HISTOIRE GRECQUE

TOME CINQUIÈME

LIVRE SEPTIÈME. — LA MACÉDOINE ET LA GRÈCE (362-337 Av. J.-C.).

CHAPITRE DEUXIÈME. — POLITIQUE ET VIE INTELLECTUELLE D'ATHÈNES JUSQU'AUX DÉBUTS DE DÉMOSTHÈNE.

 

 

§ II. — ATHÈNES AU DEDANS.

Telle fut la marche de la politique athénienne jusqu'à la fin de la guerre Sociale, la suite des événements extérieurs qui furent le résultat nécessaire de la situation intérieure de l'État.

Les tentatives qu'on avait faites pour guérir la société athénienne de ses vices étaient depuis longtemps abandonnées : on était rentré dans l'antique ornière ; on vivotait sans idées dans les formes traditionnelles de la démocratie ; et comme la vie politique, épuisée et misérable comme elle l'était, ne pouvait plus élever et ennoblir la vie des citoyens, les liens qui unissaient les hommes entre eux et avec l'État se relâchèrent de plus en plus ; les devoirs des citoyens furent relégués à l'arrière-plan : la vie perdit son sérieux et sa valeur ; on prit l'habitude de se mesurer et de mesurer les autres à une échelle mesquine.

On reconnaissait même à des symptômes extérieurs la différence entre l'ancien temps et le nouveau : autrefois c'était uniquement pour le service du culte et pour l'État que s'élevaient les monuments considérables. Maintenant on négligeait tout ce qui était d'utilité publique ; on ne bâtissait plus que pour la commodité ou le faste de quelques citoyens. Les riches faisaient par vanité étalage de leur fortune : Athènes et les environs se couvrirent de maisons semblables à des palais. Des domestiques nombreux, des attelages somptueux, des vêtements et des meubles de prix, voilà ce dont on se glorifiait : et l'orgueil des riches, quelque opposé qu'il fia à l'esprit de la Constitution, n'était cependant pas condamné et flétri par l'opinion publique ; au contraire, il en imposait à la masse, et procurait influence et considération[1].

Plus les ressources de l'État s'épuisaient, plus devenait marquée la différence de fortune entre les diverses classes de citoyens : les nouvelles mesures prises pour subvenir aux besoins de l'État contribuèrent à exagérer la 'puissance de l'argent. La répartition des charges dans les symmories dépendant des plus haut imposés, ceux-ci devinrent maîtres de la situation et employèrent leur influence à s'exonérer eux-mêmes le plus possible. Lors même que, pour éblouir les masses, ils étalaient par-ci par-là une générosité fastueuse, dans la plupart des circonstances ils s'arrangeaient néanmoins de façon à faire peser les charges de l'État sur les moins riches, et cela dans des proportions tout à fait iniques[2]. Ainsi, à côté de la démarcation qui sépare ceux qui possèdent de ceux qui ne possèdent pas, il s'établit un antagonisme entre les classes riches et les classes moyennes ; les comités des symmories se constituèrent en ordre privilégié, et l'esprit de faction fit des progrès déplorables.

A mesure que l'idée de l'État allait s'affaiblissant disparaissaient aussi les vertus qui y avaient leurs racines, particulièrement la disposition à faire joyeusement des sacrifices personnels. Les citoyens dissimulaient leurs richesses, et les plus riches d'entre eux surent si bien se soustraire à leurs obligations qu'ils passaient au rabais leurs hiérarchies à des entrepreneurs. Les bonnes traditions du passé se perdirent. Au temps d'Isocrate, beaucoup des anciennes familles de la ville s'étaient éteintes, et les Athéniens étaient peu disposés, étant donné leur caractère, à maintenir sévèrement les principes qui jusque-là régissaient le droit de cité. Avec la décadence des vieilles coutumes coïncida tout particulièrement celle de la gymnastique, qui cessa d'être un des éléments essentiels de l'éducation de la jeunesse. Elle devint une virtuosité étroite, comme, celle des athlètes, qui de la force du corps faisaient une profession. D'autre part, sous l'influence d'une hygiène scientifique fondée par Hérodicos, elle dégénéra en une réglementation minutieuse et pédantesque du boire et du manger[3].

De cette façon, la gymnastique perdit son influence sur la vie ; elle cessa de faire l'éducation des jeunes Athéniens en leur inspirant la bravoure et. le dévouement enthousiaste au service de la patrie. Le service militaire fut considéré comme un trouble intolérable apporté dans le confort de la vie et dans la pratique des affaires[4]. On chercha des subterfuges de toute sorte, de façon qu'il fallut promulguer des lois militaires très dures pour obtenir des citoyens ce qu'autrefois ils offraient spontanément, et ces lois elles-mêmes ne servirent à rien. La crainte du service s'étendit comme une épidémie parmi les citoyens, et les triérarques éprouvaient pour équiper leurs navires de tels ennuis, qu'ils préféraient engager leurs hommes à prix d'argent et confier à des étrangers qui ne s'intéressaient nullement aux affaires de la cité ce qu'elle possédait de plus précieux, ses navires.

On voulait ne conserver de la démocratie que ce qui flattait la sensualité et donnait d'agréables passe-temps. Aussi les fêtes devinrent-elles l'essentiel de la vie publique et furent-elles traitées avec le plus grand sérieux, comme étant l'affaire la plus importante de la commune. Mais on laissa complètement à l'arrière-plan les idées élevées qui étaient le fond des anciennes fêtes athéniennes, à savoir, la glorification reconnaissante des dieux, l'élévation patriotique des cœurs et la culture enthousiaste des arts les plus nobles. Au lieu de cela, les processions et les festins devinrent l'élément dominant c'est pour n'en rien perdre que les citoyens se dérobaient au service à l'étranger et que les troupes se débandaient pour accourir à temps dans la capitale. Troubler la joie des fêtes devint le plus grand des crimes et une trahison envers la patrie. On ne voulait plus entendre parler que de droits, et nullement de devoirs : on bannit toute contrainte, et, sur la place publique comme au foyer domestique, la salutaire discipline disparut : on ne savait même plus maintenir les esclaves dans le devoir. Une indulgence réciproque devint le mot d'ordre tacite des Athéniens : t'eût été une faute contre le bon ton que de blâmer publiquement la frivolité des mœurs d'un concitoyen. Quand Eschine condamne les vices d'un Timarque, il donne expressément à entendre qu'il ne relève dans son accusation que le mépris impudent da toute convenance et l'immoralité devenue une profession.

