dernier ressort laquelle des deux parties serait chargée de la prestation objet du débat. Cette disposition, qui datait de Solon, était excellente quand la situation de fortune des parties était simple et facile à vérifier. Mais elle ne tarda pas à fonctionner difficilement, et, au lieu d'être une garantie contre l'arbitraire, elle devint souvent pour les intrigants de mauvaise foi un instrument on ne peut mieux fait pour, troubler les citoyens à qui l'on en voulait dans la tranquille possession de leurs biens, et leur créer les embarras les plus cruels.

C'est ce qui arriva dans l'affaire de Démosthène. On allait faire partir une escadre, et le collège des généraux avait réparti les prestations nécessaires sur un certain nombre de triérarques. Parmi ces derniers figurait Thrasylochos fils de Céphisodoros, frère de Midias. Les tuteurs s'entendirent avec lui, et, peu de jours avant la date à laquelle devait être rendu le jugement dans l'affaire de la tutelle, Thrasylochos se présenta dans la maison de Démosthène et lui offrit l'échange de leurs fortunes, au cas où il n'accepterait pas lui-même la triérarchie.

L'intrigue était habilement ourdie. Démosthène avait à choisir entre deux partis : ou bien fournir la liturgie — et alors il achevait de ruiner sa fortune déjà compromise — ou bien accepter l'échange. Mais dans ce cas, sa fortune avec tous ses droits passait dans les mains de Thrasylochos, qui pouvait, selon ses conventions avec les tuteurs, renoncer à toute réclamation et mettre ainsi fin au procès.

Démosthène, dont toutes les facultés étaient absorbées par son procès, fut surpris par cette machination inattendue. Il ne pénétra pas tout de suite l'intrigue, et il consentit à l'échange des fortunes, pensant que, même après s'être dessaisi de son avoir, il pourrait maintenir ses réclamations et garderait le droit de continuer son procès. Mais cette réserve de Démosthène ne fut pas acceptée, et il se décida, pour ne pas se voir enlever son procès, à annuler la procédure déjà engagée de l'échange et à accepter purement et simplement la réquisition imposée. Thrasylochos avait déjà traité pour une somme de vingt mines (1.964 fr.) avec un de ces spéculateurs qui faisaient profession à Athènes de prendre à leur charge ce genre d'obligation : Démosthène paya la somme, et ce qui lui restait de son capital se trouva ainsi fortement entamé[11].

Voilà à quelles luttes et à quels sacrifices il dut se résigner rien que pour pouvoir porter sa cause devant les juges : et une fois là, il eut encore de grandes difficultés à vaincre avant d'arriver au but. Les documents les plus importants, avant tout le testament lui-même, avaient été supprimés, et ce ne fut pas chose facile pour Démosthène que de se procurer des preuves et des témoins qui permissent d'établir la valeur primitive de la succession. Il réussit néanmoins à mettre hors de doute la culpabilité de ses tuteurs : il put établir ce qu'étaient devenus d'autres biens de mineurs à la même époque, et prouver que lui-même, qui lors de la mort de son père était inscrit dans la même classe de contribuables que Timothée, le fils de Conon, et d'autres des plus imposés, aurait été réduit à la mendicité si ses tuteurs avaient continué pendant quelques années d'administrer ses biens. Mais Démosthène n'en appela pas seulement à la pitié des jurés pour lui et sa sœur, il ne chercha pas seulement à enflammer leur indignation contre le crime commis envers son père mourant et sa maison : il insista aussi sur l'intérêt qu'avait la république à conserver les fortunes des citoyens, sur lesquelles l'État pût compter quand il aurait besoin de demander des sacrifices considérables, sacrifices que son père avait toujours patriotiquement acceptés.

Aphobos fut accusé le premier et condamné, malgré les artifices de procureur auquel lui et ses complices eurent recours. Les autres tuteurs eurent le même sort ou acceptèrent un compromis avant le jugement.

Ce jugement était pourtant loin de réparer le préjudice causé à Démosthène. Ses adversaires trouvèrent toute sorte de subterfuges nouveaux pour se dérober à l'obligation de s'exécuter : il fallut de nouveaux procès et des débats irritants pour obtenir la restitution des biens-fonds, que les détenteurs s'obstinaient à retenir[12], et en fin de compte, Démosthène dut se résigner à la perte de la plus grande partie de l'héritage paternel[13]. Il faut dire que, dès le début, la question d'argent n'avait pas été sa préoccupation principale : ce qu'il voulait avant tout, c'était châtier l'injustice, démasquer la trahison et rétablir l'honneur de sa maison. Sur ce point, la victoire fut complète. C'est pour arriver à ce résultat qu'il avait lutté, infatigable, pendant des années, tandis qu'il paraît avoir été presque négligent quand il s'agit de profiter de la victoire. On peut plaindre le jeune orateur d'avoir donné à ces luttes pénibles près de six de ses plus belles années : mais il faut reconnaître aussi qu'il ne pouvait passer par une meilleure école pour tremper son ressort intérieur et pour donner à sa volonté une indomptable énergie.

