HISTOIRE GRECQUE

TOME CINQUIÈME

LIVRE SEPTIÈME. — LA MACÉDOINE ET LA GRÈCE (362-337 Av. J.-C.).

CHAPITRE DEUXIÈME. — POLITIQUE ET VIE INTELLECTUELLE D'ATHÈNES JUSQU'AUX DÉBUTS DE DÉMOSTHÈNE.

 

 

§ III. — LA SCIENCE À ATHÈNES.

C'est surtout de la philosophie que l'on était en droit d'attendre une influence salutaire sur la vie sociale à Athènes. Elle était le plus récent et le plus puissant mouvement des esprits. Le goût de la spéculation philosophique était un trait du caractère athénien, et la tendance du jour transformait même les poètes en philosophes moralistes, comme on le voit par Euripide. La philosophie de Socrate n'avait-elle pas la prétention de ne pas être une spéculation oiseuse, mais la science pratique de la vie ? Socrate ne demandait pas du tout à ses disciples de s'abstraire de la société ; il les invitait au contraire à prendre part aux affaires publiques. Enfin, nous savons que la mort de Socrate ne mit nullement fin à son influence sur les Athéniens elle fut plutôt suivie d'un retour d'opinion en sa faveur, et lorsque le sophiste Polycrate publia un écrit dans lequel il prétendait justifier sa condamnation, il se vit en face d'une opposition universelle dans le public et fut réfuté à plusieurs reprises[1].

Ce revirement d'opinion était dû à un sentiment de repentir après l'injustice commise qui fait honneur au bon cœur des Athéniens, mais il n'allait pas jusqu'à amener un changement dans leurs habitudes. Ils reconnaissaient dans le noble martyr un de leurs meilleurs concitoyens ; ils le célébraient et lui dressèrent une statue : mais ce sentiment de justice ne fut ni assez profond ni assez sérieux pour les amener à embrasser avec une énergique résolution la belle doctrine que Socrate leur avait apportée. Aussi les semences de vie supérieure qu'il avait jetées avec un zèle infatigable dans l'âme de ses concitoyens ne germèrent que dans une communauté très restreinte, et cette communauté forme au milieu du peuple comme une génération nouvelle d'hommes qui doivent à Socrate leur vie intellectuelle, et qui se rangent autour de lui comme autour de leur centre commun.

Mais ce groupe des Socratiques n'était pas une secte fermée, comme celle des Pythagoriciens : car jamais Socrate n'a été le chef d'une école s'engageant à obéir aux prescriptions du maître. Sa doctrine n'était pas une semence qui produit, partout où elle tombe, la même plante, quoique de qualité différente : elle n'était par elle-même qu'une excitation à la vie intérieure et indépendante, à la recherche de la vérité éternelle, au développement de la personnalité libre et consciente d'elle-même. C'est pour cela que l'influence de Socrate n'est pas restée bornée à ses concitoyens.

De son temps, les différences qui existaient entre les citoyens des divers États et cités avaient déjà perdu de leur netteté : les sophistes se faisaient honneur d'être partout chez eux, et la culture qu'ils répandaient effaçait l'empreinte du caractère local. C'est ce que nous voyons aussi chez les natures souples comme Théramène et Alcibiade, qui savait être selon les circonstances Athénien, Spartiate, Béotien, Ionien, Thrace et Perse. Mais Socrate était loin de chercher à effacer l'originalité native ; il voulait seulement l'épurer : il voulait qu'on s'élevât au-dessus des habitudes et des manières de voir de la patrie restreinte jusqu'à l'idéal hellénique et humain en général. Cette tendance existait alors dans toute la nation, et plus un Grec était cultivé, moins il se sentait satisfait de la vie publique et des rapports sociaux, plus il éprouvait le besoin d'un point de vue plus élevé, d'une vérité absolue et universelle. C'est ce besoin que Socrate chercha à satisfaire, et c'est pour cela que sou influence dépassa de beaucoup les murailles d'Athènes. Le renom de Socrate fut néanmoins très profitable à sa ville natale, car c'est par lui qu'elle devint complètement le siège de la philosophie hellénique, dignité à laquelle Périclès avait commencé à l'élever, et elle acquit dans ce domaine de la vie intellectuelle une primauté qui dura bien plus longtemps que son hégémonie politique.

De toute part affluaient des Hellènes avides d'apprendre et de puiser à sa source la sagesse socratique : de Thèbes vinrent Simmias et Cébès ; de Mégare, Euclide, autour duquel se serrèrent les disciples restés orphelins après la mort du maître[2]. Habitué depuis longtemps aux études philosophiques, il sut reconnaître dans toute leur étendue les services rendus par Socrate à l'art de diriger la pensée dans un ordre logique. La dialectique rigoureuse était son élément, et il s'appliqua avec un zèle infatigable à combattre sans ménagement toutes les idées, tous les jugements, tous les raisonnements qui reposaient sur les perceptions des sens. Le côté éthique de la doctrine de Socrate passa donc au second plan chez lui, et encore plus chez ses successeurs, qui négligèrent les problèmes profonds de la conscience philosophique et puisèrent toute leur force dans l'éristique, c'est-à-dire dans l'art de l'escrime dialectique. Le côté formel domina dans cette école, et c'est pour cela qu'elle séduisit surtout ceux qui n'avaient pas la prétention de devenir des philosophes proprement dits, mais qui voulaient exercer leurs facultés pensantes au point de vue de la culture générale et de l'utilité pratique. et posséder à fond l'art de convaincre par des démonstrations. Dans cette voie se distingua Eubulide, un Milésien de naissance, qui vécut et enseigna à Athènes, un homme d'un caractère viril, qui exigeait même du philosophe des sentiments patriotiques et le culte de la liberté, et, qui s'était rallié au parti démocratique d'Athènes[3].

D'Élis était venu Phédon, jeune homme de noble famille, qui avait été fait prisonnier pendant la guerre[4] Socrate fit sa connaissance, obtint sa mise en liberté, et trouva en lui un esprit docile qui s'abandonna à lui sans réserve. Phédon lui devait sa délivrance de l'esclavage matériel et intellectuel, et cultiva avec un zèle pieux les germes déposés en lui par son enseignement. Il s'adonna aussi avec prédilection au côté dialectique de la doctrine, mais il parait en avoir apprécié la portée morale avec plus de pénétration qu'Euclide.

Un troisième disciple était Aristippe, que la réputation de Socrate avait attiré des rivages lointains de Cyrène : il fut vivement impressionné par ses leçons, mais n'alla pas jusqu'au complet abandon de sa personne. Il ne put se détacher des habitudes prises dans une riche cité marchande : il gardait dans tout son être quelque chose d'inconsistant et avait plus d'un trait de ressemblance avec les sophistes[5]. On retrouve l'homme du monde même dans sa philosophie : plein de préventions contre le savoir théorique, il n'avait nul goût pour la dialectique ; il voyait dans la philosophie uniquement l'art de vivre et la science du bonheur. Au fond, disait-il, nous ne savons rien que ce qui nous concerne nous-mêmes, ce que nous sentons en nous-mêmes. Ce n'est qu'en nous que nous trouvons le critérium certain de ce qui est désirable et bon : car tous les hommes appellent bien ce qui éveille en eux le sentiment du plaisir, et mal le contraire. Mais il faut savoir distinguer : il y a des sentiments agréables de différentes espèces : les uns sont sensuels, les autres intellectuels ; il en est d'égoïstes et de désintéressés : il en est de purs et sans mélange, d'autres qui s'achètent par une douleur plus forte que le plaisir. Il faut donc de la sagacité et une intelligence cultivée dans tous les sens pour distinguer les jouissances salutaires de celles qui sont nuisibles, pour conserver au milieu du plaisir la liberté d'esprit, pour se rendre indépendant des excitations déréglées qui inquiètent l'âme, de l'envie, de la passion, des préjugés et des humeurs changeantes, enfin pour savoir supporter avec égalité d'âme les privations et la douleur. Si donc Aristippe gardait une certaine connexion avec Socrate, puisqu'il regardait la science comme la condition indispensable de la vie heureuse, cette connexion n'en est pas moins fort lâche, puisqu'il limitait le domaine de la science au sentiment individuel, et qu'au fond la vertu n'était pour lui que la modération dans la jouissance. Il était difficile de maintenir une telle doctrine à une certaine hauteur morale : elle caressait les instincts inférieurs de la nature humaine. Aristippe avait su déjà mettre sa philosophie en harmonie avec les plaisirs de la vie mondaine ; ses successeurs de l'école cyrénaïque suivirent jusqu'au bout cette route dangereuse, et renièrent de plus en plus le zèle scientifique et le caractère sérieux de la philosophie socratique.

Antisthène suivit une autre voie : c'était un Athénien né d'une mère thrace[6]. Ce fut la grandeur morale de Socrate qui le détourna des sophistes et de l'admiration de Gorgias, et l'amena à faire de la vertu socratique le centre de sa doctrine. Il s'accordait donc avec Aristippe sur ce point, que pour lui aussi la science n'était qu'un moyen pour arriver au but : à ses yeux, la philosophie était aussi essentiellement une sagesse pratique et la science du bonheur ; mais il rejetait résolument l'idée d'un bonheur reposant sur des avantages extérieurs et consistant en sensations voluptueuses. Se mettant en opposition avec l'idéal de jouissances délicates préconisé par Aristippe, il plaça le bonheur dans la complète indépendance de l'homme vis-à-vis de tous les biens extérieurs, dans la vertu se suffisant à elle-même. La vertu est le seul et complet bonheur de l'homme, et il n'y a d'autre malheur que le vice. La vertu est le fruit d'une intelligence droite : mais cette intelligence n'est chez lui, en somme, qu'une direction de la volonté : dès que l'on y est arrivé, la recherche scientifique perd son importance, et c'est pour cela que l'idée de la sagesse est chez lui une notion indirecte et vide. Il n'en formule que plus énergiquement et plus clairement ses principes pratiques, en déclarant que le plaisir n'est pas seulement une chose sans valeur et indifférente, mais quelque chose de nuisible et de haïssable ; de sorte qu'il ne peut se représenter la véritable vertu que sous la forme d'une pauvreté volontaire, d'une abnégation complète et d'un renoncement parfait. Prendre plaisir aux relations sociales et à tous les agréments dont l'esprit athénien avait su embellir avec une si gracieuse prodigalité la vie de la cité, était à ses yeux une sorte d'idolâtrie. Le développement d'une personnalité complètement indépendante de tout était si bien pour lui la chose essentielle, qu'il considérait même la communauté d'où naît l'État comme un obstacle et une entrave. Il n'avait avec le monde d'autre rapport que de le combattre et de chercher à lui arracher quelques individus pour les sauver. C'est le but qu'il poursuivit jusqu'à une extrême vieillesse, par ses paroles et ses écrits, avec une activité sans bornes. Comme Aristippe dans l'art de la jouissance, Antisthène dans celui du renoncement fut surpassé par ses disciples. Diogène, fils de Hicésios de Sinope, fut le cynique parfait. Ce nom, emprunté au gymnase de Cynosarge, où Antisthène donnait ses leçons, a été donné aux adhérents de la secte parce qu'il rappelait en même temps l'idée d'une vie répugnante et indigne de l'homme. Jusque-là on avait été habitué à Athènes à voir la culture philosophique s'allier avec la fortune et les bonnes manières : elle passait pour un apanage des classes supérieures, et Socrate lui-même, malgré son mépris pour les avantages extérieurs, fréquentait les cercles aristocratiques. La philosophie cynique déclara la guerre à toute culture délicate : étendu dans son tonneau en terre cuite devant le Métroon d'Athènes ou dans le Cranion, le voluptueux faubourg de Corinthe, Diogène, semblable à un moine mendiant déguenillé, censurait les sottises du monde et amusait la foule railleuse par son originalité[7].