Tel était l'état de la société : il était impossible par conséquent que les assemblées des citoyens eussent une tenue convenable. Il y manquait le sérieux, même quand on discutait les affaires les plus considérables ; l'intérêt général ne dominait plus : même dans ces graves débats, on cherchait le passe-temps et l'amusement, et cette disposition d'esprit dictait aux orateurs leur attitude. Négligés dans leur extérieur, paraissant même les épaules découvertes, ils se présentaient devant le peuple, se fiant à leur organe sonore, aux éblouissements des grandes phrases qu'ils déclamaient comme des comédiens. Les discours étaient pauvres en discussions de fond, mais d'autant plus riches en personnalités, en injures, en plaisanteries triviales. Comme la masse était trop paresseuse pour prendre part à une vraie délibération et pour se faire une conviction propre, peu de personnes participaient aux débats, et les orateurs qu'on préférait étaient ceux qui facilitaient la tâche des auditeurs. Naturellement, on ne trouvait pour satisfaire ce besoin que des hommes sans conscience, qui avaient du talent et de l'habileté pratique, mais qui manquaient d'une haute culture et d'une éducation libérale. Ils donnaient le ton et se servaient pour cela de gens qui, suivant le mot d'ordre donné, acclamaient bruyamment l'un, huaient l'autre, et jetaient la confusion dans la foule afin de pouvoir la diriger plus facilement. Étant donnés un certain nombre de gens pensant de même, ils se groupent ensemble, constituent un parti fermé. et le peuple s'habitue si bien à se laisser conduire par eux ; qu'ils se comportent dès lors comme les maîtres de la ville[5].

Tel était le cas d'Aristophon et de ses partisans, qui exerçaient à Athènes un véritable terrorisme. Ils affichent la prétention, dit un discours contemporain, de parler et d'agir devant vous comme il leur plaît : ils font main basse sur tout et, semblables à des crieurs publics, mettent l'État à l'encan. Ils font couronner qui ils veulent, et s'arrogent à eux-mêmes plus d'autorité qu'aux résolutions des citoyens[6]. Les orateurs flattent le peuple et entretiennent l'excitation des esprits pour conserver leur influence ; ils se font payer leur parole comme leur silence et de la mendicité s'élèvent à la fortune[7], pendant que l'État s'appauvrit de plus en plus. Les citoyens les maudissent quand leurs affaires vont mal, mais retombent toujours dans leur indigne sujétion.

Dans la législation, on était revenu aux principes de l'ancien temps, mais on n'y était pas resté fidèle. Il régnait de nouveau une manie de légiférer à outrance, et par suite une agitation funeste. Tous les mois on votait quantité de lois nouvelles, souvent en violation des règlements traditionnels. c'est-à-dire sans proposition du Conseil, sans l'examen préalable prescrit, sans affichage public, sans observation des délais légaux, et sans prévoir les contradictions qui en résultaient dans la législation. Il y en avait dans le nombre qui étaient contraires aux, principes de la république et ne visaient que des cas particuliers : des lois sur les dettes destinées à tirer d'embarras certains personnages, d'autres auxquelles on donnait un effet rétroactif dans l'intérêt d'un parti.

De là l'influence que gagna à Athènes le monde des scribes. C'étaient des gens de condition infime, des esclaves ou des affranchis qui s'occupaient de la lecture, de la rédaction, de la conservation des documents écrits et acquéraient ainsi un savoir-faire pratique par lequel ils se rendaient indispensables aux fonctionnaires, grands et petits[8]. C'étaient des personnes vénales, qu'on pouvait employer à tout, prêtes à rendre toute espèce de services, et familières avec toutes les intrigues. Dès que de pareils individus furent arrivés à une certaine considération, ils introduisirent à leur suite dans toutes les branches de l'administration un esprit d'improbité et d'indélicatesse, surtout naturellement quand il s'agissait du maniement des fonds confiés aux fonctionnaires. Une défiance générale empoisonnait la vie publique. L'arme la plus ordinaire employée par les partis les uns contre les autres, ou par les particuliers dans leurs querelles personnelles, était l'accusation de détournement, et la déplorable manie procédurière des Athéniens y trouvait un aliment inépuisable. Aristophon lui-même fut accusé de s'être approprié des sommes destinées à la confection de couronnes d'or, et, pour échapper à un pire traitement, il dut remplacer sur-le-champ l'argent manquant. Bien plus, l'usage s'introduisit de constituer des commissions extraordinaires et de faire rechercher tous ceux qui détenaient illégalement des sommes provenant des temples ou du Trésor public. Pendant les procès, on imaginait des ruses de toute espèce pour tromper les juges, ou pour empêcher l'exécution des arrêts prononcés. Dans les causes publiques ou privées, on croyait tous les moyens permis. On se livrait à des insinuations perfides contre les personnes, et on avait sous la main des témoins achetés et des avocats toujours prêts à rédiger un plaidoyer pour l'accusateur ou pour l'accusé. Le salaire perçu pour ces fonctions de procureur n'avait plus rien de déshonorant. Les avocats ou fournisseurs de discours écrits vivaient des procès et faisaient leur possible pour exciter les gens les uns contre les autres. Ils avaient pour ainsi dire établi leur domicile dans les tribunaux, et épiaient le moindre dissentiment entre les citoyens.

Cette petite guerre entre citoyens ou entre partis intéressait les Athéniens plus que tout le reste ; c'est à cela qu'ils employaient leur temps et leurs facultés pendant qu'ils négligeaient les affaires générales. Au milieu du désordre croissant de la législation, les accusations de proposition illégale allaient se multipliant, et les vrais orateurs populaires cherchaient à se faire une sorte de renom chevaleresque en bravant hardiment ces attaques. Aristophon se vantait d'avoir triomphé dans soixante-quinze affaires de ce genre.

Ceux qui étaient le plus exposés à la malveillance et à la suspicion étaient les personnages investis de pouvoirs officiels : les ambassadeurs et les généraux. Quand ils réussissaient, ils étaient honorés et célébrés sans mesure, sans souci de leur valeur personnelle : car la reconnaissance publique avait perdu depuis longtemps la vraie mesure, et à la place de la sage modération qui caractérisait l'ancienne Athènes s'était introduit un vrai gaspillage des honneurs suprêmes et une prodigalité de mauvais goût. Mais il y avait un abus contraire encore plus fâcheux : à chaque échec, la colère du peuple accablait les chefs des troupes, et rien n'a été plus nuisible à l'État que les querelles interminables entre orateurs et généraux. Des hommes qui étaient restés tranquillement chez eux, qui n'entendaient rien à la guerre, intentaient à propos de vérification des comptes des procès criminels à des hommes qui revenaient de leurs campagnes épuisés de fatigue, ruinaient leur considération et les dégoûtaient de leur bonne volonté, qui était pourtant l'essentiel. Après que Callistratos eut donné le mauvais exemple par la mise en accusation de Timothée, ce scandale prit des développements croissants, et bientôt il n'y eut plus un seul général qui n'eût été accusé plusieurs fois de haute trahison.