N'oublions pas la situation de l'Athènes d'alors. C'était une chose absolument extraordinaire que quelqu'un s'avisât de maintenir simplement son droit et marchât directement à son but. On était habitué à suivre les voies tortueuses, à se tirer d'affaire par des compromis, des intrigues, des concessions réciproques : on traitait les affaires litigieuses à toutes sortes de points de vue, excepté à celui du droit pur et simple. C'est ce qui explique l'effronterie inouïe des tuteurs ; c'est aussi ce qui met en relief le grand cœur de Démosthène, pour qui la lutte était un devoir de conscience rempli jusqu'au bout avec une inébranlable fidélité, un combat pour l'honneur dans lequel il s'exposa sans crainte, aux attaques personnelles, même de ses plus proches parents. Ces dangers firent rapidement de l'adolescent un homme mûr. Il a, bien avant l'âge, connu le monde par ses plus mauvais côtés, mais il n'en est resté ni aigri, ni encore moins découragé. Entouré d'ennemis nombreux et habiles, il a su, ce jeune homme sans défense, se fier en lui-même et en sa juste cause : comme celle-ci finit pourtant par être victorieuse, il apprit, malgré les plus tristes expériences, à avoir confiance dans le bon sens et dans l'honnêteté qui vivaient encore dans la meilleure partie des citoyens, et cette confiance ne l'abandonna plus jamais.

Cette lutte le força en même temps à appliquer de bonne heure ce qu'il avait acquis de connaissances et de tours de main en fait de procédure : il s'en assimila de cette façon tous les secrets, et put dès lors se présenter bien armé sur le champ de bataille de la vie. Les dons de la nature l'y aidèrent puissamment : car il avait reçu d'elle une vive intelligence, un cœur ardent capable de fortes émotions, une richesse d'idées qu'accrut encore chez lui l'habitude de voir la vie en grand et la connaissance approfondie des philosophes, des historiens et des rhéteurs. Mais il lui manquait encore bien des qualités pour être un parfait orateur, et pour les acquérir, il dut demander encore de puissants efforts à sa volonté.

Démosthène était porté par son caractère à considérer avant tout la chose en elle-même et à avoir confiance dans la justice d'une cause, sûr de la voir triompher si elle était bien défendue. Aussi négligeait-il les formes extérieures, qui devant le public produisent si souvent l'effet décisif, toutes choses qu'Isée, qui lui-même ne parut jamais en public, pouvait moins que personne lui enseigner. Ajoutez à cela que ce jeune homme, qui n'avait quitté la vie retirée de la maison maternelle que pour s'enfoncer dans les études les plus absorbantes, manquait, malgré la fermeté de son esprit, de cette sûreté d'allure et de cette aisance que l'on n'apprend que dans le commerce des hommes : il avait je ne sais quelle timidité, quelle gaucherie, qui faisait contraste avec la hardiesse habituelle aux orateurs. Son organe ne répondait pas à la profondeur des émotions qui faisaient vibrer son âme, et son pathétique devenait ridicule quand la voix faisait défaut. Sa prononciation était incorrecte, sa bouche mal conformée pour l'articulation ; toute sa tenue avait quelque chose d'inquiet et d'emprunté. Au fond, il était ferme et décidé, car il avait conscience de posséder une énergie supérieure qu'il se sentait obligé d'employer pour le bien de ses concitoyens. Cette vocation, il ne la perdait pas de vue un instant : la liberté de la parole était à ses yeux le plus noble bien des Athéniens, et l'aptitude à en sentir la puissance leur qualité la plus précieuse. Quelles dures épreuves pour lui quand il subissait humiliation sur humiliation, tandis qu'à côté de lui de plats bavards récoltaient sans peine les applaudissements ! Que de fois il se demanda si ce but, objet de ses nobles efforts, il n'allait pas le manquer à cause de quelque imperfection de détail ! Ajoutons qu'il était seul avec ses inquiétudes, comme étranger à ses concitoyens et absolument réduit à ses propres forces.

Il trouva heureusement des amis, qui remontaient son courage quand il doutait de lui-même et qui le soutinrent de leurs bons conseils. Eunomos de Thria fut le premier, dit-on, qui reconnut en lui une puissance de parole comparable à celle de Périclès[14] : d'autres, comme l'acteur Satyros[15], lui firent remarquer, dans son intérêt, les défauts de son débit. Il revenait donc toujours, en dépit des humiliations et des échecs, à sa tâche et travaillait sans se rebuter à corriger ses défauts. C'est ainsi qu'il fortifia sa poitrine et sa voix en déclamant tout haut pendant qu'il gravissait les pentes les plus rapides : malgré sa répugnance, il alla à l'école des artistes dramatiques pour se donner une tenue digne, des gestes mesurés, un ton juste et l'art de régler son haleine. Les innombrables anecdotes qui coururent de bonne heure sur son compte et le représentaient comme un pédant, un original, qui se privait de sommeil et se confinait dans une retraite profonde pour vivre tout entier à ses études[16], ne prouvent qu'une chose, c'est que l'indomptable énergie avec laquelle Démosthène poursuivait son but excitait l'étonnement de ses concitoyens : ils le regardaient. comme un homme d'une tout autre nature que tout ce peuple qui, du temps d'Eubule, encombrait la place publique d'Athènes.

Quant au fond de ses discours, on peut dire qu'il ne reniait pas le maître qu'il s'était principalement donné pour modèle. La nerveuse simplicité de l'expression, la rigueur de la démonstration, les brèves questions qui interrompent et animent le débit, ces particularités et d'autres encore, il les avait empruntées à son maître. On retrouve même dans les discours contre les tuteurs des tournures et jusqu'à des passages étendus d'Isée littéralement reproduits[17] : cela s'explique par l'habitude qu'il avait eue d'apprendre par cœur comme exercice des discours de son maître.