Les Socratiques dont nous avons parlé jusqu'ici étaient des étrangers, ou, s'ils étaient nés à Athènes, comme Antisthène, ils étaient du moins étrangers à sa vie politique : ils ont tous un trait commun, c'est de ne se rattacher à Socrate que par certains côtés. Les écoles d'Euclide et de Phédon s'attachaient surtout à sa méthode, tandis que les Cyrénaïques et les Cyniques, négligeant le côté théorique, rompirent cette alliance entre la connaissance et la volonté qui est le service le plus éminent rendu par Socrate, et réduisirent la philosophie essentiellement à l'action. Ces quatre écoles reposaient donc sur une conception incomplète de la doctrine du grand maître : pour comprendre Socrate tout entier, personne n'était plus apte que les vrais Athéniens.

L'influence de Socrate sur ses compatriotes immédiats fut de différente nature. Chez les uns, c'étaient des impulsions qui n'eurent pas d'effets bien sérieux, comme chez Critias et chez Alcibiade. Chez d'autres, il se forma une intimité durable, qui faisait la joie de Socrate et était pour ses amis une source de bonheur profond, ainsi pour le fidèle Criton, pour Apollodore et Chæréphon, tous deux amants passionnés de la vérité. Enfin, il se rencontra aussi nécessairement à Athènes des disciples que ses leçons impressionnèrent si vivement, qu'ils ne purent se résigner à garder pour eux seuls le bien précieux dont ils lui étaient redevables, mais se firent un devoir d'éterniser l'image de leur bienfaiteur pour les étrangers et la postérité, de répandre au loin sa doctrine, et de continuer son œuvre après sa mort. Bien des tentatives de ce genre furent faites et de diverses manières. Ainsi le cordonnier Simon, dont le vieillard visitait souvent l'atelier, nota de souvenir les entretiens qui s'étaient particulièrement gravés dans sa mémoire[8], tandis qu'Æschine, le fils de Lysanias, publia sous une forme plus libre et avec une plus profonde intelligence du maître des dialogues socratiques[9] qui firent plus d'honneur à Socrate que les mœurs de son disciple. Ces écrits et d'autres de même nature sont perdus : notre attention n'en est que plus attirée par les écrits socratiques de Xénophon, fils de Gryllos, le seul vrai Socratique dont la vie ait été étroitement mêlée aux grands événements de l'époque.

Élevé honnêtement dans une famille considérée, distingué par sa beauté et la noblesse de son caractère, vrai chevalier athénien aux goûts aristocratiques, mais sans orgueil, cœur affectueux et sincère, passionné pour les études qui donnent une culture complète, tel était le jeune homme qui fut admis auprès de Socrate[10]. Il sentit profondément et vivement la grandeur de cet homme en le comparant aux sophistes dont il avait jusque-là suivi les leçons ; il devint le fidèle disciple et le compagnon infatigable du maître, dans ses promenades et dans ses entretiens. Néanmoins, à la longue, il se lassa du séjour d'Athènes ; car, avec toute son ardeur pur l'étude, il n'était pas fait pour une carrière purement scientifique, et il crut à un signe de la Providence lorsque son ami, le Thébain Proxénos, lui écrivit de Sardes, lui peignant la cour du vice-roi sous les couleurs les plus brillantes et lui promettant d'être son introducteur auprès de Cyrus.

Il n'était pas facile à un Athénien de s'y résoudre, car personne n'avait fait autant de mal à la république que Cyrus, et un bon patriote ne pouvait que faire des vœux pour sa perte. Et c'est à ce prince qu'il allait vouer ses services ! Socrate ne lui dissimula pas ce qu'il y avait de délicat dans cette résolution, mais il n'avait pas de motif pour l'en détourner absolument. Il reconnaissait que Xénophon avait besoin de grandes tâches pour employer ses facultés, et Athènes ne lui en fournissait pas l'occasion. Il l'envoya à Delphes : au moment de prendre une décision qui intéressait la vie tout entière, il fallait consulter sérieusement sa conscience et la divinité. Mais Xénophon prévint le jugement de la divinité en lui demandant simplement à quels dieux il devait offrir des sacrifices avant son départ. Son sens chevaleresque avait décidé. Il n'avait pas de sympathie pour la démocratie athénienne : son patriotisme était tout hellénique, et comme il lui semblait que c'en était fait à tout jamais de l'hégémonie athénienne, il crut pouvoir s'abandonner avec d'autant moins de scrupules à sa préférence pour Sparte, dont Athènes du reste reconnaissait elle-même la prééminence, et pour ses amis de Sparte.

C'est ainsi que, à l'âge de trente ans au plus, selon toute vraisemblance[11], il fut introduit auprès de Cyrus. Avec un empressement inattendu, ce prince lui confia des missions considérables où il déploya des capacités dont la gloire rejaillit sur Athènes. Il perdit toutefois pour cette raison sa nationalité ; car, probablement à l'époque où l'on reprit les poursuites contre toutes les menées anticonstitutionnelles et où Socrate fut condamné, un décret du peuple lui enleva son droit de cité comme à un partisan de Cyrus : peut-être fut-on amené à cet acte par des considérations diplomatiques destinées à agir sur le roi de Perse. Quoi qu'il en soit, Xénophon vécut dès lors comme chef de mercenaires auprès de Thibron, puis auprès d'Agésilas : il revint dans sa patrie avec ce dernier, et combattit à Coronée contre les Athéniens.

Sparte crut devoir donner un témoignage de sa reconnaissance à un si fidèle partisan, et, pour lui procurer une nouvelle patrie, elle lui fit hommage d'une propriété à Scillonte, localité charmante cachée dans un pays de montagnes boisées non loin d'Olympie, dans une vallée latérale de l'Alphée, arrosée par le ruisseau poissonneux de Sélinonte[12]. Xénophon employa le produit de ses campagnes à fonder les sanctuaires qu'il avait voués à Artémis, et partagea sa vie entre la chasse et la science, pendant que ses fils grandissaient sous la discipline de Sparte. La guerre d'Élide lui enleva de nouveau son foyer : il émigra à Corinthe et rentra vers la même époque en relations avec sa ville natale, depuis que cette dernière, sous le gouvernement de Callistratos, avait pris parti avec Sparte contre Thèbes. Sur la proposition d'Eubule, sa condamnation à l'exil fut rapportée ; son fils Gryllos tomba glorieusement dans les rangs de la cavalerie athénienne à Mantinée, et Xénophon lui-même consacra l'activité des dernières années de sa vie (jusque vers 357 : Ol. CV, 3) à sa ville natale, retrouvée enfin après tant d'événements, tout en gardant son domicile à Corinthe.

La vie de Xénophon ne semble pas celle d'un philosophe, et son ambition inquiète paraît n'avoir rien de commun avec la modération de Socrate. Il n'en est pas moins un de ses plus fidèles disciples : nous le voyons, au retour de ses glorieuses campagnes, revenir avec un sentiment d'inaltérable vénération au culte de son maître, et consacrer ses loisirs à fixer cette chère image dans ses Mémorables, pour la préserver de toute profanation. Mais il ne s'attacha pas à raconter l'histoire des idées du philosophe chercheur ni à en continuer le développement : ce qu'il a voulu nous donner, c'est le modeste homme du peuple et l'instituteur du peuple, qui était pour lui le modèle de la parfaite honnêteté, de la sagesse et de la piété. Malgré sa fécondité et la variété de ses connaissances, Xénophon se tenait, en somme, dans un cercle d'idées très restreint. Le savoir en lui-même et les méthodes de la connaissance étaient pour lui choses indifférentes : il ne songeait qu'au profit qu'on en pouvait tirer pour l'amélioration de l'homme. La morale est à ses yeux la chose importante, et il considère la vertu par son côté pratique, comme la condition du bonheur, puisque sans elle on ne trouve pas sur la terre de biens vraiment dignes de ce nom. Il cherche à appliquer cette doctrine à toutes les conditions. Dans l'Économique, il traite de tout ce qui concerne la vie domestique, donne des règles pour le mariage, s'occupe de l'éducation intellectuelle de la femme, recommande les bons traitements envers les esclaves, l'usage convenable des richesses, qui ne deviennent un bien que si on en fait un emploi réfléchi. Il traite de l'agronomie dans ses rapports avec l'élève du bétail et la chasse. Même l'art cynégétique doit être pratiqué d'une manière rationnelle, de manière à fortifier le jeune citoyen : l'équitation, elle aussi, doit être un art, et il demande pour la cavalerie de la cité un chef d'une culture éminente, afin que sa troupe contribue à l'honneur de la république. Quant à la politique enfin, elle n'est d'après lui que désordre et confusion, si ceux qui s'occupent des affaires publiques n'ont pas passé par une préparation intellectuelle et fait l'apprentissage de la vertu.

Bref, toutes les situations de la vie, que déjà les sophistes avaient traités théoriquement, il les éclaire par les principes socratiques ; c'est une éthique appliquée, sans points de vue élevés, une sorte de morale de ménage, qui, dans ces limites, témoigne d'un jugement sain et d'une observation délicate. Son esprit était toujours tourné vers le détail. C'est ainsi que, dans la vie pratique, il se montra intrépide devant les tâches les plus difficiles, un chef excellent pour une foule irrésolue, mais hésitant et dépendant d'autrui dans les affaires d'un ordre général, de sorte qu'il cherchait chez des caractères supérieurs un appui qu'il ne trouvait pas en lui-même. Aussi, malgré sa passion pour le bien, il manquait d'une règle assurée pour ses jugements : il en manquait au point qu'après avoir été séduit d'abord par la grandeur morale de Socrate, il se dévoua à Cyrus et finit par s'attacher à Agésilas avec une aveugle vénération. Xénophon était une nature militaire, qui voulait l'ordre et la discipline, mais qui avait besoin elle-même d'une autorité. L'état de dissolution de la république athénienne. le confirma dans sa conviction qu'une volonté unique, un personnage royal, était nécessaire à la prospérité d'un État. C'est pour cela que, dans un de ses derniers ouvrages, la Cyropédie, il traça, sous le nom du premier Cyrus, l'image idéale d'un vrai roi et d'un fondateur d'empire.

On pourrait penser que, de tous les Socratiques, Xénophon et Platon furent tout particulièrement attirés l'un vers l'autre. A peu près du même âge, ils occupaient dans la société une situation égale ; ils avaient la même horreur des sophistes, qu'ils considéraient comme les corrupteurs du peuple hellénique ; ils étaient animés du même sentiment d'amour pour leur maître ; du même zèle pour continuer l'œuvre de sa vie ; ils étaient l'un et l'autre, et pour les mêmes motifs, mécontents de l'état des choses clans leur ville natale ; ni l'un ni l'autre, avec leurs idées sur la mission de la civilisation hellénique, ils n'hésitèrent à s'attacher à des personnalités éminentes de l'étranger. Pourtant, il n'y a pas trace de relations familières dans les nombreux écrits qui nous restent de ces deux Socratiques : l'antiquité déjà expliquait ce fait par une hostilité personnelle qui les séparait. Cependant, nous n'avons pas de preuve qui nous permette d'attribuer le fait à une autre cause qu'à la grande diversité de nature qui, malgré la concordance des opinions, resta comme une barrière entre les deux disciples de Socrate.