Et quelle était alors la situation des généraux ! Ils ne commandaient plus des citoyens athéniens, unis par le sentiment de l'honneur et l'amour de la patrie. Les Athéniens riches servaient selon le règlement dans la cavalerie, et l'État leur accordait pour cela l'indemnité traditionnelle ; on pouvait les voir en magnifiques escadrons former le cortège dans les fêtes civiques, mais ils se soustrayaient au service du dehors. A la place de ces cavaliers aisés partaient des citoyens pauvres, qui voulaient relever leurs affaires à l'aide de la solde et du butin ; l'argent devint, même en cette matière, la préoccupation dominante, au point que les guerriers refusaient d'aller sans gratification même à une revue hors des portes de la ville. On trouvait aussi des étrangers qui consentaient à vendre leur corps et leur vie : c'étaient des aventuriers sans feu ni lieu, des hommes pour qui rien n'était sacré, et qui servaient aujourd'hui les Perses et les Égyptiens, demain les Athéniens. L'argent seul tenait ces troupes unies : on dirige donc les opérations militaires vers les pays où il y a le plus à gagner : l'argent, c'est la puissance et la victoire ; pour en avoir, on s'attaque même aux biens des temples.

Pour empêcher ce mercenariat de ruiner complètement l'État, il fallait un Trésor public assuré de ses revenus et un budget fixe de la guerre. Mais tout le système financier sur lequel reposait la grandeur d'Athènes était depuis longtemps désorganisé : les ressources régulières, particulièrement les tributs, étaient taries, à l'exception d'un reliquat de peu d'importance, et il n'y avait pas de Trésor. Il fallait donc, lorsqu'on levait une armée, établir un impôt sur le capital et demander immédiatement à la bourse des citoyens les fonds nécessaires pour chaque guerre en particulier. La répugnance à donner augmentait à mesure que ces exigences se multipliaient sans que les résultats fussent en proportion avec les sacrifices : elle était d'autant plus marquée que l'argent des citoyens allait pour la plus grande part à des mains étrangères : elle était compliquée de méfiance envers ceux qui administraient les fonds si péniblement ramassés, et les dénonciations perpétuelles au sujet de dilapidations sans vergogne accroissaient le désarroi. On envoya donc des fonctionnaires spéciaux pour voir si le nombre de mercenaires inscrits étaient réellement présents au corps[9]. Mais ces contrôleurs pouvaient être eux-mêmes corrompus, si les généraux voulaient s'en donner la peine. Du reste, lors même que rien n'aurait été détourné des sommes votées, elles n'était nullement en proportion avec les besoins de la guerre. En règle générale, elles ne suffisaient que pour l'enrôlement des mercenaires, et l'on s'habitua de plus en plus à l'idée que, une fois dehors, l'armée et la flotte devaient subsister par elles-mêmes.

Timothée donna le premier l'exemple de guerres qui ne coûtaient rien. Dans son zèle patriotique, il fit tout ce qu'il put pour écarter ce qui faisait obstacle aux entreprises glorieuses, et il se plaisait à comparer ses victoires économiques avec les immenses sacrifices d'argent qu'avaient coûté les expéditions de Périclès[10]. Amis et ennemis lui procuraient de l'argent, et en cas de besoin, il se tirait d'affaire avec une monnaie fictive de billon à laquelle son crédit personnel pouvait seul donner cours[11]. C'est Timothée qui accrédita chez les Athéniens cette erreur grossière, qu'il était possible de mener la guerre à bonne fin avec des armées de mercenaires, sans Trésor, sans finances régulières. Cette idée était trop séduisante pour céder devant l'expérience ; et cependant on aurait pu voir par l'exemple de Timothée lui-même ce que valait cette manière de faire la guerre. Le général n'était jamais maître de ses mouvements : il était incapable de poursuivre des plans de longue haleine. Forcé d'éviter toutes les entreprises considérables, il usait en détail ses forces dans de petites guerres. Dès le début, il ne pouvait s'engager à accepter des instructions déterminées ni à les exécuter. Il en résulta nécessairement que les généraux devinrent de plus en plus indépendants de la république, qu'ils s'accordèrent plus d'initiative et se permirent plus d'arbitraire. Plus il étaient obligés de se régler sur leurs troupes, moins ils furent dociles à leurs instructions. Puisqu'ils se procuraient eux-mêmes la solde et les soldats, ils voulaient aussi garder pour eux la gloire de leurs succès. On ne parla donc plus des victoires d'Athènes, mais des victoires des généraux ; et, sur le butin qu'il rapportait, le chef victorieux écrivit son propre nom et non celui de la cité.

Ajoutons à cela qu'il était dans la nature des choses que les généraux ; à mesure qu'ils trouvaient moins de soutien dans leur patrie, recherchassent les accointances étrangères. Les occasions ne manquaient pas : c'est ainsi que nous voyons Timothée en relation avec Jason de Phères, avec Alcétas le Molosse, avec Amyntas de Macédoine, et même avec des satrapes de Perse. Les plus grands avantages sont obtenus par la grâce des amitiés personnelles. Nous trouvons de semblables rapports entre Iphicrate et les princes de la Thrace, entre Charès et Artabaze. Les relations d'amitié étaient assurées par des alliances matrimoniales avec des familles princières, qui devaient attacher le plus grand prix à mettre dans leurs intérêts des Hellènes influents. C'est ainsi que Seuthès avait offert sa fille à Xénophon. Cotys devint le beau-père d'Iphicrate, Kersoblepte, de Charidème. Par là, les généraux athéniens se mirent dans la situation la plus équivoque, et s'engagèrent dans les conflits les plus pénibles entre des obligations contradictoires[12]. Ils entrèrent eux-mêmes en quelque sorte dans les rangs des dynastes étrangers, et se trouvèrent plus chez eux à l'étranger que dans leur patrie. De même qu'Alcibiade exilé avait fondé pour son usage des places fortes dans la Chersonèse, nous voyons des généraux de la république, tout en restant fonctionnaires athéniens, entrer en possession de villes dont des princes étrangers leur faisaient présent, ou dont ils avaient fait la conquête à leur propre bénéfice. C'est ainsi que Timothée reçut, dit-on, en présent d'Ariobarzane les villes de Sestos et de Crithote[13]. Iphicrate put regarder comme sa propriété et entourer de murs la ville thrace de Drys[14]. Charès avait sa résidence à Sigeion. Chabrias était comme chez lui en Égypte, et poursuivait dans ce pays une politique toute personnelle.