Mais il n'était pas seulement le disciple d'Isée. Callistratos, qu'il entendit certainement plus d'une fois, avait fait sur lui une impression pour la vie. Un esprit ardent comme le sien ne pouvait rester étranger à rien de ce que produisait alors l'éloquence : aussi bien devait-il, pour entraîner les esprits, être familiarisé avec tous les courants intellectuels de l'époque. C'est pour cela, dit-on, qu'il donna son attention même aux discours des sophistes, de Polycrate, par exemple. Mais l'homme qui agit sur lui d'une façon toute particulière fut Isocrate, lequel n'était pas seulement le rhéteur le plus admiré de son temps, mais le centre d'un cercle influent appartenant à une opinion politique bien arrêtée.

Il y avait pourtant, entre Isocrate et Démosthène, une différence telle qu'on n'en saurait imaginer de plus grande entre deux orateurs contemporains. L'un s'abstenait avec le plus grand soin de payer de sa personne et ne se sentait à son aise qu'entouré d'amis et de disciples, ses admirateurs ; l'autre allait droit au danger et recherchait les luttes dans lesquelles il pût exposer sa vie pour ses convictions. Il savait reconnaître les qualités magistrales d'Isocrate et cherchait à imiter son souci de la correction, ses phrases ciselées, arrondies et harmonieuses. Mais ce qui était le souci principal du rhéteur artiste était subordonné chez lui à des considérations supérieures. La froide perfection des périodes isocratiques ne pouvait satisfaire son ardent génie, et quelle que fût la délicatesse de son oreille, il ne sut jamais s'astreindre aux règles d'une harmonie tout extérieure[18], qui étaient de mode dans l'école du rhéteur : aussi, dans ses discours judiciaires du moins, il n'a pas cherché anxieusement à éviter l'effet de l'hiatus[19]. Ajoutons que, dans la première lutte qu'eut à soutenir Démosthène, Isocrate était dans le camp ennemi ; il était en effet le maître d'Onétor, le beau-frère d'Aphobos, et il se vante expressément de l'avoir eu pour élève[20].

On autre cercle exerçait alors à Athènes une grande influence intellectuelle, celui de Platon. Démosthène ne pouvait qu'être en opposition absolue avec lui : il devait avoir horreur de toute philosophie qui éloignait l'homme de ses devoirs de citoyen, et l'arrachait à la vie pratique pour le transporter dans le monde de la pensée. Aussi avait-il plus de sympathie pour l'école mégarique, parce que cette dernière, par des exercices de dialectique, préparait l'homme aux devoirs de la vie publique. On cite Eubulide, dont il se rapprochait du reste en politique, comme un des hommes qui contribuèrent au développement de Démosthène[21]. Il est impossible pourtant que l'œuvre de Platon n'ait pas laissé de trace dans la vie de Démosthène. Les dialogues socratiques de Platon ont dû exercer la plus active influence sur tous ceux qui aspiraient à dominer la langue en artistes, et les piquer d'émulation. Du reste, malgré leurs dissentiments, il y avait au fond entre les deux Athéniens une parenté évidente. Tous deux avaient une foi inébranlable dans la force morale au sein de l'humanité ; tous deux avaient voué leur vie à la faire triompher, non seulement dans chaque individu, mais encore dans la société. Mais l'un voulait édifier sur les idées divines un État nouveau, tandis que l'autre voulait élever la république existante à la hauteur de l'État idéal[22].

Mais Démosthène ne nourrissait pas seulement son génie de tout ce que le présent lui offrait : il s'assimila tout ce qui était grand dans le passé, comme ne pouvait manquer de le faire un Athénien patriote. Il contemplait avec un saint respect les monuments de l'art, les ex-votos, les statues des grands citoyens, les documents gravés sur la pierre, les trophées de victoire : ce n'était pas pour lui un spectacle d'oisif, mais une excitation à imiter leurs auteurs. Il approfondissait les idées de Solon, dans les sentences et les lois duquel il trouvait formulée le plus parfaitement la mission morale de l'État athénien : il se retrempait dans les souvenirs laissés par le glorieux passé de sa patrie et n'aimait aucun écrivain autant que Thucydide : il se sentait avec ce dernier une affinité intime : son ouvrage était à ses yeux comme le livre canonique de l'esprit athénien : aussi dit-on qu'il le copia huit fois de sa main, et qu'il en apprit une bonne partie par cœur[23].

C'est ainsi que le génie de Démosthène a des racines dans tout ce que les traditions de sa patrie offraient de meilleur ; en s'en nourrissant, son esprit, qui était par nature un peu raide et peu sympathique, a pris de la souplesse et de la largeur ; il a su s'approprier ainsi peu à peu toute la mobilité du tempérament attique. De là une variété dans l'expression qui surpasse tout ce qui a précédé ; de là la diversité du ton, selon qu'il traite des affaires politiques ou privées ; de là la facilité avec laquelle il passe d'un style à l'autre dans ses discours. On y trouve la rudesse et la sévérité de l'ancienne langue, la concision chargée de pensées qui, dans la bouche d'un Périclès, remuait le cœur des auditeurs et dont nous trouvons un écho dans Thucydide ; Avec cela son expression ne manque jamais de transparence et de légèreté ; elle prend même, quand le sujet le permet, l'allure facile de l'éloquence de Lysias. Mais Démosthène est partout plus énergique que Lysias, même lorsque ce dernier s'élève dans les grandes occasions au pathétique de la véritable éloquence politique : Démosthène marche toujours armé, et son arme est la dialectique foudroyante de l'école de Mégare. Il a la dignité et la sonorité d'Isocrate, mais avec une bien plus grande variété dans les mouvements ; il a la fraîcheur, la chaleur, le dramatique de Platon, mais il est, comme il convient à l'orateur, plus mesuré et plus sévère. Ainsi l'éloquence de Démosthène, portée et nourrie par la riche culture de sa ville natale, est la fleur et la perfection de tout ce qui a été avant lui, sans qu'il ait pour cela rien perdu de son originalité[24].