Platon, fils d'Ariston, naquit à Athènes à l'époque de la mort de Périclès ; personne mieux que lui n'a apprécié la situation intellectuelle faite à sa patrie par le grand homme d'État ; personne n'en a joui plus que lui. Il avait au plus haut degré ce qui caractérise les Athéniens, le désir de savoir et l'amour de l'art, et il reçut une excellente éducation physique et intellectuelle dans une noble maison qui comptait Codros et Solon parmi ses ancêtres. C'était une nature délicate, facile à froisser, et de même que l'esprit d'ordre tout militaire chez Xénophon, le sens idéal de la mesure et de l'harmonie fut blessé chez lui par les principes de la démocratie athénienne. Les désastres de sa patrie le confirmèrent dans son jugement politique ; il ne partageait pas les espérances de ses parents, Critias, Charmide et autres, qui attendaient le salut de la patrie d'un changement de la Constitution. Il ne s'en abandonna que plus complètement à la vie contemplative, vers laquelle l'attirait sa nature, et, après avoir longtemps hésité entre la philosophie et la poésie, il se consacra avec une heureuse résolution à la spécialité qui avait alors le plus de vigueur et d'avenir. C'est à Socrate qu'il dut de prendre cette décision ; c'est Socrate qui l'arracha à l'étroit esprit de parti dont le fiel empoisonnait la vie de l'individu comme celle de la société, lui qui donna à ses aspirations un but clair et précis. Grâce à Socrate, Athènes dégénérée et cruellement abaissée resta l'objet de ses plus chères affections, et les neuf années qu'il lui fut donné de vivre avec son maître furent le grand bonheur de sa vie.

Si Platon quitta Athènes après la mort de Socrate, ce ne fut ni par indifférence ni par haine : il aimait ses concitoyens ; il avait une haute idée de leur aptitude à la culture. Quand un Athénien est honnête, disait-il, il l'est d'une manière supérieure. Platon était du reste très éloigné du cosmopolitisme d'Antisthène et d'Aristippe : pour lui, l'antithèse entre l'Hellène et le Barbare était une réalité. Mais il fut le premier Athénien qui sentit puissamment en lui le besoin d'embrasser dans sa conscience toute la science humaine et, par la connaissance personnelle des plus éminents de ses contemporains et des tendances de l'époque, d'atteindre le point de vue le plus large et le plus libre pour contempler le monde. Il ne pouvait donc, comme Socrate, se borner aux rues et aux places d'Athènes : aussi alla-t-il à Cyrène pour s'instruire dans la société du mathématicien Théodoros : il demanda ensuite aux prêtres égyptiens des leçons d'astronomie, fréquenta en Italie les écoles pythagoriciennes, et devint l'ami d'Archytas. C'est à cette époque qu'il se mit au courant des choses de Sicile. Enfin, environ douze ans après la mort de Socrate, il revint à Athènes inaugurer dans les jardins de l'Académie un enseignement qu'il continua pendant quarante ans jusqu'à la fin de sa vie.

Platon est le seul Socratique qui soit resté complètement fidèle à son maître, qui ait approfondi et développé sa doctrine dans toutes les directions, qui en ait enchaîné méthodiquement les idées fondamentales, de manière à en faire un tableau complet du monde moral.

Mais il n'avait rien de scolastique, ce système que Platon construisit : car il ne voulait pas que la philosophie fût une branche spéciale de connaissances, mais la satisfaction des besoins universels de l'humanité. Nous vivons, pensait-il, au milieu des opinions les plus diverses : il s'agit de savoir si elles sont vraies ou fausses, et si la vertu, que nous nous appliquons à acquérir, sera le résultat de l'habitude ou une vertu consciente d'elle-même, libre et reposant sur l'intelligence. C'est là une question vitale, qui s'impose avec la force d'une nécessité intime à toute conscience. L'âme humaine ne trouve pas le repos dans la contemplation des choses extérieures ; il faut donc qu'il y ait en elle le pressentiment inné d'un monde invisible ; il faut qu'elle ait reçu avant son existence terrestre des impressions et des idées dont le souvenir vit en elle et la pousse à tendre vers une vie supérieure. Cette tendance se manifeste dans l'élan irrésistible de l'âme vers le Beau, dans le désir de la perfection, dans l'amour du divin. C'est là que se trouve le germe fécond d'une vie nouvelle. Mais cet élan désordonné, livré à lui-même, n'arrive pas à son but. Il faut qu'il passe par une discipline ; et cette discipline, c'est la science de la coordination logique des pensées, c'est-à-dire la dialectique. C'est de l'alliance de celle-ci avec l'instinct enthousiaste de l'âme humaine que naît la vraie philosophie, l'élévation graduelle du monde sensible au monde spirituel, de la représentation à la science, dont la possession complète est le privilège de la divinité.

Tout ce qui est sensible est soumis à un changement incessant, et n'a pas par conséquent de pleine réalité : c'est une combinaison d'être et de non-être, tandis que l'Être véritable, qui seul peut être l'objet de la science, est élevé au-dessus des sens. Ce qui est visible n'existe que par sa participation aux réalités invisibles : celles-ci seules sont constantes, les types éternels et les causes de tout ce qui est, les Idées qui vivent dans une sphère au-dessus du monde. Il y a autant d'idées qu'il y a de notions d'espèce : la première, la principale d'entre elles, c'est l'idée du Bien, le fondement dernier de toute connaissance et de tout être, la Raison qui a formé le monde, Dieu.

A côté de Dieu, il y ale monde matériel, qui n'a pas d'existence par lui-même. Dieu, le formateur du monde, lui a donné des mesures et des lois en faisant pénétrer dans la matière l'âme du monde. Par elle, le monde est un être animé, comme l'homme l'est par l'âme humaine, qui a été implantée elle aussi dans le corps sans avoir d'union réelle avec lui, et qui ne revient à son état naturel qu'en rentrant dans l'existence incorporelle.

Si le corporel est attaché à notre âme comme une imperfection ou une difformité, notre but moral ne peut être que de nous détacher et de nous purifier de tout ce qui est sensible, de participer aux idées et de les réaliser par la vertu et la connaissance. La vertu est l'état naturel de l'âme ; elle est la liberté et la félicité : elle repose sur la connaissance claire du bien absolu, qui engendre la volonté : elle apparaît, selon les différentes facultés de l'âme, comme Sagesse, Courage, Prudence ; mais la vertu une et universelle est la Justice, accord harmonique de toutes les forces de l'âme. L'éducation qui conduit à une pareille vertu n'est possible que dans la communauté, c'est-à-dire dans l'État, qui doit, être une image de la vie individuelle harmoniquement ordonnée ; l'État doit donc, comme l'individu, être élevé par la philosophie, et, comme la masse des membres de l'État ne peut être philosophe, la conscience de la véritable communauté doit s'incarner dans ceux dont la philosophie est la vocation propre : ce n'est que là où ils sont les maîtres que peut être réalisé le véritable État.

Aucun des grands hommes de la Grèce n'est, comme membre de l'humanité, aussi voisin de nous que Platon, et nous voyons en même temps se refléter dans son âme toute la vie intellectuelle de son peuple. Il est l'image transfigurée de l'Hellène, le parfait Athénien. Dans sa passion infatigable pour la science, il n'a jamais cru avoir fini sa tâche, et il ne cessa d'apprendre jusqu'à l'âge le plus avancé : aussi ne rougissait-il pas dans sa vieillesse de modifier parfois ses idées, et de désavouer, par exemple, sa doctrine de la position centrale de la terre dans le système du monde.

Malgré l'universalité de ses connaissances, il restait fidèle aux habitudes d'esprit nationales lorsqu'il soutenait la parenté des dieux et des hommes, quand il voyait la nature entière pénétrée de l'essence divine et reconnaissait même dans les astres une vie divine et des personnalités divines. Il respectait la foi du peuple et rattachait volontiers ses doctrines à des types aimés de la légende populaire, par exemple, quand il se servait de Glaucos défiguré par les coquillages et les plantes marines pour donner une idée de l'âme humaine souillée par les immondices de la terre. Il était plein de zèle pour le culte traditionnel, plein de respect pour le dieu de Delphes et les mystères d'Éleusis. Il se place sur le terrain du génie national lorsqu'il célèbre Éros comme l'auteur des instincts supérieurs de l'esprit humain, lorsqu'il appelle la Proportion, la Beauté et la Vérité les trois faces du Bien. Oui, quoique dans sa dialectique il s'élève jusqu'à la pensée pure, jusqu'à l'essence amorphe et incolore du Vrai, Platon reste vraiment le fils de son peuple, qui a l'horreur des abstractions sans formes et du pur intelligible, et c'est pour cela qu'il conçoit les vérités et les forces supérieures comme des idées, c'est-à-dire comme des figures, des types sublimes, que les choses terrestres s'efforcent de réaliser.

Platon est fidèle encore au génie de son peuple dans ses idées sur l'équilibre des exercices du corps et de l'esprit dans l'éducation, sur le mariage, dans lequel il donne toute l'autorité à l'homme, sur la famille, dont il ne sait pas voir toute l'importance morale, enfin sur l'État. Ce n'est que dans l'État que l'homme arrive à tout son développement : aussi la morale se convertit-elle nécessairement en politique. Or, même en politique, les principes du philosophe ne sont pas nouveaux, car ils se rattachent aux traditions de l'ancien droit public de l'Hellade, telles qu'elles s'étaient conservées dans les institutions de la Crète et de Sparte : ainsi, la surveillance officielle des enfants à partir de leur naissance, l'attribution de l'agriculture et des métiers à des classes inférieures, la limitation du nombre des citoyens, l'égalité des propriétés et les entraves apportées au commerce extérieur. De même, Platon adopte aussi dans ses écrits nombre d'institutions athéniennes et démocratiques. Le peuple des Hellènes, appelé par un privilège de son génie plus que tous les peuples de la terre à la pratique de la sagesse et de la vertu, est pour lui une grande communauté étroitement unie : les anciennes générations et les nouvelles forment un tout, pour qui la science est une possession commune. Platon est le premier qui ait concentré en lui-même le développement progressif de la pensée nationale, depuis les philosophes naturalistes' de l'Ionie jusqu'aux Socratiques ses contemporains.

A tous il emprunta des germes féconds, les complétant l'un par l'autre. A Héraclite il prit l'idée de la mutabilité perpétuelle des choses terrestres ; mais il mit à part l'Être véritable, tel que l'avaient défini avec raison les Éléates. Cet Être pourtant, il ne pouvait le reconnaître comme figé et immobile, parce qu'il n'aurait pu expliquer ainsi le caractère raisonnable de l'ordre du monde. Il s'aida pour cela de l'Esprit d'Anaxagore, l'ordonnateur du monde : mais le rôle d'ordonnateur ne lui suffit pas, et, cherchant d'autres formes qui pussent réaliser les rapports entre le monde de l'Être et celui des phénomènes, il se rattacha aux Pythagoriciens, en adoptant des loin mathématiques, d'après lesquelles ces actions réciproques devaient se produire. Il a aussi emprunté aux Pythagoriciens bien dos idées pour sa doctrine de l'immortalité et pour sa théorie de l'État. Partout il sut reconnaître ce qui était fécond, mettre de côté ce qui était imparfait, et fondre les éléments d'une valeur durable en un système du monde qui fût l'expression parfaite de la conscience nationale parvenue à sa maturité, telle qu'elle n'existait que dans son âme à lui. Enfin, la langue de Platon est aussi un témoignage évident de la fidélité que le grand penseur garda au génie national et de l'amour avec lequel il sut cultiver et développer le patrimoine de son peuple.