Ainsi les généraux devinrent étrangers à la république, et acquirent une puissance personnelle qui était en opposition flagrante avec l'esprit de la cité. A mesure que la carrière militaire se séparait de la carrière civile, les généraux, constamment en rapport avec des mercenaires auxquels il fallait une rude discipline, prirent eux-mêmes des manières brutales et despotiques : en face des citoyens, ils se sentirent avant tout soldats, et ne voulurent plus supporter que les héros de tribune qui péroraient à Athènes eussent la prétention de discuter leurs actes et de juger leurs expéditions. D'un autre côté, c'étaient pourtant les citoyens qui, conduits par leurs orateurs, désignaient aux généraux en partance le théâtre de la guerre et leur faisaient rendre au retour les comptes prescrits par la Constitution. Il se créa ainsi une situation fausse, qui eut plus que toute autre cause les conséquences les plus funestes pour la république.

Tels étaient les changements apportés par le temps dans les rapports des généraux avec l'État : et avec quelle rapidité cette situation empira ! Quelle différence entre l'ancienne et la nouvelle génération !

Chabrias, Iphicrate, et en particulier Timothée, savaient encore dominer d'une manière merveilleuse tous ces embarras et maintenir une certaine harmonie entre la cité et l'armée. Avec un génie vraiment athénien, ils s'entendaient à rendre le nouveau système militaire aussi utile que possible à l'État, et à augmenter la force défensive par le système combiné du service civique et du mercenariat. Ils surent faire valoir la supériorité de la civilisation athénienne sur les éléments sauvages qu'ils associaient à leurs troupes ; et pourtant nous voyons déjà paraître l'arrogance du soudard dans Iphicrate, lorsque, accusé par Aristophon, le général tira son épée contre les orateurs.

Mais plus tard, on voit éclater d'une façon bien plus évidente ces funestes dissonances. Les généraux s'assauvagissent à l'exemple des hordes qu'ils commandent : à mesure qu'ils leur deviennent semblables, ils perdent l'habitude de la discipline et de ta légalité. Ils ne font plus de différence entre amis et ennemis ; ils gaspillent l'argent comme d'orgueilleux despotes, rançonnent les alliés, passent à l'occasion avec toutes leurs troupes au service de l'étranger, de sorte que les Athéniens ne savent plus où est leur flotte et la cherchent par toutes les mers. On ne sait plus du tout qui en est le maître.

C'est dans cet état que nous trouvons les choses sous Charès et sous Charidème, qui nous donnent une idée complète du condottiere grec. Charès était déjà, pour l'extérieur, l'antithèse parfaite du délicat Timothée, qui comme son père était do petite taille. Charès étalait partout les manières du soldat et cherchait à imposer par son air martial et ses discours fanfarons. Aussi Timothée reprocha-t-il un jour aux Athéniens de choisir un général à cause de ses larges épaules. Cette qualité pouvait être précieuse, disait-il, chez celui qui porte les bagages du général ; mais pour les fonctions de général, il fallait un homme dégagé de toute passion et ayant une idée nette de la mission de la république : Charès pouvait vanter son bouclier percé et ses blessures ; la témérité n'était pas du tout une qualité chez un général[15]. Avec cela, Charès était un homme de mœurs libres, qui aimait à passer brusquement du tumulte sanglant de la bataille aux orgies voluptueuses : son vaisseau amiral était rempli de prostituées et de joueuses de flûte. Tous les moyens lui étaient bons pour gagner les orateurs et les citoyens. Cet homme commun et sa rudesse naturelle plaisaient bien mieux au peuple que l'élégant Timothée, qui était trop fier pour faire sa cour aux orateurs populaires[16]. Il faut dire aussi que, avec son ambition infatigable, sa souplesse, son activité incessante, Charès, durant cinquante ans qu'il fit campagne comme général, rendit bien des services aux Athéniens. Mais il commit encore plus de fautes funestes à l'État : et s'il ne peut être considéré comme la cause unique de la guerre Sociale et de sa fâcheuse issue, ainsi que l'en accusait Timothée, il a néanmoins contribué plus que tout autre à perdre la bonne renommée de sa patrie et à ruiner l'œuvre patriotique de Timothée.

Les généraux que nous venons de nommer étaient nés à Athènes. Mais les circonstances amenèrent la république à admettre sans hésiter au service de l'État des étrangers, pourvu qu'ils fussent habiles dans l'art qui passait alors pour la qualité principale d'un général, l'art d'organiser des corps francs, de les exercer et de les attacher à leur personne. C'est ainsi qu'on vit s'élever aux plus grands honneurs Charidème, un homme qui, même à Oréos en Eubée sa patrie, ne jouissait pas du plein droit de cité, qui, sorti d'une condition misérable et d'abord soldat, s'était fait un nom comme chef d'une bande de flibustiers opérant sur terre et sur mer, et qu'Iphicrate prit à sa solde lorsqu'il voulut renforcer son armée contre Amphipolis[17]. Iphicrate lui donna à la légère toute sa confiance ; il remit entre ses mains les otages d'Amphipolis pour les conduire à Athènes. Au lieu de s'acquitter de sa mission, Charidème les ramena dans leur patrie et combattit avec les Thraces contre Athènes[18]. Sur ces entrefaites, il fut fait prisonnier par les Athéniens. Mais au lieu de recevoir d'eux le juste salaire de sa trahison, le rusé aventurier sut de nouveau gagner leur confiance. Malgré sa perfidie, qui avait fait aux Athéniens un mal irréparable, on le regarda comme un homme dont on ne pouvait refuser les services. Timothée le reprit à sa solde, et les Athéniens lui donnèrent même le droit de cité, pour l'attacher d'une manière durable aux intérêts de la ville : tant avait baissé le niveau auquel on mesurait les hommes, tant on exigeait peu, même d'un général de la république, les vertus indispensables pourtant à une action utile dans l'État, la conscience, la fidélité et le patriotisme !