Son talent ne s'est pas développé en suivant docilement le mouvement dominant de son temps : au contraire, il est en opposition avec lui, avec la rhétorique, la sophistique et la philosophie, aussi bien qu'avec le grand monde et les tendances politiques qui dominaient le peuple du temps d'Eubule : il a fait son apprentissage péniblement et dans des luttes solitaires, et il a donné ainsi à son éloquence le cachet bien net de sa personnalité.

Le sérieux austère de la vie est empreint dans sa parole : de là son horreur pour les formes toutes faites et le verbiage teinté de rhétorique. Son style est bref et concis : il ne sort jamais du sujet, qu'il cherche à embrasser par toutes ses faces, de manière à réfuter d'avance toutes les objections possibles. A cette virtuosité dans l'art de la dialectique il joint l'énergie ' de la conviction morale, la haine passionnée de tout ce qui est vulgaire, un courage inébranlable et l'amour ardent de la patrie. L'art de l'orateur devient de cette façon la manifestation de l'homme tout entier : le caractère et l'éloquence, la parole et l'action ne font qu'un. Après avoir perfectionné en lui les riches dons de la nature avec cette loyauté et cette constance qui sont la marque du vrai génie, après s'être consciencieusement approprié tout ce que la rhétorique, la philosophie et l'art dramatique pouvaient lui offrir, il donna à la lin à son éloquence la consécration suprême : il lit en sorte que, dépouillée de toute vanité et de tout égoïsme, constamment inspirée par les sentiments les plus nobles et les plus purs, elle devînt digne d'être l'instrument d'une âme enthousiaste des grandes choses. Ce talent qui s'était formé dans les études solitaires, puis dans le commerce d'hommes éminents, la pratique professionnelle le perfectionna bientôt encore : Démosthène commença par le barreau[25].

C'est là que les leçons d'Isée et la connaissance approfondie du droit civil lui furent le plus utiles. La profession d'avocat ne jouissait pas d'une grande considération auprès des Athéniens, qui n'étaient pourtant pas de trop sévères moralistes. Le mot de λογόγραφος (rédacteur de plaidoyers) était même employé comme une injure[26], parce qu'il n'y avait pas de profession où l'improbité fût plus fréquente : aussi la carrière d'avocat embrassée par Démosthène servit-elle de prétexte à ses ennemis pour attaquer de mille manières sa réputation et pour mettre son caractère en suspicion. Nous n'avons pourtant aucune raison d'admettre que Démosthène ait jamais cessé de marcher sur ce chemin glissant avec une parfaite honorabilité. On ne lui reprochera certainement pas de s'être servi de sa profession pour refaire sa fortune, s'occuper des intérêts de sa mère et de sa sœur et se créer un propre foyer. Ce qui est vrai, c'est qu'en sachant administrer ses biens, il s'est montré fidèle à l'esprit des Athéniens de vieille race : dans l'intérêt de la république, il devait en exiger autant de tout citoyen. C'est sur les maisons des citoyens aisés que reposait, à son avis, le salut de l'État : c'est là qu'il trouvait encore des sentiments patriotiques ; c'est pour cela que lui, membre de la haute bourgeoisie, il opposait une noble fierté à tous les aventuriers et à tous les parvenus équivoques. Toute sa vie nous prouve suffisamment qu'en s'occupant honnêtement de l'accroissement de sa fortune il n'avait pas seulement en vue son bien-être, mais l'honneur de sa maison et l'intérêt de l'État. Ce fut un vrai triomphe pour lui lorsqu'en 359 (Ol. CV, 2) sa fortune lui permit de se charger d'une triérarchie[27], et qu'il put, à l'exemple de son père, montrer qu'il était un citoyen capable de faire plus que son devoir.

Les procès dans lesquels il assista de ses conseils et de son éloquence des concitoyens opprimés le familiarisèrent avec toutes les situations de la vie. Il eut l'occasion d'étudier à fond les causes qui troublaient la paix de la république : l'esprit de parti et la cupidité. Il vit comme l'abîme se creusait entre les riches et les pauvres. Les riches citoyens élevaient des maisons plus belles que les édifices publics et accaparaient des propriétés immenses, tandis que les petites gens tombaient dans leur dépendance et perdaient le goût de l'agriculture et de l'activité personnelle. Ces vices sociaux étaient en corrélation intime avec la situation politique : car l'indifférence croissante de la masse abandonna les affaires de l'État aux hommes de parti, qui exploitaient leur situation de toutes manières, devenaient riches et arrogants et abusaient de leur puissance[28].

Aussi Démosthène ne pouvait-il à la longue se contenter du métier d'avocat. Son génie demandait un champ d'activité plus vaste : il éprouvait le besoin de mettre à nu les vices de la vie publique et de combattre ouvertement les abus de l'administration.