La prose attique s'était développée tard : on est surpris de voir combien on resta longtemps à Athènes sur cette idée que le langage rythmé était seul digne de l'art, tandis que la prose était simplement un moyen de s'entendre et d'expédier les affaires courantes. Le règne de la prose ne commença que quand la vie publique fut arrivée à son plein développement, de sorte qu'elle ne put pas suivre les rapides progrès de l'esprit de la nation et se trouva pauvre devant la richesse des idées à exprimer. On voit dans Thucydide comme l'écrivain lutte avec une langue non assouplie encore, pour lui arracher à grand'peine les expressions justes. Nous suivons avec intérêt ses efforts infatigables, qui donnent à sa langue le même caractère de mâle sérieux qui caractérise tout le temps de Périclès ; mais il lui manque encore le rapport exact entre le fond et la forme, et c'est pour cela qu'il est souvent lourd, obscur et sans grâce.

Bientôt il en fut autrement. Au moment même où l'énergie des Athéniens commençait à se paralyser, ils prirent plus de goût à l'échange des idées, et à l'exposition par le discours et le livre de tous les sujets sur lesquels s'exerce la réflexion : l'influence des sophistes contribua à ce mouvement, et ce que les Athéniens de la vieille roche déploraient comme une décadence fut pour la culture générale un incontestable progrès. La langue devint plus souple et plus mouvementée ; on cessa de chercher la concision du style écrit, et on regarda la clarté et la facilité comme la première condition d'une langue agréable. C'est ainsi qu'il se forma, surtout dans les classes élevées, où l'on se tenait à l'abri des locutions vicieuses du marché et de la tribune, un atticisme délicat, dont nous trouvons la marque dans les écrits de Xénophon. On trouverait difficilement deux autres écrivains, appartenant à la même ville, à la même profession et presqu'au même temps, qui aient un style aussi différent que Xénophon et Thucydide. Ce dernier n'était parfaitement intelligible que pour un nombre relativement restreint de lecteurs, tandis que Xénophon, par le flux facile de son discours, la limpidité et la clarté de son expression, se fit une réputation d'écrivain modèle. Quoiqu'il fût aristocrate et laconiste, les Athéniens le regardèrent comme le véritable représentant de leur diction. Il était admirablement fait pour se répandre partout ; il prêtait à l'imitation, et, comme le dialecte attique était une sorte de langue moyenne, qui permettait aux Grecs de toute provenance de se l'approprier facilement, là prose attique devint la forme universelle de la langue écrite.

On vit naître une forme particulière et tout athénienne de l'exposition en prose : le dialogue. Chez un peuple à la pensée vive, la réflexion même et le travail intérieur de l'idée qui se détermine prennent volontiers la forme d'un dialogue de l'âme avec elle-même, comme nous en trouvons de si nombreux exemples chez les poètes grecs. La pensée des Grecs est en relation si' intime avec les mots qui l'expriment, qu'il était tout à fait conforme au caractère national que même la recherche philosophique empruntât la forme d'un dialogue, dans lequel les interlocuteurs s'aident l'un l'autre à débrouiller les idées en conflit et à conduire l'esprit à un but déterminé[13]. Socrate se fit de cet office un devoir civique : il ne pouvait pas rester indifférent et inactif lorsqu'il voyait ses chers Athéniens dans un indigne état d'ignorance et d'incertitude en face des plus graves questions de la vie. Il fallait qu'il fît son possible pour y remédier, et il s'y prit en vrai Athénien, non pas en exposant les résultats de ses recherches sous forme de leçons toutes faites, mais en prenant les questions les plus importantes pour sujet de conversation et en les agitant dans des discussions animées, engagées dans les rues et sur les places publiques. Le plaisir de causer, cher aux Athéniens, lui dut une importance toute nouvelle, et il rendit par là le plus grand service à la langue et à la littérature de son pays : car ses disciples ne purent répudier dans leurs écrits, qui devaient continuer l'action personnelle du maître, la forme qui était si particulière à son enseignement. C'est pour cela que les dialogues de Platon sont des tableaux copiés sur le vif. Socrate en est le centre et en fait l'unité intellectuelle. Chaque étude de Platon est une recherche en commun de la vérité sous la direction de Socrate, qui avec douceur et ménagement entre dans la pensée d'un chacun, prend avec une fine ironie sa part des erreurs et tient seul le fil, ce fil qui semble quelquefois perdu, mais qui finit toujours par se retrouver et par conduire au but. Du reste, les dialogues de Platon ne sont pas de simples copies. Cette méthode d'enseignement, sortie naturellement de la vie athénienne, son génie lui a donné une forme personnelle et en a fait une œuvre d'art qui s'est tellement identifiée avec sa philosophie qu'il n'est pas possible de l'en séparer. Grâce à la tournure poétique de son esprit, il a créé des chefs-d'œuvre dramatiques qui se divisent en plusieurs actes. Le plus souvent, après une introduction charmante dans laquelle se dessine la mise en scène, il amène les interlocuteurs les uns après les autres, et chaque nouvel arrivant donne un nouveau tour à l'entretien. Ces interlocuteurs sont des personnages historiques, des contemporains connus, qui représentent les directions diverses de la vie intellectuelle et reproduisent de même les différentes manières du langage parlé des Athéniens de toutes les classes et de tous les degrés de culture, dont les portraits vivants sont tracés par Platon avec un art rival de celui des poètes comiques.

On peut être tenté de trouver que cette forme de l'enseignement philosophique, qui coupe la suite de l'exposition par questions et des réponses, n'est pas seulement incommode et fatigante, mais qu'elle va contre le but proposé. En y réfléchissant davantage, on accordera que cette méthode n'est pas seulement la méthode du maître, conservée par piété et habilement perfectionnée, mais encore qu'elle est étroitement liée à l'essence même de la philosophie platonicienne : car cette philosophie ne veut pas seulement être écoutée et acceptée, elle doit être vécue, pour ainsi dire, 'et absorber l'homme tout entier. Elle a besoin d'être communiquée sous une forme qui force le disciple à la réflexion et à une activité d'esprit personnelle, et elle assure le résultat final en mettant le maître et l'auditeur expressément d'accord sur la voie qui y conduit. Cette assurance était doublement importante dans des recherches qui partent de l'ignorance socratique, avec une situation d'esprit aussi vague que l'était celle de la plupart des Athéniens, particulièrement de ceux qui avaient passé par l'école des sophistes. Pour eux, il n'y avait rien de certain, rien d'accepté : il fallait partout commencer par en bas pour trouver un terrain solide. C'est ce qui explique l'inépuisable abondance et la variété des questions posées par la méthode platonicienne, qui ne permettait pas un instant à l'auditeur de s'égarer à la poursuite de sa pensée et de se relâcher dans sa collaboration à la tâche commencée.

C'est vraiment un nouveau genre littéraire qui se fonde, genre qui plus que tout autre peut être appelé vraiment national. Car si les Hellènes avaient d'instinct une certaine répulsion pour l'usage de l'écriture, par laquelle la parole vivante leur semblait pour ainsi dire figée, c'était un véritable triomphe pour le génie hellénique que de parvenir à surmonter cette antipathie, à faire oublier l'intermédiaire déplaisant, et à jeter sur la parole écrite et inanimée le charme, la fraîcheur, la chaleur vivante qui caractérise l'entretien personnel. Toute recherche est de cette façon une conversation idéale, qui se répète devant chaque lecteur attentif : elle suit tous les détours de la pensée et toutes les nuances du sentiment avec la fidélité d'une reproduction immédiate : la parole écrite jaillit comme la parole orale du fond du cœur, et la manière magistrale dont Platon a réussi à faire sortir de la conversation toute populaire de Socrate ce genre de prose tout attique et à l'élever à la dignité d'une œuvre d'art parfaite, est la preuve qu'il était en plein sur le terrain de la vie nationale, qu'il est resté un véritable Hellène et un pur Athénien.

Néanmoins le point de vue de Platon, en toute matière, était plus élevé que celui de son peuple et de ses contemporains. Il ne se bornait pas, comme Xénophon, à appliquer aux diverses conditions dans lesquelles tournait la vie des Grecs le critérium de la morale socratique, mais il dépassait dès l'abord par la grandeur de ses pensées et de ses exigences morales toutes les conditions données, que dis-je ! le monde sensible tout entier : car l'homme, par son origine et sa fin, appartient à un ordre supérieur, qui va au delà du monde terrestre. Ce point de vue doit mettre Platon sur beaucoup de points en opposition avec les idées habituelles de ses compatriotes. Il doit exiger un reniement de l'ordre sensible qui répugnait absolument aux idées des Grecs ; il est obligé de constater l'erreur et l'impiété au fond de bien des choses qui leur paraissaient permises et naturelles. Il célèbre Éros, mais il ne permet que l'amour chaste et pur : il voit dans la beauté le reflet du Divin, mais il ramène le Beau au Bien, et donne à la notion du Bien dans toutes les sphères une tout autre valeur, une tout autre signification. Si la Divinité est le Bien pur, il faut absolument repousser les idées qu'on se fait de la jalousie de la Divinité, et l'on doit tout aussi peu admettre qu'on puisse gagner sa faveur par des sacrifices, des offrandes et autres œuvres semblables. Il faut aussi que l'homme, s'il veut être vraiment bon, renonce à tout penchant impur : il ne doit pas rendre le mal pour le mal, ni même haïr son ennemi.

Sur tous ces points, Platon se place bien plus haut que la conscience morale de son peuple : comme un prophète, il domine son temps et sa nation, et ce qu'il réclame, ce n'est pas telle ou telle amélioration dans le monde existant, c'est un monde tout nouveau. Mais, plus Platon s'élevait avec ses exigences idéales au-dessus des choses et des principes donnés, moins on pouvait espérer qu'il exercerait une influence rénovatrice sur la masse du peuple. Il était, dans tout son être, beaucoup plus aristocrate que Socrate, l'homme simple et populaire, et son enseignement comme ses aspirations ne pouvaient devenir le patrimoine que d'un cercle d'hommes choisis, seuls capables de comprendre dans leur ensemble et de développer les leçons tombées des lèvres de leur maître dans le bosquet d'Académos. Sans doute, une personnalité aussi éminente que Platon devait faire une grande impression sur tous ceux qui avaient l'esprit ouvert à ce qui est grand ; nous trouvons même, en dehors des philosophes de l'Académie, une série de contemporains de marque, comme Chabrias, Phocion et Timothée, qui furent longtemps ou momentanément sous l'influence de Platon. Mais nous ne sommes pas en mesure de caractériser d'une manière précise la nature et l'importance de cette influence.

Le plus connu des Athéniens qui eurent avec Platon des relations personnelles et que l'on peut compter au nombre des Socratiques, dans l'acception la plus large du mot, est Isocrate, un homme qui, pendant près d'un siècle (436-338), a assisté et pris part aux vicissitudes éprouvées par sa patrie, depuis l'apogée de sa puissance et de sa gloire jusqu'à la perte de son indépendance. C'était un jeune homme donnant déjà de grandes espérances lorsqu'il approcha de Socrate et attira l'attention de ce grand connaisseur des hommes. Il avait reçu de la nature le sens de l'idéal et une intelligence capable de comprendre le vrai Bien : aussi se sentit-il vivement attiré par Socrate. Pourtant, il n'en résulta pas de relations fécondes entre eux. Le besoin de vérité ne possédait pas assez profondément le disciple pour le transformer de fond en comble : il resta l'homme de son temps et chercha un emploi de ses facultés qui, conforme au goût de ses contemporains, lui donnât l'occasion d'agir sur les autres et de briller.