Tel était l'état de l'armée des Athéniens, en un temps où ils avaient besoin plus que jamais de troupes sûres, car le nombre de points qui devaient être défendus augmentait toujours. Si Athènes voulait conserver sa position dans la mer Égée, il fallait la plus grande vigilance, l'énergie la plus habile. Mais, étant donnée la situation intérieure de la république, les relations extérieures devaient empirer à vue d'œil ; elle devait perdre les places les plus importantes et voir ses alliés l'abandonner. On se laisse pousser par les événements, sans qu'une intelligence prévoyante dirige le vaisseau de l'État, sans même que l'on ait devant les yeux un but déterminé. On se complaît dans les situations louches ; on ne fait ni la paix ni la guerre avec le sérieux nécessaire ; on conclut des traités sans la ferme volonté de les observer. La politique extérieure montre, elle aussi, combien était émoussé le sens de l'ordre, du droit et de la moralité.

Les relations qu'on avait avec les princes du Bosphore Cimmérien étaient encore les plus favorables et les plus sûres. Depuis 438 dominait dans ce pays la famille des Spartocides[19] : l'amitié qu'ils témoignaient aux Athéniens fut la seule qui survécut aux vicissitudes de la fortune et aux plus graves défaites éprouvées par Athènes. Satyros et son fils Leucon (393-347)[20] furent particulièrement ardents à prouver leur bienveillance par (les actes. Leucon affranchit les navires athéniens des droits de sortie; il leur donna d'importants privilèges pour l'achat des céréales, au point que tous les navires devaient attendre que les Athéniens eussent leur complet chargement : bien plus, en temps de disette, il leur céda des approvisionnements considérables à des prix modérés. Il tenait avant tout à garder avec le marché principal des céréales du Pont des relations solides et bien réglées, reposant sur une fructueuse réciprocité de rapports hospitaliers.

On avait noué avec l'Égypte et Cypre les relations les plus favorables, mais dans les deux pays on avait laissé les alliés dans l'embarras.

Avec la Perse, les relations étaient entièrement louches : on flottait entre un respect qui reconnaissait au Grand-Roi une autorité suzeraine, et un mépris qui regardait l'empire comme un État en dissolution, avec lequel on pouvait sans scrupule tenir ou renier ses engagements. On attachait le plus grand prix à la conclusion de traités de paix avec le Grand-Roi, et ensuite on soutenait les satrapes rebelles comme si à Suse on ne pouvait savoir ce qui se passait dans l'Archipel. La défaite infligée par Charès à l'armée royale fut acclamée par les citoyens comme une victoire de Marathon, et, dès qu'Artaxerxès III Ochos se plaignit, cela suffit pour intimider les Athéniens au point qu'ils se hâtèrent de rappeler leur flotte et de renoncer à tous leurs avantages, uniquement pour ne pas entrer en un conflit sérieux avec le Grand-Roi.

Les plus importantes relations étrangères étaient celles qu'on entretenait avec les puissances riveraines (le la mer de Thrace et de l'Hellespont, c'est-à-dire sur la route qui amenait les grains à Athènes. Nulle part la situation n'était plus difficile et sujette à plus de vicissitudes : c'était là la plaie ouverte qui maintenait la ville dans une fièvre perpétuelle et usait le meilleur de ses forces. Les Athéniens n'avaient eu là que des malheurs; la domination qu'ils y avaient conquise au prix de sacrifices infinis, ils l'avaient perdue, et rien n'avait pu la relever depuis la fatale expédition de Brasidas. Amphipolis, solennellement promise aux Athéniens par Sparte, la Perse et la Macédoine, bravait toutes les attaques, même d'Iphicrate et de Timothée, et, au moment où elle semblait être dans leurs mains, elle était plus éloignée d'y tomber que jamais. De même, Olynthe et les villes de la Chalcidique purent impunément refuser de se rallier à la confédération maritime d'Athènes.

Il y avait longtemps que la vieille amitié des Odryses s'était changée en une inimitié acharnée, et on livra des combats sanglants pour savoir si l'influence d'Athènes devait l'emporter un moment ou celle d'un prince indigène. Aucun des deux partis n'était décidément le plus fort : car la supériorité des armes athéniennes était compensée par l'éloignement de la guerre et par les difficultés naissant des vents et des tempêtes. En outre, les princes de la Thrace surent battre Athènes par ses propres armes et faire servir le talent des généraux athéniens à leurs projets dynastiques. Cotys dut sa puissance à Iphicrate, Kersoblepte (à partir de 359) la sienne à Charidème. Si de temps à autre les Athéniens remportèrent quelque avantage, c'est uniquement aux guerres civiles entre les chefs thraces qu'ils le durent : ce n'est que par ce moyen que put être conclu le traité de 357, par lequel Charès replaça la Chersonèse sous la domination d'Athènes[21].

Mais la possession était loin d'être assurée ; Cardia, la place la plus importante et la clef de la presqu'île, située sur l'isthme qui la relie avec le continent, ville fondée par des Grecs et habitée par des colons athéniens, restait entre les mains du prince thrace[22], et l'on savait que tous les traités qu'on avait conclus avec lui il ne les tiendrait que tant qu'il ne serait pas assez fort pour les violer. Toutes ces possessions, auxquelles Athènes ne pouvait renoncer sans mettre en question la base de sa prospérité, n'avaient aucune espèce de solidité si l'on ne remportait sur les rois du pays des victoires décisives, et si on ne leur enlevait la possibilité de franchir -les limites définies par les traités. Mais, pour une guerre aussi sérieuse, on manquait à la fois du courage et des moyens nécessaires. Tout ce qu'on réussit à faire fut d'envoyer quelques flottes qui rétablirent pour un instant la considération d'Athènes et arrachèrent des concessions momentanées. Or, si l'on était incapable de vaincre les chefs de la côte de Thrace, comment pouvait-on espérer venir à bout du nouvel ennemi qui venait de surgir à l'intérieur du pays et s'avançait du côté de la mer, d'un ennemi qui avait à la fois à son service la politique sans scrupule des petits princes barbares et un empire dont la force allait croissant chaque jour, un empire dont le centre était hors de la portée des attaques des Athéniens ?

D'abord on s'était abandonné à l'agréable illusion que le roi de Macédoine, ayant les mêmes intérêts qu'Athènes, lui rendrait de bons services contre Amphipolis, les villes de la Chalcidique et les Odryses. Mais, en occupant Amphipolis, Philippe avait jeté le masque : désormais Athènes avait un ennemi de plus parmi ceux qui menaçaient la possession de ses colonies, et de tous, on le vit bientôt, c'était le plus dangereux.