La première occasion s'offrit lorsqu'Androtion, dans l'été de 356 (Ol. CVI, 1), proposa de conférer les honneurs d'une couronne au Conseil sortant. L'orateur Androtion[29] appartenait à ce groupe compacte des partisans d'Aristophon qui considéraient les affaires publiques comme leur domaine, se targuaient devant la multitude de leur fiévreuse activité, accumulaient proposition sur proposition, savaient se dérober à toute responsabilité, et usaient de l'influence qu'on leur laissait pour multiplier les abus, au grand détriment de la chose publique. La proposition actuelle d'Androtion n'avait rien de particulièrement grave ; mais il fallait faire un exemple, montrer que tout n'était pas permis aux gens au pouvoir et qu'il existait encore des citoyens qui veillaient sur les lois de l'État. Or, la proposition faite au peuple n'était' pas régulière, d'abord parce qu'elle n'avait pas été précédée d'une résolution du Conseil, et ensuite parce que le Conseil n'avait pas rempli ses devoirs, surtout en ce qui concernait la flotte, de manière à mériter cette récompense honorifique. Aussi Euctémon et Diodoros s'opposèrent-ils à Androtion, et Démosthène composa pour Diodoros un discours qui démontrait l'illégalité de la motion. Il ne s'inquiéta pas de savoir si les deux accusateurs n'étaient pas poussés par le ressentiment contre Androtion, leur ennemi personnel[30] : il ne songea qu'à l'intérêt de l'État, et il saisit cette occasion de mettre en lumière les intrigues sans scrupules que se permettait l'auteur de la proposition, comptant sur ses puissantes relations.

La même année (355/ 4 : Ol. CVI, 2), Démosthène figura dans un deuxième procès, cette fois en personne. Il s'agissait d'une loi de finances proposée par Leptine, un orateur populaire bien connu : c'était une des nombreuses lois qui avaient pour but d'ouvrir de nouvelles ressources à la caisse épuisée de l'État, sans faire peser de charges sur les citoyens. Leptine avait trouvé un moyen ; c'était de supprimer toutes les exemptions de prestations pour les fêtes publiques. A l'exception des droits honorifiques conférés aux descendants d'Harmodios et d'Aristogiton, tous les privilèges de ce genre devaient être abolis, et l'on s'engageait à ne plus en accorder de nouveaux à l'avenir, ni aux citoyens, ni aux métèques, ni aux étrangers[31].

Cette loi avait été poussée avec beaucoup de hâte et votée sans que l'on observât les formes constitutionnelles[32]. Elle était très populaire, puisqu'elle promettait, dans un esprit tout démocratique, de supprimer des inégalités, de diminuer les charges de l'État et d'assurer la splendeur des fêtes publiques. Aussi Leptine avait-il réussi à échapper aux premières poursuites pendant l'année où, comme auteur de la proposition, il était responsable de sa loi[33]. Mais l'année suivante, Apséphion et Ctésippos, le fils de Chabrias, attaquèrent la loi de Leptine et proposèrent un projet de loi modifié, tendant à soumettre à un contrôle exact les privilèges concédés par l'État, à abolir ceux qui n'étaient pas basés sur une disposition législative ou qui étaient périmés pour cause d'indignité, et de prévenir par la suite tout abus de cette nature. Ctésippos avait Démosthène pour avocat, et celui-ci démontra avec une éloquence victorieuse qu'il fallait rejeter la loi de Leptine. Elle n'était, disait-il, de presqu'aucune utilité à l'État, et cet avantage contestable n'était nullement en rapport avec le dommage qui atteignait l'État dans son honneur et dans son crédit, s'il offensait et lésait ses bienfaiteurs. Athènes ne pouvait devenir infidèle à son antique principe, de reconnaître de grand cœur tous les services et de les récompenser généreusement.

L'année suivante amena de nouveau une lutte de Démosthène contre Androtion et consorts, qu'une loi introduite par leur propre parti avait mis dans le plus grand embarras. En effet, Aristophon avait proposé la création d'une commission extraordinaire, chargée de dresser un état des sommes restées dues au Trésor, et de rechercher tous les débiteurs solvables[34]. Le rusé Euctémon partit de là et fit savoir que le navire sur lequel Androtion, immédiatement après la guerre Sociale, était parti avec plusieurs autres comme ambassadeur auprès de Mausole, avait capturé en route un bâtiment marchand de nationalité égyptienne, que la capture avait été déclarée de bonne prise, mais que la remise légale n'en avait pas été faite au Trésor public[35]. Les faits furent trouvés exacts, et comme Androtion et ses compagnons s'étaient avoués détenteurs du montant de la prise, ils furent condamnés à payer sans retard la somme, montée depuis au double[36], ou de subir la contrainte par corps comme débiteurs récalcitrants de l'État.

Ainsi acculés, ils ont recours à un moyen désespéré. Ils réussissent à mettre dans leurs intérêts Timocrate, un orateur mal famé à cause de ses pratiques malhonnêtes ; ils parviennent, dans la première assemblée de la nouvelle année (Ol. CVI, 4), à persuader aux citoyens de convoquer pour le lendemain, le 12 d'Hécatombæon, une commission législative ; et pour faire paraître la chose urgente et grave, on donne à entendre qu'il s'agit de se procurer de l'argent, notamment pour les Panathénées qui étaient proches[37]. Au lieu de cela, Timocrate se présente à l'improviste à la tribune avec un projet qui renferme une modification essentielle à la législation existante sur les débiteurs de l'État : il devait leur être permis à l'avenir de fournir caution et d'échapper ainsi jusqu'à la fin de l'année à l'emprisonnement[38].