Son talent était surtout un talent de forme : aussi, ce qui se trouva propre à le satisfaire, ce ne fut pas la recherche silencieuse du Vrai, mais l'art de la parole. Mais, comme il n'avait ni la confiance en lui-même, ni la force physique, ni la présence d'esprit nécessaires à l'orateur populaire, il se vit obligé de borner son activité publique à l'éloquence écrite : après avoir pendant quelque temps rédigé des discours judiciaires, il trouva sa véritable vocation en exposant dans des conférences et des écrits, devant un public cultivé, ses idées sur les affaires de sa ville natale et de la patrie hellénique.

Il le fit-en ardent et honnête patriote, pour qui Athènes était le centre intellectuel de l'Hellade, et à qui il était impossible de voir, comme Xénophon, le salut dans l'imitation de Sparte. Il ne pouvait se figurer un État hellénique sans un libre épanouissement de la science. Mécontent de la situation actuelle, il vivait avec ses pensées dans le passé ; il se passionnait pour la constitution de Clisthène et ne voyait le salut que dans le retour aux anciennes institutions, au sage mélange d'aristocratie et de démocratie qui avait régné autrefois. Du reste, il ne se borne pas à être un patriote athénien ; il ne connaît pas de plus grand fléau que les querelles intestines qui ont sous ses yeux amené la chute d'Athènes : il veut avant tout voir les Hellènes groupés de nouveau en une nation de frères : et comme il ne connaît pas pour arriver à ce but d'autre moyen qu'une guerre nationale entreprise en commun contre la Perse, guerre qui d'après lui avait alors plus de chance de succès que jamais, ses efforts politiques tendent surtout à provoquer cette guerre. Dans cet ordre d'idées, son patriotisme hellénique domine son patriotisme athénien, au point qu'il accepte volontiers n'importe quelle direction pourvu qu'elle fasse aboutir la guerre après laquelle il soupire. Il mit tour à tour son espoir en Archidamos, l'héroïque fils d'Agésilas, en Denys, dans les tyrans de la Thessalie et enfin dans le roi Philippe.

Isocrate n'était pas homme à soumettre dans ses discours d'apparat les questions politiques du jour à une discussion pratique et approfondie : il n'y avait rien de vivant ni de fécond dans ses pensées, qui se mouvaient toujours dans la même ornière. Avec une sentimentalité peu virile, il soupire après le retour d'un passé qui ne peut plus revenir ; avec une confiance peu perspicace, il attend des événements extérieurs un brillant avenir : mais il ne somme pas les citoyens de s'aider eux-mêmes énergiquement ; il ne sait pas surexciter chez eux le sentiment de l'honneur. Il est d'avis, au contraire, qu'on renonce à toutes les aspirations qui ne sont pas d'accord avec son idéal d'une paix générale et d'une modération introduisant partout l'ordre dans les affaires publiques. Ses vues sont donc absolument celles d'Eubule ; c'est pour cela que, dans son Discours sur la paix (355), il demande qu'on donne leur congé à tous les alliés récalcitrants ; Athènes devait avant tout se tenir dans une modeste réserve et renoncer à ses velléités de grande puissance. Pourtant le même Isocrate était aussi le partisan de Timothée, le panégyriste de Conon et de sa victoire remportée sur des Hellènes avec le concours de la Perse : mais il ne faut pas nous étonner de rencontrer ces contradictions dans une politique de sentiment, vague et effacée.

Il fallait, on le voit, une époque d'épuisement et de relâchement dans la vie politique d'Athènes pour qu'un homme comme Isocrate ait pu prendre sur ses contemporains une influence si considérable. Il la dut d'abord à sa personnalité, qui, par la dignité morale, la douceur et le sérieux, doit avoir agi d'une manière bienfaisante sur son entourage : on dit qu'il sut ramener à une vie d'ordre et de devoir le jeune Timothée, qui avait d'abord un penchant marqué pour le plaisir. Il avait sans aucun doute un talent éminent pour l'enseignement, un talent qui réunit autour de lui, à Chios d'abord, puis à Athènes, un auditoire brillant de jeunes gens. Il était pour eux un ami paternel et un conseiller : il les poussait à faire un emploi judicieux de leurs facultés, les uns dans la politique, comme Timothée, Eunomos, etc., les autres, dans la littérature et la science. Néanmoins, malgré son mérite, malgré sa réputation répandue dans tout le monde hellénique, il ne marcha pas à la tête de son temps. Il voulut servir d'intermédiaire entre la vie publique et la philosophie ; mais il ne réussit ni d'un côté ni de l'autre. Il lui manquait, pour être un homme d'État, le coup d'œil et le cœur vaillant : quant à la science véritable, il la méconnut en la mettant au service des besoins pratiques. Il avait ouvert son école avec un programme dirigé contre les sophistes, et pourtant il revenait à leur point de vue quand il recommandait la virtuosité de la pensée et de la parole comme le but suprême de l'éducation. Gâté par les applaudissements de là foule, qui préférait la philosophie la plus facile à comprendre, il devint comme les sophistes vain et épris de lui-même, &éleva contre les recherches profondes de la science, qu'il traita de vaines subtilités, en leur reconnaissant tout au plus le mérite de servir d'introduction à l'art qu'il enseignait. C'est ainsi que, dans la vie comme dans la science, Isocrate se mit, comme un antagoniste jaloux, en travers des efforts des meilleurs parmi ses contemporains : il éloignait ses disciples de la vraie philosophie en répandant sous son nom une rhétorique superficielle et vide : de disciple de la science socratique, il en devint l'adversaire, et la rendit aussi banale que Platon la faisait profonde.

C'est sur le terrain de l'art oratoire qu'Isocrate s'est acquis un véritable mérite. Cet art était plus que tout autre en intime connexion avec le caractère naturel des Athéniens et leur Constitution ; aussi chaque progrès de la culture athénienne fut-il un pas en avant dans le développement de l'éloquence.

A l'origine, l'éloquence n'était pas une aptitude acquise artificiellement, mais une faculté naturelle, sans laquelle on ne pouvait se figurer dans la société un homme de quelque valeur intellectuelle. Lorsque la vie publique devint plus compliquée, on exigea davantage : on crut qu'un discours politique ou judiciaire demandait. une préparation spéciale, et il se fonda des écoles dans lesquelles on donnait dans ce but un enseignement théorique. Cet enseignement fut inauguré sous l'influence de la sophistique, dont les tendances furent plus opportunes et couronnées de plus de succès dans le domaine de la rhétorique que dans aucun autre. Elle approfondit l'art de la parole plus que toute autre spécialité, et ce fut en particulier Protagoras qui pénétra par des recherches sérieuses dans l'essence du langage, et enseigna une méthode rigoureuse pour en faire usage. De même, l'éloquence sicilienne, qui atteignit son point culminant dans Gorgias, ne faisait qu'un avec la sophistique : car pour elle, l'éloquence n'était essentiellement que la virtuosité dans l'emploi de tous les moyens qui pouvaient servir à faire naître chez les auditeurs une conviction déterminée.

Cet art nouveau fut accueilli avec beaucoup de faveur à Athènes, où Antiphon avait fondé la rhétorique scientifique. C'est ainsi qu'Agathon, par exemple, subit tout à fait l'influence de Gorgias : il en est de même de Polos d'Agrigente[14], de Thrasymachos de Chalcédoine et d'Alcidamas d'Elæa, qui, chacun à sa manière, s'efforcèrent de continuer l'art de Gorgias en le perfectionnant. Thrasymachos notamment chercha à modérer l'emphase poétique de la manière de l'orateur sicilien, et à la rapprocher de la langue de la conversation. Néanmoins, il fit grande attention clans sa prose à la cadence des syllabes ; il arrondit les propositions en périodes savantes et alla si loin dans cette recherche artificielle que certains pieds, particulièrement le troisième pæon, jouaient un grand rôle dans la construction de ses phrases[15].

Isocrate suivit ce mouvement, et pourtant il est incontestable qu'il visait un but plus élevé que les rhéteurs de l'école sicilienne. Il ne voulait pas, comme c'était naturel de la part d'un adversaire de la sophistique, appliquer l'art de la persuasion à n'importe quel sujet, mais il entendait ne s'occuper que de matières choisies et n'exposer que des idées dignes d'intérêt : il ne voulait pas d'un art qui n'eût pas un fond sérieux et moral et qui n'eût pas pour but d'inspirer de nobles résolutions. C'étaient là encore des souvenirs de son éducation socratique : mais ce fond sérieux et moral alla chez lui s'amoindrissant de plus en plus, et, pendant que Platon établissait philosophiquement la véritable nature de l'éloquence en la dérivant de l'amour, qui ne peut garder pour, lui le trésor des connaissances acquises mais qui se sent poussé à en faire profiter les autres[16], Isocrate au contraire se laissait aller de plus en plus à une technique toute formelle, et consacrait tous ses efforts à perfectionner le style.

Sur ce terrain, grâce à ses aptitudes exceptionnelles, il a certainement obtenu des résultats très considérables et nouveaux en leur genre ; car, quoiqu'il ait eu en Thrasymachos un précurseur, c'est lui pourtant qui a su le premier construire d'une façon magistrale la période, qui enserre la pensée avec toutes ses divisions dans un cadre bien ajusté, de façon à l'étaler nette et claire sous le regard.

Avec l'art d'un architecte, qui calcule exactement les pressions et les résistances, il équilibre les phrases de sorte qu'il n'y manque pas un membre, que chaque partie est à sa véritable place, et qu'on ne peut y changer un mot sans nuire à l'ensemble. Par une distribution harmonieuse des accents, par l'aimable abondance et les proportions rythmiques du style, ses discours font une impression musicale qui exerçait sur l'oreille sensible des Grecs un charme tout-puissant : tout ce qui troublait le flux limpide de cette parole, même le heurt de deux voyelles dans deux mots successifs, était évité avec le plus grand soin. Ils procuraient une jouissance artistique, pendant qu'en même temps ils exerçaient, par la noblesse du fond, une action édifiante et satisfaisaient au plus haut point l'auditeur cultivé par l'excellente disposition et la distribution logique des matières. Isocrate était vraiment le maître dans cette branche de l'éloquence ; mais, il faut le dire, on sentait dans ses discours la production artificielle. Ce n'étaient pas des créations spontanées de l'esprit, mais des morceaux d'apparat, péniblement travaillés et limés à outrance, qui fatiguaient à la longue par l'inépuisable richesse des détails ; on y cherchait en vain la fraîche haleine de la parole vivante. C'est sur ce point que le rhéteur Alcidamas dirigeait ses attaques, lorsqu'à l'éloquence écrite d'Isocrate il opposait le génie d'un Gorgias, qui savait trouver en improvisant le mot juste, et qu'il regardait comme le modèle de la véritable éloquence[17]. Isocrate était en effet un artiste du langage, un homme de style, mais il n'avait de l'orateur que la forme extérieure.

L'éloquence propre aux Athéniens s'associait étroitement aux problèmes de la vie, tels qu'ils se posaient dans les tribunaux et dans les assemblées de peuple. Là, on ne pouvait prendre pour modèle ni le style brillant de Gorgias ni la langue périodique d'Isocrate : car la manière abondante et satisfaite d'elle-même des orateurs artistes n'était pas en situation quand il s'agissait de traiter d'une façon compétente un cas donné, ou de résumer brièvement, faute de temps, les arguments les plus propres à décider le peuple ou les jurés. C'était là le talent de Thrasymachos de Chalcédoine, qui, en opposition avec le style recherché d'un Isocrate ou les discours d'apparat d'un Gorgias, passe pour avoir fondé surtout une éloquence utilisable dans la vie civile, ou celle du Byzantin Théodoros, qui disputait le premier rang à Lysias comme professeur d'éloquence[18], celle d'Andocide, de Critias et de Lysias. Andocide n'était pas un rhéteur de profession, mais un politique pratique, qui s'agitait dans le tumulte des partis. Avec le talent naturel dont il était doué, il savait composer des discours qui, publiés comme pamphlets, eurent un grand succès, surtout par l'habileté déployée dans les narrations. Critias, orateur de grand talent, se distinguait aussi sur ce terrain : son style passait pour un modèle de dignité simple, de richesse de pensée enfermée dans une expression juste et concise[19]. Mais là où nous rencontrons l'éloquence attique dans son plus complet épanouissement et le plus amplement affirmée, c'est dans les œuvres de Lysias.