En ce qui concerne les rapports d'Athènes avec les États grecs, la confédération maritime, malgré ses défauts, avait eu l'avantage de maintenir un lien commun entre Athènes et l'Archipel et de ne pas laisser perdre les vieilles traditions. Lorsque des ambassades venaient de Rhodes, de Cos, de Byzance et de Chios à Athènes, on devait se sentir un grand État. Il était possible d'ailleurs que l'habitude fortifiât peu à peu ces liaisons, et qu'en cas de danger commun elles devinssent plus intimes. Malheureusement, cette confédération était en pleine décadence au 'moment du danger suprême, lorsque Philippe fit connaître ses prétentions à l'empire de la mer. Corcyre était perdue déjà. Athènes ne conservait ainsi que les îles les plus faibles ; il ne subsistait plus à Athènes qu'une ombre de l'ancien Conseil fédéral, et les contributions fédérales montaient à peine à 45 talents[23]. La lâcheté avec laquelle elle conclut la paix acheva de miner la considération d'Athènes. Jusque-là elle avait gardé quelqu'influence dans la mer Égée ; il existait dans les îles un parti athénien, qui dirigeait les affaires locales en maintenant une certaine harmonie entre les constitutions : aujourd'hui les influences opposées se faisaient jour, et dans les principales villes éclataient des mouvements révolutionnaires qui tantôt amenaient au pouvoir les oligarques[24], tantôt aboutissaient à fonder une tyrannie. Les Perses favorisaient ces révolutions, et. Mausole les exploitait pour faire tomber en son pouvoir les îles les plus rapprochées, comme Cos et Rhodes, et les soumettre à la suzeraineté du Grand-Roi[25]. A Chios, il y avait lutte, avec résultats variés, entre la commune et le parti oligarchique[26]. Les villes de Lesbos virent aussi s'introduire l'oligarchie ou la tyrannie[27]. C'est ainsi que des factions et des puissances ennemies prirent la prépondérance dans les îles et les aliénèrent aux Athéniens, de sorte que le trouble se mit dans les relations même étrangères à la politique, que le commerce fut détruit et la prospérité des citoyens compromise.

Telle était la situation après la conclusion de la paix, événement qui fut le point de départ fatal d'une nouvelle époque dans l'histoire d'Athènes.

Jusqu'ici les hommes d'État athéniens, lors même qu'ils ne poursuivaient pas une politique indépendante et logique. avaient pourtant pensé qu'il était de leur devoir de conserver autant que possible la puissance de leur patrie. Callistratos avait combattu avec une ardeur infatigable l'hégémonie de Thèbes ; Aristophon avait cherché à relever Athènes aux dépens de Sparte et n'avait reculé devant aucune lutte quand il s'agissait de l'honneur de la ville. Tous deux avaient en eux quelque chose de cet élan intellectuel qui avait accompagné la renaissance d'Athènes : ils n'avaient jamais perdu de vue le rôle hellénique qu'Athènes était appelée à jouer, et ils avaient encouragé leurs concitoyens aux efforts patriotiques..La paix avait été conclue par un parti opposé à Aristophon, un parti qui apporta au pouvoir des idées toutes différentes des siennes sur les affaires publiques.

Ce fut l'avènement d'hommes qui avaient gagné leur influence en ne tenant compte que des commodités des Athéniens et qui avaient pour programme de supprimer de leur politique tout but élevé où l'on ne pouvait atteindre que par des sacrifices. Tout ce que la ville avait eu à souffrir depuis l'expédition de Sicile était, disaient-ils, la conséquence de projets chimériques dépassant les forces de la république, et de l'envie de jouer le rôle de grande puissance. Il fallait donc se borner aux tâches les plus pressantes, et avant tout chercher à favoriser l'industrie, le commerce, la richesse nationale, en mettant de l'ordre dans l'administration et en maintenant des rapports pacifiques avec les voisins. On eût dit un particulier se retirant des affaires, où les grandes opérations ne vont ni sans danger ni sans peine, pour passer le reste de ses jours dans un agréable repos. La grande majorité des citoyens ne demandait pas mieux : cela ne les empêcherait pas de se sentir toujours fiers d'être Athéniens ; rien ne les charmait comme d'entendre les orateurs leur parler de leurs grands ancêtres, tandis qu'ils se reposaient sur les lauriers des anciens et n'étaient troublés dans leur bien-être ni par des levées dé troupes ni par des appels de fonds.

Le principal organe de cette politique pacifique était Eubule, fils de Spintharos, qui était né vers le temps où Athènes secoua le joug des Spartiates[28]. Il avait plu au peuple par son éloquence et ses manières simples, qui inspiraient la confiance. Il montra de l'habileté dans les affaires, particulièrement des vues claires en matière financière qui lui permirent de découvrir toutes sortes d'abus et de malversations commises sous l'administration d'Aristophon et de ses amis[29]. Lorsque l'immixtion de la Perse donna à la guerre Sociale une extension dont il était impossible de prévoir les limites, quand les ressources se trouvèrent épuisées dès le commencement de la guerre, que la discorde régnait entre les généraux et que tout espoir d'une solution heureuse avait disparu, alors Eubule reconnut que le moment était venu de sortir de sa spécialité bornée jusque-là au contrôle des finances, et de prendre en main les grandes questions du temps.

Sans doute, la carrière d'un homme d'État athénien ne pouvait commencer d'une manière plus honteuse : il insista pour conclure la paix à tout prix, abandonner les immenses sacrifices déjà faits et renoncer entièrement à l'empire des mers. Mais l'audacieuse franchise avec laquelle il subordonna toutes les considérations d'honneur et de puissance au besoin de la paix lui gagna les cœurs des citoyens, qui aimaient à entendre leurs sentiments et leurs désirs les plus secrets défendus tout haut comme légitimes par une bouche éloquente. C'est donc avec une bienveillance sans bornes qu'ils se donnèrent à leur Eubule, à celui qui savait les consoler des pertes du moment en leur faisant espérer des temps meilleurs. C'était la politique irréfléchie, excitante d'Aristophon et de Charès qui avait amené les malheurs de l'État ; maintenant il s'agissait de faire de la bonne administration chez soi ; c'est en définitive sur une vie modeste et tranquille que repose le vrai bonheur et la prospérité d'une république démocratique.