Ce plan audacieux réussit ; la loi est votée, et le danger prochain qui menaçait Androtion semble heureusement écarté. Mais Euctémon et Diodoros, les acharnés adversaires d'Androtion, ne se tiennent pas pour battus : il poursuivent l'auteur de la proposition du chef d'illégalité, et c'est Démosthène qui rédige pour Diodoros le discours accusateur. Il met en lumière tous les vices de forme, notamment l'omission des délais légaux et des opérations préliminaires, les fausses allégations qui ont précédé la motion, et la contradiction avec des lois antérieures de l'État. Il démontre ensuite le dommage qu'une loi semblable apporte au crédit de l'État, et enfin il montre que cette loi informe et dangereuse pour la république n'est pas le fruit de l'ignorance ou de l'inintelligence, mais a été dictée par une intention mauvaise. Car il est mauvais de proposer des lois pour tirer d'affaire de malhonnêtes gens : il est injuste et criminel de laisser subsister dans toute leur rigueur les anciennes pénalités portées contre certains débiteurs de l'État, comme les fermiers de la douane, tandis que pour d'autres, qui ont soustrait des fonds publics, on atténue les peines légales, au grand détriment de la sécurité de l'État, et qu'on donne enfin à de pareilles lois une force rétroactive, afin de pouvoir les exploiter immédiatement en faveur d'intérêts de parti.

Ici Démosthène n'est plus l'élève d'Isée, le jurisconsulte expert et l'homme de confiance de quelques clients isolés : il apparaît ici avec son caractère d'homme public, de citoyen qui s'attache à ses devoirs civiques avec un sérieux dont on avait depuis longtemps perdu l'habitude à Athènes.

Dans la république athénienne, en effet, chaque citoyen avait mission de contrôler la vie publique, et de veiller pour sa part à ce qu'aucun abus ne restât impuni. C'est pour cela qu'on avait institué l'action pour cause d'illégalité[39] : Démosthène s'en empare comme d'un glaive acéré, et, sans considération de personne, la dirige contre tous les ennemis du droit. Ce qui le préoccupe, c'est moins la lettre de la loi que le sens qu'y a imprimé la sagesse des ancêtres. Comprises dans leur esprit, les lois doivent être respectées, parce que le bon renom de la république y est indissolublement lié ; elles doivent être comme les joyaux les plus précieux de l'État, défendues contre toute interprétation arbitraire et toute altération. C'est pour cela qu'il lutte sans pitié contre les hommes de conscience vénale qui, comme Timocrate, trompent le peuple en faisant des lois dans l'intérêt de leurs amis : il démasque les gens qui se démènent affairés pour se donner des airs de patriotes émérites, et se glissent dans toutes les commissions : il ne veut pas que des mains impures comme celles d'Androtion manient les affaires de la république.

C'est ainsi que Démosthène, parti de ses affaires domestiques et personnelles, avait sans cesse élargi le cercle de son activité, d'abord comme avocat dans des procès privés, ensuite comme assistant et auxiliaire dans des causes publiques, où il se contente d'abord de rédiger des discours, puis paraît enfin en personne. En même temps, son point de vue s'élevait de plus en plus : dès qu'il prenait une cause en main, tous les intérêts personnels qui avaient été le point de départ du procès reculaient au second plan. Démosthène se distinguait essentiellement par là des orateurs qui combattirent avant lui les abus et l'amollissement des Athéniens, comme l'ardent Aristophon, mais sans viser jamais autre chose que le cas particulier. Ainsi, après le désastre de Péparéthos, par exemple, tous les triérarques qui, au lieu de fournir eux-mêmes leurs prestations, s'étaient substitué des remplaçants, Aristophon, dans une exagération de zèle patriotique, les accusa comme traîtres et demanda pour eux la peine de mort, comme s'ils avaient été seuls la cause du malheur[40]. Démosthène, au contraire, voyait dans chaque détail l'ensemble ; il allait toujours droit à la racine du mal : étant donné un point quelconque de la législation concernant les dettes, les privilèges, etc., il savait en faire une question vitale pour la société ; il lui donnait une portée morale et politique. Dans ses discours judiciaires il avait donc abordé déjà le domaine politique, et, une année après avoir parlé contre Leptine, il eut le bonheur de remporter pour la première fois un succès comme orateur populaire : ce fut son début dans une carrière nouvelle, et nous allons le voir désormais prendre une grande part à la direction du peuple et à l'administration des affaires publiques.

 

 

 



[1] Κήποι (les Jardins).

[2] Démosthène arrive à sa majorité dans l'été de 366 (fin Ol. CIII, 2 ou commencement de Ol. CIII, 3). Il est resté en tutelle dix ans, et il y est entré en 376 (Ol. CI, 1), à l'âge de 7 ans. Il est donc né vers 383 (Ol. XCIX, 1). Ce calcul, fondé sur la chronologie de la tutelle et sur la Vie des Dix Orateurs (p. 845), a contre lui un passage du Discours contre Midias (§ 154), d'après lequel — si l'on suit la leçon communément adoptée — Démosthène était âgé de 32 ans dans l'automne de 349 et était né par conséquent en 381 (DION. HAL., Ad Amm., I, 4) ou 382. SCHÄFER (Demosthenes, III, Beilage, II, Das Geburtsjahr des Demosthenes, p. 55) suppose que les copistes se sont trompés et ont écrit 32 pour 34. On n'arrive pas à fixer l'année avec une entière certitude ; pourtant, le premier calcul est le plus sûr.