Il était fils de Céphalos, l'ami de Périclès, et était à peu près de l'âge d'Isocrate. Après la mort de son père, il vécut à Thurii, où il doit avoir reçu les leçons du Syracusain Tisias ; vers 411, il retourna à Athènes, où il vécut avec son frère Polémarchos comme riche métèque et fidèle partisan de la Constitution. Aussi furent-ils persécutés par les Trente : Polémarchos fut même exécuté. Lysias se réfugia à Mégare, aida de sa fortune la délivrance d'Athènes et attaqua Ératosthène pour venger la mort de son frère. Plus tard, il s'occupa encore des affaires publiques et resta fidèle à son ardent patriotisme, quoique, pour tout ce qu'il avait fait et souffert, il ne reçût pas même comme récompense le droit de cité[20].

Après avoir perdu son patrimoine, Lysias fut réduit au métier de logographe : il fut en ce genre extrêmement fécond et, grâce à ses relations avec les plus considérables de ses contemporains, à la façon dont sa vie s'est trouvée directement mêlée aux événements publics, ses nombreux discours sont une des plus précieuses sources de l'histoire de son temps. Si dans sa jeunesse il s'égara du côté de la sophistique et mérita le blâme de Platon, parce qu'il posait des thèses absurdes dans le seul but d'exercer son style et de montrer la souplesse de son esprit[21], il sut plus tard, sous la salutaire discipline d'une profession pratique, se débarrasser des artifices du rhéteur et des manières des sophistes : il déposa tous les ornements inutiles, et écrivit ses discours dans un style si simple qu'il devint un modèle parfait de la grâce naturelle à la prose attique. Il avait un talent tout particulier pour les narrations[22]. Là, il montra quelque chose de ce talent drame-tique qui était propre ses compatriotes siciliens, en saisissant admirablement le caractère de certaines classes et de certaines personnalités, pour en faire comme des tableaux vivants étalés sous le regard.

Nous voyons se dérouler ainsi devant nos yeux les intrigues des oligarques, les scènes de terreur sous. les Trente et la malhonnêteté de leurs successeurs, les Dix. Nous voyons dans Mantithéos le portrait d'un jeune chevalier athénien, avec sa longue chevelure, sa confiance en lui-même, son ambition et sa libéralité. Nous pénétrons dans un, intérieur bourgeois d'Athènes, et nous voyons par les procès de tutelle, comment la plus vile cupidité brise tous les liens du sang et de l'amitié.

Ce n'est pas seulement le talent de Lysias que nous admirons, c'est aussi la noblesse de son caractère et la maturité de son jugement dans toutes les affaires publiques. Même dans le plus animé et le plus passionné de tous ses discours, le Discours contre Ératosthène, le seul du reste qu'il ait prononcé lui-même, il reste toujours sur le terrain des réalités, quoiqu'il s'agisse de l'affaire la plus personnelle, et il n'a en vue que l'intérêt de l'État lorsqu'il démasque la politique hypocrite de Théramène et de ses partisans. En véritable Hellène, il cherche à éveiller des sentiments conciliants en montrant dans les Perses et dans Denys, le tyran de sa patrie, les ennemis communs de tous les Hellènes. Mais il est avant tout un véritable Athénien, qui prend à cœur l'honneur de la cité. Il voit son salut dans la possession entière de la liberté constitutionnelle et se lie de préférence avec des citoyens qui, comme l'orateur du Discours contre Evandros, appartiennent à des familles restées de tout temps fidèles à la Constitution[23]. Il accepte les missions les plus périlleuses, quand il s'agit d'empêcher une injustice ou de la réparer dans la mesure de ses moyens, comme dans le Discours sur les biens d'Aristophane ; il montre l'intérêt le plus vif pour la conservation de la prospérité des anciennes familles et s'oppose, avec prudence mais énergie, à tous les arrêts iniques de la justice populaire ; il combat la vénalité des scribes, lorsque l'un d'entre eux, un Nicomachos, ose faire acte de législateur dans la ville de Solon et de Périclès ; il s'élève contre de vils spéculateurs qui, comme les marchands de grains, font hausser le prix du pain et exploitent la détresse publique. Quand il s'agit de l'examen à faire subir aux conseillers tirés au sort, il montre ce que la cité est en droit d'attendre d'un conseiller capable, et combat les lâches sentiments de cosmopolitisme qui mettent l'intérêt privé avant l'intérêt national[24]. Partout il met en avant les exigences de la morale, et défend avec une noble chaleur les principes de modération et de justice qui sont l'esprit même de la constitution de Solon.

Les deux genres d'éloquence pratique se séparèrent de plus en plus. Comme orateurs populaires brillaient les chefs de parti Léodamas et Aristophon, et surtout Callistratos ; dans le genre de l'éloquence judiciaire, Isée de Chalcis, que peut-être la sécession de l'Eubée en 411 amena à fixer son domicile à Athènes[25]. Il s'occupa d'études philosophiques et fut en relation avec Platon ; mais il suivit bientôt l'attrait qui fit passer tant d'Hellènes de son temps de la philosophie à l'art oratoire, et il devint un logographe comme Lysias : s'il était 'inférieur à ce dernier par le talent d'exposition et la grâce du style, il le surpassait par la connaissance approfondie du droit et la rigueur dialectique de la démonstration[26]

L'histoire de l'éloquence nous amène immédiatement sur le terrain des sciences, car tous les orateurs marquants étaient en même temps dos théoriciens et écrivirent des traités scientifiques pour les disciples de leur art, comme Isocrate, Isée, Thrasymachos, etc. Ce fut du reste le grand mérite de la sophistique, d'où est sortie la rhétorique, que d'exciter dans tous les domaines le goût des considérations scientifiques ; et plus ce goût s'éloigna de la philosophie spéculative, plus il se reporta sur les sujets politiques et historiques : il en résulta une activité littéraire très animée et très variée.

Dès la guerre du Péloponnèse, le commerce littéraire avait pris un grand essor. Il y avait des copistes et des libraires de profession, qui alimentaient à Athènes le marché aux livres de produits à bas prix : on trouvait par exemple à acheter pour une drachme les œuvres d'Anaxagore. On fit aussi par mer avec les colonies un commerce très actif de livres, et Hermodoros, disciple de Platon, jeta dans la circulation les Dialogues de son maître du vivant de l'auteur[27].

Ce qui prouve le mieux combien les livres se répandaient vite et facilement, c'est qu'on se servit de cette voie pour travailler le public dans des intérêts de parti. Le temps de la grande guerre avait déjà vu naître de ces écrits de partis : c'étaient ou bien des effusions de passion violente, comme les Invectives d'Antiphon[28], ou les programmes sommaires de certains partis qui allaient agir au loin et chercher partout des conquêtes.

C'était un pamphlet de ce genre que l'écrit d'Andocide A ses amis politiques[29], qui date de la crise politique provoquée par les partis après l'année 420. On peut ranger dans une catégorie analogue les Mémoires conservés sous le nom de Xénophon, le livre De la République des Athéniens et celui Des Revenus. Ce dernier est du temps d'Eubule : il recommande une administration qui exploite soigneusement toutes les ressources du pays et qui, à l'abri d'une paix heureuse, protège le commerce, l'industrie et l'art. Ce sont les mêmes idées qui inspirent le discours d'Isocrate sur la paix.

Du reste, l'action d'Isocrate tient aussi à l'importance qu'avaient prise de son temps les échanges littéraires : ses discours et ses lettres étaient des brochures sur les événements de l'époque. C'est de la même manière que Thrasymachos publia son discours Pour les Lariséens, à ce qu'il parait dans le sens anti-macédonien[30]. Alcidamas traita aussi les questions politiques du jour, notamment dans son Discours messénien[31], dans lequel il intervint, avec tout le poids de la considération dont il jouissait, en faveur de la reconnaissance de la Messénie, cette création de Thèbes, dont il savait estimer à leur valeur les hommes d'État. Nous avons là un discours écrit et une riposte, une polémique littéraire, car dans le même temps Isocrate publiait son Archidamos, dans lequel il engage les Spartiates à s'opposer avec persévérance à la reconnaissance de la Messénie.

Tel était alors l'éclat de la littérature des publicistes. Mais on ne se contenta pas des événements et des questions du jour qui pouvaient se traiter dans des brochures : une fois que la rhétorique se fut tournée vers les sujets historiques, elle devait chercher à faire l'essai de son art d'exposition dans des travaux plus considérables.

Cette alliance de la rhétorique et de l'histoire n'était pas nouvelle. C'étaient les rhéteurs qui avaient commencé à perfectionner le dialecte attique et à l'élever à la hauteur des grandes tâches : c'est d'eux qu'on avait appris à se rendre compte de la valeur des mots. Comment les hommes qui se 'donnèrent la difficile mission de peindre par la parole la vie humaine dans l'État et la société auraient-ils pu rester étrangers aux progrès de la langue et de la pensée ? Aussi Thucydide avait-il déjà été à l'école d'Antiphon et des sophistes. Xénophon, comme historien, est sous l'influence de la rhétorique : il est vrai que c'est surtout dans l'ouvrage où il est le moins historien, dans la Cyropédie. C'est le plus travaillé de ses livres, mais on y sent partout comme sine note fausse, car l'auteur, sous prétexte de Cyrus et de la monarchie persane, expose certaines vues idéales sur le gouvernement et la société. Xénophon mérite surtout d'être apprécié quand il raconte simplement et loyalement ce qu'il a vu lui-même, soit dans sa carrière militaire, soit à l'école de Socrate. Mais quand il entreprit de continuer Thucydide, la tâche dépassa de beaucoup ses forces. Au commencement, il est encore sous l'influence dé son modèle, qui le soutient : mais, dans le cours de son Histoire grecque, on n'en remarque que davantage combien son jugement est peu indépendant, son coup d'œil peu libre, sa vigueur d'esprit insuffisante.

Par Isocrate il s'opéra une alliance toute nouvelle entre la rhétorique et l'histoire. Sans doute, il avait peu de goût pour les recherches sérieuses, même sur ce terrain : mais il sentait du moins la nécessité de ne pas fatiguer ses élèves par d'éternels exercices de style, et de les introduire dans un domaine où ils pourraient trouver des faits intéressants. Son art avait la prétention d'être le centre et la fleur de toute haute culture, et cet art se trouvait dans tous les cas moins éloigné de la mission de l'historien que la rhétorique judiciaire d'Antiphon et des sophistes. Les fréquents emprunts qu'il fit à l'histoire devaient l'amener à traiter l'histoire elle-même dans son ensemble, surtout l'histoire nationale, dans le passé de laquelle il trouvait tant d'exemples à proposer à ses contemporains. C'était, du reste, un triomphe pour l'art de la rhétorique que de réussir à trouver aux matières les plus rebelles et les plus riches un côté agréable, et à grouper en un ensemble lumineux, par une disposition méthodique, des masses énormes de matériaux.