Mais Eubule n'avait pas l'intention de nourrir seulement ses concitoyens de belles phrases ; il songeait sérieusement à faire profiter sa patrie des bienfaits de la paix, dès que l'occasion s'en présenterait. Cette occasion, il la trouva lorsqu'à la retraite d'Aristophon il fut appelé aux fonctions de trésorier de l'État[30]. Sa politique à lui était tout entière fondée sur les finances ; il se mouvait à l'aise dans les affaires d'argent ; c'est au point de vue des questions financières qu'il avait conduit l'opposition, et il connaissait parfaitement les vices de l'administration précédente : il pouvait donc mettre hardiment la main à l'œuvre et obtenir des résultats rapides. A la fin du premier exercice, il eut le triomphe de constater une augmentation considérable des revenus de l'État.

C'est maintenant qu'on allait voir si Eubule avait réellement en vue la prospérité de l'État. Dans ce cas il devait, quelqu'ami de la paix qu'il fût, penser aux cas imprévus et amasser un Trésor, sans lequel la république serait toujours impuissante et hors d'état même de maintenir une paix solide. Mais ce n'est pas à cela qu'il pensait. Il voulait avant tout se maintenir, se rendre indispensable et s'attacher le peuple. C'est pour cela qu'il proposa de distribuer entre les citoyens les plus-values de la première année de paix[31]. Les Dionysies (vraisemblablement au printemps de 353) furent célébrées par des réjouissances dont on avait depuis longtemps perdu l'habitude : les plus pauvres firent bombance. A partir de ce moment, Eubule fut tout-puissant. Il se fit remplacer dans la gestion suprême des finances par des gens qui dépendaient de lui, mais il diminua en même temps l'importance de cette fonction : car il était assez fort pour bouleverser de fond en comble, d'après ses principes à lui, tout le système de l'administration financière d'Athènes.

On se faisait une règle autrefois de verser dans la caisse militaire les excédants des revenus de l'État : dans les années les plus favorables, on en distribuait une partie, pour permettre aux plus pauvres de payer leur entrée au théâtre. Cela s'appelait le theorikon ou argent du spectacle : c'était une institution en harmonie avec les tendances les plus nobles do l'État conçu par Périclès, mais plus exposée que toute autre à dégénérer. Le theorikon servit plus tard à payer des festins : on le doubla, on le tripla. Les Athéniens reconnurent que cet usage était funeste au bien public et le supprimèrent : mais Agyrrhios le rétablit comme inhérent à la démocratie et par conséquent à l'état politique d'Athènes. Mais il était toujours limité à certaines circonstances et le peuple n'y avait pas de droit proprement dit, bien qu'il trouvât fort désagréable de s'en passer.

Cette fois, on mit en avant des principes tout nouveaux. L'argent des fêtes est, disait-on maintenant, le chapitre le plus important du budget : la caisse qui y pourvoit doit être absolument indépendante et jouir de revenus assurés. Les employés de cette caisse ne doivent donc plus se borner à distribuer les sommes qu'on leur laisse : pour que ces ressources ne tarissent pas, ils doivent être en état de contrôler toute l'administration de l'État et avoir sous leur surveillance toutes les commissions spéciales qui administrent les fonds publics pour les fortifications, les routes, etc. Il faut pour cela des hommes jouissant de la confiance publique, nommés à cet effet par les citoyens sans restriction qui les empêche de choisir qui ils veulent, année par année. Naturellement Eubule eut depuis lors une position fixe dans ce collège : les largesses furent plus abondantes que jamais, et il fut célébré par tous comme l'auteur de cette situation florissante.

Voilà ce qui caractérisa son administration : les conséquences nécessaires n'en sont pas moins visibles. Le plaisir du peuple passe avant tout ; le premier et le plus sérieux devoir d'un homme d'État consciencieux est d'en procurer les moyens. C'est comme si on posait dans une monarchie le principe que les, revenus de l'État sont destinés avant tout à solder les fêtes, les chasses de la cour et autres plaisirs da souverain, et que le reste doit suffire aux besoins de l'État. Il est difficile de proclamer et d'appliquer un principe aussi complètement contradictoire avec l'essence même de l'État avec une franchise aussi naïve que le fit Eubule. En effet, si le budget des fêtes forme le revenu propre des citoyens, toute tentative de le diminuer était, disait-on, un crime de lèse-majesté, et toute proposition dans ce sens un attentat contre la personne du peuple. Or comme, d'après l'antique usage, le superflu des revenus annuels allait alimenter le Trésor de la guerre, il fallait expressément écarter ce danger, et l'on fit en conséquence une loi spéciale qui condamnait à mort quiconque oserait proposer d'employer à la guerre des sommes destinées aux fêtes[32] On punissait ainsi comme un abus le sage emploi des ressources de l'État, et comme une violation du droit du peuple une économie bien entendue : en revanche, le luxe était reconnu comme indispensable, et, sous prétexte de faire du principe de la démocratie une entière vérité, on détruisait sa loi fondamentale, la liberté de la parole ; car on liait les mains aux citoyens et à leurs orateurs, au moment même où il s'agissait des plus grands intérêts de la république. Toute dépense militaire devait être couverte par une taxe spéciale sur le capital ; de cette façon, on mécontentait les citoyens dès le premier pas, même quand il s'agissait du salut de l'État.

Toutes ces mesures passèrent sans contradiction, tandis que sur d'autres questions tout orateur qui proposait une nouveauté avait à se garder contre l'accusation de proposition illégale. C'est qu'Eubule s'entendait à toucher les cordes qui trouvaient partout de l'écho : sa politique s'appuyait sur les penchants les plus bas du cœur humain, et c'est en les satisfaisant qu'il éloignait ses concitoyens de tous efforts sérieux[33]. Ce qu'il y avait de grand et d'élevé dans la démocratie athénienne périt à ce jeu, tandis quo tous les germes de mort qu'elle renfermait étaient développés en plein : l'État favorisait l'égoïsme au lieu de le combattre et de le dompter. L'intérêt des citoyens se détourna de plus en plus de toute affaire sérieuse. Ce qui les occupait était de plus en plus superficiel et frivole.

Des courtisanes célèbres formaient le sujet principal des conversations de la ville[34] : les nouvelles inventions de Théarion, le premier pâtissier d'Athènes, étaient vantées partout[35], et les propos spirituels échangés dans de joyeux festins étaient colportés dans la ville avec le plus grand empressement. La plaisanterie devint un art qui eut ses virtuoses, surtout dans le cercle dit des Soixante[36], qui se réunissaient au Cynosarge. Le roi Philippe offrit, dit-on, un talent pour un procès-verbal de leurs séances.