[3] ÆSHINE, In Ctesiph., § 171 sqq. Il a à coup sûr des faits réels au fond de cette diatribe.

[4] MÜLLENHOFF (in Monatsber. der Berl. Akad., 1866, p. 549) réfute avec des arguments convaincants l'opinion qui fait des Scythes un peuple mongol.

[5] REHDANTZ, Iphicrat., p. 235 sqq.

[6] A propos des effets du croisement dans les familles athéniennes, je ferai remarquer que, d'après BERNAYS (Dial. des Aristot., p. 134), Aristote était lui aussi un demi-Grec. Peut-être expliquerait-on ainsi, par surcroît, bien des particularités d'expression et de langue.

[7] Sur l'époque de Démosthène, nous avons plus de matériaux que pour toute antre période de l'histoire grecque, mais il n'est point arrivé jusqu'à nous d'histoire proprement dite de ce temps. Démosthène n'a point trouvé dans l'antiquité d'écrivain compétent pour retracer sa carrière politique, et des ouvrages consacrés à l'époque de Philippe (Théopompe, Philochore au livre VI de son Atthide, Douris de Samos), il ne nous reste que des fragments clairsemés ou des échos de deuxième ou troisième main (dans Diodore et Justin). Plutarque a de la valeur quand il cite ses sources : on en peut dire autant de Denys d'Halicarnasse, dont l'ouvrage principal sur Démosthène est malheureusement perdu ; c'est de tous les anciens l'appréciateur le plus judicieux de Démosthène. Les biographes manquent de critique. Nous n'avons donc pas d'histoire suivie : en revanche, l'époque se présente à nos regards comme un drame où nous voyons agir devant nous les personnages de l'histoire avec tout le relief de leur personnalité. Nous sommes nous-mêmes transportés au milieu des partis. De là le charme singulier qu'offre l'âge de Démosthène, de là aussi les façons très diverses de le comprendre ; car l'opinion qu'on s'en fait dépend de l'attitude personnelle que l'on prend à l'égard de Démosthène, de l'impression morale que font sur nous ses discours, du degré de véracité que nous lui supposons. Toutes les tentatives qui ont été faites pour justifier Eschine (cf. FRANKE, art. sur STECHOW, De vit. Æsch. dans les N. Jahrbb. Philol, 1842, p. 289 sqq.) ou pour démontrer que le portrait tracé du personnage par Démosthène est une caricature où l'on reconnaît la haine politique (SPENGEL, Demosth. Vertheidigung des Ktesiphon, München, 1863), ne font, à mon sens, par leur insuccès même, que témoigner en faveur de Démosthène. On ne peut guère se déclarer plus satisfait des efforts faits par ceux qui essayent de louvoyer entre Démosthène et Eschine, en donnant raison tantôt à l'un, tantôt à l'autre (cf. FROHBERGER, sur l'ouvrage de O. HAUPT, Leben des Demosthenes, dans les N. Jahrbb. fur Philol., 1862, p. 614). Sans oublier que Démosthène est l'orateur du parti démocratique, nous n'en serons pas moins en droit de considérer ses discours comme une source historique de bon aloi, si nous croyons à la sincérité et à la loyauté de son caractère. Sous ce rapport, je me suis rallié avec une pleine conviction à l'opinion accréditée par Niebuhr. Depuis, la science a travaillé sans relâche à mettre de l'ordre dans l'histoire de ce temps. Il me suffit de rappeler les travaux de F. RANKE, BÖCKH, WINIEWSKI, DROYSEN, BÖNNECKE, VÖMEL, FUNKHANEL, les travaux critiques et exégétiques consacrés aux orateurs par SAUPPE, WESTERMANN, FRANKE, RERDANTZ et autres, les récits de THIRLWALL et de GROTE. Les résultats de tous ces travaux, accrus sur bien des points par les recherches personnelles de l'auteur, se trouvent réunis dans l'œuvre d'ARNOLD SCHÄFER, Demosthenes und seine Zeit, 1856-1858, le Trésor de toutes nos connaissances actuelles sur la génération contemporaine de Philippe. Mon exposition doit naturellement à cet ouvrage plus qu'on ne peut l'indiquer par des références. Depuis, la somme des matériaux historiques n'a pas sensiblement augmenté : cependant, j'ai cherché à utiliser dans la mesure du possible ce que l'on peut tirer des nouvelles scholies d'Eschine, des inscriptions et des monnaies. Cf. la nouvelle édition, en cours de publication, de l'ouvrage de A. SCHÄFER, et les deux derniers volumes (III, 1 et 2. 1877-1880), de FR. BLASS, Attische Beredsamkeit, consacrés à Démosthène et à ses adversaires.

[8] DEMOSTH., In Aphob. I, § 4-6. In Aphob. II, § 14-16.

[9] Environ 9.820 fr.