C'est ainsi que l'histoire et les antiquités d'Athènes donnèrent naissance à une branche particulière de la littérature savante, dans laquelle se signala un disciple d'Isocrate, Androtion[32]. Il se retira à un âge avancé de la vie agitée de l'orateur et de l'homme d'État, et écrivit à Mégare son Atthide, dans laquelle il développa l'histoire d'Athènes depuis le commencement jusqu'à l'époque contemporaine, en se préoccupant surtout de sa constitution[33]. Dans le même temps, Phanodicos écrivait aussi une Atthide[34] : tous deux avaient eu pour précurseur Clidémos, qui avait été témoin de l'entreprise tentée en Sicile et qui passait pour le fondateur de la littérature des Atthides[35].

Mais les études historiques, issues de l'école des rhéteurs, s'étendirent bien au delà de l'histoire d'Athènes, et le plus grand honneur d'Isocrate professeur fut que deux de ses meilleurs élèves, Théopompe et Éphore, furent excités par lui à traiter l'histoire universelle.

Théopompe était d'un tempérament ardent et ambitieux. Il s'adonna donc tout entier à l'éloquence, et il y acquit une telle supériorité qu'aux funérailles de Mausole (351 : Ol. CVII, 1) son panégyrique atteint le prix[36]. Il n'en eut que plus de mérite lorsque, sur le conseil de son maître, qui trouvait sans doute qu'il fallait à son génie inquiet un travail particulièrement sérieux et suivi, il se consacra tout entier à la science et employa sa fortune à voyager dans les pays les plus divers, à entrer en relation avec les hommes les plus considérables, et à se faire un jugement éclairé sur le passé et le présent. Il écrivit l'histoire grecque jusqu'à la bataille de Cnide : là il s'arrêta et commença un nouvel ouvrage historique, parce que son point de vue s'était modifié : il intitula son livre nouveau Philippiques, parce qu'il était convaincu que le fils d'Amyntas avait pris pour tout le continent européen une importance comme personne n'en avait eu avant lui, que le système des petits États avait fait son temps, et que l'histoire hellénique allait trouver désormais dans la capitale de l'empire macédonien son centre de gravité.

A la manière d'Hérodote, son compatriote d'Ionie et l'objet de ses premières études, il disposa son grand ouvrage comme un tableau du monde, avec de nombreux retours sur les événements passés et le souci constant des institutions politiques et sociales. Ainsi, il comparait entre elles les diverses démocraties, par exemple, Tarente et Athènes : il faisait, dans un chapitre spécial, le portrait des orateurs populaires d'Athènes : partout il se montrait censeur sévère des mœurs et sans ménagements surtout pour Athènes, dont il flétrissait l'ingratitude envers ses grands citoyens, le goût pour le plaisir et l'apathie, sans refuser pourtant de reconnaître dans la ville de Périclès le centre de la vie intellectuelle, le Prytanée de l'Hellade. Il montra la largeur de ses vues historiques en étudiant les productions naturelles et les œuvrés artistiques des contrées éloignées, et en attirant pour la première fois l'attention des Hellènes sur le monde romain. Constamment dirigé par l'amour de la vérité, il ne faisait pas dépendre de son point de vue personnel son jugement sur les chefs de partis : la sévérité avec laquelle il jugeait les fautes des rois comme des démagogues et flétrissait la corruption du temps donne à son ouvrage un caractère de haute moralité qui rappelle Isocrate. Dans son style aussi, il a la clarté et la dignité d'Isocrate ; il suivit l'exemple du maître jusque dans les petits détails, par exemple, dans le soin qu'il mit à éviter l'hiatus ; mais, dans les parties les plus mouvementées de son livre, il avait plus de forme et de pathétique.

Éphore de Kyme n'était pas si brillamment doué ; il avait quelque chose du flegme éolien : mais sa ténacité ferme n'en était que plus grande, et il était plus que Théopompe un chercheur érudit ; il cherchait à embrasser du regard l'ensemble de la terre habitée ; il s'était amassé par des études variées un immense matériel de connaissances géographiques et ethnographiques, qu'il mit en œuvre dans son histoire. Il rechercha les plus anciennes traditions de la race, et, par un labeur infatigable, il parvint à achever un ouvrage sans précédent, une histoire universelle du peuple grec poursuivie à travers plus de sept siècles. Il sut séparer, en Grèce du moins, la légende de l'histoire, et fixa le commencement de cette dernière à l'invasion dorienne ; il sut analyser avec beaucoup de finesse la configuration des diverses régions et mit un soin particulier à enregistrer la fondation des villes d'outre-mer[37].

Quant aux temps modernes, il en traita avec calme et impartialité, et c'est tout à fait par exception, comme par exemple dans son jugement favorable sur Théramène, que nous trouvons trace chez lui de l'influence de ses préférences en politique, préférences qui étaient sans doute celles d'Isocrate[38]. Il montre la simplicité de son cœur dans le patriotisme local qui l'animait comme citoyen de Kyme. On raconte qu'il souffrait personnellement lorsque pendant un certain temps le nom de sa ville natale ne figurait pas dans l'histoire. C'est sans doute dans un de ces moments que, pour satisfaire son patriotisme, il intercala dans un récit cette phrase : Dans ce temps-là, les habitants de Kyme se tenaient tranquilles[39]. Comme Éolien, il avait une sympathie particulière pour la grande époque dé Thèbes, et dans son portrait d'Épaminondas il montra qu'il savait communiquer aux lecteurs sa chaleur et son enthousiasme[40].

Pendant que Théopompe et Éphore étendaient le cercle de l'histoire nationale, Ctésias de Cnide, qui vécut de 415 à 398 à la cour de Perse comme médecin du roi et prit même part aux affaires de l'État, créait une science nouvelle : l'histoire de l'Orient. Il fut le premier Grec à qui s'ouvrirent les archives de la Perse[41] : mais ce qu'il en tira ne répondait pas aux exigences de la science véritable. Il n'avait pas l'amour sincère de la vérité : c'était un homme vaniteux, qui, voulant donner tout de suite un ouvrage grandiose et complet, se permit les plus grandes libertés ; même sur les points de l'histoire perso-grecque qu'il pouvait connaître exactement, il ne mérite aucune confiance. Quant aux parties où on ne pouvait pas le contrôler, notamment dans l'archéologie assyrienne et indienne, il inventa tout un système de dates et de faits, au moyen desquels il a trompé ses contemporains et les générations suivantes jusque dans ces derniers temps. Voilà où conduisait l'éducation sophistique de l'époque, qui n'avait pas le respect de la réalité des faits, et cherchait à satisfaire d'une façon tout à fait superficielle le besoin de savoir éveillé de toutes parts.

La tendance de l'époque vers une science encyclopédique se révèle dans les tentatives qu'on fit pour fonder une philologie savante. On ne se contentait plus de connaître les classiques et de réciter avec goût leurs œuvres. Les sophistes prenaient pour texte de leurs entretiens des passages connus des poètes ; ils en examinaient le fond et la forme, le plus souvent pour montrer leur supériorité et relever chez les vieux maîtres une expression impropre ou une erreur de jugement. Mais on faisait aussi des études plus sérieuses, et il se forma notamment une classe spéciale de savants qui ne s'occupaient que de l'interprétation d'Homère. Thasos et Lampsaque virent fleurir ces études. C'est de Thasos qu'était originaire Hippias, qui chercha à établir un texte correct du poète[42], et Stésimbrotos, qui vivait le plus souvent à Athènes et passait au temps de Platon, avec Métrodore de Lampsaque, pour l'interprète le plus ingénieux de l'épopée[43]. Cette interprétation se dénatura de bonne heure, lorsqu'on eut recours à l'explication allégorique et que l'on prêta aux légendes épiques des idées empruntées aux sciences naturelles. Éphore, même sur ce chapitre, fut plus sage ; il se borna à recueillir les traditions locales sur Homère, et devint la principale autorité sur laquelle se fonda l'opinion qui faisait naître le poète à Smyrne de parents kyméens.

Parmi les sciences naturelles, c'est surtout la médecine qui avait les relations les plus étroites avec la culture générale. Après avoir été longtemps cultivée dans les écoles des Asclépiades, comme une sorte de profession technique reposant sur une expérience héréditaire, elle fut délivrée du monopole sacerdotal, mêlée à la vie civile, et put étendre ses perspectives. On chercha à fixer les règles d'une hygiène scientifique ; on rechercha l'influence des différents aliments et des divers genres de vie, et l'on créa ainsi une nouvelle science, qui ne se bornait pas à traiter telle ou telle maladie, mais qui visait plutôt à fortifier et à conserver l'organisme humain tout entier.

Le véritable fondateur de cette école fut Hérodicos de Sélymbria, dont la réforme est antérieure à l'époque de Platon[44]. Il eut pour continuateurs de sa méthode à Athènes Acouménos et son fils Eryximachos, qui étaient des intimes de Socrate et très connus par leurs prescriptions sur l'exercice méthodique à l'air libre[45] et autres prescriptions semblables.

Ce mouvement produit dans la médecine sous l'influence de la sophistique fut combiné avec l'ancienne pratique par Hippocrate, un Asclépiade de Cos. Il avait l'antique tradition de sa famille et colligea avec soin dans le sanctuaire d'Asclépios tout ce que les stèles votives consacrées par les malades guéris contenaient de renseignements sur le traitement suivi par eux : mais il émancipa l'art en le faisant sortir de l'enceinte des temples ; il amassa dans ses voyages un ample trésor d'observations et d'expériences nouvelles, devint le disciple d'Hérodicos, de Gorgias, de Démocrite d'Abdère[46], et fonda une science médicale qui était à la hauteur de la vie scientifique de la nation, qui même la dépassait sur plus d'un point. Car il réussit mieux que personne à concilier les salutaires impulsions qui résultaient de l'enseignement des rhéteurs, et qui avaient pour but d'introduire dans toutes les occupations de la vie la réflexion et la méthode, avec l'étude consciencieuse des faits et le pur amour de la vérité. Dans ses écrits sur les maladies et les remèdes comme dans ses recherches sur l'organisme humain et l'influence des climats, de l'air, des vents, etc., il se montra un véritable philosophe, un prédécesseur d'Aristote : en effet, il ne s'arrête jamais aux sèches constatations de l'empirisme, mais s'efforce de trouver des lois. Il ajouta le résultat des progrès récents à ce qu'il y avait de bon dans l'ancienne médecine, en prenant sa profession en plein par son côté moral, et en exigeant comme premières qualités du médecin grec la piété, le désintéressement, la discrétion et l'amour du prochain. Il sut enfin conserver à sa profession le caractère d'un art libre : car, tandis que chez les Égyptiens il y avait des systèmes médicaux imposés à chaque praticien par l'autorité de la loi, l'art d'Hippocrate était indépendant de la lettre[47], et ceux qui l'exerçaient n'étaient responsables que devant leur conscience.

A l'exemple d'Hippocrate, plusieurs jeunes médecins intelligents s'appliquèrent à la philosophie et cherchèrent, par des voyages lointains, à satisfaire leur curiosité scientifique[48] Ainsi Eudoxe voyagea en Égypte, avec le médecin Chrysippe de Cnide, qui était en même temps son disciple en philosophie, et vint à Athènes avec le médecin Théomédon[49]. De tous les contemporains de Platon, Eudoxe est celui qui représente le mieux l'universalité de la culture du temps : il était mathématicien, astronome et médecin, philosophe, politique et géographe ; il unissait les sciences de l'Orient avec celles de l'Occident, et sut résumer on lui toute la culture hellénique, à l'état de maturité où l'avaient fait arriver les efforts de l'Asie, d'Athènes et de l'Italie.