C'est ainsi que la vie se passait dans des satisfactions de petite ville, et le peuple s'amollissait de plus en plus. Il n'y eut pas de réaction. La masse des pauvres était satisfaite par le budget des fêtes, les riches par une politique pacifique qui écartait la terreur de l'impôt sur le capital[37]. Les démocrates voyaient dans Eubule l'un des leurs au pouvoir, et les classes aristocratiques étaient aussi pour lui, parce que de tout temps elles avaient eu en aversion l'hégémonie maritime et la politique de grande puissance. C'est ainsi qu'il fut possible à un homme comme lui de gouverner pendant seize ans la cité de Périclès.

Autrefois, il suffisait d'observer la vie publique dans ses différentes manifestations pour connaître les tendances intellectuelles d'Athènes. Tout se rattachait de près ou de loin à l'État, tout le servait, tout trouvait en lui sa raison d'être et son aliment : les arts plastiques, l'architecture, la poésie dans tous les genres, les recherches du philosophe, de l'historien, de l'astronome, toutes les branches de la science. Nous avons cherché à montrer cette unité dans la variété de la vie intellectuelle au siècle de Périclès. Tout est changé maintenant, et ce serait une souveraine injustice si l'on voulait juger de l'état intellectuel de la ville d'après la situation politique sous Callistratos, Aristophon et Eubule, car les meilleurs citoyens se gardaient d'accepter un poste public : leurs facultés étaient perdues pour l'État, et les plus nobles aspirations lui restaient étrangères. Il n'en est que plus important de jeter un coup d'œil à part sur la vie intellectuelle dans la science et dans l'art.

 

 

 



[1] Voyez la peinture de l'état social dans ISOCRATE, De pace, § 124.

[2] Le poids des prestations est si écrasant (ISOCRATE, De pace, § 128).

[3] Sur la décadence des gymnases, voyez ÆSCHIN., In Timarch., § 137 sqq. BECKER, Charikles, II, p. 207 sqq.

[4] ISOCRATE, De pace, § 30 sqq.

[5] DEMOSTH., Olynth. II, § 29.

[6] [DEMOSTH.,] De coron. trierarch., §§ 21-22.

[7] Vénalité des orateurs (ISOCRAT., De pace, § 124. [DEMOSTH.,] ibid.).

[8] Sur la routine entretenue par le ministère des scribes ou greffiers, voyez Vit. X Orat., p. 840. C'est à propos des greffiers que Démosthène emploie l'expression προσκυνείν τήν θόλον (DEMOSTH., De falsa leg., § 314. Cf. MEIER zu Lycurg., p. C.

[9] ÆSCHINE, In Timarch., § 113.

[10] ISOCRATE, Antidosis, § 111.

[11] BÖCKH, Staatshaushaltung, I, p. 771.

[12] Voyez ci-dessus, l'exemple d'Iphicrate, cité ainsi que celui de Charidème par Démosthène (In Aristocrat., § 129).

[13] CORNELIUS NEPOS, Timothée, 1.

[14] HARPOCRAT., s. v. Δρΰς.

[15] PLUTARQUE, Apophth., 187.

[16] Polybe rapproche à ce point de vue Charès de Cléon (POLYB., IX, 23).

[17] Sur Charidème, voyez SCHÄFER, Demosthenes, I, p. 379.

[18] DEMOSTH., In Aristocrat., § 149.

[19] Sur le royaume du Bosphore, voyez BÖCKH, C. I. Gr., II, p. 88.

[20] Spartocos III et Parisade n'ont pas, comme le prétend Diodore (XVI, 31 et 52), régné l'un après l'autre, mais bien — ainsi qu'il résulte de l'inscription publiée par KOUMANOUDIS (Άθήναιον, VI, p. 452 sqq.) et des études de A. SCHÄFER (in Rhein. Museum, XXXIII, [1878], p. 437 sqq.) — l'un à côté de l'autre. Leur avènement a dû avoir lieu probablement en 348/7 (Ol. CVIII, 1), et par conséquent celui de Leucon Ier, qui a régné 40 ans, tombe en 387.

[21] Traité de Charès avec Kersoblepte (DEMOSTHEN., In Aristocrat., § 172).

[22] DEMOSTH., In Aristocrat., § 181.

[23] 265.230 fr. environ (DEMOSTH., Pro coron., § 214).

[24] DEMOSTH., De Rhod. lib., § 19.

[25] DEMOSTH, ibid., § 27.

[26] ÆN. TACT., Poliorcet., 11, 3. Cf. SCHÄFER, Demosthenes, I, p. 428.

[27] SAUPPE, Inscr. Lesb., 7 sqq.

[28] Eubule était du dème de Probalinthos (Vit. X Orat., p. 480 b) : il n'est appelé Anaphlystien que dans le document falsifié qui figure dans le discours de Démosthène sur la Couronne (§ 29) et qui a servi d'autorité à Plutarque (De rep. ger., 45). Cf. SCHÄFER, Demosthenes, I, p. 190.

[29] Poursuites dirigées par Eubule pour des bagatelles (DEMOSTH., In Mid., § 207) contre Mœroclès, Céphisophon (DEMOSTH., De falsa leg., § 293), Charès (ARISTOT., Rhet., p. 51, 6).

[30] PLUTARQUE, De rep. ger., 15. Sa période de gestion financière commence en 354/3 (Ol. CVI, 3), celle d'Aphobétos en 350/349 (Ol. CVII, 3). Voyez SCHÄFER, Demosthenes, I, p. 175 sqq.

[31] PHILIN. ap. HARPOCRAT., s. v. θεωρικά. Cette loi de finances est antérieure à la guerre olynthienne (SCHÄFER, Demosthenes, I, p. 185).

[32] SCHOL. DEMOSTH., I, 1.

[33] THEOPOMP., fragm. 95 b. ap. ATHEN., IV, p. 166 d.

[34] Ναΐς était connue depuis 403 environ (ATHEN., XIII, p. 592).

[35] PLAT., Gorgias, p. 518 b. ATHEN., p. 112. Sa boutique était le rendez-vous des gandins (ARISTOPH., Gerytad. in Fragm. Com., II, 1009).

[36] ATHEN., p. 614. Cf. GÖTTLING, Gesamm. Abhandl., I, p. 257.

[37] C'est le régime de la φυγαρχία (BERNAYS, in Hermes, VI, p. 122).