[10] Sur les rapports de Démosthène avec Isée, voyez DION. HALIC., De Isæo judicium. PLUTARQUE, Demosth, 5. Vit. X Orat. [Isæus, p. 839 e. Demosth., p. 844]. La principale source où ont puisé les biographes est Hermippos. D'après HOFFMANN (De Demosthene Isæi discipulo, Berlin, 1872) il n'y aurait pas eu de relations personnelles entre les deux orateurs, ce que conteste à bon droit H. WEIL, Les Harangues de Démosthène, [Paris, 1873], Introd., p. VII. Cf. L. MOY, Étude sur les plaidoyers d'Isée, Paris, 1876.

[11] Le passage si difficile du deuxième discours Contre Aphobos (§ 17) ne me semble pas avoir été bien élucidé encore, même par BÖCKH (Staatshaushaltung, I, p. 754). D'après BÖCKH et PLATNER, il faudrait admettre deux διαδικασίαι, une sur le montant de la fortune des deux parties, une seconde sur les réclamations de Démosthène et la réserve qu'il en avait faite. Mais, dès la première enquête, on devait nécessairement faire le compte de tout l'actif et de tout le passif de part et d'autre. L'expression τών χρόνων ύπογύων όντων fait allusion à l'envoi de la flotte, et nous sommes obligés d'admettre que, vu l'urgence, il n'y a pas eu d'enquête en temps opportun, mais que néanmoins Thrasylochos est parvenu à mettre Démosthène en demeure d'accepter la triérarchie. Άποκλείειν signifie sans doute qu'on apposait les scellés à la maison avant le commencement d'une enquête sur l'échange des fortunes. Cette façon d'entendre les choses est acceptée en général par DITTENBERGER (Ueber den Vermügenstausch in Rudolstädter Programm, 1872, p. 13 sqq.) : le seul point sur lequel il diffère d'opinion, c'est qu'il rapporte avec Böckh χρόνοι ύπόγυοι à l'issue imminente du procès relatif à la tutelle.

[12] Le procès des tuteurs comprend les trois discours Contre Aphobos et les deux Contre Onétor.

[13] DEMOSTHEN., In Midiam, § 80. ÆSCHIN., In Ctesiph., § 173.

[14] PLUTARQUE, Demosth., 6.

[15] PLUTARQUE, ibid., 7.

[16] PLUTARQUE, ibid., 6-9.

[17] HOFFMANN, op. cit., p. 42.

[18] Sur le rythme dans la phrase de Démosthène, cf. BLASS, Attische Beredsamkeit, III, 1.

[19] SCHÄFER, Demosthenes, III2, p. 317. Ce n'est que dans les discours politiques de Démosthène que l'hiatus est rare.

[20] ISOCRATE, Antidosis, § 93.

[21] DIOG. LAERT., II, 108.

[22] Sur Démosthène et Platon, voyez NIEBUHR, Kleine histor. und philol. Schriften, I, p. 480. M. CROISET, Des idées morales dans l'éloquence politique de Démosthène [Montpellier, 1874], p. 32 sqq.

[23] PLUTARQUE, Vit. X Orat., p. 844 a. LUCIAN., Biblioman., 4.

[24] Sur Démosthène considéré comme réunissant tous les états antérieurs et tous les genres de l'art oratoire, voyez DION. HALLIC., περί τής λεκτικής Δημοσθένους δεινότητος. Cf. BLASS, Griech. Beredsamkeit, III, 1 [1877], p. 180.

[25] ÆSCHIN., in Ctesiph., § 173. Cf. DEMOSTH., De falsa leg., § 246.

[26] Un homme d'État (Archinos, d'après Sauppe) s'en servait comme d'une injure à propos de Lysias (PLAT., Phædr., p. 257).

[27] La triérarchie de Démosthène se place dans l'archontat de Céphisodotos.

[28] [DEMOSTH.], De stipend., [XIII] § 30. Cf. FREESE, Parteikampf der Reichen und Armen, p. 75.

[29] Voyez SCHÄFER, Demosthenes, I, p. 316 sqq. Androtion est mentionné dans deux fragments d'inscription (RANGABÉ, Antiq. Hellén., II, 854. SCHÖNE, Griech. Reliefs, p. 40.)

[30] Sur les griefs personnels de Diodoros et d'Euctémon, voyez DEMOSTH., In Androtion., § 1-3. 48-50.

[31] Cf., d'après FUNKHÄNEL (N. Jahrbb. für Philol., 1866, p. 559), le texte de la loi de Leptine. Cf. cependant les réserves de SAUPPE, Philologus, XXV, p. 265.

[32] La loi avait sans doute été soumise directement à l'assemblée du peuple (DEMOSTH., In Leptin., § 94.)

[33] La première accusation avait été délaissée par suite de la mort de Bathippos et du désistement de ses compagnons (ibid., § 144) : de là la seconde accusation πρός Λεπτίνην.

[34] DEMOSTH., In Timocrat., § 14, cf. 112.

[35] DEMOSTH., ibid., § 11. Débats devant l'assemblée du peuple. (§ 12-13).

[36] DEMOSTH., ibid., § 82.

[37] DEMOSTH., ibid., § 26.

[38] DEMOSTH., ibid., §§ 79. 82-89. Ce Timocrate avait été déjà l'auxiliaire d'Androtion dans une commission chargée d'encaisser des reliquats des contributions assises sur le revenu (BÖCKH, Staatshaushaltung, I, p. 213).

[39] DEMOSTH., In Timocrat., § 10.

[40] [DEMOSTH.,] De coron. trierarch., § 8.