Né et élevé à Cnide, il se rendit à l'âge de vingt-trois ans à Athènes, puis chez les Égyptiens, dont les connaissances astronomiques lui servirent à perfectionner l'octaétéride de Cléostrate[50], et enfin dans la Grande-Grèce, où il étudia la géométrie sous Archytas et la médecine sous le Locrien Philistion. Après ces années de voyage, qui furent fécondes en résultats scientifiques, il fonda à Cyzique une école qui était dans tout son éclat vers 368. Il vint ensuite à Athènes avec plusieurs de ses disciples et y conclut un pacte d'amitié avec Platon ; il suivit même le philosophe lorsque ce dernier se rendit à Syracuse auprès de Denys le Jeune, qui pendant quelque temps réunit à sa cour un cercle de platoniciens. C'était vers le temps de la bataille de Mantinée. Deux ans plus tard, nous trouvons Eudoxe dans sa ville natale, où la confiance de ses concitoyens l'avait appelé à réviser la constitution. Il visita aussi la cour de Mausole et mourut à cinquante-trois ans, laissant des traces de son activité dans les domaines les plus divers de la science, notamment en géométrie et en astronomie. En effet, tandis que ses prédécesseurs se bornaient à observer le lever et. le coucher des constellations les plus utiles à connaître pour le marin et le laboureur, ou que les philosophes ioniens et pythagoriciens construisaient de vaines théories sur les corps célestes, Eudoxe, d'accord avec Platon, fonda sur des données mathématiques la véritable astronomie, qui, malgré la pauvreté de ses moyens d'observation, se donna pour tâche de comprendre le mouvement des planètes. Il rendit aux Athéniens un service tout particulier en réglant leur année civile, et en perfectionnant considérablement le calendrier attique par l'introduction du lever de Sirius comme principale époque, sans en déranger l'économie traditionnelle et populaire[51].

Avec une pareille activité intellectuelle, étendue à toutes les parties de la philosophie, de la rhétorique, de l'histoire et de la physique, la langue devait naturellement se perfectionner aussi de bien des manières. A l'exception d'Hippocrate, tous les auteurs écrivirent dans le dialecte attique, qui devint l'organe de la science grecque et l'instrument de correspondance à l'usage de tous les hommes instruits. Cette même langue qui était encore pour Thucydide une matière rebelle, qu'il n'a pu plier qu'avec peine à sa pensée, est devenue si souple qu'elle se laisse comme un métal en fusion couler dans tous les moules. Elle se prête au style pompeux de Gorgias ; elle se laisse façonner en périodes soigneusement polies par Isocrate ; elle reproduit, sous la main d'un artiste comme Platon, toute la grâce de la conversation des gens distingués ; elle devient l'instrument de l'histoire, aussi bien dans la manière simple de Xénophon que dans le genre un peu fardé de rhétorique de Théopompe : enfin, dans les discours de Lysias et d'Isée, elle réunit la plus grande dextérité dans la narration et la démonstration contradictoire avec la simplicité et la concision dans l'expression. C'est ainsi que, dans l'espace de quelques dizaines d'années, pendant que l'ancien État des Athéniens s'écroulait et que leur poésie se mourait lentement, la prose attique se développa avec toute la vigueur de la jeunesse et atteignit cette perfection qui servit à Démosthène pour donner à l'État un nouvel essor.

 

 

 



[1] DIOG. LAERT., II, 38. SUIDAS, s. v. Πολυκράτης. C'est le défenseur de Busiris et l'accusateur de Socrate (ISOCRAT., Busiris, § 4). Lysias écrivit contre lui (HÖLSCHER, Vit. Lysiæ, p. 200. BLASS, Attische Beredsamkeit, p. 342), et d'après COBET (in Mnemosyne, VII, p. 252), qui se fonde sur Hermippos cité par Diogène Laërce, c'est aussi pour le réfuter que Xénophon rédigea ses Mémorables.

[2] Sur Euclide de Mégare, voyez E. ZELLER, Philosophie der Griechen, II3, p. 207 sqq.

[3] DIOG. LAERT., II, 108.

[4] Sur Phédon, voyez ZELLER, op. cit., II3, p. 236 sqq.

[5] Sur Aristippe de Cyrène, voyez ZELLER, op. cit., II3, p. 288 sqq.

[6] Sur Antisthène, voyez ZELLER, op. cit., II3, p. 241 sqq.

[7] Sur Diogène, voyez ZELLER, op. cit., II3, p. 243. 270.

[8] DIOG. LAERT., II, 122 sqq. Cf. HERMANN, Plat., p. 419. 585. ZELLER (op. cit., II3, p. 206) révoque en doute même l'existence de ce personnage.

[9] Sur Æschine de Sphettos (que certains considèrent comme le plus considérable des Socratiques après Platon), voyez ATHEN., p. 611. BRANDIS, Gesch. der alter Philosophie, II, p. 70. ZELLER, op. cit., II3, p. 204.

[10] Cf. A. CROISET, Xénophon, son caractère et son talent, Paris, 1873.

[11] En ce qui concerne la biographie de Xénophon, COBET (Nov. Lect., p. 535) a démontré l'impossibilité qu'il y a à ce que Xénophon ait pris part à la bataille de Délion en 424. D'après une foule d'allusions éparses dans ses écrits (notamment Anab., III, 1, 25), on ne doit pas hésiter à placer avec Bergk la date de sa naissance en 431 (Cf. Philologus, XVIII, p. 247).

[12] DIOG. LAERT., II, 51-52. Anab., V, 3, 7 sqq. PAUSANIAS, V, 6, 6.

[13] Sur l'art du dialogue et la manière de Protagoras, cf. SAUPPE zu Protagoras, p.65. Le dialogue chez Thrasymachos (ARISTOT., Rhet., p. 132, 12)

[14] Sur Polos, voyez BLASS, Attische Beredsamkeit, I, p. 72.

[15] Thrasymachos est, à ce point de vue, le prédécesseur d'Isocrate (ARIST., Rhet., p. 123, 5. CIC., Orat., 52). Cf. HERMANN, De Thrasymacho, p. 10. BLASS, op. cit., p. 249.

[16] La théorie platonicienne de l'éloquence est exposée dans la deuxième partie du Phèdre (Cf. STEIN, Platonismus, I, p. 106).

[17] VAHLEN, Der Rhetor Alkidamas, 1864, p. 21. L'authenticité du discours d'Alcidamas περί τών τούς γραπτούς λόγους γραφόντων est défendue par Spengel et par Vahlen. En tout cas, c'est bien dans l'esprit d'Alcidamas qu'il a été composé.

[18] BLASS, Attische Beredsamkeit, I, p. 251.

[19] Cf. BLASS, Attische Beredsamkeit, I, p. 265.

[20] Vit. X Orat., p. 835 f.

[21] PLAT., Phædr., p. 243 c.

[22] BLASS, op. cit., p. 396. Cf. J. GIRARD, Lysias, p. 22 sqq.

[23] La famille de l'orateur qui prononce le Discours contre Evandros se vantait d'avoir toujours été, depuis le temps des Pisistratides, du côté de la Constitution (LYSIAS, In Evandr. [XXVI], § 22).

[24] LYSIAS, De Philom. prob. [XXXI], § 6.

[25] Isée (Vit. X. Orat.) était de Chalcis : ce qui veut dire, d'après SCHÖMANN (et MEIER), un des clérouques établis â Chalcis. LIEBMANN (De vit. Isæi) est d'un autre avis. Cependant l'hypothèse de Schömann parait être la plus simple et la plus acceptable.

[26] Cf. L. MOY, Étude sur les plaidoyers d'Isée, Paris, 1876.

[27] CICÉRON, Ad Attic., XIII, 21.

[28] Sur les λοιδορίαι d'Antiphon, voyez SAUPPE, ad Fragm. Orat. Attic., 144.

[29] KIRCHHOFF in Hermes, I, p. 5. L'Έπιτάφιος de Lysias est du temps de la Guerre de Corinthe (BLASS, Attische Beredsamkeit, I, p. 429).

[30] Fragm. Orat. Attic., II, p. 275.

[31] Λογός Μεσσηνιακός, ibid., p. 316. Cf. SCHÄFER, Demosthenes, I, p. 100, 4. VAHLEN, op. cit., p. 5.

[32] SUIDAS, s. v. Άνδροτίων. ZOSIME, Vit. Isocrat., p. 257 (éd. Westermann).

[33] PLUTARQUE, De exsil., p. 605 c. Cf. SCHÄFER, Demosthenes, I, p. 351.

[34] DION. HALIC., Ant. Rom., I, 61, p. 156 f.

[35] PAUSANIAS, X, 15, 5. Clidémos mentionnait encore les Symmories de l'an 378 (Ol. C, 3). Cf. BÖCKH, Seewesen, p. 182.

[36] GELL., X, 18, 6. Vit. X Orat., p. 838 b. Théopompe est né vers 376. Sur son talent et son caractère, voyez BÖCKH, Staatshaushaltung, I, p. 404, MURE, Critical histor. of Grec. literat., V, p. 520. Le jugement de Polybe (VIII, II-13) est aussi faux que sévère.

[37] Cf. MURE, op. cit., p. 539. NIEBUHR, Vorles. über alte Geschichte, II, p. 410.

[38] VOLQUARDSEN, Die Quellen des Diodor, p. 63.

[39] STRABON, XIII, p. 623. Voyez pour plus amples détails VOLQUARDBEN, op. cit., p. 59 sqq.

[40] PLUTARQUE, De garrul., 22.

[41] Ctésias s'est servi des δίφθεραι βασιλικαί (DIODOR., II, 32). Sur la confiance qu'il mérite, voyez PLUTARQUE, Artax., 6, 13.

[42] Cf. SENGEBUSCH, Homer. Dissert., I, p. 110.

[43] PLAT., Ion, p. 630 c. DIOG. LAERT., II, 11. Cf. SENGEBUSCH, ibid., p.105.

[44] Sur Hérodicos de Sélymbria, qui inventa avant la guerre du Péloponnèse la diététique méthodique, voyez SPRENGEL, Geschichte der Arzneikunde (éd. Rosenbaum), I, p. 307 (I, p. 287, trad. Geiger. Paris, 1809). HÄSER, Gesch. der Medicin, I [Iena, 1875], p. 94. 110.

[45] PLATON, Phædr., p. 268. Sympos., p. 176. Protagoras, p. 315.

[46] Cf. SPRENGEL, op. cit., p. 330. HÄSER, op. cit., I, p. 110.

[47] L'art libre d'Hippocrate est opposé au système qui consiste à ίστρεύειν κατά γράμματα (ARISTOT., Polit., p. 87, 8).

[48] Sur l'union de la médecine et de la philosophie, voyez BÖCKH, Sonnenkreise der Alten, p. 142. 149.

[49] Sur les voyages d'Eudoxe, voyez BÖCKH, op. cit., p. 140 sqq. Cf. MÜLLENHOFF, Deutsche Alterthumskunde, I, p. 239 sqq.

[50] D'après Censorinus (p. 37, Hultsch), Cléostrate de Ténédos a été l'inventeur de l'octaétéride : il fut à coup sûr un des premiers à la perfectionner. Cf. E. MÜLLER, Annus in Paulys Realencycl., I2, p. 1055 sqq.

[51] Eudoxe donna à l'octaétéride la forme d'une période de 160 ans. Le lever matinal de Sirius, point de départ de la période, a été axé par lui au 23 juillet. Comme Eudoxe conserva les anciennes nouménies, son année initiale est probablement une année dans laquelle la nouvelle lune qui suit le solstice tombait claie le voisinage de cette date, c'est-à-dire 381 ou 373 avant notre ère (cf. BÖCKH, Sonnenkreise, p. 128 sqq.).